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L’Encéphale (2009) Supplément 7, S335–S339
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
Dépressions sévères : psychanalyse
Severe depression : psychoanalysis
O. Bouvet de la Maisonneuve
Centre Hospitalier Sainte-Anne, SHU du Pr. Olié, Paris
Mots clés
Dépression sévère ;
Psychanalyse ;
Psychothérapie ;
Pulsion de mort ;
Narcissisme
KEYWORDS
Severe depression ;
Psychoanalysis ;
Psychotherapy ;
Death drive ;
Narcissism
Résumé L’indication de la psychanalyse dans les dépressions sévères n’est pas quelque chose d’évident ;
c’est une demande pourtant de plus en plus fréquente, même s’il n’existe aucun consensus pour y
répondre. Freud a rencontré la dépression comme ce qui fait échec au travail analytique et cela l’a amené
à une refonte de sa théorie introduisant, notamment, les concepts de narcissisme et de pulsion de mort.
Beaucoup d’analystes n’ont pas voulu le suivre sur ce dernier point et proposent aux déprimés des
thérapies d’inspiration analytique qui visent la restauration narcissique. Mélanie Klein, qui a poursuivi la
réflexion de Freud sur la dépression, a réinscrit ces thérapies au cœur de la pratique analytique. Jacques
Lacan a poursuivi le débat en proposant une refonte du système de pensée sur lequel l’analyse s’était
construite. Aujourd’hui, en respectant quelques règles de prudence, il est possible de proposer de
véritables psychanalyses aux patients présentant une dépression sévère, qu’il s’agisse de bipolaires, de
formes récurrentes, voire mêmes de dépressions névrotiques qui peuvent atteindre ce niveau de gravité.
Abstract The indication for psychoanalysis in severe depression is not clear. And yet, demands for this
type of intervention are increasing, despite the absence of any form of consensus on the subject. Freud
considered depression as a failure of analytical efforts and, based on this observation, revised his theory,
in particular to include the notions of narcissism and the death drive. Many analysts have been reluctant
to follow his teachings on this last point and provide depressed patients with analytical-type therapies
aimed at restoring narcissism. Melanie Klein pushed Freud’s ideas about depression even further and
brought such therapies back to the heart of analytical practice. Jacques Lacan took the debate to another
level by proposing an overhaul of the principles on which analysis has been based. Today, while following
certain precautionary rules, true psychoanalyses can be proposed to patients with severe depression,
whether of the bipolar, recurring or even neurotic type that can reach this level of severity.
Une indication tout sauf évidente !
Parler de psychothérapie et singulièrement de psychanalyse
dans la prise en charge des dépressions sévères peut sembler une gageure. L’indication majeure de la psychanalyse,
* Auteur correspondant.
E-mail : [email protected]
L’auteur a déclaré des conflits d’intérêts avec Pfizer.
© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés.
c’est la névrose, tandis que la dépression constitue le prototype de ce que redoutent les analystes : nous la craignons
comme une complication qui peut survenir au cours de la
cure et impose un retour brutal au réel. La cure psychanalytique consiste en l’induction d’une névrose artificielle
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dite névrose de transfert qui se substitue à la névrose d’origine et à ses symptômes, puis se résout au terme de la cure.
L’espace de la cure est donc un espace fantasmatique qui se
situe hors des contraintes de la réalité. L’avancée du travail
se fait par l’exposition du sujet à la frustration de son désir
qui l’amène à se confronter à son angoisse. Dans cette
confrontation, la dépression est une panne du fonctionnement psychique qui interrompt le fil des associations et la
genèse fantasmatique. Le patient se trouve alors directement confronté à l’angoisse d’un fonctionnement pulsionnel qui n’est plus médié par le langage. La douleur prime et
vient tout bloquer. La dépression semble bien être ce qui
met l’approche analytique en échec. Pourtant de plus en
plus de patients déprimés s’adressent aux analystes et des
collègues psychiatres nous confient des patients présentant
même des tableaux de dépression sévère : pourquoi ?
