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L’Encéphale (2009) Supplément 7, S335–S339 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Dépressions sévères : psychanalyse Severe depression : psychoanalysis O. Bouvet de la Maisonneuve Centre Hospitalier Sainte-Anne, SHU du Pr. Olié, Paris Mots clés Dépression sévère ; Psychanalyse ; Psychothérapie ; Pulsion de mort ; Narcissisme KEYWORDS Severe depression ; Psychoanalysis ; Psychotherapy ; Death drive ; Narcissism Résumé L’indication de la psychanalyse dans les dépressions sévères n’est pas quelque chose d’évident ; c’est une demande pourtant de plus en plus fréquente, même s’il n’existe aucun consensus pour y répondre. Freud a rencontré la dépression comme ce qui fait échec au travail analytique et cela l’a amené à une refonte de sa théorie introduisant, notamment, les concepts de narcissisme et de pulsion de mort. Beaucoup d’analystes n’ont pas voulu le suivre sur ce dernier point et proposent aux déprimés des thérapies d’inspiration analytique qui visent la restauration narcissique. Mélanie Klein, qui a poursuivi la réflexion de Freud sur la dépression, a réinscrit ces thérapies au cœur de la pratique analytique. Jacques Lacan a poursuivi le débat en proposant une refonte du système de pensée sur lequel l’analyse s’était construite. Aujourd’hui, en respectant quelques règles de prudence, il est possible de proposer de véritables psychanalyses aux patients présentant une dépression sévère, qu’il s’agisse de bipolaires, de formes récurrentes, voire mêmes de dépressions névrotiques qui peuvent atteindre ce niveau de gravité. Abstract The indication for psychoanalysis in severe depression is not clear. And yet, demands for this type of intervention are increasing, despite the absence of any form of consensus on the subject. Freud considered depression as a failure of analytical efforts and, based on this observation, revised his theory, in particular to include the notions of narcissism and the death drive. Many analysts have been reluctant to follow his teachings on this last point and provide depressed patients with analytical-type therapies aimed at restoring narcissism. Melanie Klein pushed Freud’s ideas about depression even further and brought such therapies back to the heart of analytical practice. Jacques Lacan took the debate to another level by proposing an overhaul of the principles on which analysis has been based. Today, while following certain precautionary rules, true psychoanalyses can be proposed to patients with severe depression, whether of the bipolar, recurring or even neurotic type that can reach this level of severity. Une indication tout sauf évidente ! Parler de psychothérapie et singulièrement de psychanalyse dans la prise en charge des dépressions sévères peut sembler une gageure. L’indication majeure de la psychanalyse, * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] L’auteur a déclaré des conflits d’intérêts avec Pfizer. © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. c’est la névrose, tandis que la dépression constitue le prototype de ce que redoutent les analystes : nous la craignons comme une complication qui peut survenir au cours de la cure et impose un retour brutal au réel. La cure psychanalytique consiste en l’induction d’une névrose artificielle S336 dite névrose de transfert qui se substitue à la névrose d’origine et à ses symptômes, puis se résout au terme de la cure. L’espace de la cure est donc un espace fantasmatique qui se situe hors des contraintes de la réalité. L’avancée du travail se fait par l’exposition du sujet à la frustration de son désir qui l’amène à se confronter à son angoisse. Dans cette confrontation, la dépression est une panne du fonctionnement psychique qui interrompt le fil des associations et la genèse fantasmatique. Le patient se trouve alors directement confronté à l’angoisse d’un fonctionnement pulsionnel qui n’est plus médié par le langage. La douleur prime et vient tout bloquer. La dépression semble bien être ce qui met