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Soudan Nettoyage ethnique à l’écart des médias p. 44 ALGÉRIE Fellag juge le régime p. 34 RUSSIE Monuments à vendre p. 18 VOYAGE Sur les traces du Che p. 62 www.courrierinternational.com N° 705 du 6 au 12 mai 2004 - 3 € TURQUIE C’est loin, l’Europe ! avec Radikal, Gazetem, Yeni Safak, Frankfurter Rundschau, Frankfurter Allgemeine Zeitung… AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € - AUTRICHE : 3,20 € BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € E-U : 4,25 $US - G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € JAPON : 700 Y - LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH PORTUGAL CONT. : 3,20 € - SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU M 03183 - 705 - F: 3,00 E 3:HIKNLI=XUXUU[:?a@r@a@f@k; page de publicité 705p03 4/05/04 19:30 Page 3 s o m m a i re ● e n c o u ve r t u re ● TURQUIE E N Q U Ê T E S E T R E P O R TA G E 36 ■ en couverture Turquie, c’est loin, l’Eu- C’est loin, l’Europe ! A l’approche des élections européennes du 13 juin, le débat sur l’entrée de la Turquie dans l’UE est relancé, en France et dans les autres pays. Il faut faire vite car c’est en décembre que l’UE décidera d’ouvrir ou non des négociations d’adhésion avec Ankara. Les arguments du débat, avec la presse allemande et la presse turque (parfois à front renversé). pp. 36 à 41 Meyer/Tendance floue nous croyait voués à l’autodestruction” CÔTE - D ’ IVOIRE Les vrais ennuis commencent pour Gbagbo ALGÉRIE La jeunesse est en train d’inventer un monde libertaire rope ! En décembre prochain, l’UE doit décider d’ouvrir ou non des négociations d’adhésion avec Ankara. Le débat sur les frontières de l’Europe est lancé. 42 ■ enquête Electeurs, vous êtes cernés Pour mieux connaître – et donc capter – les électeurs, les deux grands partis américains recoupent fichiers officiels et commerciaux. Du marketing politique de haut vol. 44 ■ reportage Massacre à l’écart des caméras Une nouvelle guerre ensanglante depuis un an la région du Darfour, dans l’ouest du Soudan. Pour la première fois, un journaliste a réussi à se rendre sur les lieux. Le lac salé Tuz, au sud d’Ankara. Sur RFI Retrouvez l’émission Retour sur info, animée par Hervé Guillemot. Cette semaine : “Nouveau génocide au Soudan”, avec Pierre Cherruau, de CI, et Jean Philippe Remy, correspondant de RFI à Nairobi. Cette émission sera diffusée sur 89 FM le samedi 8 mai à 19 h 40 et le dimanche 9 mai à 15 h 40, puis disponible sur <www.rfi.fr>. RUBRIQUES 4 ■ les sources de cette semaine 6 ■ l’éditorial Tocsin pour le Soudan, par Philippe Thureau-Dangin 6 6 9 62 65 66 ■ ■ ■ ■ ■ ■ 48 ■ société Christiania, la hippie, un peu fanée mais toujours attirante Le quartier alternatif de Copenhague vit en marge depuis plus de trente ans. Une utopie où tout n’est pas rose. l’invité Giovanni Sartori, Corriere della Sera courrier des lecteurs à l’affiche voyage Sur les traces de Che Guevara tendance le livre L’Hibiscus pourpre, 50 ■ débat Kant et le conflit irakien Le philosophe allemand, mort il y a deux cents ans, a développé l’idée de paix perpétuelle. Ses principes l’auraient-ils conduit à s’opposer à la guerre en Irak ? Les points de vue du penseur britannique Roger Scruton et de la députée allemande Antje Vollmer. Chimamanda Ngozi Adichie 66 ■ épices et saveurs Mexique : le parfum fétiche des Aztèques Fellag rit de l’Algérie 67 ■ insolites Télé : qui veut gagner un bébé ? p. 34 INTELLIGENCES 52 ■ économie F I N A N C E Il est temps de relever D’UN CONTINENT À L’AUTRE les taux d’intérêt MARCHÉ Sortie de crise chaotique sur le marché mondial du café É TAT S - U N I S Du rififi dans le business du commerce équitable S O C I A L Une entreprise caricative, ça se gère ! ■ la vie en boîte Aidez vos collègues et votre productivité augmentera 10 ■ france POLITIQUE Un climat de défiance insuppor table vis-à-vis de l’islam É C O N O M I E La fusion SanofiAventis, “à la seule satisfaction de Paris” MÉDIAS Quotidiens régionaux cherchent lecteurs désespérément 57 ■ multimédia MÉDIAS Le double langage des chaînes de télévision arabes INFORMATION Cafouillage autour des otages 13 ■ europe PAY S - BA S Le triomphe posthume de 21 ■ amériques AMÉRIQUE LATINE Malgré la démocratie, des veines toujours ouvertes PANAMÁ Un nouveau Torrijos à la présidence COLOMBIE Pourquoi rejette-t-on les réfugiés politiques colombiens ? É TAT S - U N I S Où mène le mépris des lois internationales TÉMOIGNAGES “Nous avons une bonne méthode pour les faire craquer” 26 ■ asie PA K I S TA N Veillée d’armes dans les Zones tribales THAÏLANDE L’usage de la force ne réglera rien CHINE Hong Kong n’est plus un électron libre INDONÉSIE Wiranto, un candidat aux mains sales JAPON Séoul intéresse aussi les amis de Pyongyang ■ le mot de la semaine “kiro”, le tournant 30 ■ moyen-orient I S R A Ë L Le Likoud ne veut pas de la paix CONSTERNATION Se tirer un obus dans le pied SYRIE Cafouillages à propos d’un attentat qui n’a pas eu lieu DOUTES Les Syriens n’ont pas pu inventer cet attentat 58 ■ sciences MATHÉMATIQUES Peut-on vraiment faire confiance à un ordinateur ? NANOTECHNOLOGIES Une sonnette d’alarme moléculaire ■ la santé vue d’ailleurs Ces traitements qui font plus de mal que de bien Avec les hippies de Christiania p. 48 61 ■ écologie H Y D R O L O G I E Quand les écolos critiquent la destruction des barrages LA SEMAINE PROCHAINE Bush peut-il perdre les élections de novembre ? enquête Pourquoi l’islamisme s’est développé au Maroc dossier Rennes vue par la presse étrangère en couverture 33 ■ afrique AFRIQUE DU SUD Mandela : “Le monde COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 3 DU 6 AU 12 MAI 2004 Dessin de Steve Bell Pim For tuyn R O YA U M E - U N I Tony Blair sermonné pas ses Excellences E S PA G N E En finir avec la violence conjugale ■ vivre à 25 UNION EUROPÉENNE Bienvenue dans la taverne européenne ITALIE Du pain et des jeux, mais surtout des jeux NORVÈGE A Oslo, un paradis hospitalier RUSSIE Somptueux palais à vendre à Moscou et à Saint-Pétersbourg MACÉDOINE Un nouveau garant pour une paix fragile 7045p04 4/05/04 19:42 Page 4 l e s s o u rc e s ● CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL ABC 263 000 ex., Espagne, FINANCIAL TIMES 483 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Journal monarchiste et conservateur depuis sa création, en 1903, ABC appartient depuis 2001 au groupe de presse basque Correo. quotidien. Le journal de référence de la City. Et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. TEMPO 160 000 ex., Indonésie, hebdomadaire. Publié pour la première fois en avril 1971 par P.T. Grafitti Pers, dans l’intention d’offrir au public indonésien des matériaux nouveaux de lecture de l’information, avec une liberté d’analyse et le respect des divergences d’opinion. FRANKFURTER RUNDSCHAU 189 000 ex., Alle- EL PAÍS 434 000 ex. (777 000 ex. magne, quotidien. Le plus ancien des quotidiens nationaux allemands est engagé à gauche, dans la défense des droits de l’homme et de l’environnement. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution en Espagne. Il appartient au groupe de communication PRISA. Royaume-Uni, hebdomadaire. Le TLS offre un éclairage critique sur l’actualité des idées, des romans, etc. Allemagne, quotidien. Fondée en 1949, la FAZ, grand quotidien conservateur et libéral, est un outil de référence dans les milieux d’affaires allemands. “Le plus grand magazine d’information francophone hors de France”, libéral et international, toujours original, est lu par un Canadien francophone sur cinq. HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919. “Le pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens. OPENDEMOCRACY GAZETEM <gazetem.net> Turquie. “Mon Jour- ASAHI SHIMBUN 8 230 000 ex. (éditions du matin) et 4 400 000 ex. (éditions du soir), Japon, quotidien. Fondé en 1879, chantre du pacifisme nippon depuis la Seconde Guerre mondiale, le “Journal du Soleil-Levant” est une institution. ASHARQ AL-AWSAT 200 000 ex., Arabie Saoudite, quotidien. “Le Moyen-Orient” se présente lui-même comme le “quotidien international des Arabes”. Edité par Saudi Research and Marketing, présidé par le prince saoudien Salman, frère du roi, il connaît depuis 1990 un succès croissant et est distribué aussi bien au Moyen-Orient que dans le Maghreb, notamment au Maroc. ASIA TIMES ONLINE <http://www.atimes.com>. Lancé début 1999 de Hong Kong et de Bangkok, ce journal en ligne est “fait par des Asiatiques pour des Asiatiques”. THE AUSTRALIAN 133 000 ex., Australie, quotidien. The Australian a été lancé en 1964 par Rupert Murdoch, avec la promesse de “fournir une information objective et la pensée indépendante qui sont essentielles au progrès”. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR 125 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Publié à Boston mais lu “from coast to coast”, cet élégant tabloïd est réputé pour sa couverture des affaires internationales et le sérieux de ses informations nationales. nal” est un quotidien en ligne où écrivent de nombreuses plumes célèbres de la presse turque, essentiellement des démocrates et des libéraux opposés à un Etat jacobin fort. THE GUARDIAN 400 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le Manchester Guardian and Evening News a été fondé en 1921. Ayant quitté le nord de l’Angleterre pour Londres, The Guardian est une des institutions du journalisme britannique. Indépendant, de qualité et de gauche. THE INDEPENDENT 225 500 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, ce journal s’est fait une place respectée, puis fut racheté, en 1998, par le patron de presse irlandais Tony O’Reilly. Il se démarque par son engagement pro-européen, ses positions libertaires sur les problèmes de société et son excellente illustration photographique. MECHANICAL ENGINEERING 120 000 ex., EtatsUnis, mensuel. ME est le magazine de l’American Society of Mechanical Engineers (ASME), fondée en 1880 et comprenant aujourd’hui 120 000 membres. Il traite de technique, d’éducation et de recherche. AN NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanais de référence. Modéré et libéral. THE NATION 50 000 ex., Thaïlan- CORRIERE DELLA SERA 715 000 ex., Italie, quotidien. Fondé en 1876, sérieux et sobre, le titre a su traverser les vicissitudes politiques en gardant une certaine indépendance, mais sans se démarquer d’une ligne modérément progouvernementale. D (LA REPUBBLICA DELLE DONNE) 540 400 ex., Italie, hebdomadaire. Le titre paraît en 1996 comme supplément hebdomadaire de La Repubblica. Féminin le plus lu par les hommes. THE DAILY TELEGRAPH 933 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Fondé en 1855, c’est le grand journal conservateur de référence. Sa pugnacité et ses partis pris font son succès. THE ECONOMIST 838 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire.Véritable institution de la presse britannique, The Economist, fondé en 1843, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Il se définit comme étant d’“extrême centre”. ELAPH <www.elaph.com>, Royaume-Uni. Créé en 2001, à Londres, ce site arabe publie quotidiennement en langues arabe et anglaise des articles politiques, sociaux, culturels et économiques sur le monde arabe, ainsi qu’une revue de presse et des articles publiés dans les médias arabes ou occidentaux. EL ESPECTADOR 200 000 ex., Colombie, quotidien. Fondé en 1987, il est l’un des titres les plus dynamiques du pays. Ses prises de position contre les narcotrafiquants lui ont valu une renommée internationale. Aujourd’hui proche du pouvoir, il affiche des positions plus conservatrices qu’autrefois. Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à : de, quotidien. Fondé en 1971, ce journal indépendant de langue anglaise, a lancé, en novembre 1998, une édition asiatique, vendue à Singapour, en Malaisie, en Indonésie, au Vietnam, au Japon, aux Philippines et en Chine (Hong Kong). NÉPSZABADSÁG 250 000 ex., Hongrie, quotidien. “La Liberté du peuple”, fut, de 1956 à 1990, l’organe du Parti communiste au pouvoir. Repris par le groupe Bertelsmann à la chute du régime, il s’est transformé en un journal de qualité, tout en restant proche du Parti socialiste (ex-communiste). THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. The New York Times est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). NOVYÉ IZVESTIA 41 650 ex., Russie, quotidien. Créés en 1997 par Igor Golembiovski, ex-rédacteur en chef des Izvestia, et les journalistes devenus “indésirables” pour les nouveaux propriétaires du célèbre quotidien. Sérieux et critique vis-à-vis du Kremlin, il fut populaire jusqu’en mars 2003, date à laquelle il dut suspendre sa parution faute de financements. Il a retrouvé les kiosques le 1er juillet 2003. THE OBSERVER 456 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Le plus ancien des journaux du dimanche (1791) est aussi l’un des fleurons de la “qualité britannique”. Il appartient au même RÉDACTION THE TIMES LITERARY SUPPLEMENT 34 000 ex., 64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13 Téléphone 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin UTRINSKI VESNIK 5 000 ex., Macédoine, quoti- Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Sophie Gherardi (16 24), Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (édition, 16 54) dien en langue macédonienne. Edité à Skopje, le “Journal du matin” se définit comme indépendant tout en étant proche des sociaux-démocrates (anciennement communistes). PANORAMA 600 000 ex., Italie, quotidien. Sous des dehors plutôt sulfureux, le titre cache de bonnes enquêtes. Il a été créé en 1962 sur le modèle de Time Magazine par l’éditeur milanais Mondadori, lui-même contrôlé depuis 1990 par le magnat et actuel président du Conseil, Silvio Berlusconi. Chef des informations Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) LA VANGUARDIA 199 000 ex., Espagne, quotidien. “L’Avant-Garde” a été fondée en 1881 à Barcelone par la famille Godó, qui en est toujours propriétaire. Ce journal au format berlinois est le quatrième quotidien du pays, mais il est essentiellement lu en Catalogne, où il est le numéro un. LE PATRIOTE 10 000 ex., Côte-d’Ivoire, quotidien. Fondé en 1991 par des partisans d’Alassane Ouattara, alors Premier ministre, ce titre se présente comme un journal d’opinion. Il défend les musulmans du Nord, dont la “loyauté à la nation ivoirienne” est souvent mise en doute par la presse abidjanaise. Ses journalistes sont régulièrement harcelés par les forces de l’ordre. POLITIKEN 143 000 ex., Danemark, quotidien. Fondé en 1884, Politiken est aujourd’hui un quotidien de centre gauche qui se donne encore l’image d’un certain “radicalisme culturel”. LE QUOTIDIEN D’ORAN 70 000 ex., Algérie, quotidien. Fondé en 1994 à Oran, devenu national en 1997, c’est désormais le premier quotidien francophone du pays. Sérieux et surtout lu par les cadres. Europe de l’Ouest Anthony Bellanger (chef de service, Royaume-Uni, Portugal, 16 59), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Isabelle Lauze (Espagne, 16 54), Danièle Renon (chef de rubrique, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Léa de Chalvron (Finlande), Guy de Faramond (Suède), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Nathalie Pade (Danemark, Norvège), Cyrus Pâques (Belgique), Judith Sinnige (Pays-Bas) France Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47), Eric Maurice (16 03) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Zbynek Sebor (Tchéquie, Slovaquie), Sasa Sirovec (Serbie-et-Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Iouri Tkatchev (Russie) Amériques Jacques Froment (chef de service, Etats-Unis, Canada, 16 32), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine), Eric Maurice (Etats-Unis, Canada, 16 03), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Marianne Niosi (Canada), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan), Christine Chaumeau (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Hongyu Idelson (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Claude Leblanc (Japon, Asie de l’Est, 16 43), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran, Afghanistan, Asie centrale), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Anaïs Charles-Dominique (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Catherine André (chef de service) et Pascale Boyen (16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (16 74) DE VOLKSKRANT 340 000 ex. Pays-Bas, quotidien. Né en 1919, catholique militant pendant cinquante ans, “Le Journal du peuple” s’est laïcisé en 1965 et est aujourd’hui la lecture favorite des progressistes d’Amsterdam. THE WALL STREET JOURNAL EUROPE 220 000 ex., Belgique, quotidien. Créée en 1976, remaniée en avril 2002, la version européenne de la “bible des milieux d’affaires” propose commentaires et analyses permettant de décoder l’économie européenne et mondiale, les marchés financiers et les nouvelles technologies. THE WASHINGTON POST 812 500 ex. (1 100 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Recherche de la vérité, indépendance : TheWashington Post vit selon certains principes. Un grand quotidien de centre droit. RADIKAL 65 000 ex.,Turquie, quotidien. Lancé par le groupe Milliyet en 1996 pour devenir le quotidien des intellectuels. Certains l’appellent “Cumhuriyet light”, en référence au grand journal kémaliste qu’il veut concurrencer. LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie, quotidien. Née en 1976, La Repubblica se veut le quotidien de l’élite intellectuelle et financière du pays. Orienté à gauche, avec une sympathie affichée pour les Démocrates de gauche (ex-Parti communiste), et fortement critique vis-à-vis de l’actuel président du Conseil, Silvio Berlusconi. SCIENCE NEWS 200 000 ex., Etats-Unis, hebdo- EL WATAN 50 000 ex., Algérie, quotidien. Fondé en 1990 par une équipe de journalistes venant d’El Moudjahid, quotidien officiel du régime, “Le Pays” est vite devenu le journal de référence avant d’être concurrencé plus tard par d’autres quotidiens. Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service, 16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) YEDIOT AHARONOT 400 000 ex., Israël, quotidien. Créé en 1939, “Les Dernières Informations” appartient aux familles Moses et Fishman. Ce quotidien marie un sensationnalisme volontiers populiste à un journalisme d’investigation et de débats. Révision Daniel Guerrier (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Elisabeth Berthou, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche YENI SAFAK 60 000 ex.,Turquie, quotidien. madaire. Fondé en 1922 sous le nom de Science News-Letter, le magazine se présente comme l’unique newsmagazine consacré à la science aux Etats-Unis. L’information est condensée, complétée par de très nombreuses références à des travaux universitaires. Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Sandra Grangeray (1621), Lise Higham, Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy, assistés d’Agnès Mangin (16 91) “La Nouvelle Aurore” est proche du Parti de la justice et du développement de Tayyip Erdogan, ancien maire d’Istanbul et islamiste “rénovateur”. Montrant un islamisme modéré, le journal adopte parfois le ton agressif de cette personnalité. SOUTH CHINA MORNING POST 114 000 ex., Chine (Hong Kong), quotidien. Ce journal en anglais, proche des milieux d’affaires de l’ex-colonie britannique, permet un bon suivi de la Chine, en particulier en ce qui concerne l’économie et la Chine du Sud. LA STAMPA 400 000 ex., Italie, quotidien. Le titre est à la fois le principal journal de Turin et le principal quotidien du groupe Fiat, qui contrôle 100 % du capital. SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 400 000 ex., Allemagne, quotidien. Sur la Bavière, peu réputée pour son progressisme, règne pourtant “le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand”.Tolérant, vigilant, éclairant, indépendant. SUNDAY TIMES 504 000 ex., Afrique du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1906, Sunday Times est le Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70), Daniel Guerrier Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Michiyo Yamamoto Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation, service lecteurs Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures Pour en savoir plus Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy Beaubourg LE GUIDE MONDIAL DE LA PRESSE EN LIGNE Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Jérémy Baraquin, Hanno Baumfelder, Marianne Bonneau, Bérangère Cagnat, Alexandre Cheuret, Fabienne Costa, Valeria Dias de Abreu, Bernadette Dremière, Marie-Anne Dubosc, Jean-Luc Favreau, Sandra Grangeray, Lola Gruber, Grit Hofmann, Matthieu Jean, Françoise Liffran, Thibault Mosneron Dupin, Hamdam Mostafavi, Nawel Neggache, Jean-Christophe Pascal, Isabelle Roy, Sandra Rude, Laurent Simon, Laurence Sreshthaputra-Korotki, Emmanuel Tronquart, Zaplangues, Madeleine Zazzo Retrouvez une présentation détaillée des 500 principaux journaux de la planète et de leurs sites Internet. Ce guide est un outil obligé pour qui s’intéresse à la presse internationale et pratique grâce à son CD-ROM. Vous pouvez vous le procurer auprès d’Estelle Didier au 01 46 46 16 93 (de 11 h 30 à 14 h 30) au prix de 6,50 euros. ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistante : Nolwenn Hrymyszyn-Paris (16 99). Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 42 17 27 30, fax : 01 42 17 21 88 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée d’Edwina Liard (16 73) Diffusion Le Monde SA ,21 bis, rue Claude-Bernard,75005 Paris,tél.: 01 42 17 20 00. Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Abonnements : Fabienne Hubert. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Franck-Olivier Torro (38 58), fax : 01 42 17 21 40 Publicité Le Monde Publicité SA, 17, boulevard Poissonnière 75002 Paris, tél. : 01 73 02 69 30, courriel : <[email protected]>. Directeur général : Stéphane Corre. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat, tél. : 01 40 39 14 01. Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella, tél. : 01 73 02 69 31. 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Soutenu par la fondation Ford, ce journal en ligne veut être “un espace de connaissance, d’échange et de compréhension, indépendant de tout groupe médiatique et ne servant ni un intérêt particulier, ni un point de vue idéologique”. Cependant le site est très nettement de gauche. FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG 394 000 ex., L’ACTUALITÉ 200 000 ex., Canada, bimensuel. groupe que The Guardian et, comme lui, se situe résolument à gauche. Courrier international année Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier international SA at 1320 route 9, Champlain N. Y. 12919. Subscription price is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N.Y. and at additional mailing offices. POSTMASTER: send address changes to Courrier international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un encart Abonnement jeté sur l’ensemble du tirage. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 4 DU 6 AU 12 MAI 2004 page de publicité 705p06 4/05/04 20:11 Page 6 l’invité ÉDITORIAL Tocsin pour le Soudan Giovanni Sartori, Corriere della Sera, Milan a guerre de Bush a été un désastre. Mais l’Eu- c’était d’ailleurs l’un des arguments contre l’invasion. rope de José Luis Rodríguez Zapatero annonce Adopter l’attitude de Zapatero n’est pas non plus la un désastre d’une plus grande ampleur. Comme solution : en donnant l’impression de se débiner, on offre l’a dit le président de la Commission euro- une victoire au fondamentalisme islamique qui embrase péenne, Romano Prodi [qui s’apprête à rede- le Moyen-Orient et le dresse contre l’Occident. George venir le chef de la gauche italienne], il a été facile W. Bush est en train de découvrir que gagner la guerre d’entrer en Irak, mais il est difficile d’en sortir. n’est pas gagner la paix ; mais Zapatero nous montre Et même extrêmement difficile. Pas pour le chef comment la perdre de la pire façon qui soit. du gouvernement espagnol : il retire ses troupes sans plus Fuir ne fait qu’aggraver les problèmes. Laisser les Améattendre, et bon vent aux crétins qui restent sur place ! ricains se débrouiller (ou non) tout seuls n’est pas une Pourquoi un départ aussi précipité ? Parce que c’était solution non plus. Certes, ils méritent une punition une promesse électorale. Moi qui passe ma vie à étudier [pour avoir mené la guerre d’Irak comme ils l’ont fait]. les élections, cela ne m’émeut Mais punir les autres ne pas plus que ça. Nous savons sert pas à grand-chose si tous que les hommes polil’on se fait du tort à soitiques sont capables de promême.Tout le monde s’acmettre n’importe quoi pour corde à dire qu’il faut un gagner des élections. Par revirement de situation. Imailleurs, on peut honorer une possible de prêter l’armée promesse électorale en américaine aux Nations attendant le bon moment. unies, ni de faire intervenir Zapatero n’a pas voulu attenen Irak une organisation dre, ne serait-ce qu’un mois, internationale qui ne disparce qu’il s’est rendu comppose pas de troupes. Certe – voilà la seconde raison tains suggèrent de faire ■ Né en 1924 en Toscane, Giovanni invoquée – que les Etats-Unis participer les pays arabes Sartori est professeur de sciences poline céderaient jamais à un modérés. C’est oublier que tiques à l’université Columbia de New York et à l’université de Florence. Ce tiers (l’ONU ou quiconque) – hormis l’Iran, qui n’est pas libéral de gauche est directeur de la le commandement de leur arabe – les pays arabes voiRevue italienne de sciences politiques meilleure armée, celle qui est sins sont sunnites et, par et éditorialiste au Corriere della Sera. stationnée en Irak. Quelle déconséquent, mal vus de la couverte ! Dans toute l’hismajorité des Irakiens, chiites. toire du monde, jamais une grande puissance n’a cédé Les Américains ont attaqué l’Irak alors qu’il n’était en à d’autres son pouvoir militaire. Demander aux Etats- aucune façon une base de guerre pour le terrorisme Unis de renoncer au contrôle de leur armée, c’est faire islamique. Mais, s’ils échouent et sont lâchés par leurs preuve de mauvaise foi puisqu’on sait à l’avance que la alliés, alors, on verra naître cet Etat terroriste qui n’exisrequête est impossible à exaucer. Et pourtant, c’est ainsi tait pas. L’Afghanistan, misérable, ne pouvait fournir à que Zapatero a justifié son retrait. Ce faisant, il crée Ben Laden que des camps d’entraînement. L’Irak, en un effet domino : la gauche italienne se trouve désormais revanche, est riche en pétrole et peut fournir au terobligée de suivre les plus extrémistes, tel le leader com- rorisme international toutes les infrastructures devant muniste Fausto Bertinotti, et le chœur puéril des paci- servir à produire des armes chimiques et bactériolofistes à tout prix [qui demandent le retrait des troupes giques qui auront, elles, un vrai pouvoir de destruction. italiennes d’Irak]. Et bon vent, cette fois, à la crédibi- Si l’on comprend cela, on trouvera la solution. Mais lité d’une gauche sérieuse et responsable ! quand ? Pour l’heure, c’est un peu comme si l’on contiRevenons à l’Irak. Les Américains et leurs alliés sont per- nuait à discuter – comme c’était le cas à Constantiçus comme des “occupants”. La chose était prévisible ; nople – du sexe des anges. L Zapatero n’aurait pas dû quitter l’Irak DR DR Il est des pays qui semblent vouer a u m a l h e u r. L e S o u d a n p a r exemple. A peine le conflit au sud venait-il de s’achever par un accord de paix qu’une nouvelle guerre reprenait, cette fois à l’ouest, dans les Etats du Darfour. Une nouvelle guerre ou un massacre ? Dans le premier cas, il s’agissait de rebelles chrétiens et animistes qui s’opposaient au régime très islamiste de Khartoum. Aujourd’hui, le conflit est entre les musulmans euxmêmes, entre Khartoum l’arabe et des groupes armés qui défendent les intérêts des ethnies africaines du Darfour. Personne ne sait combien cette tragédie a fait de victimes. Car Khartoum a profité de ses nouvelles relations avec Washington et de son accord avec les sudistes pour mener une guerre sans merci contre les populations civiles de la région. Certains responsables d’ONG ont dénoncé ce nettoyage ethnique, et certains ont même parlé de “génocide”. Une chose est certaine : les troupes de Khartoum chassent les habitants des villages, incendient les maisons et les récoltes, acculent des familles entières à l’exil et/ou à la famine. C’est ce que raconte dans un passionnant reportage Giovanni Porzio, du magazine Panorama (voir p. 44). Ce journaliste italien est l’un des rares, avec son photographe Francesco Zizola, à s’être aventuré au-delà de la frontière tchadienne où sont massés les réfugiés, dans les zones ravagées du Darfour. Ce qu’il a vu est effrayant. Et le pire est encore à venir, avec la saison des pluies qui rendra quasiment impossible l’exil des populations massacrées. Le Darfour est aussi au sommaire de notre confrère Le Monde diplomatique, qui fête ce moisci ses cinquante ans. Pour son numéro anniversaire, on retrouvera des signatures de connaissance – Noam Chomsky, Jacques Nikonoff, Aminata Traoré – pour un dossier intitulé “Voix de la résistance”. Avec, en cadeau, un cahier où sont reproduites douze unes historiques du journal. Ce “journal des cercles diplomatiques”, comme il était sous-titré en 1954, est devenu ce Diplo engagé et tout d’une pièce que nous connaissons. Une sorte de tocsin qui, imperturbable, nous rappelle les injustices du monde. Philippe Thureau-Dangin ● COURRIER DES LECTEURS ■ Soutenons Zarema Ana-Luana Stoicea-Deram <[email protected]> Pour fêter le 30e anniversaire de la “révolution des œillets”, Courrier international vous invite à l’exposition consacrée au dessinateur portugais António : 50 dessins de presse originaux et hauts en couleur pour trente ans d’histoire portugaise et d’actualité internationale. Centre culturel Calouste-Gulbenkian 51, avenue d’Iéna, 75016 Paris M° ou RER Charles-de-Gaulle – Etoile Jusqu’au 17 mai, du lundi au vendredi de 9 heures à 17 heures. Entrée libre L’histoire de Zarema Moujakhoïeva [CI n° 698, du 18 mars 2004], la kamikaze tchétchène, m’avait beaucoup émue. Sa condamnation [CI n° 702, du 15 avril 2004] me choque. Elle choisit de ne pas commettre d’attentat, se livre et écope de vingt ans de prison. Je crois nécessaire et urgent d’agir pour lui faire comprendre que son choix, celui de ne pas tuer, était le bon. ■ Spínola et non Salazar Paulo Rapaz, 75015 Paris Fidèle lecteur et citoyen por tugais, j’ai naturellement acheté votre numéro 703 [du 22 avril 2004] consacré au trentième anniversaire de la “révolution des œillets”. J’y ai malheureusement trouvé une petite erreur : le panneau d’azulejos dessiné par António figurant en couverture représente, sur les carreaux verts, le COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 6 DU 6 AU 12 MAI 2004 général Spínola, premier président de la République de l’après-révolution, et non Salazar, qui n’a jamais porté d’uniforme. ■ Question d’antériorité Raphael Rochet, 38610 Gières Dans votre numéro 703 [du 22 avril 2004], vous avez publié un article sur les lentilles liquides dont Philips revendique la paternité. Le mérite de cette innovation reviendrait plutôt à la société lyonnaise Varioptic, qui poursuit un travail commencé il y a dix ans à l’université JosephFournier et à l’école normale de Lyon. Elle aurait signé un accord avec le coréen Samsung pour la fabrication des caméras autofocus. ■ Précision L’édition française de l’ouvrage de Samuel Huntington cité dans la rubrique Débat du n° 701 du 8 avril 2004, paraîtra aux éditions Odile Jacob à l’automne 2004. page de publicité page de publicité 705p09 4/05/04 19:53 Page 9 à l ’ a ff i c h e Portrait du chef en diviseur ’est dans une pinède au nord de Montréal, un fusil d’assaut entre les mains, que James Gabriel a eu la révélation qui allait le mener en politique. Une nuit de 1992, le jeune métis, fils d’un Amérindien et d’une Blanche, était embusqué avec une vingtaine d’hommes armés jusqu’aux dents. “J’étais prêt à tirer sur quiconque approcherait. Cette nuit-là, j’ai commencé à avoir des doutes sur la culture et les méthodes politiques des leaders de ma communauté”, raconte-t-il. Pourtant, le 12 janvier dernier, James Gabriel, grand chef du Conseil mohawk de Kanesatake, était contraint de quitter le petit village amérindien qu’il dirige, laissant derrière lui sa maison en cendres. Cette fois-ci, c’est sur lui qu’étaient pointées les armes des siens. “Saint James, héros et martyr de la politique mohawk, grand chef apatride de Kanesatake”, a acquis la sympathie des médias et des gouvernants québécois, qui voient d’un bon œil sa croisade contre le “crime organisé” dans sa communauté. Selon James Gabriel, une trentaine de malfrats abuseraient de la relative autonomie du petit territoire amérindien. Ces truands – auxquels il semble assimiler la plupart de ses adversaires politiques – s’adonneraient au trafic de drogue, d’alcool, d’armes et d’immigrants clandestins. “Ils font la pluie et le beau temps, sont riches, se croient au-dessus de la loi et se retranchent derrière le drapeau des Warriors [organisation radicale de la nation mohawk]”, dénonce-t-il. Ce bel homme au verbe agile décrit sa cause comme un bras de fer entre bons et méchants. Entre les deux, une majorité intimidée et silencieuse souhaiterait la victoire des gentils. Mais la réalité est plus Johansen Krause/Heidelberg Prepress C JAMES GABRIEL, grand chef du Conseil mohawk de Kanesatake, 37 ans. Le politicien amérindien vit en exil de sa communauté depuis que des émeutiers ont incendié sa maison, en janvier. Sa croisade contre la criminalité organisée a provoqué l’ire de ses opposants, qui l’accusent d’encourager l’assimilation des Amérindiens. nuancée : en réalité, le Conseil de bande est divisé. Des six chefs, seuls trois soutiennent le grand chef. Et certains se demandent si la chasse aux bandits de James Gabriel ne viserait pas plutôt les vendeurs de cigarettes dédouanées. Leur lucratif commerce, déclaré illégal par le gouvernement canadien, est une source de revenus importante dans une communauté où le chômage touche plus du tiers de la population active. Pour ses adversaires, le grand chef exagère les problèmes de criminalité afin de mieux asseoir son pouvoir. Qui plus est, il gouvernerait “comme un Blanc” en appliquant le vote majoritaire, qui lui est légèrement favorable, plutôt que le consensus ancestral. “C’est à la communauté de décider et aux chefs d’appliquer les décisions de la base. James a une façon de faire qui ne convient pas. Il pense qu’il a le pouvoir de faire ce qu’il juge être bon”, accuse le chef de bande John Harding. La question identitaire revêt une importance toute particulière pour le grand chef. Fils d’une Blanche, il n’est pas strictement mohawk puisque, dans cette nation iroquoise, l’appartenance se transmet par la mère. “Si on éliminait les métis, ceux qui ne parlent pas mohawk et ceux qui vivent à l’extérieur de la communauté, il ne resterait plus qu’un petit clan de consanguins voués à l’extinction”, se défend-il. Dans une communauté marquée par des affrontements violents avec les forces de l’ordre québécoises au début des années 90, les rapports qu’il entretient avec le gouvernement sont mal vus par certains. En janvier 2004, les troubles éclatent alors que le chef monte une vaste opération policière contre les trafiquants, financée par le ministère des Affaires indiennes. Pendant deux jours, le poste de police local est assiégé. La maison de James Gabriel est incendiée. “Il est en train de saper notre souveraineté, de faire de nous une municipalité comme les autres en concluant des accords avec des forces de l’extérieur”, s’indigne John Harding, qui refuse de voir James Gabriel reprendre ses fonctions à Kanesatake. Le grand chef en exil se contente pour l’instant de gouverner à distance, à l’aide des trois chefs qui lui sont restés fidèles, en attendant que les urnes tranchent, en juillet prochain. (D’après L’Actualité, Montréal) LECH WALESA, syndicaliste et ancien président de la Pologne ■ Volontaire “L’intégration européenne approfondie, je l’avais prévue et depuis longtemps. J’ai aussi prévu qu’il y aurait un jour un président de l’Europe unie.” L’auteur de la fameuse phrase “Je suis pour et même contre”, entrée désormais dans le polonais courant, veut se porter candidat à ce poste, une fois que le mode d’élection aura été décidé. (Gazeta Wyborcza, Varsovie) SILVIO BERLUSCONI, président du Conseil italien ■ Reconnaissant “Nous ne sommes pas des alliés soumis des Etats-Unis, mais des alliés reconnaissants.” Il répond à l’accusation d’avoir envoyé et de vouloir maintenir un contingent militaire en Irak dans le but essentiel de faire plaisir à Washington. (La Repubblica, Rome) ARNOLD SCHWARZENEGGER, gouverneur républicain de l’Etat de Californie ■ Conscient “Tout simplement parce que je viens d’un de Xavier pays où les préjugés Bartumeus ont engendré de terparu dans El Periódico ribles préjudices, je me de Catalunya, suis toujours dit que je Barcelone. parcourrais le monde pour défendre la tolérance, l’intégration et la lutte contre les préjugés”, a déclaré le politicien américain d’origine autrichienne à l’occasion de l’inauguration du musée de la Tolérance du centre Simon-Wiesenthal, à Jérusalem. (The Jerusalem Report, Jérusalem) Dessin PAUL WOLFOWITZ, secrétaire adjoint à la Défense américain ■ Distrait “C’est approximativement 500, dont – je pourrais avoir le chiffre exact – 350 mor ts au combat.” Interrogé devant le Sénat sur les pertes américaines en Irak, il n’a pas su donner les chiffres exacts : 722 morts, dont 521 au combat. (The New York Times, New York) FIDEL CASTRO, chef de l’Etat cubain ■ Déçu “Cela fait profondément mal de voir que le prestige et l’influence si considérables qu’avait gagnés le Mexique en Amérique latine et dans le monde sont réduits en cendres.” Cette pique du líder máximo lors d e son discours du 1er mai à La Havane a envenimé les relations diplomatiques entre Mexico et La Havane. (Página 12, Buenos Aires) Dessin de Perez D’Elias paru dans ABC, Madrid. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 DEREK QUINLAN Irlandais sans complexes près avoir racheté plusieurs immeubles de bureaux en plein cœur de la capitale britannique, le spéculateur irlandais Derek Quinlan vient de frapper un grand coup : il a racheté le Savoy Group pour 1,3 milliard d’euros, au nez et à la barbe du richissime prince saoudien Al Walid. Epaulé par un groupe d’investisseurs irlandais, Quinlan met ainsi la main sur le Claridge’s, le Savoy, le Connaught et le Berkeley, quatre des plus prestigieux hôtels de luxe londoniens. “Ce rachat prouve que les spéculateurs irlandais investissent désormais en masse sur le marché londonien”, se réjouit The Sunday Business Post. Les Irlandais ont définitivement perdu leur complexe d’infériorité ; à 56 ans, Derek Quinlan en est un exemple éloquent. Fils d’officier, il est passé par le très chic Blackrock College, où il a tissé son premier réseau d’amis milliardaires, avant de poursuivre ses études à l’University College de Dublin. Après cinq années à l’Inspection des finances, il décide de monter sa société d’investissement dans les années 80. Spécialiste des niches fiscales, il réussit à convaincre tout le gratin financier irlandais d’investir dans ses projets de rachat ou de développement. A Londres, Quinlan était encore peu connu. Avec le rachat du groupe Savoy, “il entre dans la cour des grands”. A MUSTAFA SARIGÜL A gauche, avec succès ors des élections municipales du 28 mars dernier, l’AKP (centre droit) du Premier ministre Erdogan a confirmé sa domination sur le paysage politique turc. Face à l’AKP, l’opposition parlementaire du Parti républicain du peuple (CHP, gauche kémaliste) ne séduit plus que les classes moyennes et supérieures des quartiers huppés d’Istanbul et d’Izmir. Dans ce contexte de déclin de la gauche, un homme providentiel est en train d’émerger : Mustafa Sarigül. Si le CHP, dont il porte les couleurs, a été désavoué par les urnes, lui a emporté haut la main la mairie de Sisli (à Istanbul), réunissant une majorité de voix dans les quartiers populaires. Né il y a quarante-huit ans dans un village de l’est de l’Anatolie, Sarigül émigre très jeune à Istanbul, où il réussit une ascension sociale spectaculaire. Ses origines modestes l’aident à parler la langue du peuple, que l’élite de son parti a bien du mal à manier. Sarigül n’hésite pas à en rajouter dans le discours démagogique, notamment sur le plan religieux, ce qui le distingue là aussi de son parti, qui prône une laïcité autoritaire. Très charismatique, très médiatisé, Mustafa Sarigül apparaît aujourd’hui comme l’homme providentiel de la gauche turque. Le seul, en tout cas, à pouvoir donner la réplique à Erdogan. (D’après Tempo et Zaman, Istanbul) L DR ILS ET ELLES ONT DIT PERSONNALITÉS DE DEMAIN HO/EPA/SIPA Canada ● 9 LUIS ERNESTO DERBEZ, ministre des Affaires étrangères du Mexique ■ Fâché “Il est clair que Mexico ne tolérera en aucune circonstance qu’un gouvernement étranger prétende affecter ses décisions en politique intérieure et extérieure.” Réaction aux propos du dictateur cubain Fidel Castro. (Reforma, Mexico) MOUNIR MAWARI, journaliste yéménite et ancien employé d’Al Jazira ■ Délateur “Je peux affirmer avec certitude qu’entre 50 et 70 % des journalistes et des administratifs d’Al Jazira sont des membres à part entière ou des sympathisants des mouvements fondamentalistes islamiques.” Il accuse ses collègues, palestiniens pour la plupart, d’être liés au Hamas ou au Djihad islamique. (Corriere della Sera, Milan) DU 6 AU 12 MAI 2 004 705p10 4/05/04 19:33 Page 10 f ra n c e ● P O L I T I QU E Un climat de défiance insupportable vis-à-vis de l’islam Pour le Quotidien d’Oran, les expulsions à répétition d’imams d’origine étrangère sont autant de coups portés à la communauté musulmane française dans son ensemble. LE QUOTIDIEN D’ORAN Oran près l’expulsion de deux imams algériens, dont l’une invalidée à deux reprises par la justice française, le ministre de l’Intérieur français a annoncé le 1er mai, devant les représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM), qu’il comptait poursuivre la politique d’expulsion de “ceux qui prônent la violence”. Aussitôt dit, aussitôt fait. Cette fois, c’est au tour d’un responsable turc d’une mosquée parisienne d’être frappé par un arrêté d’expulsion. Midhat Güler n’est pourtant pas un imam prêcheur. Il préside une association qui gère une mosquée dans le XIe arrondissement de Paris. Et il ne semble pas, contrairement à l’imam de Vénissieux, qu’on lui reproche des propos précis. L’accusation, confirmée ensuite par le ministère de l’Intérieur français, a été portée par un autre Turc, Haydar Demiryuek, président du comité de coordination des musulmans turcs de France et secrétaire général du CFCM. Ce qui est reproché à Güler, ce sont des liens supposés avec une mouvance islamique turque radicale, Kaplanci, qui réclame, selon lui, “un Etat islamique en Turquie”. Pour le ministère de l’Intérieur français, Güler est “responsable d’un mouvement extrémiste turc prônant la violence et le terrorisme”. Cette succession d’affaires – plus d’une douzaine d’imams ont fait l’objet d’un arrêté d’expulsion depuis A juillet 2003, et la liste semble ouverte – illustre clairement un climat de défiance officielle à l’égard de l’islam. Et plus précisément à l’égard des imams venus de l’étranger, soupçonnés de faire du prosélytisme islamiste. Ce sont les Renseignements généraux qui, à “l’écoute” des prêches des mosquées de l’Hexagone, classent les imams. Et, apparemment, cela suffit pour être éligible à l’expulsion. La mise en œuvre de la loi sur la laïcité risquant de poser problème, le ministère de l’Intérieur français paraît choisir la voie de la “preemptive action” [action préventive, allusion à la doctrine sécuritaire de George W. Bush], même si celle-ci prend des libertés fâcheuses avec le droit. Il a annoncé devant le CFCM une politique de “fermeté” à l’égard de “ceux qui prônent la violence”, allant jusqu’à “l’expulsion”. A lire ce qui s’écrit en France, ce n’est pas seulement la question du hidjab, ni même les propos ridicules de l’imam de Vénissieux sur le traitement à infliger aux femmes qui sont consi- Dessin de Mayk paru dans Sydsvenska Dagbladet, Malmö. dérés comme litigieux.Toute évocation du problème palestinien, de l’Irak ou de la Tchétchénie semble être cataloguée dans la rubrique des prêches subversifs. Le qualificatif “salafiste”, qu’apposerait un agent des Renseignements généraux sur la fiche d’un imam, est désormais un label infamant qui mène droit à l’expulsion. Mais ce qui est troublant, c’est bien cette volonté de médiatiser à outrance, de montrer que l’Etat français est là pour endiguer un islam “menaçant” ou “conquérant”. Après les attentats de Madrid, la confusion, qui est déjà largement entretenue, entre islam et terrorisme s’en trouve confortée. Le climat de suspicion à l’égard des musulmans de France ne fait que se renforcer. Une douzaine d’expulsions ont eu lieu jusque-là dans la discrétion, sans ce tintamarre qui rejaillit aujourd’hui sur l’ensemble de la communauté musulmane de France. Plus qu’un choix médiatique, cela ressemble à un choix politique dangereux. Dalil Boubakeur – avant de se rétracter devant le crime de lèse-majesté auquel il s’est laissé aller dans ce moment de sincérité – a été sévère à l’égard de cette nouvelle méthode mise en œuvre par Dominique de Villepin. “Nous, au CFCM, sommes excédés d’être sans cesse harcelés par une médiatisation complètement irresponsable autour de propos extorqués à des imams frustes et ignorants, qui alimentent une islamophobie insupportable.” Même si le recteur de la Mosquée de Paris a démenti ces propos, ils sont pourtant justes. M. Saâdoune CONTREPOINT “Une décision ferme mais juste” ■ La décision du ministre de l’Intérieur français d’expulser [le 21 avril 2004] l’imam algérien Abdelkader Bouziane, qui avait recommandé aux croyants de frapper leurs femmes, est juste. Et les musulmans français et leur élite devraient la soutenir, parce