Depuis les années 60, les médicaments se sont imposés
dans la prise en charge ; pourtant, nous constatons que
l’essor des antidépresseurs n’a pas diminué l’intérêt des
psychothérapies, bien au contraire. L’existence d’une
chimiothérapie efficace, avec une bonne prise en charge
sociale, permet un accès au soin de toute une population
pour laquelle la dépression était un destin sans issue. Les
dépressions, même sévères, sont mieux diagnostiquées et
sortent du tabou. De plus en plus de gens relèvent la tête
et décident de lutter, les médicaments sont alors pour eux
un premier pas, mais les psychothérapies constituent souvent le pas suivant, singulièrement lorsque se posent les
questions de résistance ou de récurrence. Parmi ces approches, la psychanalyse est un recours possible.
Le psychanalyste, qui, hier encore, pouvait se sentir
démuni et mis en danger par le risque de passage à l’acte
suicidaire, dispose maintenant d’un allié, le psychiatre prescripteur, qui va jouer le rôle d’interlocuteur de la réalité et
qui va permettre que se constitue, malgré tout, un secteur
préservé où le travail psychique peut se faire ou se continuer.
Il est possible de travailler, en analyse, avec des patients
déprimés, voire sévèrement déprimés, à la condition qu’existe
ce que l’on appelle une double prise en charge et que la douleur soit contrôlée par le traitement. La question de la
dépression est donc devenue incontournable pour les psychanalystes aujourd’hui. Pourtant, le développement de cette
demande leur pose quelques problèmes, puisqu’elle les
contraint à sortir du cadre familier de la névrose et de la
manière de faire traditionnelle. Il n’existe pas, aujourd’hui,
en psychanalyse, de consensus sur la place de la dépression
dans la psychopathologie, ni sur les modalités de la prise en
charge. Un rapide survol historique nous aidera à faire le tour
des principales écoles et des modalités cliniques proposées.
Freud, les fondements théoriques
Les bases de l’approche psychanalytique des dépressions
ont été jetées par Freud lui-même. Sa première approche a
été plutôt négative puisqu’il fonde sa première théorie des
névroses sur un démembrement du concept de psychasthénie, approche globalisante très populaire à l’époque, et
laisse dans l’ombre les dépressions [15]. Après des débuts
prometteurs, sa méthode clinique le confronte à l’échec ce
O. Bouvet de la Maisonneuve
qui l’amène à revoir sa copie. Sous l’influence d’Abraham
[6], il choisit cette fois de partir de l’étude de la dépression
sévère : l’article fondateur date de 1915, c’est Deuil et
Mélancolie [12]. Freud se réfère au deuil, c’est-à-dire aux
expériences de perte de l’objet qui a été aimé dans l’Œdipe.
C’est la persistance d’un haut degré d’ambivalence dans les
liens avec les figures parentales impliquées qui explique la
bascule vers la mélancolie. Ce n’est pas l’intensité des sentiments positifs envers l’aimé perdu qui importe, c’est la
haine inconsciente et la nécessité de la réprimer qui paralyse les efforts de l’endeuillé. La mélancolie n’est pas le
deuil, la perte s’y situe à un niveau inconscient et concerne
le moi qui s’est identifié à l’objet perdu. La mélancolie correspond à une régression au stade oral, elle est liée à un
choix d’objet narcissique, la libido se retourne sur le moi au
lieu de se fixer sur un objet extérieur. Cette première approche est complétée par deux textes parus l’un en 1921,
Psychologie des foules et analyse du moi [14] et l’autre en
1923, Le moi et le ça [13]. Freud change son système de
représentation de l’appareil psychique, c’est ce qu’on
appelle la deuxième topique. Sur le plan des instances, le
système Inconscient, Préconscient, Conscient est remplacé
par le système Ça, Surmoi, Moi. Sur le plan pulsionnel, la
dualité Pulsions sexuelles, Pulsions du moi est complétée
par la dualité Pulsion de vie, Pulsion de mort. Freud décrit,
pour la constitution du moi, le processus même par lequel il
caractérisait la mélancolie. « Nos moi, écrit-il, sont faits
des traces laissées par nos liens abandonnés. Chaque lien
brisé laisse en nous sa marque et notre identité est le résultat de la construction dans le temps de ces résidus » (Le
moi et le ça, chapitre III, p. 198) [13]. La construction du
moi marque donc la réussite d’un processus dont la mélancolie représente l’échec. Freud explique la culpabilité
mélancolique par un conflit entre le surmoi, instance morale
qui est l’héritier des figures parentales idéalisées, et le moi
qui régit la conscience au nom du principe de réalité. « Le
surmoi excessivement fort qui s’est annexé la conscience
fait rage contre le moi… La composante destructrice s’est
retranchée dans le surmoi. Ce qui règne maintenant dans le
surmoi c’est, pour ainsi dire, une pure culture de la pulsion
de mort » (Le moi et le ça, chapitre V, p. 227) [13]. La
dépression est le prototype des pathologies narcissiques.