l’approche analytique en échec. Pourtant de plus en plus de patients déprimés s’adressent aux analystes et des collègues psychiatres nous confient des patients présentant même des tableaux de dépression sévère : pourquoi ? Depuis les années 60, les médicaments se sont imposés dans la prise en charge ; pourtant, nous constatons que l’essor des antidépresseurs n’a pas diminué l’intérêt des psychothérapies, bien au contraire. L’existence d’une chimiothérapie efficace, avec une bonne prise en charge sociale, permet un accès au soin de toute une population pour laquelle la dépression était un destin sans issue. Les dépressions, même sévères, sont mieux diagnostiquées et sortent du tabou. De plus en plus de gens relèvent la tête et décident de lutter, les médicaments sont alors pour eux un premier pas, mais les psychothérapies constituent souvent le pas suivant, singulièrement lorsque se posent les questions de résistance ou de récurrence. Parmi ces approches, la psychanalyse est un recours possible. Le psychanalyste, qui, hier encore, pouvait se sentir démuni et mis en danger par le risque de passage à l’acte suicidaire, dispose maintenant d’un allié, le psychiatre prescripteur, qui va jouer le rôle d’interlocuteur de la réalité et qui va permettre que se constitue, malgré tout, un secteur préservé où le travail psychique peut se faire ou se continuer. Il est possible de travailler, en analyse, avec des patients déprimés, voire sévèrement déprimés, à la condition qu’existe ce que l’on appelle une double prise en charge et que la douleur soit contrôlée par le traitement. La question de la dépression est donc devenue incontournable pour les psychanalystes aujourd’hui. Pourtant, le développement de cette demande leur pose quelques problèmes, puisqu’elle les contraint à sortir du cadre familier de la névrose et de la manière de faire traditionnelle. Il n’existe pas, aujourd’hui, en psychanalyse, de consensus sur la place de la dépression dans la psychopathologie, ni sur les modalités de la prise en charge. Un rapide survol historique nous aidera à faire le tour des principales écoles et des modalités cliniques proposées. Freud, les fondements théoriques Les bases de l’approche psychanalytique des dépressions ont été jetées par Freud lui-même. Sa première approche a été plutôt négative puisqu’il fonde sa première théorie des névroses sur un démembrement du concept de psychasthénie, approche globalisante très populaire à l’époque, et laisse dans l’ombre les dépressions [15]. Après des débuts prometteurs, sa méthode clinique le confronte à l’échec ce O. Bouvet de la Maisonneuve qui l’amène à revoir sa copie. Sous l’influence d’Abraham [6], il choisit cette fois de partir de l’étude de la dépression sévère : l’article fondateur date de 1915, c’est Deuil et Mélancolie [12]. Freud se réfère au deuil, c’est-à-dire aux expériences de perte de l’objet qui a été aimé dans l’Œdipe. C’est la persistance d’un haut degré d’ambivalence dans les liens avec les figures parentales impliquées qui explique la bascule vers la mélancolie. Ce n’est pas l’intensité des sentiments positifs envers l’aimé perdu qui importe, c’est la haine inconsciente et la nécessité de la réprimer qui paralyse les efforts de l’endeuillé. La mélancolie n’est pas le deuil, la perte s’y situe à un niveau inconscient et concerne le moi qui s’est identifié à l’objet perdu. La mélancolie correspond à une régression au stade oral, elle est liée à un choix d’objet narcissique, la libido se retourne sur le moi au lieu de se fixer sur un objet extérieur. Cette première approche est complétée par deux textes parus l’un en 1921, Psychologie des foules et analyse du moi [14] et l’autre en 1923, Le moi et le ça [13]. Freud change son système de représentation de l’appareil psychique, c’est ce qu’on appelle la deuxième topique. Sur le plan des instances, le système Inconscient, Préconscient, Conscient est remplacé par le système Ça, Surmoi, Moi. Sur le plan pulsionnel, la dualité Pulsions sexuelles, Pulsions du moi est complétée