que le discours de cet imam contraire à la charte des droits de l’homme, aux lois et aux valeurs de la République française avive l’islamophobie et n’aide pas à faire avancer leur intégration culturelle dans la société française. Des dizaines d’imams de par le monde partagent ces convictions héritées d’un enseignement religieux hostile aux femmes, aux non-musulmans, à la raison, ainsi qu’au libre choix des individus. Le mufti d’Arabie Saoudite n’a-t-il pas demandé récemment de lapider toutes les Saoudiennes qui conduiraient une voiture au motif que la conduite d’un véhicule était assimilable à la fornication ! Expulser l’imam algérien et ses semblables est nécessaire, mais pas suffisant. Ce qu’il faut, c’est un organisme français capable de donner aux imams une formation religieuse moderne, c’està-dire en rupture avec la doctrine moyenâgeuse hostile aux femmes, à la raison Afif Lakhdar, et à la joie de vivre. INVITATION ÉCONOMIE Courrier international face à ses lecteurs La fusion Sanofi-Aventis, “à la seule satisfaction de Paris” A l’occasion du numéro Spécial Rennes Philippe Thureau-Dangin, directeur de la rédaction, et Sophie Gherardi, rédactrice en chef, répondront à vos questions sur l’actualité internationale, les choix de la rédaction, le fonctionnement du journal… Jeudi 13 mai, de 17 h 30 à 19 heures, à la FNAC de Rennes, Centre Colombia. Vu d’Allemagne, l’interventionnisme du gouvernement français pour aboutir à la réunion des deux grands groupes pharmaceutiques fait grincer bien des dents. J acques Chirac et Gerhard Schröder ne s’étaient-ils pas promis d’observer la plus stricte neutralité dans cette affaire ?” s’interroge, ironique, un éditorialiste de la Süddeutsche Zeitung, commentant la récente OPA du français Sanofi sur le groupe francoallemand Aventis, au détriment du laboratoire suisse Novartis. “Visiblement, le gouvernement français a décidé de ne pas rester neutre, mais il aurait pu au moins éviter de le faire d’une façon aussi ostensible”, renchérit le journal. De l’autre côté du Rhin, l’interventionnisme du gouvernement français en matière économique paraît en effet pour le moins déplacé. “C’est le grand retour du colbertisme”, raille le quotidien de gauche allemand, “et la première fois depuis longtemps que la question de l’intérêt national vient s’inviter dans une affaire économique européenne.” Pour la Frankfurter Rundschau, c’est plutôt l’étonnement qui prime. “En France, on n’hésite pas à s’immiscer dans l’économie privée en invoquant la raison d’Etat”, note le quotidien. Une pratique choquante vu d’Allemagne, où “aucun homme politique n’oserait invoquer une telle notion, qui reste avant tout marquée par l’héritage du nazisme”. La Frankfurter Allgemeine Zeitung, pour sa part, est agacée par le rôle joué par Jean-Pierre Raffarin dans la fusion des deux grands groupes pharmaceutiques. “Dès le départ, il s’agissait clairement pour le Premier ministre français de défendre l’intérêt national, un intérêt qui a même fini par l’empor ter sur l’impor tance de l’amitié francoallemande”, regrette le journal. Irrité, de surcroît, par le fait que le chef du gouvernement français ait été le premier homme politique à se féliciter publiquement de la fusion, le grand quotidien conservateur de Francfort s’emporte. “C’est vraiment un comble pour COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 10 DU 6 AU 12 MAI 2004 Elaph, Londres un homme qui s’est toujours présenté comme le héraut des petites et moyennes entreprises et comme un ardent défenseur de la liberté d’entreprendre. Une fois encore, Jean-Pierre Raffarin a fait la preuve de sa grande faculté d’adaptation”, raille le journal, qui ajoute : “Et surtout de sa capacité à obéir aux ordres de l’Elysée.” Quant au très conser vateur Die Welt, il se contente de revenir sur les coulisses de l’opération. “Victor Hugo est décidément un écrivain aux multiples facettes […]. Le voici qui revient s’inviter au cœur de l’actualité française dans une affaire qui n’a pourtant rien à voir avec son talent littéraire.” Selon le quotidien berlinois, Victor et Hugo étaient en effet les deux noms de code choisis pour désigner les entreprises Sanofi et Aventis durant les longs mois de négociation entre les deux groupes. Depuis le dimanche 25 avril, “les deux noms sont de nouveau réunis”, rapporte le journal, non sans souligner : “A la seule ■ satisfaction de Paris.” page de publicité 705p12 4/05/04 19:22 Page 12 f ra n c e MÉDIAS Quotidiens régionaux cherchent lecteurs désespérément Longtemps dominée par quelques grandes familles, la presse régionale s’ouvre aujourd’hui à des investisseurs extérieurs pour enrayer la baisse de ses ventes et pour lutter contre la concurrence des titres gratuits. THE WALL STREET JOURNAL EUROPE Bruxelles epuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le plus gros quotidien de Bordeaux est toujours resté une affaire de famille. Fondé en 1944 par Jacques Lemoîne, Sud-Ouest a ensuite été dirigé par son fils Jean-François pendant plus de trente ans. Mais, à la mort de ce dernier, il y a trois ans, la direction du journal a été confiée pour la première fois à une personne étrangère à la famille. Et le fief continue aujourd’hui de se lézarder : Philippe, le frère de Jean-François, et sa nièce ont récemment décidé de vendre leurs parts à des investisseurs extérieurs pouvant apporter des idées nouvelles et de l’argent frais. “Il est dans l’intérêt du groupe d’avoir des actionnaires extérieurs qui lui fassent bénéficier de leurs compétences”, a simplement déclaré Philippe Lemoîne, qui possède et dirige par ailleurs un restaurant parisien judicieusement baptisé Le Kiosque. Ses actions qui, jointes à celles de sa nièce, représentent plus de 20 % du capital de Sud-Ouest, devraient être vendues d’ici à l’été, ce qui ramènerait la participation de la famille dans le capital du journal à 60 %. D UNE CRISE QUI TOUCHE AUSSI L’ANGLETERRE ET L’ALLEMAGNE Il est toutefois fort probable que les Lemoîne conservent leur mainmise sur la direction du journal pendant quelques années encore, car les membres restants de la famille sont liés par un pacte d’actionnaires qui leur interdit de vendre leurs parts dans les six ans à venir. A travers tout le pays, de nombreux autres titres régionaux connaissent aujourd’hui le même sort que Sud-Ouest. Les familles qui, pendant des décennies, ont possédé et dirigé la presse régionale – un secteur qui pèse 2,6 milliards d’euros – relâchent Dessin de Boligan paru dans El Universal, Mexico. lentement leur prise. Les propriétaires de la deuxième et de la troisième générations, souvent moins attachés à leur titre et moins impliqués dans leur direction, font aujourd’hui plus facilement appel à des actionnaires extérieurs ayant les reins suffisamment solides pour lutter contre une conjugaison de facteurs défavorables : un tassement des ventes, un lectorat vieillissant, la concurrence des journaux gratuits et une crise des recettes publicitaires. Ce faisant, ils ouvrent la porte à des groupes de presse nationaux et à des fonds de placement désireux d’investir sur ce marché juteux. C’est ainsi qu’au début du mois de mars la famille Hersant, qui possédait le premier groupe de presse français, la Socpresse, a vendu ses parts à l’industriel Serge Dassault, l’une des plus grosses fortunes du pays. Mais le rachat des quotidiens régionaux n’est pas un phénomène purement français. En Grande-Bretagne, une série de journaux locaux à fort tirage ont été vendus il y a quelques années à d’importants groupes de presse. Tandis qu’en Allemagne plusieurs familles, touchées par le déclin des recettes publicitaires, luttent aujourd’hui pour conserver leurs titres, convoités eux aussi par des groupes de COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 12 presse nationaux. Dans ces trois pays, la presse régionale était pourtant jusqu’à tout récemment un secteur plus stable que la presse nationale, car moins concurrencée par la télévision et la radio. En France, où certains quotidiens régionaux jouissent encore d’un plus large lectorat que les titres nationaux, la réglementation de la publicité à la télévision a longtemps joué en leur faveur en interdisant l’accès du petit écran aux chaînes de supermarchés et en garantissant ainsi à la presse régionale un flux de revenus publicitaires régulier. Au fil des ans, les quotidiens régionaux français se sont ainsi constitué un lectorat impressionnant et ont parfois acquis une influence politique considérable. Le premier quotidien du pays, Ouest-France, se vend près de deux fois plus que des quotidiens nationaux plus connus à l’étranger, comme Le Monde ou Le Figaro. Quant au troisième quotidien régional français, Sud-Ouest, sa diffusion est de l’ordre de 370 000 exemplaires, plus du double de celle des journaux régionaux britanniques les plus dynamiques comme le Liverpool Echo ou le Manchester Evening News. Cependant, avec l’évolution des habitudes de lecture, la presse régionale a perdu des clients et elle a vu ses ventes baisser de plus de 600 000 exemplaires en dix ans. Plus récemment, la concurrence des journaux gratuits lui a également porté un coup. Des titres comme Métro et 20 minutes comptent chacun plus de 1 million de lecteurs, principalement concentrés sur Paris. Mais ils commencent à percer en province, entamant ainsi les recettes publicitaires traditionnellement réservées aux titres régionaux. En outre, sous la pression de la Commission européenne, le gouvernement français a annoncé sa décision d’assouplir, au cours des prochaines années, la régle- DU 6 AU 12 MAI 2004 mentation de la publicité à la télévision qui favorisait jusqu’ici la presse régionale. Pour survivre, certains quotidiens régionaux français ont donc choisi de se diversifier en lançant des chaînes de télévision ou des stations de radio locales, en créant des sites Internet, voire en distribuant des publications gratuites. Mais cette expansion a un coût, et les groupes de presse ont besoin de nouveaux partenaires pour les aider à réaliser leurs ambitions. Au début de l’année, La Provence, l’un des plus gros titres du sud de la France qui appartient au groupe Hachette Filipacchi Médias, a créé Marseille Plus, un quotidien gratuit dont la diffusion avoisine aujourd’hui les 100 000 exemplaires. Le quotidien Sud-Ouest cherche lui aussi à lancer un journal gratuit à Bordeaux, peut-être en collaboration avec Métro ou 20 Minutes. Si une large part de la presse régionale française reste néanmoins entre les mains de quelques grandes familles, c’est de plus en plus souvent en partenariat avec des investisseurs et des groupes de presse plus riches et plus puissants. Ainsi, même si la famille Amaury est toujours propriétaire du Parisien, le premier titre de la capitale française, 25 % du capital a été racheté par Hachette Filipacchi. Ce même groupe a également acquis 12 % des actions de La Dépêche du Midi, le journal de la famille Baylet qui se vend à 240 000 exemplaires dans la région de Toulouse. Simon Clow W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com 705p13 4/05/04 19:56 Page 13 e u ro p e ● PAY S - B A S R O YAU M E - U N I Le triomphe posthume de Pim Fortuyn Tony Blair sermonné par ses diplomates La politique anti-immigration prônée par le leader populiste assassiné en 2002 est en passe d’être appliquée par le gouvernement actuel. DE VOLKSKRANT Amsterdam n an avant d’être assassiné, en 2002, Pim Fortuyn disait que la politique de l’immigration et de l’intégration du gouvernement en place revenait à “lutter contre le flot de l’immigration avec une serpillière”. Ses idées sur la question ont rencontré un franc succès : fermeture des frontières, intégration obligatoire, mesures contre les musulmans fondamentalistes. Le chef de file de la liste qui porte son nom [la Liste Pim Fortuyn] n’a, comme chacun sait, jamais pu savourer son succès électoral. S’il avait encore été en vie, il aurait jubilé à la fin de ce mois d’avril, quand le Premier ministre Jan Peter Balkenende a affirmé que le volet immigration et intégration de son programme de gouvernement était finalisé. Un programme qui doit beaucoup à celui de Pim Fortuyn. Quand on examine de près le projet, on constate que les Pays-Bas ont effectué en très peu de temps une véritable volte-face par rapport à leur politique précédente. Auparavant accueillants et véritable modèle de tolérance, ils se sont transformés en un pays dont la législation en matière d’immigration et d’intégration est parmi les plus sévères du monde. Les fondations de la forteresse Pays-Bas avaient d’ailleurs déjà été mises en place par la dernière coalition violette [le gouvernement en place avant les élections législatives de mai 2002, qui regroupait les libéraux (VVD), les sociaux-démocrates (PvdA) et les centristes (D’66)] avec U Dessin de Dergachov, Russie. la loi sur les étrangers. Celle-ci réduisait à tel point les chances des demandeurs d’asile d’obtenir un permis de séjour aux Pays-Bas que leur nombre a diminué de façon spectaculaire (13 400 l’an dernier, contre plus de 43 000 en 2000). Le gouvernement Balkenende II est cependant allé plus loin : il ne tolère plus, en effet, que des demandeurs d’asile s’étant vu refuser leur permis de séjour restent aux PaysBas. Il a annoncé une amnistie géné- rale, mais 26 000 demandeurs d’asile ont dû quitter le pays. En mars, le gouvernement s’est attaqué à la “constitution de familles” comme facteur d’immigration, en imposant des conditions de revenu plus élevées pour les futurs époux. Fin avril, un nouvel obstacle a été ajouté : l’immigrant potentiel doit passer dans son pays un examen d’“acclimatation”, puis passer aux Pays-Bas un test sur sa connaissance de la langue et de la société néerlandaises. Les étrangers au chômage et ceux de la première génération devront eux aussi suivre un cours d’acclimatation avec leurs enfants. Ces cours coûteront environ 6 000 euros ; les chômeurs et les femmes accusant un important retard bénéficieront d’un tarif inférieur. Les quatre grandes villes du pays disposeront d’autres moyens pour chasser les plus pauvres d’entre eux des quartiers difficiles. Par ailleurs, les 150 000 clandestins qui, d’après les estimations, vivent actuellement aux Pays-Bas vont se heurter à de plus grandes difficultés. Le gouvernement veut accélérer leur traque et leur expulsion. Quant à ceux qui profitent des clandestins, comme les marchands de sommeil, ils seront également sanctionnés plus sévèrement. La mise en œuvre de ce programme posera au gouvernement de gros problèmes, ne serait-ce qu’en raison de l’agitation sociale qu’elle va sans doute provoquer. Fût-ce au nom d’une “politique d’asile et d’immigration européenne”, qui n’en est pour l’instant qu’à ses balbutiements. La “forteresse Europe” sera pour la prochaine étape. Michiel Kruijt ESPAGNE En finir avec la violence conjugale Depuis janvier, plus d’une quinzaine de femmes ont succombé aux mauvais traitements de leur conjoint. Le gouvernement Zapatero a fait de l’éradication de ce fléau sa priorité absolue. L ors de son premier Conseil des ministres, le 23 avril, le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero a adopté le rapport à partir duquel sera élaborée la future loi contre la violence domestique. Le gouvernement tient ainsi l’une de ses promesses électorales, mais, surtout, il accorde la priorité au traitement juridique de l’un des problèmes les plus graves dont souffre la société espagnole. Depuis le début de l’année, plus d’une quinzaine de femmes ont été tuées par leur conjoint, et ce chiffre vient confirmer qu’elles restent la cible privilégiée de l’agressivité et de la violence dans la sphère familiale. Ce n’est pas la première fois que le gouvernement tente de s’attaquer à la violence dite sexiste. L’Espagne avait adopté en 1998 le premier plan d’action contre la violence domestique et modifié un an plus tard le Code pénal et le Code de procédure pénale en vue d’intensifier la lutte contre ce fléau social honteux et cruel. De nouvelles dispositions ont été introduites par la suite, telles que les programmes de détection précoce des mauvais traitements ou l’adoption de mesures immédiates de protection par les tribunaux d’instance. Malgré tous ces efforts, le nombre de décès n’a pas reculé. Depuis 1998, année où l’on comptabilisait officiellement 44 morts violentes, le chiffre est allé en augmentant, jusqu’au terrible bilan de 68 décès en 2003. Envisager la violence domestique ou sexiste non pas comme le problème individuel de celles qui la subissent, mais comme un véri- COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 table fléau social est sans aucun doute la condition sine qua non pour en venir à bout, et les dispositions légales prises ces derniers temps prouvent que la question a déjà été abordée dans cette optique. Mais, étant donné la persistance de cette forme de criminalité, il impor te que la future loi s’accompagne de mesures tendant à ce que ces agressions soient rejetées et condamnées par la société. A cet égard, la démarche du gouvernement est intéressante puisqu’elle entend prendre en compte tous les aspects du problème et mettre en œuvre des outils éducatifs afin de promouvoir, chez les enfants et les jeunes, le respect entre les sexes et le rejet moral de toute forme de violence. L’abus de la force et la domination violente et agressive des hommes sur les femmes sont les racines qu’il faut arracher. La Vanguardia, Barcelone 13 DU 6 AU 12 MAI 2004 a lettre ouverte féroce que cinquante-deux anciens diplomates britanniques ont adressée le 27 avril dernier à Tony Blair à propos de sa politique au MoyenOrient appelle essentiellement trois commentaires. Le premier, c’est que sa publication constitue un événement sans précédent. Les diplomates – même à la retraite – ont la discrétion implantée dans l’ADN dès leur plus jeune âge. Dans des circonstances extrêmes, ils envoient éventuellement une note interne ou, plus rarement encore, ils demandent un entretien privé avec le Premier ministre. Ils ne lui adressent pas de lettres ouvertes, et certainement pas des lettres ouvertes contenant les termes “consternation”, “naïve”,“illégal” et “voué à l’échec”, et ils ne les publient pas dans la presse. C’est contraire à tous les usages. Le deuxième commentaire concerne le contexte. Le conflit israélopalestinien, la crise irakienne et le soutien du Premier ministre aux Etats-Unis suscitent inévitablement des sentiments extrêmes – et à juste titre. Cependant, les rédacteurs de la lettre ouverte ne s’expriment pas au nom du ministère des Affaires étrangères, et leur opinion n’est pas parole d’évangile.Troisième observation : ils ont parfaitement raison. Les auteurs de la lettre avancent trois thèses : premièrement, les Etats-Unis se sont engagés unilatéralement dans une politique partiale dans le conflit israélo-palestinien ; deuxièmement, ils sont en train de payer leur absence de plan efficace pour l’Irak d’après Saddam Hussein ; troisièmement, le Royaume-Uni n’a rien fait pour tenter d’infléchir ces politiques dangereuses. Le point de rupture semble avoir été la conférence de presse conjointe que George Bush et Tony Blair ont donnée à la Maison-Blanche le 16 avril : M. Blair n’a rien fait – ni implicitement ni explicitement – pour que le Royaume-Uni prenne de la distance vis-à-vis du soutien accordé unilatéralement par les Etats-Unis au plan de retrait annoncé par Ariel Sharon le 14 avril. Il n’a pas non plus donné l’impression d’avoir des réserves à propos des tactiques et des priorités américaines dans les batailles de plus en plus sanglantes qui secouent l’Irak. M. Blair a au contraire semblé soutenir ces deux politiques, tout en faisant preuve d’une complaisance désastreuse. M. Blair et son équipe ont certes tenté depuis de réparer les dégâts, mais ce n’est que de la poudre aux yeux. Cette tentative de réconcilier l’opinion britannique avec l’unilatéralisme non déguisé qui sous-tend les positions américaines est, comme le déclarent les diplomates, naïve et probablement vouée à l’échec. The Guardian (extraits), Londres L 705p14 4/05/04 19:50 Page 14 e u ro p e UNION EUROPÉENNE Vivre à Mayk 25 L’ÉVÉNEMENT Bienvenue dans la taverne européenne Depuis le 1er mai, l’Union compte vingt-cinq pays membres… et une multitude d’alcools nationaux. Séance de dégustation pour un élargissement bien arrosé. Moscou fête sa victoire “L’élargissement de l’Europe nous reviendra deux fois moins cher que prévu”, titre le quotidien moscovite Gazeta. “C’est un grand succès diplomatique.” L’extension automatique du Traité de partenariat et de coopération aux dix pays entrants – qui risquait de faire perdre à Moscou 150 millions de dollars par an – a finalement abouti à de consistantes compensations : suppression de mesures antidumping, augmentation des quotas d’importation d’acier russe, franchise douanière pour la traversée de la Lituanie à partir de Kaliningrad et maintien de l’autorisation de vol des avions russes Tu-154 et Il-86 dans les pays entrants, que l’UE interdisait jusqu’à présent pour cause de pollution sonore… ■ LA PERSONNALITÉ Frank May/Epa/Sipa Jürgen Peters ■ “Pas de compétition à la baisse !” s’est exclamé le dirigeant du puissant syndicat allemand IG-Metall, Jürgen Peters, en présence de ses homologues des dix pays entrants réunis le 30 avril à Berlin à l’initiative de la Fédération européenne de la métallurgie. “Il faut s’opposer à ce que les entreprises, attirées par les bas salaires, cessent d’investir à l’Ouest et bénéficient de surcroît des aides de l’UE.” Dopés par la simultanéité de l’élargissement et de la Fête du travail, les syndicalistes ont décidé de mieux coordonner leur politique dans l’Europe des Vingt-Cinq, de défendre des minima sociaux pour tous et de devenir les “acteurs de l’Europe sociale”. (Frankfurter Rundschau, Francfort) LE CHIFFRE 60 ■ “Je suis allé récemment de Berlin à Tallinn en train, j’ai mis soixante heures ! J’ai dû prendre neuf correspondances et j’ai passé la frontière entre l’Estonie et la Lettonie à pied… Il faut aujourd’hui deux fois plus de temps qu’en 1935, avec les locomotives à vapeur, pour faire le trajet ! Si l’on voyageait à la même allure que pour faire Berlin-Hanovre, on ne mettrait pas plus de dix heures !”, s’insurge Michael Cramer, tête de liste des Grünen berlinois pour les élections européennes du 13 juin et défenseur d’une nouvelle politique des transports dans l’Europe élargie qui mise sur le rail. (Die Tageszeitung, Berlin) de malt et de miel ; leur adhésion fit aussi du brandy un membre à part entière de l’Union européenne. De l’autre bout du continent, un autre brandy frappa à la porte en 1981. Lors de l’entrée de la Grèce, le metaxa déclara la guerre aux abstèmes, et l’ouzo, eau-de-vie d’anis qui, quand on y ajoute de l’eau, devient blanchâtre comme du lait, rendit cette nouvelle adhésion mémorable. NÉPSZABADSÁG Budapest ’orgueilleux descendant des Gaulois continue à commander du Cointreau, et le fier Danois, à écluser du gammle dansk. Soit ! N’empêche que l’on trinquera désormais pêle-mêle avec un unicum hongrois et un Jägermeister allemand, les breuvages de la Baltique se mêleront aux whiskys irlandais, le vinjak le disputera au Weinbrand, et le jenever belge côtoiera sur la table l’Izarra, la liqueur basque louée par Hemingway. Bien malin qui s’y retrouvera parmi les gnôles de l’UE ! A Bruxelles, quelques sobres fonctionnaires tentent de mettre de l’ordre dans la jungle de ces flacons aux contenus, aux goûts et aux caractères nationaux si divers. Grâce à leur zèle – mais aussi à celui du gouvernement hongrois, qui est intervenu inlassablement en faveur de nos élixirs nationaux –, nous pouvons désormais officiellement considérer comme une spécialité hongroise le pálinka, cette eau-de-vie dont le nom est dérivé du verbe slovaque pálit’, signifiant “brûler”, qui a également donné le tchèque pálenka et le slovène paljenka. Toujours grâce à nos eurocrates, le tokay d’Alsace ne sera plus exclusivement une spécialité française. L POUR LES CELTES, L’ALCOOL ÉTAIT L’“EAU DE LA VIE” Au commencement étaient les boissons nationales du Vieux Continent, dont certaines, comme celles issues des cépages de Tokaj, remontent fort loin. Si aujourd’hui les médecins tentent de nous faire peur avec la cirrhose, tous les peuples ont découvert précocement les secrets de la fermentation, de la distillation et de l’utilisation sous forme liquide de fruits, de grains et de plantes de toute sorte. Depuis des siècles, l’homme alambique, cuit, filtre, distille, mêle, allonge... Au bon vieux temps, l’alcool – aujourd’hui considéré comme un poison mortel – était l’“eau de la vie” (uisge beatha) des Celtes, lesquels, reconnaissons-le, étaient fins connaisseurs. Laissons tomber pour cette fois l’eau-de-vie de pomme (sorry, applejack !) et l’honnête bourbon des Etasuniens, le saké japonais, le rhum cubain et son cousin d’Asie, l’arak. Car c’est l’Europe qui lève ici son verre ! Sur le Vieux Continent, ce sont les Français qui ont pris l’initiative des libations, le 9 mai 1950, en suggérant la fondation d’une “fédération européenne”. Les convives étaient ébahis de l’abondance des flacons proposés : Amer Picon, anisette, armagnac, Byrrh, cap-corse, chambéry, champagne, chartreuse, cognac, Cointreau, Dubonnet, eau-de-vie de poire ou de prune… et la fin de l’alphabet était bien loin ! Parions que les proeuro- NOS VOISINS N’ARRIVENT PAS LES VERRES VIDES... Dessin de Faber, Luxembourg. Invasion barbare Dès le 1er mai au matin, Tallinn, la capitale de l’Estonie, était envahie par des milliers de Finlandais en quête d’alcools bon marché. Depuis l’entrée officielle de l’Etat balte dans l’Union européenne, les voisins finlandais peuvent en effet ramener des quantités illimitées de vins et spiritueux. Or Tallinn n’est qu’à quatrevingts minutes de ferry d’Helsinki et l’alcool y est 50 % moins cher qu’en Finlande. Pour ce week-end symbolique, tous les billets de ferry avaient été vendus depuis Noël 2003. Enfin, les compagnies maritimes assurant la liaison entre les deux villes ont enregistré une augmentation de 20 à 50 % des réservations pour ce joli mois de mai. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 14 péens, entre le marc et le Mazarin, ont entonné La Marseillaise. Pas de doute, la liste est impressionnante. Mais, comme dit le proverbe hongrois, il n’y a que le bœuf qui boive seul. Cinq autres pays (Belgique, Allemagne, Italie, Luxembourg et Pays-Bas) ont illico rejoint la France. Nous ignorons si l’égalité en a pris un coup, mais, pour ce qui est de notre sujet, l’Italie se distingue une fois de plus : amaretto, acqua d’oro, Aurum, Averna, Campari, Carpano, centerbe, Cinzano, Fernet-Branca, frangelico, grappa, isolabella, Luxardo, Martini, nocino, sambuca, strega y nuancent la palette (vous pardonnerez cette image hasardeuse à un cerveau grisé par une si longue dégustation). A l’enseigne du Marché commun, on hume désormais les alcools allemands, tels l’Obstler (eau-de-vie de fruits), le Himbeergeist (eau-de-vie de framboise), le Jägermeister (liqueur de plantes médicinales), le Kirschwasser (eau-de-vie de cerise), le Steinhäger (eau-de-vie de grain au genièvre) ou l’Underberg (bitter). Ce dernier est un antidote de la gueule de bois, tout comme l’est l’Advokaat, liqueur à l’œuf néerlandaise délicatement épicée, qui tire sa force d’une eau-de-vie de grain ; les Pays-Bas fournissent aussi le bitter Boonekamp, la liqueur Vandermint et le genever (gin hollandais). On se gardera d’oublier la quetsch luxembourgeoise, qui malmène la gorge. En 1973, ce sont le Danemark, l’Irlande et la Grande-Bretagne qui élargirent le cercle, et de façon remarquable : il faudrait consacrer des volumes entiers aux whiskys irlandais, sans parler du légendaire scotch. Mais l’akvavit, eau-de-vie de grain danoise titrant entre 38º et 45º, a aussi ses atouts, tout comme le kirsberry (eaude-vie de cerise) et le Cloc, cet alcool de fenouil au nom bizarre. En se rapprochant du continent, les Anglais présentèrent leurs civilités avec du gin et du metheglin, une liqueur à base DU 6 AU 12 MAI 2004 1986 fut l’année de l’arrivée de l’Espagne et du Portugal. A l’auberge de l’UE élargie par l’aile sud, on trouve désormais du lepanto (brandy), du malaga (vin de dessert), du pacharán (eau-de-vie de fruits aux prunelles) et de l’aguardiente (eau-de-vie de marc), qui s’offrent aux clients en compagnie de célèbres portos (Royal Oporto, Sandeman, Fonseca, Cockburn, Ferreira) et, bien entendu, du madère. Pour nous éviter le dessèchement du gosier, les négociations entre la Hongrie et l’UE ont débuté dès 1998. Ce sont cependant l’Autriche, la Finlande et la Suède qui sont devenues membres du club en 1995. Une bonne compagnie, si l’on pense aux 40º à 50º de l’enzian alpin, à la liqueur de lakka (la mûre jaune des marais) des Finlandais, à leur vodka Finlandia, à leur brutal karhu ou au glögg des Suédois. C’est cette communauté des Quinze qui a préparé l’adhésion des treize Etats de l’Est et du Sud-Est européen, Bulgarie, Roumanie et Turquie incluses. “Tchin-tchin, Europe !” Nous pouvons désormais trinquer tous ensemble. Nous apportons pour notre part la renommée du pálinka hongrois, de notre bitter unicum, de notre vermut Ampelos et de notre liqueur d’herbes médicinales Hubertus. Mais nos voisins, eux non plus, n’arrivent pas les mains – je veux dire les verres – vides. Le borovicka (eaude-vie de genièvre) slovaque, la mastica (apéritif à l’anis) bulgare, le melnais balzam letton, autrement dit le “baume noir” (une sorte de bitter), ainsi que l’allasch (une eau-de-vie de pomme de terre parfumée au fenouil), qui porte le nom d’un village des environs de Riga, le midus (bière de miel) ou le stakliskes (liqueur de miel) lituaniens, la bière de malt d’apparence inoffensive mais en réalité sournoise des Estoniens, la vodka polonaise, le raki turc et le bitter slovène de l’Istrie vont faire leurs preuves avec le temps, tout comme la becherovka tchèque. Faire leurs preuves... De quoi, au fait ? Eh bien, quand nous aurons goûté à tous les breuvages des pays de l’UE, nous pourrons nous demander : est-ce l’Europe dont la taille s’est accrue, ou plutôt notre foie ? János Juhani Nagy page de publicité 705p16_17 3/05/04 19:27 Page 16 e u ro p e I TA L I E Du pain et des jeux, mais surtout des jeux Crise financière, contrats faramineux offerts aux joueurs et malversations des dirigeants : le monde italien du football est en crise. Il n’en garde pas moins une place centrale dans la vie sociale et politique du pays. LA STAMPA (extraits) Turin maginez qu’au lendemain d’un dimanche de rencontres de football de première division deux amis se rencontrent au café et commentent l’actualité du calcio : les supporters romains qui interrompent un match, les récentes mesures gouvernementales d’aide au football, la situation dramatique des finances des grands clubs et les intrigues politicofinancières qui agitent les coulisses de ce qui fut jadis “le plus beau championnat du monde”. A un moment donné, la discussion prend un pli un peu amer. L’un dit : “Eh, ça fait déjà un bon moment, depuis que l’on ne parle plus de trafic de votes, que les gens ne s’intéressent plus tellement… Avant, les gens se remuaient, ils décidaient à qui donner le pouvoir, les portefeuilles, la force militaire, la police, tout. Aujourd’hui, les gens ne se bougent plus que pour deux choses.” Ces deux seules choses pour lesquelles le peuple se passionne méritent d’être mentionnées en langue originale, en l’occurrence en latin du Ier siècle apr. J.-C., car elles sont tirées I Un documentaire Juillet 2002 : au moment où le Brésil et l’Allemagne disputent la finale de la Coupe du monde de football au Japon, les deux pays les moins bien classés, le Bhoutan et Montserrat (Antilles britanniques), respectivement 202e et 203e au classement mondial FIFA, s’affrontent pour savoir qui est vraiment le dernier. L’Autre Finale, de Matthijs De Jongh et Jacqueline Kouwenburg, sera diffusé, jeudi 20 mai à 21 heures, sur National Geographic Channel. de Juvénal, Satires, X, 81 : Panem et circenses. Voilà de quoi se satisfait le peuple, le public : de pain et de jeux de cirque. Ou de stade. Le pouvoir le sait et il lui en administre en abondance. Il y a désormais des matchs de foot tous les jours : le samedi, le dimanche, l’après-midi, le soir, la nuit. Dernièrement, le foot a fait son apparition sur les affiches des partis politiques : les Démocrates de gauche (DS) utilisent le foot contre le racisme et la loi sur l’immigration, et l’on voit sur leurs affiches un petit Philippin présenté comme un des tifosi du joueur de l’AS Roma Francesco Totti. Les supporters de la Lazio de Rome [l’autre club de la capitale] ont aussitôt protesté et ont obtenu des DS une autre affiche avec une jeune Roumaine qui se dit amoureuse de Roberto Mancini. Aujourd’hui, la tribune desVIP du stade Olympique de Rome est la vitrine du nouveau pouvoir. Politiques et magnats s’y retrouvent, avec leurs épouses, leurs blousons et leurs écharpes aux couleurs de leur club ; ils se font semblables au peuple, du moins en apparence, ils se reconnaissent les uns les autres, ils se font remarquer. Et tout cela roule à la perfection. Du pain, COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 16 il y en a plus ou moins, des jeux, en veux-tu en voilà : le divertissement est une valeur religieuse. C’est aussi cela, la fin des idéologies, les nouvelles appartenances. Et les gens se tiennent tranquilles, comme à l’époque de Juvénal ; ils pensent à l’AS Roma et à la Lazio ; ils s’achètent des décodeurs et ils s’affalent devant la télé pour voir le Milan AC, l’Inter Milan, la Juventus Turin. Et tout se passe selon une logique narcotique et convenue. Jusqu’au jour où les chefs de bande des tifosi et des ultras présentent l’addition au gouvernement, coupable à leurs yeux de ne rien faire pour sauver leurs équipes de la banqueroute. Alors, il y aura encore du pain, mais le cirque lui aura échappé des mains. Et les ennuis commenceront. L’équilibre est en train de se rompre entre le pain et les jeux. Lesquels revendiquent maintenant leur indiscutable primauté. Ils sont devenus une question désastreusement sérieuse, annonciatrice de crises tout à fait inédites. Provoquée par le krach du groupe Parmalat et par les petits jeux téméraires des banques, la déroute financière des clubs de football préfigure des DU 6 AU 12 MAI 2004 scénarios auxquels la classe politique ne paraît pas du tout préparée : les actions des clubs de foot cotés en Bourse transformées en torchons ; des présidents de club mis en examen (comme Sergio Cragnotti, de la Lazio) ; des équipes allant à la débandade (comme celle de Parme) ; un flux continu de rumeurs capables de mobiliser les énergies destructives en quelques minutes ; des agences d’achat et de vente de joueurs qui se sont révélées des monopoles du commerce de chair humaine. La machine s’est emballée et il semble difficile à présent de l’arrêter. C’est aussi un fait structurel, ou culturel. La télévision pousse aux simplifications, et le système électoral majoritaire à l’italienne au manichéisme typique des tifosi. La politique est affaiblie, elle essaie en vain de s’identifier au grand joueur Totti et à l’entraîneur de l’équipe nationale Giovanni Trapattoni. Le seul fait que le gouvernement ait un moment envisagé un décret pour sauver les équipes de la faillite démontre que le processus de “footballisation” de la société italienne est par certains aspects irréversible. Filippo Ceccarelli 705p16_17 3/05/04 19:29 Page 17 e u ro p e N O RV È G E A Oslo, un paradis hospitalier Le Nytt Rikshospital représente la dernière tendance de l’architecture : verrières, couloirs aérés, unité et convivialité. Résultat, le personnel est plus productif et les patients moins stressés. THE DAILY TELEGRAPH Londres es hôpitaux ont quelque chose de ter r iblement déprimant. Cela n’est pas seulement dû au fait qu’ils sont peuplés de gens malades. C’est aussi qu’ils semblent être conçus pour saper le moral des bien portants. Dans l’immense majorité des cas, les hôpitaux sont au mieux des lieux banals, quand ils ne sont pas, bien souvent, d’une laideur décourageante, comme si leurs concepteurs proclamaient d’un ton agressif que, lorsqu’on est chargé de construire un bâtiment pour des malades, on ne doit pas s’attendre à ce que l’endroit soit plaisant. On ressort de ces hôpitaux avec l’image de couloirs violemment éclairés au néon et surchauffés, de services sans âme, de plateaux à roulettes alignés contre les murs, et avec le sentiment d’être perdu et impuissant. Aussi, aller visiter le tout récent Nytt Rikshospital d’Oslo, dessiné par le cabinet d’architecture norvégien Medplan, est une véritable révélation. Qu’est-ce qui différencie donc ce nouvel hôpital de ceux que l’on peut L voir ailleurs ? A première vue, son architecture n’est pas particulièrement impressionnante. On ne ressent rien de ce frisson d’excitation esthétique que provoque l’approche d’un bâtiment conçu par Norman Foster dans ses meilleurs jours. De l’extérieur, l’établissement est agréable et bien tour né, quoique parfois un peu surchargé. Il est relativement peu élevé, construit en brique jaune, avec une seule saillie : la tour, totalement inutile, qui surmonte l’entrée, mais qui permet de marquer symboliquement l’arrivée dans les lieux. Les différences sautent aux yeux sitôt que l’on pénètre à l’intérieur. Au lieu d’un entrelacs de couloirs déshumanisés ou d’un ensemble de bâtiments séparés – comme c’est le cas de l’ancien Rikshospital du centre d’Oslo –, le Nytt Rikshospital est conçu comme un vaste village. Une longue rue centrale recouverte d’une verrière court d’une extrémité à l’autre du site. A l’image d’une rue villageoise, cette voie n’est pas monotone et rectiligne, mais suit une légère courbe, ce qui fait que l’on n’en distingue pas le bout et qu’on la découvre peu à peu. C’est un espace plein d’activité, convi- COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 17 vial, lumineux et aéré, à mille lieux de la sécheresse déprimante d’un couloir d’hôpital britannique. D’après Arnt Jakobsen, le directeur médical du Nytt Rikshospital, la rue a permis d’abolir les barrières entre services et a permis une véritable communication et un réel sentiment collectif. Sur l’un des côtés de la rue se trouvent les chambres, disposées comme des doigts tendus pour former une succession de cours en U donnant sur la verdure. De l’autre côté s’alignent les espaces techniques, les salles d’opération et les unités de soins intensifs, organisés autour de plusieurs cours intérieures. Au-delà, séparées du corps principal de l’hôpital, sont installées la maternité et les chambres pour enfants. Le concept est donc simple mais extraordinairement efficace. La qualité de l’accueil et le sens de la luminosité sont frappants. Tout comme sont évidentes la qualité des finitions, ainsi que la fierté et la disponibilité de tous ceux qui travaillent dans cet hôpital. A l’extrémité de chacun des “doigts” abritant les chambres, une fenêtre ouvre sur les arbres du parc DU 6 AU 12 MAI 2004 (là où, pour des questions de rentabilité, les architectes britanniques auraient casé une chambre supplémentaire). Deux ans et demi après l’arrivée des premiers patients et l’installation du personnel, le Nytt Rikshospital n’a pas subi la moindre dégradation. “L’expérience d’un séjour à l’hôpital est par nature si stressante que l’objectif spécifique de l’architecture devrait être d’y remédier”, souligne Sunand Prasad, de la commission pour l’architecture et l’environnement. “Le problème, c’est que, depuis les années 40, l’architecture hospitalière a été dominée par le concept de fonctionnalité, c’est-à-dire par le processus de gestion de l’établissement. Ce n’est que tout récemment que l’on a commencé à réfléchir à la qualité des lieux.” Ainsi, créer des établissements qui soient des endroits agréables a comme premier effet de dynamiser le personnel. L’absentéisme a nettement diminué et les demandes d’embauche se sont multipliées depuis l’ouverture du Nytt Rikshospital. Et, si le personnel est heureux et fier de l’endroit où il travaille, les patients à leur tour ne peuvent qu’en bénéficier. Giles Worsley 705p18 3/05/04 20:10 Page 18 e u ro p e RUSSIE Somptueux palais à vendre à Moscou et à St-Pétersbourg Le patrimoine architectural des deux capitales russes s’avère aujourd’hui trop coûteux à entretenir. Privatiser à grande échelle pourrait être une solution – pourvu qu’il soit interdit de transformer des monuments en casinos. La Direction de la sauvegarde des monuments dispose d’une section “contrats d’investissement”, dirigée par Vladimir Chiriaev. C’est lui qui, jusqu’à ce jour, définissait les conditions de cession des bâtiments historiques. Il existe aussi un Fonds de vente des monuments, dont les bénéfices servent à la restauration des chefs-d’œuvre publics. Les travaux du fameux Relais de Catherine (le palais Petrov), qui comporte un hôtel destiné aux invités du maire de Moscou, des salles de conférence et de réception, sont notamment financés par ce fonds. Nous avons appris qu’aucune liste de bâtiments historiques à céder n’avait été dressée à ce jour : le centre de Moscou se compose à 70 % d’édifices classés, et chaque privatisation entraîne de longues procédures. Les deux options les plus courantes sont le bail à long terme (jusqu’à cinquante ans) sous condition de remise en état et d’entretien, et l’octroi de terrains dans le centre de Moscou aux investisseurs qui financent une restauration. Cela s’accompagne souvent de la construction de bâtiments annexes et d’une augmentation de la surface bâtie. A voir l’immense centre d’affaires qui se déploie derrière la galerie Chilov, on comprend d’où est venu l’argent pour restaurer et agrandir la galerie. Il se passe la même chose avec le musée Pouchkine et la galerie Tretiakov. Le stéréotype soviétique selon lequel tous les chefs-d’œuvre, y compris architecturaux, appartiennent à l’Etat (et donc à personne) demeure bien ancré. La grande majorité des bâtiments historiques de Moscou est toujours occupée par différentes administrations. Les plus beaux hôtels particuliers du XIXe siècle et du début du XXe siècle relèvent du ministère des Affaires étrangères et sont loués à des NOVYÉ IZVESTIA (extraits) Moscou n proposant de privatiser au plus vite les bâtiments historiques de Saint-Pétersbourg avant qu’ils ne soient complètement délabrés, la gouverneur de cette ville, Valentina Matvienko, a suscité de vives réactions à Moscou, seconde capitale architecturale de la Russie. Les partisans de cette démarche ont poussé un soupir de soulagement : enfin, les Atlantes [qui ornent une célèbre façade du centre historique de Saint-Pétersbourg] restaurés ne risqueraient plus de perdre leurs bras, et les vieux bâtiments du centre de Moscou, tels que le Manège, cesseraient d’être ravagés par des incendies [cet édifice voisin du Kremlin, construit au début du XIXe siècle et qui servait de lieu d’exposition, a entièrement brûlé le 14 mars 2004]. Toutefois, plusieurs personnalités du monde culturel ont critiqué cette déclaration, et les médias se sont empressés de crier au “bradage des palais”. En fait, Valentina Matvienko n’a fait que mettre le doigt sur un problème crucial pour l’ensemble de la Russie. Tout le monde sait que si le patrimoine architectural est en aussi piteux état, c’est souvent par manque de fonds publics pour l’entretenir. Exemples les plus criants d’un besoin de reprise en main à Moscou : l’incendie du Manège et celui du Musée polytechnique, l’effondrement des murs du Musée zoologique, l’interminable chantier de la maison Roumiantsev, la défiguration de pans entiers de Kitaï-Gorod [quartier voisin du Kremlin, composé d’hôtels particuliers d’un étage, tous classés]. Mais tout n’est pas aussi simple. Il existe déjà, en Russie, des sociétés privées qui louent des monuments E historiques. Souvent, ces bâtiments ont perdu leur caractère, comme le quartier du Vieil Arbat, dont l’authentique cachet moscovite s’est évanoui. Paradoxe : les experts du gouvernement savent à quoi doivent ressembler les monuments historiques, mais l’Etat n’a pas d’argent, tandis que les sociétés privées qui commanditent les travaux ont de l’argent, mais sont dépourvues de toute sensibilité historique, et les défenseurs des vieilles pierres ne leur accordent aucune confiance. Alors, que faire ? Et si Moscou et la Russie entière soutenaient l’initiative de l’élue pétersbourgeoise ? Quels résultats cela pourrait-il donner à Moscou ? Cette privatisation du passé ne risquerait-elle pas de virer à la catastrophe culturelle ? Contrairement aux autorités de Saint-Pétersbourg, celles de Moscou se sont toujours gardées de parler tout haut de privatisation. Or celle-ci a été menée à grande échelle dans l’enceinte même de la municipalité de Moscou. Dessin de Miroslaw Owczarek paru dans Gazeta Wyborcza,Varsovie. ■ Moscou Les investisseurs qui se voient confier un édifice historique s’imaginent pouvoir en faire ce que bon leur semble. Première conséquence, ils font entamer des travaux par des entrepreneurs pour qui restaurer signifie tout raser et construire autre chose. Ensuite, ils changent l’usage des locaux… Novyé Izvestia, Moscou ambassades ; les fleurons du style constructiviste servent d’appartements communautaires ou de banques. L’incendie du Manège a révélé le principal problème des biens nationaux : personne ne répond de rien, et c’est à l’Etat d’aller pêcher dans la poche des contribuables de quoi payer des travaux d’urgence. Plus il y a de transparence autour de l’identité des propriétaires, mieux le bâtiment est utilisé. Quel que soit l’angle sous lequel on considère la question, céder les monuments historiques au privé est tout bénéfice. Les partisans de ces privatisations se réfèrent habituellement à ce qui se passe dans le reste du monde : près de 80 % des merveilles architecturales de Rome ou de Paris appartiennent à des investisseurs. Il n’y a rien de criminel à vendre des monuments. Si l’Europe ne l’avait pas fait, tous les centres-villes seraient morts. A Venise, de vénérables palais ont été mis en vente pour une lire symbolique ; mais personne ne s’est précipité, tant étaient strictes les clauses fixées par la municipalité pour leur restauration et leur entretien. La Russie finira elle aussi par vendre ses monuments historiques, mais il faut bien voir qu’en Europe de l’Ouest ceux-ci ont toujours appartenu à des personnes privées ; et, depuis environ deux siècles, des critères précis de protection ont été mis au point, assortis de sanctions envers les propriétaires négligents. La Russie n’a encore aucune base juridique dans ce domaine. Il n’existe même pas de définition de ce qui peut être vendu. Il serait temps de se pencher sur une loi qui permettrait peutêtre de faire disparaître le dernier bastion de l’influence mafieuse – la spéculation immobilière –, qui prend des proportions insensées dans le centre de Moscou. Sergueï Soloviev MACÉDOINE Un nouveau garant pour une paix fragile U n coup d’œil sur la biographie du troisième président de Macédoine démocratiquement élu [le 28 avril] suffit pour constater que ce politicien-né ne vit que par et pour la politique. Cet ingénieur, père de deux enfants, dont les rides n’ont pas diminué le pouvoir de séduction, est né à Sarajevo en 1962, dans une famille d’officiers de l’armée yougoslave. Sa carrière politique a commencé en 1989 : alors âgé de 27 ans, il est promu membre de la présidence de la Ligue des communistes de Macédoine, à l’époque seule au pouvoir. Elu député lors des premières élections pluripartites, en 1990, sur la liste de son par ti, rebaptisé Alliance sociale-démocrate de Macédoine [SDSM], il en prend les rênes un an plus tard pour les garder jusqu’à l’élection présidentielle de ce printemps. Branko Crvenkovski n’a que 29 ans lorsqu’il reçoit, en 1992, le mandat de former un nouveau gouvernement, devenant ainsi le plus jeune Premier ministre en Europe. De cette époque, il garde le souvenir de sa première rencontre avec le chancelier allemand Helmut Kohl, qui ne lui cache pas son émerveillement : “Dire que mon fils a votre âge, et que vous, vous êtes déjà Premier ministre !” Aux élections législatives de 1994, la coalition créée par la SDSM, les libéraux et les socialistes obtient la majorité ; Branko Crvenkovski est reconduit dans ses fonctions. L’opposition nationaliste macédonienne, menée par le VMRO-DPMNE, le critique sévèrement pour avoir fait entrer au gouvernement des ministres albanais. En 1998, son étoile pâlit ; son parti, accusé de corruption, subit un échec électoral. A cette époque, la communauté internationale ne voit plus en lui qu’un ancien apparatchik et un leader postcommuniste. Son image change trois ans plus tard, quand la Macédoine devient le théâtre de conflits ethniques : pour mettre fin aux tensions entre les rebelles albanophones et les forces gouvernementales, le président COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 John Cogill/AP-Sipa Le social-démocrate Branko Crvenkovski, jusqu’alors Premier ministre, vient d’être élu président. Il occupera le poste laissé vacant par la mort accidentelle de Boris Trajkovski en février 2004. Portrait. 