Freud n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout de la
refonte de son système : la maladie et les persécutions
nazies l’ont coupé d’une pratique clinique qui était indispensable à son activité théorique. La pulsion de mort, qui
constitue une pièce maîtresse de sa conception de la
dépression, est restée très controversée et de nombreux
analystes se sont refusés à le suivre jusque-là. C’est particulièrement net chez les auteurs américains. Kernberg [10]
a pu théoriser la mise en échec de l’analyse en forgeant le
concept de structure « border line » ou état limite. Ce travail a eu beaucoup d’impact dans l’aile, disons, la plus
classique de la psychanalyse. La cure analytique, pensée
comme impossible chez les sujets déprimés, doit céder la
place à l’effort pédagogique. L’école américaine dite de
l’ego psychology a alors mis en place des psychothérapies
d’inspiration analytique qui s’attachent à lutter contre
l’appauvrissement du moi et la perte de l’estime de soi.
Dépressions sévères : psychanalyse
Aaron Beck a poursuivi cette logique déficitaire et pédagogique et fondé les thérapies cognitives [1].
Les auteurs français qui s’inscrivent dans la démarche
de l’IPA (International Psychoanalytical Association) sont
cependant revenus à une lecture plus complète de l’œuvre
de Freud. On peut, par exemple, citer les travaux d’André
Green centrés sur l’étude de la pulsion de mort. Dans le
domaine qui nous intéresse, Green parle d’un narcissisme
négatif qui s’oppose à la fonction narcissique vitale d’accomplissement de l’unité du moi et vise à son abolition
dans l’aspiration au rien. La dépression correspond pour lui
à un deuil « blanc », c’est-à-dire marqué par le travail du
négatif et aboutit à une clinique du vide (cf. Narcissisme de
vie, narcissisme de mort) [2]. Les analystes qui s’inscrivent
dans cette lignée, mettent la dépression à la limite de l’approche psychanalytique et l’inscrivent dans des psychothérapies qu’ils voient comme des formes simplifiées et
allégées de la cure, mais qui restent cependant totalement
dans le registre de la psychanalyse.
La voie kleinienne
Les pistes les plus encourageantes pour parachever l’œuvre
de Freud ont été apportées par Mélanie Klein. Son travail
sur la dépression est essentiellement développé dans deux
articles : « Contribution à l’étude de la psychogenèse des
états maniaco-dépressifs » publié en 1934 [7] et « Le deuil
et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs » publié
en 1940 [8]. Pour Mélanie Klein, comme pour Freud, le processus fondamental de la mélancolie c’est la perte de l’objet aimé. Son apport spécifique, c’est de dire que cette
perte est survenue une première fois chez tous les êtres
humains, mais de façon relative : à travers un vécu d’abandon lié à la perte du lien fusionnel avec la mère. C’est le
concept de position dépressive. La réponse normale à
l’épreuve de la perte est une installation de l’objet à l’intérieur du moi, c’est l’introjection qui est permise par les
mécanismes de réparations qui vont des formations réactionnelles jusqu’à la sublimation. Ce sont l’introjection et
les mécanismes de réparations qui sont mis en échec chez
le mélancolique et le maniaque. La position dépressive est,
dans l’enfance, celle de la névrose infantile, le travail psychique que Mélanie Klein appelle travail de perlaboration
culmine dans la mise en place de l’Œdipe qui est la position
de la vie psychique adulte, organisée par les défenses de
type névrotique. La dépression est un fonctionnement marqué par la réémergence de l’angoisse abandonnique et la
mise en jeu de mécanismes protecteurs archaïques comme
le déni. L’angoisse qui est inconsciente s’exprime par des
symptômes corporels, elle s’oppose à l’anxiété névrotique
qui repose sur des représentations conscientes, organisées
par le langage. Le déni est un mécanisme de rejet qui porte
sur les représentations émotionnelles qui mettent en jeu le
corps, il s’oppose au refoulement qui porte sur des représentations déjà organisées par le langage. C’est un fonctionnement coûteux qui affaiblit le moi et l’expose aux
attaques de la pulsion de mort.