par la dualité Pulsion de vie, Pulsion de mort. Freud décrit, pour la constitution du moi, le processus même par lequel il caractérisait la mélancolie. « Nos moi, écrit-il, sont faits des traces laissées par nos liens abandonnés. Chaque lien brisé laisse en nous sa marque et notre identité est le résultat de la construction dans le temps de ces résidus » (Le moi et le ça, chapitre III, p. 198) [13]. La construction du moi marque donc la réussite d’un processus dont la mélancolie représente l’échec. Freud explique la culpabilité mélancolique par un conflit entre le surmoi, instance morale qui est l’héritier des figures parentales idéalisées, et le moi qui régit la conscience au nom du principe de réalité. « Le surmoi excessivement fort qui s’est annexé la conscience fait rage contre le moi… La composante destructrice s’est retranchée dans le surmoi. Ce qui règne maintenant dans le surmoi c’est, pour ainsi dire, une pure culture de la pulsion de mort » (Le moi et le ça, chapitre V, p. 227) [13]. La dépression est le prototype des pathologies narcissiques. Freud n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout de la refonte de son système : la maladie et les persécutions nazies l’ont coupé d’une pratique clinique qui était indispensable à son activité théorique. La pulsion de mort, qui constitue une pièce maîtresse de sa conception de la dépression, est restée très controversée et de nombreux analystes se sont refusés à le suivre jusque-là. C’est particulièrement net chez les auteurs américains. Kernberg [10] a pu théoriser la mise en échec de l’analyse en forgeant le concept de structure « border line » ou état limite. Ce travail a eu beaucoup d’impact dans l’aile, disons, la plus classique de la psychanalyse. La cure analytique, pensée comme impossible chez les sujets déprimés, doit céder la place à l’effort pédagogique. L’école américaine dite de l’ego psychology a alors mis en place des psychothérapies d’inspiration analytique qui s’attachent à lutter contre l’appauvrissement du moi et la perte de l’estime de soi. Dépressions sévères : psychanalyse Aaron Beck a poursuivi cette logique déficitaire et pédagogique et fondé les thérapies cognitives [1]. Les auteurs français qui s’inscrivent dans la démarche de l’IPA (International Psychoanalytical Association) sont cependant revenus à une lecture plus complète de l’œuvre de Freud. On peut, par exemple, citer les travaux d’André Green centrés sur l’étude de la pulsion de mort. Dans le domaine qui nous intéresse, Green parle d’un narcissisme négatif qui s’oppose à la fonction narcissique vitale d’accomplissement de l’unité du moi et vise à son abolition dans l’aspiration au rien. La dépression correspond pour lui à un deuil « blanc », c’est-à-dire marqué par le travail du négatif et aboutit à une clinique du vide (cf. Narcissisme de vie, narcissisme de mort) [2]. Les analystes qui s’inscrivent dans cette lignée, mettent la dépression à la limite de l’approche psychanalytique et l’inscrivent dans des psychothérapies qu’ils voient comme des formes simplifiées et allégées de la cure, mais qui restent cependant totalement dans le registre de la psychanalyse. La voie kleinienne Les pistes les plus encourageantes pour parachever l’œuvre de Freud ont été apportées par Mélanie Klein. Son travail sur la dépression est essentiellement développé dans deux articles : « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs » publié en 1934 [7] et « Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs » publié en 1940 [8]. Pour Mélanie Klein, comme pour Freud, le processus fondamental de la mélancolie c’est la perte de l’objet aimé. Son apport spécifique, c’est de dire que cette perte est survenue une première fois chez tous les êtres humains, mais de façon relative : à travers un vécu d’abandon lié à la perte du lien fusionnel avec la mère. C’est le concept de position dépressive. La réponse normale à l’épreuve de la perte est une installation de l’objet à l’intérieur du moi, c’est l’introjection qui est permise par les