18 DU 6 AU 12 MAI 2004 Boris Trajkovski et les chefs des quatre principaux partis macédoniens signent l’accord d’Ohrid. Après avoir reconquis le poste de Premier ministre aux élections de 2002, Branko Crvenkovski s’est retrouvé dans le rôle d’unique garant politique et moral de l’application de ce plan de paix, les quatre autres signataires ayant quitté la scène politique macédonienne ou finalement rejeté l’accord. La principale figure politique de Macédoine accède aujourd’hui à une fonction honorifique dont les prérogatives sont bien moindres que celles de Premier ministre. Les Macédoniens sauront bientôt si le nouveau président, garant d’une paix fragile, imposera son tutorat au nouveau gouvernement ou confiera le poste de chef du gouvernement à une personnalité d’envergure. S. Kramarska et V. Mickovski, Utrinski Vesnik, Skopje page de publicité page de publicité 705p21_22 4/05/04 14:39 Page 21 amériques ● A M É R I QU E L AT I N E Malgré la démocratie, des veines toujours ouvertes En trente ans, l’Amérique du Sud a changé. Si la plupart des pays sont devenus des démocraties, les inégalités sociales sont toujours aussi criantes, souligne un récent rapport des Nations unies. EL PAÍS Madrid E “Les derniers seront les premiers, Oui... mais quand ?” Dessin d’Ares, Cuba. Évolution de la démocratie en Amérique latine Situation en 1977 NI NI C. C. Situation en 2002 MI VENEZUELA COL. Equateur BRÉSIL P. COL. BRÉSIL U BOLIVIE BOLIVIE PAR. CHILI Indice de démocratie électorale* UR. Plus de démocratie = 1 ARGENTINE Absence de démocratie = 0 Source : PNUD 0 VENEZUELA RO PÉROU * L’indice de démocratie électorale est calculé en fonction de plusieurs critères : - le droit de vote ; - la qualité des élections (régulières et libres) ; - les possibilités d’accès à la fonction publique. Moyenne : 0,93 DO MEXIQUE RÉ P. S DO MI Moyenne : 0,28 RÉ MEXIQUE PÉ dirigeants politiques estiment que les partis politiques ne remplissent pas leur rôle. • A peine 43 % des Latino-Américains soutiennent pleinement la démocratie ; 30,5 % expriment des réserves ; et 26,5 % ont des vues antidémocratiques. • 54,7 % disent qu’ils opteraient pour un régime autoritaire plutôt que pour un gouvernement démocratique si le premier pouvait résoudre leurs difficultés économiques. • 225 millions de LatinoAméricains vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Source : “La démocratie en Amérique latine”, PNUD, 2004 (http://www.democ racia.undp.org). électorales (où l’on vote) à celui de démocraties citoyennes (où l’on participe). La politique doit être considérée partout comme la meilleure manière de régler les problèmes en suspens, et il faut se méfier des profiteurs qui, de façon irresponsable, proposent de répondre aux demandes sociales avec des solutions opportunistes à court terme qui, à long terme, ne font qu’accroître la confusion et le désarroi général. La démocratie est la condition de base d’un développement économique durable et équitable (en accord avec la thèse du Prix AS Chiffres • 59 % des GU SA ATEM N CO ICA LVAD ALA ST RA OR A GU ÉQ UA PAN RICA A HO TE ND UR AMÁ UR ■ GU SA ATEM CO NICA LVAD ALA ST RA O ÉQ A R GU R UA TE PANA ICA A HO UR ND MÁ UR A n 1971, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano publiait un livre à partir duquel des milliers de personnes ont bâti leur compréhension du sous-continent américain : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (Pocket, 2001). Plus de trente ans après, le Programme des Nations u n i e s p o u r l e d é ve l o p p e m e n t (PNUD) lance un débat et publie un rapport intitulé “La démocratie en Amérique latine : vers une démocratie citoyenne”, qui a été présenté à Lima par l’administrateur du PNUD, le Britannique Mark Malloch Brown. Ce document – qui vient s’ajouter aux rapports habituels des Nations unies sur le développement humain dans le monde arabe et dans les Caraïbes – est le fruit du travail exhaustif d’un important groupe de sociologues, économistes, techniciens et politiciens latino-américains. En trois décennies, l’Amérique latine a bien changé. Il y a un quart de siècle, sur les dix-huit pays analysés (tout le sous-continent, hormis Cuba et Haïti), seuls la Colombie, le Costa Rica et le Venezuela étaient démocratiques. Aujourd’hui, tous remplissent les conditions minimales pour être considérés comme des démocraties. Mais, si la région, dans ce laps de temps, a écarté les risques de violente faillite institutionnelle, d’autres faiblesses sont apparues, et il semble que les forces de la démocratie s’amenuisent à vue d’œil. Les Latino-Américains préfèrent vivre dans un régime démocratique, mais ils se méfient de la capacité du système à améliorer les conditions de vie des citoyens. Les partis politiques sont au plus bas dans l’estime publique. L’Etat est vu à la fois avec expectative et suspicion. Et, dans certains cas, l’élan démocratique qui a caractérisé les dernières décennies du XXe siècle montre des signes d’essoufflement. Ces tendances n’ont rien d’encourageant et sont caractéristiques d’une démocratie “de faible intensité”. Les idées fortes du rapport du PNUD sont les suivantes : il est nécessaire de préserver la démocratie en Amérique latine et de progresser à partir de ce qui a déjà été construit. Le remède aux problèmes de la démocratie passe par davantage de démocratie. Les réformes économiques néolibérales des années 90, fondées sur le consensus de Washington*, n’ont pas eu les résultats escomptés : le sacrifice imposé à la population par les politiques macroéconomiques de rigueur n’a pas été payé de retour. Les nations ne sont pas passées de l’état de démocraties Nobel d’économie Amartya Sen) : l’exclusion sociale est un obstacle à la compétitivité. Les Nations unies insistent pour dire que les acquis sont fragiles. Certes, le nombre de pays qui ont rejoint la vague démocratique a augmenté et les atteintes aux droits de l’homme ont diminué, mais pas de façon uniforme ni suffisante par rapport au rythme de démocratisation que connaît la région. Par ailleurs, les réformes économiques qui ont accompagné la restauration de la démocratie ont exacerbé les problèmes ataviques des sociétés latino-américaines, engendrant une plus grande concentration des richesses, une aggravation de la fracture sociale, une perte du pouvoir et de l’autonomie de l’Etat dans la gestion publique (parce que les groupes de pression et les pouvoirs factices ont vu leur tâche facilitée par la mondialisation). Les réformes structurelles de l’économie ont avancé de façon soutenue, suscitant de grandes attentes chez les citoyens. Mais la réalité s’est révélée décevante : la moyenne régionale du PIB par habitant n’a pas varié de façon significative au cours des dernières années. La pauvreté relative a baissé dans certains pays (le Brésil, le Chili et le Mexique), mais elle s’est accrue dans le cône Sud, dans les pays andins et en Amérique centrale. Le nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté absolu a augmenté en règle générale dans la région, et l’indice d’inégalité dans la répartition des revenus est le plus élevé au monde. “Le développement, rappelle le PNUD, est bien davantage que la croissance. La démocratie est bien plus qu’une façon d’élire et d’être élu.” Le véritable trou noir des démocraties latino-américaines se situe au niveau de la citoyenneté sociale. Dans les premières démocraties de la planète, l’entrée en vigueur de l’Etat de COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 De 0,8 à 1 De 0,6 à 0,8 De 0,4 à 0,6 De 0,2 à 0,4 Moins de 0,2 nd 2 000 km 21 PAR. CHILI DU 6 AU 12 MAI 2004 URUGUAY ARGENTINE droit, de divers droits civils et même de certains droits sociaux a généralement précédé l’extension des droits politiques à tous les citoyens et, par conséquent, l’instauration d’une véritable démocratie politique. En revanche, dans une bonne partie de l’Amérique latine, l’obtention des droits politiques a ouvert la voie à celle des droits civils et sociaux. Les fragilités spécifiques de la région naissent de cet enchaînement différent des choses. Dans le premier cas, la démocratie a garanti des droits civiques et sociaux qui étaient déjà étendus. En Amérique latine, la démocratie doit à la fois garantir et étendre ces droits. De là vient le triangle démocratie-inégalité-pauvreté, caractéristique de l’Amérique latine. DE PLUS EN PLUS D’EMPLOIS SANS COUVERTURE SOCIALE Tous les pays de la région ont un indice d’inégalité supérieur à la moyenne mondiale, et 16 sur 18 peuvent être catalogués comme très inégaux. Dans 15 pays, plus de 25 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté et, dans 7 cas, le pourcentage de pauvres dépasse 50 %. A l’exception du Chili, du Costa Rica et de l’Uruguay, les droits sociaux restent partout fragiles, et la situation est particulièrement grave en Bolivie, en Colombie, en Equateur, au Guatemala, au Honduras, au Nicaragua, au Paraguay et au Pérou. Selon le rapport du PNUD, l’emploi représente le lien le plus important entre le développement économique et le développement social, car il est la principale source de revenus des ménages. L’exclusion et la segmentation dérivées du manque d’emplois de qualité sont des facteurs déterminants de la pauvreté et des inégalités sociales, qui se perpétuent dans le temps et se manifestent dans l’importance et la persistance de la concentration des revenus. Or l’emploi a perdu de sa force en tant que facteur d’insertion sociale. Pourquoi ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur 10 nouveaux emplois créés dans la région depuis 1990, 7 appartiennent au secteur de l’économie souterraine et, sur 10 nouveaux emplois légaux, seuls 6 ouvrent des droits à une couverture sociale. La grande question est de savoir quels seront les effets de l’absence de protection sociale d’une partie importante de la population lorsque les jeunes travailleurs d’aujourd’hui auront atteint l’âge de la retraite ? Quel monde sommes-nous en train de construire ? Joaquín Estefanía** * Le “consensus de Washington” désigne le modèle économique préconisé par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 80. ** Ancien directeur d’El País. 705p21_22 4/05/04 14:39 Page 22 amériques PA N A M Á Un nouveau Torrijos à la présidence Le fils de l’ancien dictateur Omar Torrijos a été élu dimanche 3 mai président du Panamá. Social-démocrate, Martín Torrijos a pris quelques distances avec son père, et il promet un “nouveau pacte social”. EL ESPECTADOR Bogotá n mois avant de mourir dans un mystérieux accident d’avion, en 1981, le général Omar Torrijos envoyait à son fils aîné, Martín, ce télégramme : “Mon fils, je t’imagine empruntant les chemins que j’ai moimême parcourus pendant ma vie.” Cette année-là, Martín étudiait l’économie et les sciences politiques à la Texas A&M University. Il avait été éloigné très jeune de son père – de l’avis du général, “il était très difficile de grandir au Panamá en étant un Torrijos” – et s’était promis dès l’enfance de ne pas suivre l’exemple de son père. Le général Omar Torrijos, qui prit le pouvoir au Panamá en 1968 à la faveur d’un coup d’Etat, dirigea le pays jusqu’à cet accident de 1981, victime, selon certains de ses partisans, d’une “conspiration de la CIA”. Aujourd’hui, vingttrois ans plus tard, cette affaire n’est toujours pas élucidée, mais, pour ses ennemis politiques, il reste un dictateur, un corrompu, voire un assassin. Martín est cependant revenu au Panamá pour défendre en partie la mémoire du “général”. “En 1990, explique-t-il, j’ai compris que mon devoir était de revendiquer le nom d’Omar Torrijos, que le gouvernement diffamait. Je suis aussi rentré pour mener à bien la restructuration du Parti révolutionnaire démocratique (PRD), le parti que mon père avait lui-même fondé.” Ainsi fut fait. L’aîné des Torrijos, qui gérait la chaîne de restauration rapide McDonald’s au Texas et conseillait plusieurs sociétés américaines, a tout abandonné pour ren- Dessin de Turcios, U Colombie. ■ trer au pays, en compagnie de son épouse, Vivian Fernández, et de ses trois enfants, et pour se lancer dans la politique. Son ascension a été fulgurante, en partie grâce à son nom. Il a été nommé vice-ministre au sein du gouvernement d’Ernesto Pérez Balladares, alors président, avec qui il a travaillé pendant quatre ans. Après quoi, il a été désigné comme candidat à la présidence par le PRD pour l’élection de 1999, à l’issue de laquelle il a été battu par la présidente Mireya Moscoso. Jusqu’au mois d’octobre 2003, personne n’aurait parié sur sa carrière politique. Or, aujourd’hui, l’aîné des Torrijos est le deuxième de la dynastie à conquérir la présidence de ce pays d’Amérique centrale. Martín Torrijos Espino est né en 1963 d’une liaison entre Omar Torrijos et Xenia Espino. Contrairement à son père, il est d’un caractère calme et, sur la place publique, il ne déborde pas de cordialité comme c’était le cas du général. En revanche, il a bel et bien hérité de l’habileté politique paternelle ou, plutôt, il l’a apprise. Martín a été présent à plusieurs moments décisifs du gouvernement de son père. Il a été le témoin de la signature du traité Carter-Torrijos, qui a restitué à ce pays le canal de Panamá. Le 7 septembre 1977, Martín a vu comment son père a obtenu du président des Etats-Unis, Jimmy Carter, qu’il autorise le départ des troupes américaines du territoire panaméen et le transfert de souveraineté du canal à partir du 31 décembre 1999. Il l’a également vu tirer les fils de la politique extérieure et l’a aidé dans ce domaine durant les dernières années de son gouvernement. Toutefois, sa brève expérience politique reste son talon d’Achille et Référendum Le canal de Panamá (rétrocédé par les Etats-Unis le 31 décembre 1999) est la principale ressource économique de l’isthme. L’ouvrage permet le transit annuel de 14 000 navires (12 % du commerce maritime américain et 2,3 % du commerce mondial). Il devient cependant nécessaire de l’élargir : en 2005, près de 60 % de la flotte mondiale seront composés de navires trop grands pour y transiter. Conformément à la Constitution panaméenne, le nouveau président devra soumettre à un référendum le projet d’élargissement. (El Tiempo, Bogotá) lui a valu d’être la cible de nombreuses attaques au cours de la campagne électorale. Guillermo Ford, l’un des candidats à la vice-présidence, colistier de son adversaire, Guillermo Endara (droite), lui a lancé : “Moi, je travaille depuis que j’ai 17 ans, mais toi, Martinito, tu es un fils à papa.” Martín s’est aussi vu reprocher le passé du général, et cette campagne a été l’occasion de rappeler que certains membres de son parti étaient des hommes politiques importants au temps des gouvernements militaires (1968-1989). “On ne peut pas renier ses origines autoritaires et militaristes”, ont clamé ses détracteurs. Et Martín Torrijos a promis de créer une commission d’enquête sur les abus commis pendant la période militaire. Les scandales non éclaircis de l’ancien gouvernement PRD (19951999) ont également affecté sa campagne. L’ancien président Ernesto Pérez Balladares est actuellement accusé de corruption, ainsi que son ancien directeur de campagne. En outre, des députés de son parti sont impliqués dans des affaires de potsde-vin. Il faut ajouter à cela l’hostilité de Washington. Selon The Washington Post, le gouvernement du président George W. Bush ne voit pas d’un très bon œil l’arrivée d’un autre Torrijos à la présidence et s’inquiète surtout du virage à gauche d’une démocratie supplémentaire en Amérique latine. Dès son élection, Martín Torrijos a appelé à “un nouveau pacte social, sérieux, participatif, n’excluant personne, un pacte social pour réaliser les transformations réclamées depuis longtemps par la société panaméenne”. ■ COLOMBIE Pourquoi rejette-t-on les réfugiés politiques colombiens ? Les services d’immigration britanniques ont expulsé et renvoyé en Colombie Jhon Reyes-Prado, dont le père, l’oncle et les deux frères avaient été assassinés par les paramilitaires. Une décision aux suites dramatiques. E n octobre 2000, des paramilitaires d’extrême droite, réputés pour s’en prendre aux membres des associations de défense des droits de l’homme et à tous ceux qui sont suspectés de venir en aide aux guérillas de gauche, ont commencé par tuer l’oncle et les deux frères de Jhon ReyesPrado, l’obligeant à abandonner l’entreprise de transport routier de sa famille. En 2002, ils ont tué son père, et sa mère s’est réfugiée en Italie. Jhon Reyes-Prado, lui, croyait avoir trouvé un abri sûr en s’installant au Royaume-Uni avec sa femme et ses enfants. Mais, en dépit de la campagne menée par le député de sa circonscription, par une association de lutte contre les expulsions et par la municipalité de South Shields, cet homme de 33 ans et sa famille ont été expulsés au mois de mars dernier par les services d’immigration. Les craintes de ses défenseurs étaient fondées : un mois après son retour en Colombie, il a été grièvement blessé au bras par deux hommes à moto cagoulés qui lui ont tiré dessus. Depuis, il craint que ses agresseurs ne s’en prennent à sa femme et à ses trois enfants, dont un est né au Royaume-Uni. La famille avait déposé une demande d’asile, puis fait appel de la décision d’expulsion. Les ser vices d’immigration ont estimé qu’à condition que la famille Reyes-Prado ne retourne pas à Cali (où avaient eu lieu les quatre assassinats) elle serait en sécurité en Colombie. Mais M. Reyes-Prado a été blessé à Bogotá, à huit heures de route de Cali. Johann, son fils de 13 ans, décrit la peur dans laquelle il vit avec sa mère, Mar y, 30 ans, et ses frères Andres, 8 ans, et Jhon-Paul, 3 ans. “La seule fois où mon père s’est rendu chez sa belle-mère à Bogotá, on lui a tiré dessus. Depuis quatre semaines, nous vivons enfermés dans la maison, à regarder la télévision. Nous n’allons pas à l’école et on ne nous autorise pas à jouer dans le jardin de peur qu’on nous voie. Ma grand-mère est obligée de faire les courses pour nous. Nous sommes comme des prisonniers.” Le jour de l’agression, lorsque la famille a appelé Sue Quantrill, une militante de 42 ans de South Shields, celle-ci leur a conseillé de se rendre à l’ambassade du Royaume-Uni à Bogotá, mais, selon Johann, ils avaient trop peur pour sortir de chez eux. A la demande des avocats de la famille, Jenny Pearce, qui enseigne la politique latino-américaine à l’université de Bradford, a soumis un rappor t aux ser vices COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 22 DU 6 AU 12 MAI 2004 d’immigration, qui l’ont rejeté. Elle y explique que les paramilitaires disposaient d’un réseau national et qu’il était donc faux de présumer qu’en changeant de région la famille pourrait être en sécurité. “Si j’en juge par mon expérience, dit-elle, la loi de la vendetta est très forte en Colombie. Certaines personnes continuent d’être poursuivies au bout de cinq ou six ans. Les paramilitaires sont organisés à l’échelon national et ont des contacts entre eux.” Kath Sainsbury, coordinatrice de la Coalition nationale des campagnes de lutte contre les expulsions, est consternée par la nouvelle de l’agression, qui a donné raison aux prédictions de son organisation. “Notre gouvernement soutenait qu’il n’y avait aucun danger à rentrer au pays. Malheureusement, il s’est avéré que la situation n’était pas si sûre puisqu’on a tiré sur Arifa Akbar Jhon”, constate-t-elle. The Independent, Londres page de publicité 705 p24 4/05/04 14:41 Page 24 amériques É TAT S - U N I S Où mène le mépris des lois internationales Les humiliations subies par des prisonniers irakiens ont choqué l’opinion américaine. Un éditorial du Washington Post y voit une conséquence de la guerre contre le terrorisme telle qu’elle est menée depuis 2001. Washington l’époque où Saddam Hussein régnait sur l’Irak, la prison d’Abou Ghrab, près de Bagdad, avait la sinistre réputation d’engloutir pour toujours ceux qui y entraient. L’Irak est aujourd’hui occupé par les EtatsUnis et ce lieu, où sont détenus désormais des prisonniers de guerre irakiens, fait à nouveau parler de lui. Une série de photos très troublantes est apparue dans les médias. On y voit des prisonniers irakiens nus, empilés les uns