En clinique, Mélanie Klein propose aux sujets déprimés
des aménagements du cadre classique qui tiennent compte
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de leurs particularités. L’angoisse qui est très présente et
très forte ne peut être gérée par l’appareillage d’un moi
immature et elle fait résistance à l’association des représentations. La méthode de la libre association facilitée par
la position allongée sur le divan est remplacée par le face
à face et l’analyste devient un thérapeute plus actif.
L’interprétation de l’angoisse doit, dit-elle, être très rapide
pour permettre d’abord un apaisement et favoriser ainsi
l’entrée dans le transfert. Celui-ci amène l’élaboration de
fantasmes qui vont eux-mêmes susciter l’angoisse et appeler l’interprétation. C’est ainsi que le mouvement de la
cure se dessine. Pour contourner la difficulté de l’association, Mélanie Klein a mis au point une technique d’interprétation qui ouvre en permanence vers l’imaginaire et
libère la créativité propre à la vie fantasmatique. Les
modes d’expression du sujet déprimé sont dominés par
l’action, il est donc spontanément dans une logique de passage à l’acte qui se manifeste par des attaques incessantes
du cadre. En réponse, l’analyse continuelle des résistances
vise à mettre au jour son agressivité inconsciente et à lui
permettre de l’assumer pour la sublimer.
Les prises de position généreuses de Madame Klein ont
apporté une bouffée d’air à la psychanalyse. Sa pensée
était cependant complexe et jamais totalement formalisée. Les premiers disciples ont parfois poussé ses intuitions
jusqu’à la caricature. Des confusions ont été faites entre la
position dépressive, stade normal du développement sur
lequel peut s’appuyer un travail thérapeutique, et la
dépression, processus pathologique dangereux et mortifère. La tentative de mise au jour d’une culpabilité inconsciente et fantasmatique peut, si elle est maladroitement
systématique, venir renforcer la culpabilité délirante.
Après avoir suscité un débat conflictuel dans le milieu psychanalytique, l’apport kleinien s’est aujourd’hui largement
intégré dans le discours des analystes « classiques ». En
France, c’est peut-être l’influence des travaux de Nicolas
Abraham et de Maria Törok (L’écorce et le noyau, 1975 [9])
qui en a permis une approche dépassionnée. Des psychanalystes français, membres de l’I.P.A. proposent ainsi des psychothérapies d’inspiration analytique qui restent très
freudiennes quoique ouvertes sur d’autres apports comme
ceux de la phénoménologie. On peut citer comme référence les travaux de Pierre Fédida (Des bienfaits de la
dépression : éloge de la psychothérapie, 2001 [11]).