mécanismes de réparations qui vont des formations réactionnelles jusqu’à la sublimation. Ce sont l’introjection et les mécanismes de réparations qui sont mis en échec chez le mélancolique et le maniaque. La position dépressive est, dans l’enfance, celle de la névrose infantile, le travail psychique que Mélanie Klein appelle travail de perlaboration culmine dans la mise en place de l’Œdipe qui est la position de la vie psychique adulte, organisée par les défenses de type névrotique. La dépression est un fonctionnement marqué par la réémergence de l’angoisse abandonnique et la mise en jeu de mécanismes protecteurs archaïques comme le déni. L’angoisse qui est inconsciente s’exprime par des symptômes corporels, elle s’oppose à l’anxiété névrotique qui repose sur des représentations conscientes, organisées par le langage. Le déni est un mécanisme de rejet qui porte sur les représentations émotionnelles qui mettent en jeu le corps, il s’oppose au refoulement qui porte sur des représentations déjà organisées par le langage. C’est un fonctionnement coûteux qui affaiblit le moi et l’expose aux attaques de la pulsion de mort. En clinique, Mélanie Klein propose aux sujets déprimés des aménagements du cadre classique qui tiennent compte S337 de leurs particularités. L’angoisse qui est très présente et très forte ne peut être gérée par l’appareillage d’un moi immature et elle fait résistance à l’association des représentations. La méthode de la libre association facilitée par la position allongée sur le divan est remplacée par le face à face et l’analyste devient un thérapeute plus actif. L’interprétation de l’angoisse doit, dit-elle, être très rapide pour permettre d’abord un apaisement et favoriser ainsi l’entrée dans le transfert. Celui-ci amène l’élaboration de fantasmes qui vont eux-mêmes susciter l’angoisse et appeler l’interprétation. C’est ainsi que le mouvement de la cure se dessine. Pour contourner la difficulté de l’association, Mélanie Klein a mis au point une technique d’interprétation qui ouvre en permanence vers l’imaginaire et libère la créativité propre à la vie fantasmatique. Les modes d’expression du sujet déprimé sont dominés par l’action, il est donc spontanément dans une logique de passage à l’acte qui se manifeste par des attaques incessantes du cadre. En réponse, l’analyse continuelle des résistances vise à mettre au jour son agressivité inconsciente et à lui permettre de l’assumer pour la sublimer. Les prises de position généreuses de Madame Klein ont apporté une bouffée d’air à la psychanalyse. Sa pensée était cependant complexe et jamais totalement formalisée. Les premiers disciples ont parfois poussé ses intuitions jusqu’à la caricature. Des confusions ont été faites entre la position dépressive, stade normal du développement sur lequel peut s’appuyer un travail thérapeutique, et la dépression, processus pathologique dangereux et mortifère. La tentative de mise au jour d’une culpabilité inconsciente et fantasmatique peut, si elle est maladroitement systématique, venir renforcer la culpabilité délirante. Après avoir suscité un débat conflictuel dans le milieu psychanalytique, l’apport kleinien s’est aujourd’hui largement intégré dans le discours des analystes « classiques ». En France, c’est peut-être l’influence des travaux de Nicolas Abraham et de Maria Törok (L’écorce et le noyau, 1975 [9]) qui en a permis une approche dépassionnée. Des psychanalystes français, membres de l’I.P.A. proposent ainsi des psychothérapies d’inspiration analytique qui restent très freudiennes quoique ouvertes sur d’autres apports comme ceux de la phénoménologie. On peut citer comme référence les travaux de Pierre Fédida (Des bienfaits de la dépression : éloge de la psychothérapie, 2001 [11]). Les critiques de Lacan et la relance Les critiques les plus radicales, mais aussi les plus constructives de l’approche kleinienne sont sans doute venues du psychanalyste français Jacques Lacan. Il n’est pas possible de synthétiser en quelques lignes son approche théorique qui est