Appeler d`une cabine téléphonique Delerm

Transcription

Appeler d`une cabine téléphonique Delerm
Appeler d'une cabine téléphonique
Delerm
Ce n'est d'abord qu'une succession de contraintes matérielles toujours un peu
embarrassées : la lourde porte hypocrite dont on ne sait jamais s'il faut la pousser - tirer
ou la tirer - pousser ; la carte magnétique à retrouver entre les tickets de métro et le
permis de conduire
- Contient-elle encore assez d'unités ? Puis, le regard rivé sur le petit écran, obéir aux
consignes : décrochez... attendez...
Dans l'espace clos, trop étroit et déjà embué, on se tient ramassé, crispé, pas à l'aise. Le
pianotage du numéro sur les touches métalliques déclenche des sonorités aigrelettes et
froides.
On se sent captif, dans le parallélépipède rectangle, moins isolé que prisonnier. En
même temps, on sait qu'il y a là un rite initiatique : il faut ces gestes d'obédience au
mécanisme raide pour accéder à la chaleur la plus intime, la plus désemparée la voix
humaine.
D'ailleurs, les sons progressent insensiblement vers ce miracle : à l'écho glacial du
pianotage succède une espèce de chanson ombilicale modulée qui vous conduit au
point d'attache enfin, les coups d'appel plus graves, en battements de cœur, et leur
interruption comme une délivrance.
C'est juste à ce moment-là qu'on relève la tête. Les premiers mots viennent avec une
banalité exquise, un faux détachement
« Oui, c'est moi — oui, ça s'est bien passé — je suis juste à côté du petit café, tu sais,
place Saint-Sulpice ».
Ce n'est pas ce que l'on dit qui compte, mais ce qu'on entend. C'est fou comme la voix
seule peut dire d'une personne qu'on aime de sa tristesse, de sa fatigue, de sa fragilité,
de son intensité à vivre, de sa joie. Sans les gestes, c'est la pudeur qui disparaît, la
transparence qui s'installe.
Au-dessus du bloc téléphonique bêtement gris s'éveille alors une autre transparence.
On voit soudain le trottoir devant soi, et le kiosque à journaux, les gosses qui patinent.
Cette façon d'accueillir tout à coup l'au-delà de la vitre est très douce et magique :
c'est comme si le paysage naissait avec la voix lointaine. Un sourire vient aux lèvres.
La cabine se fait légère, et n'est plus que de verre. La voix si près si loin vous dit que Paris
n'est plus un exil, que les pigeons s'envolent sur les bancs, que l'acier a perdu.