sur les autres ; des détenus la tête recouverte d’un sac et un autre homme debout sur une caisse, la tête également recouverte d’un sac – on lui a dit, semble-t-il, qu’il serait électrocuté s’il tombait de là [voir ci-contre]. On voit également des soldats américains hilares, désignant du doigt les détenus et faisant semblant de leur tirer dans les parties génitales. Il s’agit là des traitements les plus dégradants, les plus humiliants et les plus honteux qu’on puisse imaginer : on n’est pas loin de la torture physique. Révélés par l’émission 60 Minutes, sur CBS, ces clichés n’ont été dans un premier temps repris que par quelques rares journaux, dont The Washington Post. Mais ils ont fait la une dans le reste du monde, en Europe comme dans le monde arabe. Il est impossible d’évaluer les dégâts qu’ils ont causés à l’image des Etats-Unis, à la cause de la stabilité de l’Irak et même à la cause de la démocratie au Moyen-Orient. Les opinions étran- A Un prisonnier irakien attaché à des fils électriques. L’une des photos du scandale diffusées par CBS. RÉACTIONS On torture comme Saddam ! Doutes britanniques “Quelle que soit la véracité des photos qui montrent des soldats britanniques humiliant et frappant un prisonnier irakien, le mal est fait. Ces images ont révulsé le monde arabo-musulman”, commente The Guardian après la publication de clichés montrant, entre autres, un soldat urinant sur un prisonnier agenouillé. Le ministère de la Défense britannique cherche à démontrer que ces photos sont truquées, tandis que le tabloïd Daily Mirror, qui les a publiées, titrait le 3 mai : “Nous disons la vérité !” Sipa THE WASHINGTON POST gères oublieront certainement que certains des responsables de ces actes ont, depuis, été suspendus ou punis et il importe peu que les prisonniers en question aient attaqué des soldats américains. La plupart des gens ordinaires ne retiendront qu’une chose : les Etats-Unis sont un conquérant cynique et hypocrite, une puissance occupante sans aucune considération pour le peuple qu’elle prétend libérer. Cette affaire doit servir de leçon aux hommes politiques et aux militaires : il faut agir dans le cadre du droit, y compris lorsqu’il s’agit des pires ennemis de l’Amérique. Il est actuellement à la mode, dans certains cercles de Washington, de minimiser la teneur de la convention de Genève sur les prisonniers de guerre, de la considérer comme une forme “dépassée” du droit international. Cet incident montre cependant à quel point il est important d’en enseigner le contenu à tous les niveaux de l’armée et de l’appliquer aussi strictement que possible. Il montre également les risques que prend le gouvernement en refusant d’instaurer une véritable procédure juridique pour les prisonniers de la guerre contre le terrorisme détenus à Bagdad, Bagram, Guantanamo Bay et ailleurs. Mieux que n’importe quel traité, ces photos montrent l’effet potentiellement corrupteur de l’absence de règles qui règne dans ces prisons. Il faut mettre un terme au non-droit. ■ ■ “L’armée américaine a pris une étrange et malheureuse décision quand elle a choisi d’incarcérer des Irakiens dans la prison d’Abou Ghrab, dont le nom, sous Saddam Hussein, était synonyme de tor ture et symbolisait tout ce à quoi l’invasion de l’Irak devait mettre un terme”, regrette The New York Times. Et, aujourd’hui, se désole le quotidien, “cer tains soldats américains ont apporté leur propre version du sadisme dans ce lieu”. “Les terroristes comme Oussama Ben Laden ont toujours eu l’intention de pousser les Etats-Unis et leurs alliés à démontrer que la pire des propagandes antiaméricaines est vraie, poursuit le quotidien new-yorkais. Abou Ghrab est une énorme victoire pour eux. L’invasion de l’Irak, qui commençait déjà à ressembler à un mauvais rêve, ne peut pas devenir plus cauchemardesque.” “Que le Pentagone ait été si lent à s’indigner, alors qu’il avait connaissance de ces allégations depuis presque six mois, est presque aussi dérangeant que le compor tement répugnant de cer tains soldats, considère de son côté USA Today. Les efforts des huiles du Pentagone pour étouf fer le scandale plutôt que punir les coupables rapidement et de manière décisive laissent penser que l’armée ne met pas en pratique les valeurs qu’elle voudrait que les Irakiens assimilent.” TÉMOIGNAGE “Nous avons une bonne méthode pour les faire craquer” The Guardian a publié les extraits du journal tenu à partir du 19 janvier 2004 par le sergent Ivan Frederick, l’un des six soldats qui pourraient être jugés en cour martiale. Conditions de détention “Les prisonniers sont obligés de vivre dans des cellules froides et humides. Le MI [renseignements militaires] nous a également ordonné de placer un prisonnier en cellule d’isolement pratiquement sans vêtement, sans toilettes, sans eau courante, sans ventilation, ni fenêtre, pendant au moins trois jours. Dans ces moments-là, le personnel du MI et même les agents du CID [enquêtes criminelles de la police militaire] étaient là. Vers la première semaine de janvier 2004, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) devait visiter les installations. Les prisonniers qui n’avaient pas encore été interrogés l’ont été immédiatement. J’ai pris le lieutenantcolonel Phillabaum à part et je lui ai demandé comment le MI voulait que les choses soient faites, comment les prisonniers étaient traités. Il m’a répondu : ‘Ne vous inquiétez pas de ça.’ A l’étage, j’avais plusieurs petites pièces… On m’a souvent dit de les mettre dans ces pièces, qui ne faisaient que 1 mètre sur 1. Quand j’en ai parlé au chef de bataillon, il m’a dit : ‘Je me moque de savoir s’il doit dormir debout.’ Les prisonniers étaient obligés de dormir dans des endroits qui n’étaient pas adaptés, comme des tentes inondées par la pluie, avec seulement deux ou trois couvertures pour se protéger des intempéries. On a tiré avec des projectiles non létaux sur un prisonnier visiblement attardé parce qu’il se tenait près d’une clôture à chanter, alors que l’on aurait pu utiliser des moyens moins brutaux.” Les chiens “Le MI nous a encouragés et nous a dit qu’on faisait du bon boulot parce que, maintenant, ils obtenaient des résultats positifs et des informations. Le CID était là quand des chiens de l’armée ont été utilisés pour intimider les prisonniers à la demande du MI. Le 18 janvier 2004, un prisonnier insoumis, avec un bras cassé. En présence d’une équipe du CID, on lui a mis un carcan et il s’est évanoui.” Mort en prison “Vers le mois de novembre, un prisonnier a été amené. Ils l’ont tellement cuisiné qu’il est mort. Ils ont mis son corps dans un sac rempli de glace et l’ont laissé pendant environ vingt-quatre heures dans la douche. Le lendemain, les toubibs sont venus et l’ont allongé sur une COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 24 civière, ils lui ont mis une intraveineuse bidon dans le bras et l’ont emmené. Il n’a jamais été interrogé et n’a donc jamais été enregistré.” avons un très bon rendement avec notre méthode pour les faire craquer. D’habitude, ils craquent au bout de quelques heures…” Installations sanitaires 22 janvier 2004 “Grande épidémie de poux parmi les détenus. La seule solution proposée, des rasoirs. Les prisonniers atteints de tuberculose ont été logés au même niveau que les autres et… les soldats, qui risquaient d’être infectés.” Deux courriels sont également révélateurs. L’un a été écrit avant que les exactions ne soient découvertes, l’autre après. “Ça me dégoûte de voir comment l’armée se retourne contre moi. On dit toujours que la merde, ça descend vers le bas. Eh bien, devine qui est tout en bas ? J’ai demandé de l’aide, je les ai prévenus, mais personne ne m’écoutait. J’ai dit au chef de bataillon que je n’aimais pas la tournure que ça prenait et il m’a répondu : ‘Ne vous inquiétez pas. Je vous donne l’autorisation de le faire.’ Si seulement je pouvais parler à quelqu’un de ce qui est en train de se passer, mais j’ai reçu l’ordre de ne parler à personne en dehors de mon avocat et du CID. Et pour ce qui est de faire confiance à quelqu’un, c’est NON.” 18 décembre 2003 Courriel adressé à Mimi Frederick : “C’est très intéressant de les regarder interroger ces gens. En général, ils n’autorisent personne à les regarder, mais, comme ils apprécient ma façon de diriger la prison, ils font une exception… Nous DU 6 AU 12 MAI 2004 The Guardian, Londres page de publicité 705 p26 4/05/04 14:45 Page 26 asie ● PA K I S TA N Veillée d’armes dans les Zones tribales L’armée pakistanaise a proclamé une trêve des hostilités avec les chefs tribaux du Waziristan, qui protègent les hommes d’Al Qaida et les alliés afghans. Elle n’en prépare pas moins activement une nouvelle offensive. ASIA TIMES ONLINE Hong Kong DE MIRAMSHAH (PAKISTAN) e 25 avril, un mois après une sanglante offensive contre des combattants d’Al Qaida à Wana, dans le Waziristan-Sud, non loin de la frontière afghane, le Pakistan a relâché 50 prisonniers pour s’assurer le soutien de la population tribale. Alors qu’on les présentait il y a quelques jours encore comme des terroristes, on les pare maintenant de colliers de fleurs en signe de réconciliation. Et un général pakistanais s’est même spécialement rendu sur place pour superviser leur remise en liberté. Selon des sources locales, Mohammed Sharif, un des hommes recherchés, a été invité, avant même que les tribus aient fixé leurs conditions pour la trêve, au QG de l’armée, à Peshawar. Il a garanti au général commandant la zone que l’insurrection contre les troupes pakistanaises cesserait si celles-ci se retiraient de la région et si les Zones tribales recevaient 100 millions de roupies [environ 2 millions d’euros] de dédommagement. Manifestement, l’officier n’a pas eu d’autre choix que d’accepter et c’est lui qui s’est rendu à Wana, où, après maintes accolades et embrassades avec les “terroristes”, il a annoncé le versement d’une indemnité. Un peu plus tôt, les autorités avaient d’ailleurs gracié 5 chefs locaux accusés d’avoir abrité des islamistes et des leaders de la résistance afghane avant de négocier une trêve. L PROVINCE-DELA-FRONTIÈREDU-NORD-OUEST A F G H A N I S T A N Kaboul Passe de Khyber Peshawar Islamabad ZONES TRIBALES* WaziristanNord Miramshah Sh aw al 250 km Wana Lig n urand eD WaziristanSud BALOUTCHISTAN 0 P A K I S T A N Combats récents Bases américaines et alliées Troupes de la force internationale (ISAF) * Quasiautonomes. Sous la pression des Etats-Unis, le Pakistan a déployé des milliers de soldats dans les Zones tribales depuis la mi-mars. N’étant pas contrôlées par le gouvernement, ces régions servent, dit-on, de refuge aux combattants rebelles du sud et de l’est de l’Afghanistan, ainsi qu’aux membres d’Al Qaida et peut-être même à Oussama Ben Laden lui-même. Les combats violents qui se sont déroulés à Wana du 16 au 27 mars ont causé de nombreuses pertes dans les rangs des forces tribales comme dans ceux de l’armée. On peut donc se demander aujourd’hui combien de temps va durer cette trêve. “Dieu merci, tout s’est très bien arrangé, mais nul ne peut garantir que cela durera car, dans une telle société, ce genre de problème est récurrent”, explique Pir Naik Zaman, député du Mutahidda Majlis-i-Amal [MMA, coalition de partis religieux extrémistes] et membre de l’assemblée régionale du Waziristan-Nord. “Notre armée et notre peuple sont impliqués. Au début, l’armée se conduisait mal en faisant des incursions, mais, aujourd’hui, elle a compris son erreur et le problème a été réglé conformément aux traditions grâce au dialogue avec le conseil tribal”, ajoute un de ses collègues. UNE PAIX RELATIVE SOUS LA SURVEILLANCE DU FBI Si les hommes politiques semblent confiants dans le retour de la paix, la population l’est beaucoup moins. Des éléments extérieurs enveniment la situation. Des membres de tribus locales m’ont montré un tract intitulé “Message à l’armée pakistanaise”, très bien écrit et rédigé en ourdou, qui avait été distribué dans tout le Waziristan-Nord parmi les hommes du régime posté à la frontière. Vraisemblablement conçu à Islamabad par un groupe islamiste, il invitait les soldats qui combattaient pour les “croisés” à quitter l’armée et à se livrer à une autre occupation. Ce genre de propagande est générale- ment bien accueillie par les habitants. La région est d’ailleurs en proie à des troubles accrus, en particulier depuis que de nouvelles troupes ont rejoint les forces pakistanaises dans la zone frontalière, en prélude, dit-on, à une nouvelle offensive imminente. “Auparavant, quand les soldats pakistanais patrouillaient ici, ils étaient accueillis à bras ouverts par les paysans, qui leur offraient des légumes. Mais, depuis l’opération de Wana, les choses ont changé.Aujourd’hui, ils n’osent plus se promener en uniforme sur les marchés et,pendant leurs patrouilles, ils ont toujours des khasadars (policiers tribaux) à leurs côtés pour assurer leur sécurité”, raconte un médecin. A l’heure actuelle, la région connaît une paix relative. Mais des pressions sous-jacentes subsistent : les Etats-Unis veulent que le Pakistan entre en lutte contre les résistants afghans (et étrangers) qui se sont réfugiés sur son sol et contre les forces tribales qui leur fournissent un abri et un soutien. Le lancement d’une nouvelle offensive n’est donc plus qu’une question de temps. Les troupes pakistanaises, sous l’œil attentif d’agents du FBI discrètement hébergés dans un centre de formation professionnelle du quartier général tribal, à Miramshah, sont déjà en train de se regrouper dans le Waziristan-Nord. Elles se préparent à la confrontation qui aura lieu dans le Shawal, un no man’s land accidenté à cheval sur la “ligne Durand”, frontière contestée qui sépare depuis 1893 le Pakistan de l’Afghanistan. Syed Saleem Shahzad THAÏLANDE L’usage de la force ne réglera rien Pour que les violences cessent dans les provinces du Sud, il faut d’abord que le gouvernement lutte contre les trafics et la corruption. Et qu’il rende ses droits démocratiques à une population délaissée. L e jeu du chat et de la souris auquel les forces de sécurité et les militants islamistes se livrent depuis près de quatre mois a atteint un point critique le 28 avril, au cours d’affrontements qui ont fait plus de 100 mor ts chez les rebelles [pour la plupar t armés de machettes, ils ont assailli plusieurs postes de police]. Ces événements marquent une nouvelle étape dans la relation entre une société thaïlandaise essentiellement bouddhiste et la minorité musulmane d’origine malaise [regroupée dans le Sud]. Avec leur habituelle tolérance, les Thaïlandais croyaient pouvoir maîtriser les tensions ethnicoreligieuses et maintenir des relations nor- males entre les deux communautés. Mais les actes de terrorisme qui ravagent le pays depuis le 4 janvier dernier [une série d’attentats, d’incendies et d’attaques contre des édifices publics et les forces de l’ordre ont secoué trois provinces à majorité musulmane du Sud] suscitent une for te réprobation au sein de la population. D’autant que l’appareil de sécurité de l’Etat s’était révélé incapable, jusqu’à ces derniers jours, de rétablir l’ordre. Mais, le 28 avril, la police et l’armée ont contreattaqué. Les combats ont culminé avec la prise d’une vieille mosquée de la province de Pattani [dans laquelle 32 militants ont été tués]. La manière vindicative dont les forces de l’ordre ont lancé leur contreoffensive meurtrière a, dans certains milieux, suscité l’euphorie, voire une jubilation fanatique. Les Thaïlandais doivent retrouver la raison et ne pas se laisser endormir par ce qui semble bien n’être qu’un succès tactique à court terme du gouvernement Thaksin. Si l’on veut réduire au minimum le nombre des victimes innocentes parmi les civils, il faut considérer l’action militaire comme un mal nécessaire et n’utiliser la force qu’avec la plus grande prudence. Il convient de souligner qu’un grand nombre de policiers, de militaires et de responsables du gouvernement se livrent à des activités illicites comme le trafic de drogue, le proxénétisme et la contrebande, souvent de connivence avec des politiciens et des notables musulmans corrompus. Les actions militaires du gouvernement contre les militants islamistes armés doivent donc s’accompagner d’une répression de la corruption. Les politiciens musulmans ne doivent pas être épargnés, car nombre d’entre eux exploitent impitoyablement leurs coreligionnaires et les privent d’avantages que pourrait leur procurer une participation pleine et COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 26 DU 6 AU 12 MAI 2004 entière à la vie politique – dont la possibilité de peser sur les décisions locales et nationales, de façon à faire mieux prendre en compte leurs besoins. Or, bien que leur présence aux plus hauts échelons de la politique ne date pas d’hier, les politiciens musulmans du Sud persistent à refuser de partager ce pouvoir avec leurs administrés. Ainsi, les gens qu’ils sont censés ser vir restent enfermés dans un cercle vicieux de pauvreté, d’ignorance, d’échec scolaire, de chômage et de frustration. Pourquoi en sont-ils là ? Seul l’octroi de droits politiques et d’une véritable citoyenneté aux musulmans du Sud pourra apporter une paix durable, condition indispensable pour que la région puisse connaître le progrès, la prospérité et le bonheur. Ce n’est certainement pas une conspiration de bouddhistes et d’autres confessions qui parviendra à les contenir. The Nation, Bangkok 705p27-28 4/05/04 15:01 Page 27 asie CHINE Hong Kong n’est plus un électron libre Pékin dit non au suffrage universel direct pour désigner le prochain gouverneur du territoire. Cette décision pourrait radicaliser une population de plus en plus politisée. SOUTH CHINA MORNING POST Hong Kong i l’on en juge par les termes employés, c’est dans l’intérêt de la population de Hong Kong que le comité permanent de l’Assemblée nationale populaire [le Parlement chinois] a rejeté l’introduction du suffrage universel pour choisir en 2007 le chef de l’exécutif du territoire et pour les élections parlementaires prévues l’année suivante. Cette décision met un terme au débat sur les réformes démocratiques qui agite la Région administrative spéciale (RAS) depuis des mois. Pour Ivan Choy Chi-keung, professeur de sciences politiques à l’université chinoise de Hong Kong, “2004 marque le début du principe ‘un pays, un système’” [en opposition au principe “un pays, deux systèmes” qui régulait les relations entre Hong Kong et Pékin depuis la rétrocession, en 1997, et permettait au territoire de garder une certaine autonomie politique]. Les mesures décidées par Pékin sont un camouflet infligé aux nombreux Hongkongais qui espéraient l’établissement complet de la démocratie. L’aspiration à des réformes a été stimulée par le rassemblement du 1er juillet 2003. Déclenchée par l’introduction d’une clause jugée liberticide et par de vieux griefs à l’encontre du gouvernement local, cette manifestation, à laquelle 500 000 personnes S ont participé, a entraîné des changements radicaux sur la scène politique de Hong Kong. Ainsi, fort de sa victoire aux élections locales du 23 novembre, le camp des démocrates a réclamé un réexamen dans les plus brefs délais de la loi fondamentale qui régit les institutions du territoire. Pour M. Choy et certains observateurs, le 23 novembre a rétrospectivement représenté un tournant, marquant le début de la fin du combat pour l’instauration rapide du suffrage universel. “A Pékin, la nervosité s’est accrue en novembre et en décembre. Les autorités ont été frappées par le caractère extrêmement imprévisible des élections. L’élection présidentielle à Taïwan a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Si Lien Chan [candidat du Kouomintang réputé plus proche de Pékin] avait gagné, [Pékin] aurait été moins nerveux à propos de Hong Kong”, estime l’universitaire. L’ancien président de l’ordre des avocats Alan Leong Kahkit pense qu’il est injuste d’accuser les militants pour la démocratie d’entretenir l’agitation politique. “[En juillet], la population est descendue dans la rue de sa propre initiative. Les événements tels qu’ils se déroulaient ne nous laissaient pas le choix, insiste-t-il. Dès le premier jour, personne ne s’attendait à ce qu’ils [Pékin] nous accordent facilement une démocratie totale. Mais nous n’avions jamais pensé qu’ils l’auraient écartée aussi brutalement.” Le président chinois Hu Jintao : “Un pays, deux systèmes”. Dessin de Telnaes, Etats-Unis. Pour M. Choy, le camp favorable à la démocratie était placé devant un dilemme : “Si on est trop puissant, Pékin prend peur ; si on ne l’est pas, Pékin fait comme si on n’existait pas.” Il constate que les événements du 1er juillet ont apporté des changements dans la vie politique de la RAS. “L’aspiration à plus de démocratie est irréversible. Les tensions politiques s’aggraveront, préditil. Le pire est que Pékin n’a pas compris le désir de changement. Le sentiment de frustration va s’étendre à l’ensemble de la société.” La volonté du gouvernement central de brider la démocratie est très risquée, prévient également Li Pang- kwong, maître de conférences en sciences politiques et en sociologie à l’université Lingnan, et elle risque de se retourner contre lui. “Nombreux sont ceux qui se sentent blessés et persécutés par Pékin. L’identité hongkongaise et la nécessité de sauvegarder les valeurs hongkongaises peuvent se renforcer et donner naissance à une puissante force politique”, souligne M. Li. Pékin contrôlant toujours d’une main de fer le choix du prochain chef de l’exécutif [nommé par 800 représentants favorables au gouvernement central], M. Li pense que la population utilisera le LegCo [le Conseil législatif, qui compte 60 membres] comme contrepoids face au gouvernement. De plus, l’augmentation du nombre de jeunes électeurs fera à terme pencher la balance en faveur des forces prodémocratiques. “Dans les dix années à venir, on assistera probablement à l’émergence d’une puissante opposition, qui obtiendra presque la majorité au LegCo. Le troisième chef de l’exécutif, quel qu’il soit, ne pourra réaliser aucune avancée dans la confusion actuelle”, prédit M. Li. Le professeur Cheung, ancien membre du Parti démocrate et enseignant à la City University, conclut : “Pékin participe activement à la vie politique de la RAS, et continuera de le faire. Dans les années qui ont suivi la rétrocession, Hong Kong a continué d’agir comme un électron libre. Désormais, le territoire est entré dans l’orbite du pays.” Chris Yeung INDONÉSIE Wiranto, un candidat aux mains sales Candidat à l’élection présidentielle, l’ancien chef des armées indonésien pourrait avoir des ennuis. Un tribunal du Timor-Oriental veut en effet le juger pour crimes de guerre. L e passé est en train de rattraper le général à la retraite Wiranto. L’unité pour les crimes graves (Serious Crimes Unit, SCU) du tribunal de grande instance du TimorOriental [aujourd’hui Timor Lorosa’e] a émis un mandat d’arrêt à l’encontre de l’ancien ministre des Armées et de la Sécurité de la République indonésienne, également ancien chef des armées. Wiranto, qui vient d’être désigné comme candidat à l’élection présidentielle