complexe, mais, pour en donner une idée, on peut dire qu’il s’est agi, pour lui, de refonder les bases du système de pensée qui est sous jacent à la recherche psychanalytique, qu’il s’agisse de celle de Freud ou de celle de Klein, pour l’inscrire dans une rigueur permise par les développements les plus récents de la pensée contemporaine. À la triade Ça, Surmoi, Moi, Lacan substitue une triade Réel, Symbolique, Imaginaire qui définit la structure du fonction- S338 nement de la pensée et de l’appareil psychique. La perte de l’objet aimé ne se situe pas dans la réalité, Lacan la voit comme la perte d’une fonction dans l’appareil psychique : c’est ce qu’il appelle « objet petit a » et qui correspond à cette part de l’autre qui échappe à toute représentation et oriente le désir [5]. Les phénomènes dépressifs relèvent d’un fonctionnement dominé par l’imaginaire et les difficultés de l’identification. Ils marquent l’absence relative du fonctionnement symbolique, organisé par le langage et mis en place lors de l’Œdipe. Le fonctionnement imaginaire est directement issu de l’identification à la mère, il met en scène le corps et l’expression des pulsions y est violente. Le fonctionnement symbolique est issu de la confrontation au père et permet l’accès au langage, c’està-dire au contrôle pulsionnel. Ce que l’on appelle l’Œdipe correspond à un effort de nouage, spécifique à chaque sujet, et qui permet d’articuler les deux. La dépression survient en conséquence de l’échec de cet arrimage. Sur le plan clinique la méthode de travail des analystes que l’on appelle quelquefois lacaniens veut associer dans une même démarche la liberté et l’inventivité kleinienne, la rigueur de Freud et l’apport des sciences contemporaines. Au-delà de certaines provocations qui ont pu marquer les esprits et susciter des rejets, l’œuvre de Lacan est maintenant largement reconnue comme une référence dans le mouvement psychanalytique. L’approche lacanienne se distingue par son refus de séparer entre psychanalyse et psychothérapie analytique. Dans une boutade, Lacan avait même affirmé : la psychanalyse, c’est la cure qu’on attend d’un analyste [4]. Il préférait ainsi mettre l’accent sur la spécificité de la position de l’analyste et de ses interventions plutôt que sur un cadre qu’il ne considère pas comme intangible car il doit pouvoir s’adapter aux difficultés du patient. L’analyse des sujets déprimés, si elle s’écarte généralement des modalités de la cure type, reste une psychanalyse à part entière et s’appuie sur le même substrat théorique. Parmi les auteurs actuels qui se reconnaissent dans la lignée de Lacan, on peut citer Jean David Nasio qui nous propose dans Le livre de la Douleur et de l’Amour [3] de repenser le lien entre deuil et dépression grâce à un concept unificateur, la douleur. La dépression, pour lui, c’est un symptôme opaque et énigmatique, mais dans lequel un sujet se dit. La parole du déprimé est un cri à peine articulé, une ébauche de parole que le sujet situe dans le réel de son corps. Pour permettre l’expression de cette douleur, l’analyste, dans le transfert, vient occuper la place de l’objet d’amour perdu. Il assume une place de semblant de cet objet auquel le patient s’était identifié, provoquant un échange de place qui constitue, pour le patient, une véritable traversée de l’angoisse pour reprendre un concept qui lui est cher. Les indications de la psychanalyse aujourd’hui Longtemps les psychiatres ont séparé le champ de la dépression en deux domaines distincts. D’un côté les formes légères, dites dépressions névrotiques, relevaient en O. Bouvet de la Maisonneuve priorité des psychothérapies tandis que de l’autre, les formes sévères relevaient de la chimiothérapie. L’expérience nous a appris la vacuité de cette distinction. Le concept même de dépression névrotique est complexe, la structure névrotique qui marque le succès du franchissement œdipien constitue une protection efficace contre le risque dépressif. Pour qu’un névrosé déprime, il faut qu’un événement grave vienne mettre en