Les critiques de Lacan et la relance
Les critiques les plus radicales, mais aussi les plus constructives de l’approche kleinienne sont sans doute venues du
psychanalyste français Jacques Lacan. Il n’est pas possible
de synthétiser en quelques lignes son approche théorique
qui est complexe, mais, pour en donner une idée, on peut
dire qu’il s’est agi, pour lui, de refonder les bases du système de pensée qui est sous jacent à la recherche psychanalytique, qu’il s’agisse de celle de Freud ou de celle de
Klein, pour l’inscrire dans une rigueur permise par les développements les plus récents de la pensée contemporaine. À
la triade Ça, Surmoi, Moi, Lacan substitue une triade Réel,
Symbolique, Imaginaire qui définit la structure du fonction-
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nement de la pensée et de l’appareil psychique. La perte
de l’objet aimé ne se situe pas dans la réalité, Lacan la voit
comme la perte d’une fonction dans l’appareil psychique :
c’est ce qu’il appelle « objet petit a » et qui correspond à
cette part de l’autre qui échappe à toute représentation et
oriente le désir [5]. Les phénomènes dépressifs relèvent
d’un fonctionnement dominé par l’imaginaire et les difficultés de l’identification. Ils marquent l’absence relative
du fonctionnement symbolique, organisé par le langage et
mis en place lors de l’Œdipe. Le fonctionnement imaginaire est directement issu de l’identification à la mère, il
met en scène le corps et l’expression des pulsions y est
violente. Le fonctionnement symbolique est issu de la
confrontation au père et permet l’accès au langage, c’està-dire au contrôle pulsionnel. Ce que l’on appelle l’Œdipe
correspond à un effort de nouage, spécifique à chaque
sujet, et qui permet d’articuler les deux. La dépression survient en conséquence de l’échec de cet arrimage.
Sur le plan clinique la méthode de travail des analystes
que l’on appelle quelquefois lacaniens veut associer dans
une même démarche la liberté et l’inventivité kleinienne,
la rigueur de Freud et l’apport des sciences contemporaines. Au-delà de certaines provocations qui ont pu marquer
les esprits et susciter des rejets, l’œuvre de Lacan est
maintenant largement reconnue comme une référence
dans le mouvement psychanalytique. L’approche lacanienne se distingue par son refus de séparer entre psychanalyse et psychothérapie analytique. Dans une boutade,
Lacan avait même affirmé : la psychanalyse, c’est la cure
qu’on attend d’un analyste [4]. Il préférait ainsi mettre
l’accent sur la spécificité de la position de l’analyste et de
ses interventions plutôt que sur un cadre qu’il ne considère
pas comme intangible car il doit pouvoir s’adapter aux difficultés du patient. L’analyse des sujets déprimés, si elle
s’écarte généralement des modalités de la cure type, reste
une psychanalyse à part entière et s’appuie sur le même
substrat théorique. Parmi les auteurs actuels qui se reconnaissent dans la lignée de Lacan, on peut citer Jean David
Nasio qui nous propose dans Le livre de la Douleur et de
l’Amour [3] de repenser le lien entre deuil et dépression
grâce à un concept unificateur, la douleur. La dépression,
pour lui, c’est un symptôme opaque et énigmatique, mais
dans lequel un sujet se dit. La parole du déprimé est un cri
à peine articulé, une ébauche de parole que le sujet situe
dans le réel de son corps. Pour permettre l’expression de
cette douleur, l’analyste, dans le transfert, vient occuper
la place de l’objet d’amour perdu. Il assume une place de
semblant de cet objet auquel le patient s’était identifié,
provoquant un échange de place qui constitue, pour le
patient, une véritable traversée de l’angoisse pour reprendre un concept qui lui est cher.
Les indications de la psychanalyse
aujourd’hui
Longtemps les psychiatres ont séparé le champ de la
dépression en deux domaines distincts. D’un côté les formes légères, dites dépressions névrotiques, relevaient en
O. Bouvet de la Maisonneuve
priorité des psychothérapies tandis que de l’autre, les formes sévères relevaient de la chimiothérapie. L’expérience
nous a appris la vacuité de cette distinction. Le concept
même de dépression névrotique est complexe, la structure
névrotique qui marque le succès du franchissement œdipien constitue une protection efficace contre le risque
dépressif. Pour qu’un névrosé déprime, il faut qu’un événement grave vienne mettre en échec ses défenses et l’expose au traumatisme. Les tableaux obtenus associent les
deux symptomatologies, les restes de névrose protègent
généralement contre l’effondrement, mais constituent des
facteurs de résistance au traitement. Ce ne sont pas, le
plus souvent, des formes reconnues comme sévères, mais
elles peuvent l’être et ce sont presque toujours des formes
graves car elles présentent un risque majeur d’évolution
vers la chronicité. L’indication analytique est essentielle,
pour aborder le facteur traumatique et retrouver les potentiels évolutifs issus de la névrose, c’est là sa meilleure indication. La plupart des formes dites anxiodépressives ne
relèvent pas de la névrose. Ce sont souvent des formes
enkystées de dépression où les défenses de type narcissique organisées autour du déni et de la somatisation permettent d’obtenir un équilibre précaire que les patients
n’ont généralement aucune envie de mettre en péril par un
travail analytique. Les méthodes pédagogiques trouvent là
leur champ d’action privilégié.