par le parti Golkar [parti de l’ancien président Suharto], peut fort bien prétendre que cette décision constitue une manœuvre de ses rivaux politiques à l’intérieur du pays. Mais il ferait mieux de regarder la réalité en face avant l’élection, qui aura lieu en juillet prochain. En effet, le mandat d’arrêt de la SCU ne remonte pas au jour où Wiranto a été officiellement nommé par le Golkar comme candidat : il est en vigueur depuis février 2003, juste après que la SCU, sous la direction de Siri Frigaard, a fait figurer le nom de Wiranto sur la liste des accusés pour crimes extraordinaires au Timor-Oriental, aux côtés de six autres officiers indonésiens. Selon la presse étrangère, après la victoire des indépendantistes timorais au référendum de 1999, près de 2 000 personnes ont été tuées lors de l’opération “Terre brûlée”, qui aurait été conduite par les milices selon un plan établi par Jakarta et avec son plein accord. La procédure lancée par Frigaard est à présent poursuivie par Nicholas Koumjian, le nouveau président de la SCU. Il croit fermement que les preuves qu’il a en main vont convaincre le tribunal du district de Dili de lancer le mandat d’arrêt contre Wiranto. Si Koumjian voit juste, ce n’est pas une bonne nouvelle pour Wiranto. Il va devoir vraiment réfléchir à deux fois avant d’entreprendre des voyages à l’étranger. En effet, comme il est spécifié dans les principes de Princeton sur la juridiction universelle, tout pays a le devoir d’arrêter et d’extrader toute personne accusée de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Ce devoir lie tous les pays signataires des accords multilaté- raux ayant suivi la Seconde Guerre mondiale. Au-delà de la constitution de la SCU, les Nations unies ont aussi formé une cellule spéciale pour les crimes extraordinaires, qui est composée de deux magistrats internationaux et d’un magistrat national. C’est à cette cellule juridique rattachée au tribunal du district de Dili que Koumjian va demander l’accord pour l’arrestation de Wiranto. L’ONU a également initié une “cour hybride” au Timor Lorosa’e, sur le même modèle que celle qui existe au Cambodge. On estime que cette “cour nationale internationalisée” est capable de prononcer des jugements équitables, indépendants, de procéder à une justice impartiale et à un coût bien inférieur à un tribunal international ad hoc comme ceux établis pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie. Qu’est-ce que cela signifie pour l’Indonésie ? N’oublions pas que les Nations unies avaient menacé de constituer un tribunal international ad hoc pour l’Indonésie. Cette menace a disparu lorsque Jakarta a formé une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Timor-Oriental, ainsi qu’un tribunal des droits de l’homme. Toutefois, l’ONU ne peut pas non plus se taire COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 27 DU 6 AU 12 MAI 2004 s’il est prouvé que le cercle d’impunité dans l’affaire du Timor-Oriental ne peut pas être brisé par la justice indonésienne. C’est ce qui fera de la mission de la “cour hybride” des Nations unies au Timor Lorosa’e une alternative après que la formation d’un tribunal international aura échoué. En tant que ministre des Armées et de la Sécurité, également chef des armées à l’époque de l’embrasement du Timor-Oriental, en 1999, Wiranto n’a pas son nom sur la liste des accusés au tribunal des droits de l’homme en Indonésie. C’est justement là le cœur du problème : le fait qu’il n’y ait pas de “remède local” vis-à-vis de Wiranto rend ce dernier encore plus exposé à la mission de la cour hybride des Nations unies. Le principe Non bis in idem – selon lequel une personne qui a été définitivement jugée ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie par une autre partie – ne peut pas l’affranchir d’une menace devant le tribunal des Nations unies, car aucun tribunal indonésien ne l’a jamais jugé innocent ni coupable. Rachland Nashidik*, Tempo, Jakarta * Directeur du programme IMPARSIAL, The Indonesian Human Rights Watch. 705p27-28 4/05/04 15:01 Page 28 asie LE MOT DE LA SEMAINE “KIRO” LE TOURNANT JAPON Séoul intéresse aussi les amis de Pyongyang Les Coréens résidant dans l’archipel sont ébranlés. Proches de la Corée du Nord, ils s’interrogent sur le rapprochement intercoréen en cours. ASAHI SHIMBUN Tokyo a Corée du Sud doit cesser immédiatement ses manœuvres contre l’Association des ressortissants coréens au Japon [Chosen Soren, pro-Pyongyang]”, a brusquement lancé Kim Ryong-son, chef de la délégation de la république populaire démocratique de Corée [RPDC, la Corée du Nord]. Prononcé à la fin de la réunion ministérielle intercoréenne qui s’est tenue dans un hôtel de Séoul le 10 juillet 2003, ce propos a laissé perplexe le ministre de la Réunification sud-coréen, Chong Sehyon. “Il doit y avoir un malentendu”, a-t-il répondu, mais M. Kim a réitéré sèchement : “Tout ce qu’il faut, c’est les arrêter.” Après la réunion, M. Chong, désireux de connaître la raison de cette déclaration, a ordonné une enquête. Celle-ci a abouti à une rumeur qui a circulé parmi les cadres de l’association Chosen Soren en juin 2003, selon laquelle un haut représentant sudcoréen aurait proposé une aide de 300 millions de dollars en faveur d’un organisme financier et d’établissements scolaires nord-coréens du Japon [une centaine d’écoles, de collèges et de lycées répartis dans l’archipel]. Or, ces institutions constituant la base de l’adhésion des ressortissants coréens à l’association Chosen Soren, une telle proposition aurait provoqué la colère du plus haut responsable du siège central de l’association. “Le gouvernement de Séoul cherche à s’approprier notre éducation patriotique !” L Les Zainichi ou Coréens du Japon – au nombre de 625 422 en 2002 – ont dû jongler avec des impondérables qui les ont placés devant des choix douloureux. Si tant est que les choses se présentaient, bien sûr, en termes de choix. L’annexion de la Corée par les Japonais de 1910 à 1945 a conduit ainsi près de 2 millions de Coréens à venir travailler, souvent contre leur gré, dans l’archipel. Après la reddition du Japon, certains prennent le parti de rester sur place. Un ultime décret impérial daté de 1947 leur “octroie” la nationalité coréenne ; l’Etat, inquiet des conséquences électorales que pourrait entraîner le vote d’une minorité opprimée ayant gardé le droit de vote, les transforme du jour au lendemain en étrangers. Mais qu’entend-on par nationalité coréenne ? En 1948, on le sait, la péninsule, dans un même mouvement, recouvre sa souveraineté et se voit divisée en deux Républiques. Les Coréens du Japon ont alors à lutter pour se créer une place au sein d’une société qui leur est hostile, tout en étant pris en tenailles entre deux régimes autoritaires qui, se regardant en chiens de faïence le long du 38e parallèle, tentent de les contrôler à travers deux organismes, le Chôsen Rôren, financé par Pyongyang, et le Mindan, proche de Séoul. Dans les années 60, près de 90 000 d’entre eux décideront de rejoindre la Corée de Kim Il-sung ; c’est du Nord, pour eux, que vient l’espoir. Or ce schéma général vacille : la discrimination a reculé au Japon, la Corée du Sud s’est démocratisée, les illusions d’un paradis sur terre (la Corée du Nord) se sont volatilisées. L’histoire de la communauté coréenne, longtemps déchirée, à l’image de la péninsule, arrive ainsi à un tournant. Et les dialogues qui s’y nouent aujourd’hui préfigurent, peut-être, la réconciliation d’un peuple avec lui-même. Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Michiyo Yamamoto DES JEUNES SENSIBLES AUX SIRÈNES DE LA CORÉE DU SUD Un peu avant cet événement, Ra Jongil, à l’époque conseiller à la Sécurité nationale du président sud-coréen, était venu en visite au Japon. M. Ra, qui devrait prochainement occuper le poste d’ambassadeur de Corée du Sud au Japon, est un des pivots du gouvernement, qui poursuit sa politique du rapprochement avec la RPDC. Lors de son séjour dans l’archipel, il a rencontré des hommes d’affaires coréens proches de l’association Chosen Soren qui, dit-on, lui ont demandé, au titre de la solidarité entre Coréens, d’aider les écoles nord-coréennes et les entreprises coréennes pro-Pyongyang du Japon qui connaissent des difficultés. Interrogé par l’Asahi Shimbun, M. Ra a reconnu que, pour répondre à cette demande, il avait étudié à titre personnel la possibilité de l’envoi de professeurs de coréen aux établissements scolaires, mais il a démenti catégoriquement avoir proposé 300 millions de dollars d’aide à l’association. Qui a donc fait cette proposition et sous quelle forme ? Toute la vérité est loin d’être faite sur l’affaire. Mais, en tout cas, “depuis cette Dessin de No-río, Aomori. ■ Chosen Soren Les grandes lignes politiques de Chosen Soren, adoptées lors du congrès fondateur qui s’est tenu à Tokyo en 1955, étaient : rassembler la communauté coréenne de l’archipel autour du régime du Nord ; la réunification des deux Corées, nées à l’issue de la guerre, en 1953 ; la défense des droits des résidents coréens au Japon. Aujourd’hui, l’association dirige une vingtaine d’organismes, comme la Chambre du commerce et de l’industrie coréenne du Japon, ainsi que près de 30 entreprises, dont l’organe de presse Chosun Shimpo. Assumant le rôle d’ambassade, elle délivre aussi passeports et visas. Selon les autorités japonaises, elle rassemble environ 247 000 des 637 000 Coréens résidant sur le sol nippon. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 28 histoire, le siège de l’association Chosen Soren tente désespérément de resserrer les rangs de l’organisation”, explique un militant pro-Pyongyang. Depuis sa fondation, en 1955, la Chosen Soren vénère la Corée du Nord comme sa patrie. Dans sa plateforme actuelle, la RPDC est définie comme “la véritable patrie du peuple coréen”. Toutefois, ces derniers temps, dans les milieux proches de l’association, cette vision est en train de changer sous l’influence de la démocratisation de la Corée du Sud et du processus du rapprochement intercoréen, qui a débuté avec le sommet historique Nord-Sud [en juin 2000]. “L’association a besoin de marquer un revirement historique, fondé sur une vision de l’avenir.” Ainsi, en novembre 2002, soit deux mois après la rencontre entre le Premier ministre japonais, Junichiro Koizumi, et le numéro un nordcoréen, Kim Jong-il, à Pyongyang, 23 jeunes militants de la Chosen Soren ont adressé une lettre au siège. [Au cours du sommet, le régime nordcoréen a reconnu pour la première fois certains des enlèvements de Japonais par les hommes de Pyongyang dans les années 70 et au début de la décennie suivante. L’affaire a bouleversé la communauté pro-Pyongyang du Japon, qui avait toujours refusé de croire qu’un tel crime ait pu être commis par “sa patrie”.] Dans la lettre, les jeunes désignaient la Corée du Sud comme leur “autre patrie” et interrogaient l’association sur son attitude vis-à-vis de Séoul. Ils demandaient également le passage à “un mouvement élargi et [à] une organisation plus ouverte, capable d’accueillir n’importe quel résident coréen du Japon”. En Corée du Sud, la loi relative à la Sécurité nationale, qui qualifie le gouvernement nordiste et les organisations pro-Pyongyang d’“organisations antiétatiques”, est encore aujourd’hui en vigueur. Malgré cela, des mouvements associatifs du Sud ont commencé à inviter les membres de DU 6 AU 12 MAI 2004 la communauté coréenne du Japon, proches de la Chosen Soren. C’est un fait que, même sans être invités, ceuxci se rendent de plus en plus souvent en Corée du Sud et que les parents d’élèves [d’établissements pro-Pyongyang] demandent que leurs enfants y fassent leur voyage de fin d’études [une tradition dans l’archipel]. Cette tendance inquiète énormément les dirigeants de l’association. “Affirmer que la Corée du Sud est aussi notre patrie risque de conduire à l’effondrement de l’association”, pouvait-on lire dans le guide distribué au printemps 2003 aux militants. A la fin du mois de mai, la Chosen Soren organisera la grande assemblée générale qui a lieu tous les trois ans. En vue de cette manifestation, elle met sur pied depuis novembre “une campagne de sept mois”. On perçoit dans les documents internes, où les dirigeants donnent des directives aux militants, l’expression du désir d’empêcher une désaffection. “Créer un mouvement populaire auquel puissent adhérer les jeunes générations” ;“se mêler à nos compatriotes et écouter ce qu’ils ont à dire”… La Chosen Soren n’en oublie pas pour autant d’insister sur la loyauté envers “sa patrie”. “La position et le principe le plus important sont de partager le sort de notre cher leader, le général Kim Jong-il.” Quoi qu’il en soit, face aux changements qui affectent le monde dans lequel évoluent le Japon et la péninsule coréenne, et au passage des générations au sein de la communauté coréenne de l’archipel, la relation avec “la patrie” est remise en question. ■ W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com page de publicité 705p30-32 4/05/04 15:14 Page 30 m oye n - o r i e n t ● ISRAËL Le Likoud ne veut pas de la paix Ariel Sharon a fait croire que seul son parti pouvait assurer la sécurité du pays. Pourtant, à 60 %, les militants viennent de rejeter son plan de retrait de Gaza. De quoi ouvrir les yeux à l’opinion israélienne qui lui faisait confiance. HA’ARETZ Tel-Aviv ’idée selon laquelle “rak ha’Likoud yakhol” [seul le Likoud le peut] est morte et enterrée. Les militants du Likoud et leurs dirigeants viennent de réfuter l’argument du “camp de la paix” israélien selon lequel seule la droite est capable d’évacuer des implantations [colonies] et d’apporter la paix. Ariel Sharon, le chéri des colons, n’est pas parvenu à rassembler les membres de son parti derrière son projet de rapatrier 8 000 colons et des dizaines de milliers de soldats encerclés par 1,3 million de Palestiniens. Cette initiative n’est parvenue à obtenir qu’un soutien poli des ministres du Likoud, qui n’écraseront aucune larme face à sa mort. Le référendum interne du Likoud et les positions défendues par la majorité de ses ministres ont levé le voile que les dirigeants de ce parti avaient posé sur son visage depuis la signature des accords d’Oslo. [L’ancien Premier ministre] Benyamin Nétanyahou et Ariel Sharon avaient découvert que, sondage après sondage, une majorité d’Israéliens continuaient de soutenir l’évacuation de toute la Bande de Gaza et de la plupart des implantations de Cisjordanie. Dès lors, Nétanyahou et Sharon avaient troqué leur promesse de Grand Israël contre une autre selon L Dessin de Michel Kichka, Israël. Pétition Une pétition demandant au président Bush de revoir sa politique de soutien inconditionnel à Israël aurait déjà été signée par plus de cinquante diplomates américains, nous apprend Ha’Aretz. “Votre soutien inqualifiable aux assassinats illégaux de Sharon, au mur de séparation, aux dures mesures militaires dans les Territoires occupés et, aujourd’hui, votre appui au plan unilatéral de Sharon coûtent à notre pays sa crédibilité, son prestige et ses amis.” laquelle eux et eux seuls apporteraient la sécurité et trouveraient des partenaires palestiniens séduisants avec qui conclure un accord de paix. Avec des slogans aussi creux et aussi vagues que : “J’ai confiance dans la paix de Sharon” et “Des concessions douloureuses”, ils étaient parvenus à attirer des électeurs israéliens avides de paix. La bataille autour du plan de désengagement prouve que, s’il le peut, le Likoud ne veut en tout cas pas payer le prix de la paix. Des gens qui refusent de céder une poignée d’implantations isolées de la côte de Gaza et du nord de la Samarie [en Cisjordanie] ne céderont jamais Ofra et Beit-El [dans la Bande de Gaza]. En mai 2002, le Comité central du Likoud avait déjà décidé à une écrasante majorité qu’“aucun Etat palestinien ne serait créé à l’ouest du Jourdain”, laissant alors Sharon seul face à une majorité de ministres emmenés par Nétanyahou. Un parti opposé à une solution fondée sur deux Etats pour deux peuples, à des négociations bilatérales et même à des initiatives unilatérales ne peut dès lors pas être un partenaire pour la paix. Si, malgré les réserves de son parti et de ses ministres, Sharon décide d’appliquer son projet d’évacuation des colons et des soldats de la Bande de Gaza, le Parti travailliste et le Shinouï ne doivent lui laisser aucun prétexte pour se dédire. Ces deux partis doivent soutenir un désengagement le plus rapide possible, quitte à aider la droite. Mais l’échec du référendum sur le désengagement permet aussi aux partis situés à la gauche du Likoud de s’adresser enfin à une opinion israélienne qui soutient majoritairement l’idée d’un compromis et de lui prouver que “compromis” et “droite” sont deux termes mutuellement exclusifs. La réhabilitation du processus de paix doit redevenir la tâche prioritaire des forces politiques qui se font les avocats de négociations avec les représentants élus du peuple palestinien et ne doit pas passer par l’imposition de solutions tarabiscotées. La seule solution politique était et reste le cadre tracé par les paramètres de Clinton, l’initiative de Genève et la “feuille de route”. L’issue du référendum du Likoud va forcer le “camp de la paix” à rompre une fois pour toutes avec l’illusion selon laquelle “seul le Likoud peut”. Peut-être le peutil, mais il ne le veut certainement pas. Akiva Eldar C O N S T E R N AT I O N Se tirer un obus dans le pied Conforté par l’appui américain, Ariel Sharon ne s’attendait pas à un tel désaveu de la part de sa propre base, explique Yediot Aharonot. L a première réaction d’Ariel Sharon à son échec au référendum semble montrer que le Premier ministre a compris qu’il ne pourrait se soustraire à sa défaite. Contrairement aux informations qui filtraient de son cabinet il y a encore quelques jours, il ne s’agit plus de balayer d’un revers de la main l’issue de la consultation [des militants du Likoud] en mettant en cause ces “quelques milliers de personnes qui reculent devant une décision historique”. Depuis dimanche soir [le 2 mai], Sharon doit faire face à un parti qui exige que Sharon s’aligne sur lui, et non plus l’inverse. Avant de se perdre en conjectures, il faut s’arrêter un instant et prendre la mesure de ce qui vient de se passer : un fiasco politique sans précédent. Alors qu’il disposait d’une solide majorité parlementaire, d’un projet politique dont tous les sondages disaient qu’il était soutenu par la majorité de l’opinion, et de l’aval du président américain, le Premier ministre a brutalement ruiné son crédit et porté un coup mortel à son propre plan. La décision de Sharon de soumettre son projet à un référendum interne va bientôt être enseignée comme un cas d’école dans lequel despotisme, mépris des autres et myopie politique conduisent un gouvernant à se tirer non pas une balle, mais un obus dans le pied. Le revirement des militants du Likoud qui, il y a encore quelques semaines, se déclaraient majoritairement en faveur du plan, est impossible à expliquer uniquement en termes de campagne ratée ou d’influence des attentats terroristes. Ce renversement de tendance témoigne des lacunes fondamentales du plan de désengagement et du manque de confiance dans la façon dont Sharon entend le mener. La thèse selon laquelle seule une minorité extrémiste s’est déplacée pour voter est trop simple. En choisissant de ne pas se déplacer, les abstentionnistes se sont également prononcés, et il n’est pas possible d’interpréter la décision collective de 200 000 personnes en la ramenant à “une prise en otage du parti par les extrémistes”. Les militants du Likoud ont reçu par courrier un plan dépour vu de calendrier et d’explications convaincantes sur les changements qu’il était censé apporter. Comment auraitil pu ne pas donner l’impression qu’il s’agissait d’une fuite en avant ? Cer tes, ces lacunes ne sont pour rien dans la vision du monde de ceux pour qui il est inconcevable que le vainqueur se retire ainsi des territoires occupés. Mais ceux-là ne sont pas des militants du Likoud. Pour convaincre les militants de son propre parti, Sharon aurait dû faire davantage que palabrer avec Bush. Il aurait d’abord dû montrer qu’il savait parfaitement où son plan les menait. Que va faire Sharon, à présent ? A coup sûr, il a devant lui de longues nuits blanches. Certes, dans les jours à venir, il peut s’attendre à se faire secouer par ses députés, qui ont déjà fait savoir qu’il n’avait d’autre choix que s’aligner sur eux. Certes, il va également devoir assumer les conséquences d’une initiative douteuse, dont la plus mince n’est pas l’humiliation publique d’un président américain : en effet, Bush, qui s’était pleinement investi en faveur du plan de désengagement, se retrouve aujourd’hui mouché par des Gilla Gamliel et des Moshé Feiglin [extrême droite du Likoud]. Mais ce serait une erreur de croire que Sharon va pré- COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 30 DU 6 AU 12 MAI 2004 senter sa démission au président Katzav sans s’être battu d’abord. Certains hommes politiques rêvent de voir ce fiasco finalement déboucher sur des élections anticipées. Certains rêvent également de voir Sharon, Pérès et Lappid, ces trois Mohicans dont l’âge total avoisine les 230 ans, créer un nouveau par ti centriste israélien qui enverrait valser à gauche et à droite les débris du Likoud et du Parti travailliste. Même dans les circonstances actuelles, ce n’est pas ce qui arrivera. Ce qui est en revanche cer tain, c’est que nous allons entrer dans un long crépuscule, certes riche en coups de force, mais qui ne débouchera pas sur une désintégration des structures politiques existantes. Le plus consternant de l’affaire est que tout cela aurait pu être évité si le Premier ministre avait simplement décidé d’agir en Premier ministre et de faire avaliser ses décisions par la voie commune à toute démocratie représentative [par la voie parlementaire], plutôt que de recourir à une invention [la consultation du Likoud] qui n’a aucune chance de se faire breveter. Ofer Shelah, Yediot Aharonot, Tel-Aviv page de publicité 705p30-32 4/05/04 15:14 Page 32 m oye n - o r i e n t SYRIE Cafouillages à propos d’un attentat qui n’a pas eu lieu Comment enquêter sur un attentat dans un pays fermé comme la Syrie ? Peu habituée à travailler dans l’urgence, l’agence officielle syrienne SANA n’a cessé d’“annuler” des nouvelles qu’elle venait de diffuser. AN NAHAR (extraits) Beyrouth es Arabes ont toujours eu des difficultés à tirer rapidement les leçons des événements qui les touchent. Encore plus si l’événement en question “n’a pas eu lieu”, comme celui qui s’est déroulé (mais peut-être pas !) dans le quartier de Mazzé, aux portes de la capitale syrienne. Soyons clairs : personne ne met en doute qu’il se soit passé “quelque chose” à Mazzé. Il y a eu des victimes, et quelques étages d’un immeuble – que tout le monde à Damas sait déserté – ont été incendiés. Les prochains jours dévoileront ou non la véritable nature de ce “quelque chose” ! Mais il y a quand même des leçons à tirer de cet événement. Nous voulons parler de “l’attaque terroriste par un groupe lié à