échec ses défenses et l’expose au traumatisme. Les tableaux obtenus associent les deux symptomatologies, les restes de névrose protègent généralement contre l’effondrement, mais constituent des facteurs de résistance au traitement. Ce ne sont pas, le plus souvent, des formes reconnues comme sévères, mais elles peuvent l’être et ce sont presque toujours des formes graves car elles présentent un risque majeur d’évolution vers la chronicité. L’indication analytique est essentielle, pour aborder le facteur traumatique et retrouver les potentiels évolutifs issus de la névrose, c’est là sa meilleure indication. La plupart des formes dites anxiodépressives ne relèvent pas de la névrose. Ce sont souvent des formes enkystées de dépression où les défenses de type narcissique organisées autour du déni et de la somatisation permettent d’obtenir un équilibre précaire que les patients n’ont généralement aucune envie de mettre en péril par un travail analytique. Les méthodes pédagogiques trouvent là leur champ d’action privilégié. À l’autre bout du spectre, le trouble bipolaire représente le prototype des formes sévères, et l’analyste y est en position difficile. Pendant les périodes mélancoliques, le travail est épuisant : l’angoisse bloque les associations et les idées noires mettent en scène un délire pauvre. Pendant les périodes maniaques, le travail devient carrément dangereux car la libre association renforce la fuite des idées et le déni règne sans partage. La possibilité d’une thérapie analytique s’appuie d’abord sur l’existence d’espaces libres de qualité et donc sur le succès de la thymorégulation. Le second préalable est celui d’une approche pédagogique car la survenue imprévisible des épisodes est vécue comme un traumatisme par le sujet qui se sent alors totalement disqualifié par ce qu’il ressent comme une trahison venue de l’intérieur. Les patients bipolaires présentent ainsi une véritable phobie vis-à-vis de leur vie psychique et le discours médical, plus neutre, plus factuel, leur permet de commencer à l’apprivoiser. Le travail analytique intervient dans un troisième temps, les bipolaires se trouvent alors dans la même situation que tous les sujets atteints d’une maladie psychosomatique c’est-à-dire présentant deux versants à la fois indissociables et irréductibles l’un à l’autre. Le travail avec les patients atteints de dépressions récurrentes présente des caractéristiques assez proches. Le risque de virage en moins, ces prises en charges sont tout aussi scabreuses du fait du risque majeur de passage à l’acte suicidaire. Les formes sévères de ces pathologies nous confrontent à des états où la résistance vient progressivement faire se confondre récurrence et chronicité. Sur le plan psychodynamique, nous sommes en présence de véritables cercles vicieux entre la dépression et le masochisme, terme qui est à prendre au sens précis que lui donne la psy- Dépressions sévères : psychanalyse chanalyse, celui d’un retour à la sexualité infantile. Quelle que soit l’origine et le mécanisme du traumatisme qui a pu déclencher la dépression, la douleur dépressive constitue un facteur traumatique qui la ré-induit constamment. La conséquence en est ce qui se produit dans toutes les maladies chroniques : une régression à un niveau infantile avec une excitation douloureuse et une fuite dans la dépendance qui ne font qu’aggraver la régression dépressive et la dépendance déjà présentes. Toute dépression qui dure se colore ainsi d’une dimension masochiste qui prend de plus en plus d’importance avec le temps. Qu’il s’agisse des bipolaires ou des formes récurrentes, l’indication de l’analyse n’est pas évidente. C’est une démarche exigeante qui peut bousculer des équilibres précaires et c’est une entreprise très longue. Interrompre une psychanalyse n’est jamais une bonne chose, le risque est l’évolution vers une « auto-analyse » qui n’est, le plus souvent, qu’une analyse sauvage. Les indications doivent donc être bien pesées et s’adresser à des sujets avertis, curieux de leur vie psychique, qui