À l’autre bout du spectre, le trouble bipolaire représente le prototype des formes sévères, et l’analyste y est
en position difficile. Pendant les périodes mélancoliques, le
travail est épuisant : l’angoisse bloque les associations et
les idées noires mettent en scène un délire pauvre. Pendant
les périodes maniaques, le travail devient carrément dangereux car la libre association renforce la fuite des idées et
le déni règne sans partage. La possibilité d’une thérapie
analytique s’appuie d’abord sur l’existence d’espaces libres
de qualité et donc sur le succès de la thymorégulation. Le
second préalable est celui d’une approche pédagogique car
la survenue imprévisible des épisodes est vécue comme un
traumatisme par le sujet qui se sent alors totalement disqualifié par ce qu’il ressent comme une trahison venue de
l’intérieur. Les patients bipolaires présentent ainsi une
véritable phobie vis-à-vis de leur vie psychique et le discours médical, plus neutre, plus factuel, leur permet de
commencer à l’apprivoiser. Le travail analytique intervient
dans un troisième temps, les bipolaires se trouvent alors
dans la même situation que tous les sujets atteints d’une
maladie psychosomatique c’est-à-dire présentant deux
versants à la fois indissociables et irréductibles l’un à
l’autre.
Le travail avec les patients atteints de dépressions
récurrentes présente des caractéristiques assez proches. Le
risque de virage en moins, ces prises en charges sont tout
aussi scabreuses du fait du risque majeur de passage à l’acte
suicidaire. Les formes sévères de ces pathologies nous
confrontent à des états où la résistance vient progressivement faire se confondre récurrence et chronicité. Sur le
plan psychodynamique, nous sommes en présence de véritables cercles vicieux entre la dépression et le masochisme,
terme qui est à prendre au sens précis que lui donne la psy-
Dépressions sévères : psychanalyse
chanalyse, celui d’un retour à la sexualité infantile. Quelle
que soit l’origine et le mécanisme du traumatisme qui a pu
déclencher la dépression, la douleur dépressive constitue
un facteur traumatique qui la ré-induit constamment. La
conséquence en est ce qui se produit dans toutes les maladies chroniques : une régression à un niveau infantile avec
une excitation douloureuse et une fuite dans la dépendance
qui ne font qu’aggraver la régression dépressive et la dépendance déjà présentes. Toute dépression qui dure se colore
ainsi d’une dimension masochiste qui prend de plus en plus
d’importance avec le temps.
Qu’il s’agisse des bipolaires ou des formes récurrentes,
l’indication de l’analyse n’est pas évidente. C’est une
démarche exigeante qui peut bousculer des équilibres précaires et c’est une entreprise très longue. Interrompre une
psychanalyse n’est jamais une bonne chose, le risque est
l’évolution vers une « auto-analyse » qui n’est, le plus souvent, qu’une analyse sauvage. Les indications doivent donc
être bien pesées et s’adresser à des sujets avertis, curieux
de leur vie psychique, qui s’engageront dans la démarche
en connaissance de cause.
Conclusion
Les déprimés qui présentent une organisation narcissique
ne souffrent pas des mêmes inhibitions que les sujets
névrotiques. C’est une protection qui leur fait défaut, mais
qui, d’un autre côté, leur laisse un accès largement ouvert
à la créativité infantile. Le travail avec ces patients peut
s’appuyer sur cette richesse potentielle. La cure analytique
n’est pas une enquête policière qui n’aurait d’autre but
que de fouiller l’enfance à la recherche d’une « cause »
survenue dans l’enfance et souvent attribuée à la « faute »
des parents. Les traumatismes existent, bien sûr, mais on
les retrouve dans la vie de tous les enfants ! Mélanie Klein
et Jacques Lacan nous ont montré que la perte de l’objet
aimé ne se résumait pas à un événement vécu dans la réalité, mais qu’il s’agissait plutôt de l’impossibilité à mettre
en place un fonctionnement psychique protecteur. Le travail analytique est un travail de création, opéré par le sujet
lui-même, qui lui permettra de mettre des mots sur son
angoisse, c’est-à-dire de saisir son désir à l’intérieur même
du langage qui est le lieu de la cure. Le travail analytique
avec les sujets déprimé est un travail difficile et quelquefois dangereux, mais c’est également un travail passionnant qui nous amène à convoquer presque tous les domaines
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de la théorie analytique. Si la dépression est bien la grande
névrose contemporaine, comme l’appelait Lacan, alors les
sujets déprimés sont peut-être à la psychanalyse
d’aujourd’hui ce que les hystériques ont pu constituer pour
la génération de Freud : à la fois un défi et une source
d’inspiration.
Références
[1]Aaron Beck. Depression : cause and treatment, Philadelphia :
University of Pennsylvania Press, 1972 ; 388 p.
[2]André Green. Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris :
Éditions de Minuit, 1988 ; 280 p.
[3]Jean David Nasio. Le livre de la Douleur et de l’Amour, Paris :
Désir Payot, 1996 ; 293 p.
[4]Jacques Lacan. Intervention au Congrès de Strasbourg de
l’école Freudienne de paris sur « Psychanalyse et psychothérapie » le 12 octobre 1968 au matin, publié dans
Lettres de L’école Freudienne 1969, n° 6 pages : 42-48.
[5]Jacques Lacan. Le Séminaire, livre 10 : l’angoisse 1962-63,
Paris : 2004 ; Seuil : Le champ freudien, 396 p.
[6]Karl Abraham. Préliminaires à l’investigation psychanalytique
de la folie maniaco-dépressive et des états voisins, 1912, in
Œuvres complètes, tome 1, p. 212-226, Paris : Science de
l’homme Payot, 1989, 360 p.
[7]Mélanie Klein. Contribution à l’étude de la psychogenèse des
états maniaco-dépressifs, 1934, p. 311-340 in Essais de psychanalyse, Paris : Science de l’homme Payot, 1996, 455 p.
[8]Mélanie Klein. Le deuil et ses rapports avec les états maniacodépressifs, 1940, p. 341-369 in Essais de psychanalyse, Paris :
Science de l’homme Payot, 1996, 455 p.
[9]Nicolas Abraham et Maria Törok. L’écorce et le noyau, Paris :
Flammarion : Champs Essais, 2009, 480 p.
[10]Otto F. Kernberg. Les troubles graves de la personnalité, 1984,
traduction J. Adamov, Paris : Presses Universitaires de France :
Fil rouge, 1989, 528 p.
[11]Pierre Fédida. Des bienfaits de la dépression : éloge de la
psychothérapie, Paris, Odile Jacob, 2001, 259 p.
[12]Sigmund Freud. Deuil et mélancolie, 1915, traduction J.
Laplanche et J.B. Pontalis, p. 147-174 in Métapsychologie,
Paris : Idées Gallimard, 1986, 185 p.
[13]Sigmund Freud. Le moi et le ça, 1923, traduction J. Laplanche,
p. 177-234 in Essais de psychanalyse, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1981, 280 p.
[14]Sigmund Freud. Psychologie des foules et analyse du moi,
1921, traduction P. Cotet, A. et O. Bourguignon, J. Altounian,
A. Rauzy, p. 83-176 in Essais de psychanalyse, Paris : Petite
Bibliothèque Payot, 1981, 280 p.
[15]Sigmund Freud. Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de « névrose d’angoisse », 1895. traduction J. Laplanche, p. 15-38 in
Névrose, psychose et perversion, Paris, Presses Universitaires
de France, 1973, 306 p.