s’engageront dans la démarche en connaissance de cause. Conclusion Les déprimés qui présentent une organisation narcissique ne souffrent pas des mêmes inhibitions que les sujets névrotiques. C’est une protection qui leur fait défaut, mais qui, d’un autre côté, leur laisse un accès largement ouvert à la créativité infantile. Le travail avec ces patients peut s’appuyer sur cette richesse potentielle. La cure analytique n’est pas une enquête policière qui n’aurait d’autre but que de fouiller l’enfance à la recherche d’une « cause » survenue dans l’enfance et souvent attribuée à la « faute » des parents. Les traumatismes existent, bien sûr, mais on les retrouve dans la vie de tous les enfants ! Mélanie Klein et Jacques Lacan nous ont montré que la perte de l’objet aimé ne se résumait pas à un événement vécu dans la réalité, mais qu’il s’agissait plutôt de l’impossibilité à mettre en place un fonctionnement psychique protecteur. Le travail analytique est un travail de création, opéré par le sujet lui-même, qui lui permettra de mettre des mots sur son angoisse, c’est-à-dire de saisir son désir à l’intérieur même du langage qui est le lieu de la cure. Le travail analytique avec les sujets déprimé est un travail difficile et quelquefois dangereux, mais c’est également un travail passionnant qui nous amène à convoquer presque tous les domaines S339 de la théorie analytique. Si la dépression est bien la grande névrose contemporaine, comme l’appelait Lacan, alors les sujets déprimés sont peut-être à la psychanalyse d’aujourd’hui ce que les hystériques ont pu constituer pour la génération de Freud : à la fois un défi et une source d’inspiration. Références [1]Aaron Beck. Depression : cause and treatment, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1972 ; 388 p. [2]André Green. Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris : Éditions de Minuit, 1988 ; 280 p. [3]Jean David Nasio. Le livre de la Douleur et de l’Amour, Paris : Désir Payot, 1996 ; 293 p. [4]Jacques Lacan. Intervention au Congrès de Strasbourg de l’école Freudienne de paris sur « Psychanalyse et psychothérapie » le 12 octobre 1968 au matin, publié dans Lettres de L’école Freudienne 1969, n° 6 pages : 42-48. [5]Jacques Lacan. Le Séminaire, livre 10 : l’angoisse 1962-63, Paris : 2004 ; Seuil : Le champ freudien, 396 p. [6]Karl Abraham. Préliminaires à l’investigation psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins, 1912, in Œuvres complètes, tome 1, p. 212-226, Paris : Science de l’homme Payot, 1989, 360 p. [7]Mélanie Klein. Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs, 1934, p. 311-340 in Essais de psychanalyse, Paris : Science de l’homme Payot, 1996, 455 p. [8]Mélanie Klein. Le deuil et ses rapports avec les états maniacodépressifs, 1940, p. 341-369 in Essais de psychanalyse, Paris : Science de l’homme Payot, 1996, 455 p. [9]Nicolas Abraham et Maria Törok. L’écorce et le noyau, Paris : Flammarion : Champs Essais, 2009, 480 p. [10]Otto F. Kernberg. Les troubles graves de la personnalité, 1984, traduction J. Adamov, Paris : Presses Universitaires de France : Fil rouge, 1989, 528 p. [11]Pierre Fédida. Des bienfaits de la dépression : éloge de la psychothérapie, Paris, Odile Jacob, 2001, 259 p. [12]Sigmund Freud. Deuil et mélancolie, 1915, traduction J. Laplanche et J.B. Pontalis, p. 147-174 in Métapsychologie, Paris : Idées Gallimard, 1986, 185 p. [13]Sigmund Freud. Le moi et le ça, 1923, traduction J. Laplanche, p. 177-234 in Essais de psychanalyse, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1981, 280 p. [14]Sigmund Freud. Psychologie des foules et analyse du moi, 1921, traduction P. Cotet, A. et O. Bourguignon, J. Altounian, A. Rauzy, p. 83-176 in Essais de psychanalyse, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1981, 280 p. [15]Sigmund Freud. Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de « névrose d’angoisse », 1895. traduction J. Laplanche, p. 15-38 in Névrose, psychose et perversion, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, 306 p.