la nébuleuse Al Qaida et qui démontrerait que la Syrie est elle aussi devenue la cible des terroristes”, selon une logique énoncée par des porte-parole officieux du pouvoir syrien et relayée par les chaînes satellitaires arabes. La première leçon est plutôt rassurante : le moindre tort causé à la Syrie ne pourra désormais plus demeurer caché. A l’époque des satellites et du téléphone portable, les coups de feu tirés dans une ruelle de Damas n’échappent plus aux antennes des chaînes de télévision régionales. La deuxième leçon montre que le crépitement de ces coups de feu parvient le plus souvent amplifié par l’intermédiaire de nos écrans de télévision, comme cela s’est passé lors de cette soirée diffusée par les différentes chaînes satellitaires arabes. Cela a produit deux heures de délire journalistique. La chaîne Al Arabiya a tout de suite donné à l’urgence une coloration terroriste, en s’empressant de rattacher l’événement de Mazzé aux dernières attaques qui se sont déroulées en Arabie Saoudite. En fin de soirée, on se trouvait dans une situation irréaliste dont le summum fut atteint lorsqu’on demanda à un commentateur – situé dans un pays frère voisin de la Syrie, à plus de 50 kilomètres de la localité où avait eu lieu le prétendu événement, et qui de plus venait d’apprendre la nouvelle à la télé – s’il pouvait CONFIRMER ce qui s’était passé ! Mais trêve de taquineries à l’encontre des télés arabes, d’autant plus que l’information syrienne si “crédible et transparente” a perdu le nord dès les premiers instants de l’attaque. C’est la troisième leçon à tirer de ce non-événement. Le porte-parole officieux mais autorisé du régime syrien a réussi à dramatiser l’incident en liant l’attentat à la vague terroriste dirigée contre d’autres pays arabes. Mais par [la langue de bois] adoptée il a décrédibilisé ses déclarations tellement cellesci semblaient formatées et préparées. Personne en Syrie ni à l’étranger ne L Dessin d’Abdelké paru dans An Nahar, Beyrouth. ■ Choquée ! Les doutes émis par plusieurs officiels américains sur l’attentat du 27 avril dernier à Damas ont choqué Bouthaina Shaabane, la ministre des Emigrés syrienne. “Le choc provoqué par l’attentat n’a d’égal que les déclarations des deux membres du Congrès américain affirmant que le gouvernement syrien aurait préparé l’attentat pour éviter les sanctions américaines”, écritelle dans le très officiel Techrine. s’attend à ce que l’agence d’information syrienne SANA dise la vérité ! Mais nul ne pensait voir cette agence s’égarer au point de diffuser des informations qu’elle s’empressait ensuite d’“annuler”. Or on ne peut pas annuler une nouvelle qu’on a diffusée, comme s’il s’agissait d’une circulaire militaire ; tout au plus peut-on la démentir. On a l’impression que c’est ainsi que fonctionne encore l’information syrienne ; comme une armée aux ordres. Le pouvoir syrien peut-il continuer à alimenter un tel système d’information alors qu’il ne peut empêcher une nouvelle de circuler ? Et voici la quatrième leçon à tirer : cer taines instances vérifient les annonces faites par la Syrie concernant ce qui se déroule sur son territoire. Il ne s’agit pas des journalistes “taquins”, syriens et libanais indépendants qui ont mis en doute les versions officielles. Il s’agit de l’administration américaine, première concernée par les messages envoyés par les médias syriens. Washington réplique qu’il n’est pas convaincu par la version syrienne et envoie à son tour deux messages : 1) il ne croit pas habituellement les nouvelles diffusées par SANA ; 2) il a ses propres sources d’information sur la Syrie. Mais, si les Etats-Unis ont leurs informations, comment le citoyen ordinaire syrien peut-il s’informer ? Pourrat-il trouver une réponse claire dans les prochaines déclarations des responsables syriens, lorsque par exemple le président Bachar el-Assad sera interviewé dans les prochains jours par Al Jazira ? Non, puisque l’entretien aura été réalisé avant l’événement de Mazzé. Et c’est là la cinquième leçon à tirer : si la Syrie est désormais une cible – du terrorisme ou des Américains – et si l’on ne peut plus compter sur les médias syriens, il revient au président lui-même de tenir un discours qui ne paraisse pas “rassis” comme celui de ses porte-parole. La sixième leçon intéresse la sécurité nationale. Les services de renseignements syriens surveillent en priorité – et c’est étrange – la population et perdent un temps fou dans cette activité. Lorsqu’ils manquent de remarquer une turbulence sécuritaire, si légère qu’elle soit, ils ne peuvent s’empêcher de l’amplifier. Soyons plus précis : la sécurité en Syrie est menacée par des armes, non pas par des paroles, des pétitions, des sit-in ou des conférences où se retrouvent les simples citoyens ! “A quelque chose malheur est bon”, dit le proverbe. Après ce qui a eu lieu ou n’a pas eu lieu, comment les autorités syriennes peuvent-elles encore juger l’opposant Aktham al-Naïssa en raison de son action en faveur des droits de l’homme ? Comment peutelle prolonger l’incarcération des opposants syriens ? Il n’est pas facile pour le pouvoir syrien de tirer profit de ces leçons. Heureusement pour lui, il y a une septième et dernière leçon à retenir et qui peut consoler ce pouvoir : ses protégés au Liban, même en période de danger, lui demeurent d’une fidélité aveugle… Samir Kassir DOUTES Les Syriens n’ont pas pu inventer cet attentat Selon les Israéliens, l’attentat de Damas est une mise en scène du gouvernement syrien pour se donner une image de pays victime du terrorisme. Pour Asharq al-Awsat, Damas ne peut pas se permettre un tel jeu. L ’attentat du quartier Mazzé, à Damas, une comédie montée de toutes pièces ? C’est ce qu’ont prétendu les Israéliens ainsi que deux officiels américains, en prenant pour preuve le fait que les autorités syriennes n’avaient pas montré publiquement les corps de deux des attaquants qui, selon elles, avaient été tués dans les accrochages, ce qui aurait confirmé leur appartenance au commando. Est-il vraiment pensable qu’un régime politique ait pu monter de toutes pièces une opération terroriste contre lui-même, rien que pour se donner des airs de victime ? Bien sûr que non ! Qu’il ait exécuté une opération que toutes les agences de presse du monde ont diffusée, au risque de ternir complètement son image ? Jamais de la vie ! Si ce régime avait réellement découvert un complot fomenté localement, il aurait plus vraisemblablement cherché à en nier l’existence et fait tout son possible pour en effacer les traces, plutôt qu’aller l’inventer puis en claironner la nouvelle sur les toits. Le premier objectif d’une opération armée contre un Etat est d’en ébranler la réputation et de créer un climat de peur au sein de l’establishment. D’autant que les autorités syriennes se faisaient jusqu’ici une fierté de déclarer à qui voulait l’entendre que la Syrie faisait partie du petit nombre de pays que le terrorisme n’avait pas réussi à atteindre. Le régime syrien considérait que son casier sécuritaire, demeuré vierge de toute attaque terroriste, constituait une preuve indiscutable de sa faveur populaire. D’ailleurs, la Syrie avait été le premier pays à faire face à la violence islamiste [révolte des Frères musulmans à Hama, en 1980, durement réprimée par l’armée]. On a même enseigné un peu par tout dans le monde l’exemple syrien d’éradication rapide des menaces intégristes dans les écoles de formation à la sécurité ! L’opposition islamiste syrienne avait alors dû rejoindre en exil les autres oppositions fonda- COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 32 DU 6 AU 12 MAI 2004 mentalistes qui venaient de trouver refuge en Allemagne, en Suède et au Royaume-Uni. Mais d’où a donc pu venir aux Israéliens l’étrange idée que les rafales de mitraillette, un immeuble incendié et les photos de roquettes abandonnés dans les rues de Damas n’étaient qu’une mise en scène du gouvernement syrien visant à améliorer son image ? L’idée aurait peut-être pu inspirer le scénario d’un film hollywoodien, mais elle apparaît stupide dans une région du monde où pullulent des esprits qui n’ont pas besoin qu’on les pousse pour transformer les mises en scène en drames réels sur le terrain. En fait, la nation de poids qu’est la Syrie au plan régional va rejoindre les pays voisins qui combattent les groupes terroristes avec plus de détermination qu’elle ne l’avait fait auparavant. On pouvait récemment entendre à Damas des réflexions cherchant des excuses au terrorisme international tant que les objectifs visés étaient étrangers et se justifiaient par la lutte contre Israël et contre les Etats-Unis. Il ne sera désormais plus possible d’invoquer ce prétexte. Abder Rahman ar-Rashed, Asharq al-Awsat, Londres 705p33_34 4/05/04 15:43 Page 33 afrique ● A F R I QU E D U S U D Mandela : “Le monde nous croyait voué à l’autodestruction” L’ancien président sud-africain prend rarement la plume. En avril, dix ans après la fin de l’apartheid, il revenait sur cette décennie de démocratie de la “nation arc-en-ciel”. SUNDAY TIMES (extraits) Johannesburg J ’ai 85 ans, bientôt 86, et être encore en vie pour célébrer dix années de démocratie en Afrique du Sud est une expérience et un privilège extraordinaires, que les mots sont impuissants à décrire. Plusieurs générations de nos combattants de la liberté, de nos militants antiapartheid et de tous ceux qui ont subi oppression, exploitation et conditions de vie dégradantes ont vécu dans l’espoir de connaître un jour la liberté. Cet espoir les encourageait, les motivait, et leur donnait la force de continuer. Un peuple en lutte et ses mouvements de libération doivent s’accrocher à l’espoir de la liberté même dans les circonstances les plus dures, face aux obstacles les plus difficiles à surmonter et dans les heures les plus sombres. Nous, les peuples d’Afrique du Sud et leurs mouvements de libération, sommes passés par de nombreuses phases d’abattement profond lorsqu’il nous semblait que nous ne serions jamais libres, ou du moins que nous ne serions plus là pour voir ce jour que nous attendions tant. Dix ans de démocratie ! Dix ans de démocratie, après plusieurs siècles de domination coloniale et de dépossession. Après plusieurs décennies passées sous le joug de l’apartheid, la forme la plus structurée de domination et de discrimination raciales que le monde ait connue après la Seconde Guerre mondiale. Dix ans peuvent sembler bien peu dans l’histoire de l’humanité. En tant que peuple, nous, Sud-Africains, savons que ces dix années où nous avons vécu ensemble dans la paix, dans la reconnaissance de notre humanité commune, dans l’accommodement démocratique de nos différences au sein de notre unité nationale, représentent un accomplissement humain dont l’importance et l’impact, en le transcendant, font oublier qu’il est si récent. Je nous ai souvent entendu décrire dans le monde entier comme une nation miracle. Le monde pensait que nous étions voués à nous autodétruire dans une sanglante guerre civile et raciale. Or, non seulement nous avons évité une telle conflagration, mais nous avons créé l’un des ordres démocratiques non racistes et non sexistes les plus exemplaires et les plus progressistes du monde contemporain. Nous n’apprécions peut-être pas toujours à sa juste valeur l’importance de cet accomplissement, ni à quel point il peut être source d’inspiration pour notre monde à cheval sur deux siècles, en quête d’espoir et de sens. Comme nous le rappelle un poète célèbre en parlant du miracle de notre transition et de notre démocratie, pour une fois histoire a rimé avec espoir. Ce gouvernement, le gouvernement d’unité nationale, a montré que le peuple sud-africain et ses dirigeants élus avaient la volonté et la capacité de faire fonctionner la démocratie. Il a rassemblé trois mouvements politiques historiquement opposés dans la vaste entreprise consistant à mener notre pays vers la réussite, à mettre en place et affermir notre démocratie, et à unir notre peuple dans sa diversité. Lorsque je pense à cette première décennie de démocratie, et plus particulièrement aux cinq premières années fondatrices, je ne peux que rendre hommage à la sagesse et au bon sens des leaders des partis impliqués et de tous les membres de ce premier cabinet. J’imagine qu’ils auront tous l’occasion – et ils auront raison – de rapporter mes moments d’impatience, de colère, de folie et d’irrationalité dans les mémoires qu’ils ne manqueront pas d’écrire. Je garde pour ma “Donc, hurlez-le du haut des toits... Nous sommes enfin libres ! Vous entendez ça, madame ?! ... Enfin libres !! Bravo. ... N’oublie pas la vaisselle.” Dessin de S. Francis, H. Dugmore et Rico paru dans The Star, Johannesburg. ■ Retraite de Mandela Selon The Star, “Mandela est fatigué et va se retirer de la vie publique pour se concentrer davantage à ses œuvres caritatives et à la rédaction du deuxième tome de ses mémoires, La Longue Marche vers la liberté.” part le souvenir du travail d’équipe, du patriotisme partagé et de la fierté que nous inspirait notre pays. La dignité humaine est la première valeur évoquée dans les fondements de notre Constitution. Mais il nous reste encore beaucoup à faire avant de pouvoir affirmer que chacun des habitants de notre pays vit mieux. Le chômage, la pauvreté et la maladie – en particulier cette menace terrible qu’est le sida – nous rappellent chaque jour l’ampleur des défis qui nous attendent à l’aube de notre deuxième décennie de démocratie. Et ce n’est pas minimiser ces défis ou la souffrance des individus que de souligner que nous affrontons le futur avec une dignité intégralement restaurée. J’ai voté en démocratie pour la troisième fois cette année, la quatrevingt-sixième de ma vie. Je l’ai fait en célébrant le dixième anniversaire de notre démocratie. Dix ans de dignité retrouvée. Et je me suis souvenu de mes camarades et compatriotes disparus, qui, comme moi, se sont obstinés à avoir foi dans la liberté. Nelson Mandela CÔTE-D’IVOIRE Les vrais ennuis commencent pour Gbagbo L es amateurs de films policiers le savent : le premier qui tire est un homme mor t. Le jeudi 22 avril, Laurent Gbagbo a tiré le premier. Et pas sur n’importe qui : sur Kofi Annan et l’ONU [il s’est plaint de l’inaction de l’ONU face aux violations des droits de l’homme]. La riposte ne s’est pas fait attendre. Une semaine, plus tard, lors de sa séance du vendredi 30 avril, l’institution a mis le holà aux errements du clan des ennemis des accords de paix de Marcoussis. Et prononcé une sévère mise en garde au patron de la légion des insoumis : Laurent Gbagbo himself. Le Conseil de sécurité rappelle au président ivoirien des vérités bien senties. Et sor t (enfin !) ses griffes face à “l’impasse dans laquelle se trouve le processus de paix défini par les accords de Marcoussis”. Il fait clai- rement peser des menaces directes et personnelles sur la tête de tous ceux qui se sont constitués en front anti-Marcoussis. “Des mesures pourraient être prises, si nécessaire, à l’encontre des individus dont les activités constitueraient un obstacle à la pleine application des accords de Marcoussis”, dit le communiqué du Conseil. Les usages à l’ONU sont tels que l’institution ne recourt que très rarement à des menaces aussi précises contre des individus ou des groupes de personnes clairement identifiés en fonction de leurs méfaits. L’ONU ne s’arrête pas là. Elle recommande que toutes les personnes impliquées dans les allégations de violation des droits de l’homme soient poursuivies. Or, justement, la mission d’enquête sur la répression de la marche du 25 mars vient de remettre le résultat de ses investigations au secrétaire général de l’ONU. Ce rapport, chacun le sait, est très craint par le régime. Au point que le chef de l’Etat en personne, son épouse ainsi que le ministre des Droits de l’homme sont montés au créneau pour le vilipender alors même qu’il n’avait pas encore été rédigé. Ils savent tous que ce rapport peut ouvrir la voie à des poursuites devant un tribunal pénal spécial pour la Côte-d’Ivoire. Ils savent que l’ONU peut décider du jour au lendemain d’actionner sa batterie de mesures de rétorsion. Or, en la matière, après la répression inhumaine des 25, 26 et 27 mars, Laurent Gbagbo sait qu’il est un client idéal pour un TPI. Cela pour dire que le régime sent planer autour de lui comme un air de fin de règne COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 33 DU 6 AU 12 MAI 2004 et qu’il est résolu à se battre. Mais, en attaquant frontalement et brutalement l’ONU comme il l’a fait, Gbagbo s’est fermé toutes les portes diplomatiques. Il ne peut compter sur aucun Etat sérieux, sur tout pas la France, dans la bataille qui s’ouvre entre lui et Kofi Annan. Bientôt, on entendra que le Conseil de sécurité de l’ONU, au vu des blocages persistants en Côte-d’Ivoire, a pris une série de mesures : Gbagbo et son clan seront d’abord interdits de voyage ; ensuite, leurs avoirs à l’étranger seront gelés ; enfin, un procureur spécial teigneux sera lancé à leurs trousses et ne s’arrêtera que lorsqu’il obtiendra leur inculpation. A cet instant, Gbagbo comprendra ce que veut dire : avoir Moussa Touré, vraiment des problèmes. Le Patriote, Abidjan 705p33_34 4/05/04 15:43 Page 34 afrique ALGÉRIE La jeunesse est en train d’inventer un monde libertaire Fin observateur de la société algérienne, l’humoriste Fellag juge avec sévérité l’évolution du régime en place à Alger et son incapacité à comprendre les aspirations des nouvelles générations. Interview. gigantesque et ubuesque lorsqu’on leur dit que les choses vont changer. Tant qu’il n’y a pas une première fois concrète, quelque chose qui a changé, qu’on touche, je ne peux pas y croire. Quand le ministre de l’Intérieur dit : “Je vous promets que l’administration va être neutre”, c’est comme le loup qui demande aux poules de le laisser entrer dans le poulailler et promet de ne pas les manger. J’attends de voir la mise en œuvre de décisions politiques fortes, courageuses, qui vont transformer ce pays. EL WATAN Alger Dans votre spectacle Le Dernier Chameau, on accède à l’Algérie par les femmes. Pourquoi ce choix ? J’ai voulu témoigner encore une fois de ces deux mondes, le monde des hommes et celui des femmes, qui créent un déséquilibre dans la société, un déséquilibre psychologique. La société des femmes est en rondeurs, en sensualité, en amour, en affectivité, en poésie, en tendresse, en douceur et, de l’autre côté, il y a l’homme, raide, figé. Je le joue, ce père rigide, la moustache tendue, qui ne danse pas, qui a peur de se laisser aller même pendant les festivités de l’indépendance. C’est aussi une symbolique. Ces deux mondes ne se rencontrent-ils pas ? Ils ne se rencontrent que de façon “administrative”. Quand l’homme rentre à la maison, un rapport de la journée lui est établi par la mère. Evidemment, la société est en train de changer, de bouger. Les jeunes Algériens d’aujourd’hui tendent désespérément vers cette rencontre. Je raconte l’Algérie des années 19501960, une société tribale. Quand l’homme et la femme se rencontrent, c’est pour la gestion des affaires courantes. Je ne dresse pas un constat tragique, irréversible. C’est pour essayer d’ouvrir des perspectives. La subversion, le changement viendraient-ils des femmes ? C’est la rencontre des hommes et des femmes qui sera à l’origine du changement. Ce sont les générations d’aujourd’hui qui le feront peut-être. Nos parents vivaient dans le fatalisme, la dichotomie. Aujourd’hui, il y a une réelle revendication des jeunes hommes et des jeunes femmes pour se rencontrer. Raymond Delalande/JDD/Gamma Comment expliquez-vous que la substance de vos spectacles, qui est algérienne, transcende les frontières nationales ? FELLAG L’Algérie est un terreau qui me permet d’aller vers l’être universel.Tous les spectateurs se retrouvent piégés agréablement par ces histoires qui deviennent aussi les leurs, même s’ils ne sont pas Algériens. Je reçois des centaines de lettres de Français de souche qui portent sur cette universalité. Cela m’amuse et me rend heureux que des Français accèdent pendant deux heures à l’universel en passant par l’Algérien, parce que c’est un juste retour des choses par rapport à une société qu’on a marginalisée et qui apporte à son tour un modèle d’humain dans lequel on s’identifie. C’est un jeu intéressant pour un créateur. Il y a dans votre spectacle beaucoup d’humour, mais aussi de la gravité… Comme toujours. Si ce n’était que pour rire je n’aurais pas fait de oneman-show. J’aurais fait mon métier de comédien normal. Là, je raconte des choses essentielles, qui me touchent. C’est mon côté créateur, artiste qui regarde la société, qui a envie de la raconter, parce que je suis blessé moi aussi. Et ces blessures-là, je les partage avec les spectateurs, je les partage pour m’en libérer et les aider à s’en libérer aussi. C’est une sorte d’exorcisme ? C’est de l’exorcisme mais qui, en même temps, propose une façon d’être, des attitudes de vie face aux problèmes, face à la société. Le spectacle se termine par une séquence d’espoir… L’espoir est un sentiment qui n’engage rien. Ce n’est pas parce qu’on a de l’espoir que les choses vont changer. Ce n’est que par le travail, l’engagement, la créativité qu’une société peut évoluer. Il ne faut pas que l’espoir devienne de la fatalité. L’espoir doit être le stimulant d’une action qui est déjà en marche. C’est l’action qui donne l’espoir. Fellag à Bobigny lors de son dernier spectacle, Le Dernier Chameau. ■ Réconciliation Malgré la campagne de presse dont il a été victime lors de l’élection présidentielle d’avril 2004, Abdelaziz Bouteflika, réélu avec 84,9 % des suffrages, a affirmé le 2 mai sa “détermination à veiller à la liberté d’expression” en Algérie. Il a estimé que la presse “doit contribuer à la construction de la vie démocratique”. Vous avez voté ? Non. Je suis de cette génération d’Algériens qui éclatent d’un rire COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 34 Un exemple de décision forte, significative ? Les Algériens rêvent d’en finir avec les archaïsmes du passé qui freinent notre envolée. Ils rêvent d’ouvrir le pays pour que des gens du monde entier puissent venir s’installer en Algérie pour créer des usines et des emplois, ils rêvent d’une école empreinte de modernité où on pourrait étudier toutes les langues possibles, que les femmes aient les moyens de se libérer totalement, et que soient promulguées des lois qui les protègent. Par ailleurs, il faut qu’on arrête de croire que nous sommes, nous autres Algériens, uniques au monde, que nous sommes les plus grandes victimes de l’humanité, pour nous inscrire dans une humanité plurielle ouverte. Très souvent, l’algérianité est montée sur un piédestal comme si c’était une valeur absolue, intouchable. Nous sommes un peuple avec sa beauté, son courage, mais aussi sa fragilité, ses travers. La France, l’Angleterre ont-elles perdu de leur âme en s’étant ouvertes à toutes les cultures, les langues, les initiatives ? Comment percevez-vous l’image de l’Algérie et des Algériens dans la société, les médias français ? Tant que le pays ne s’ouvre pas de façon quasi absolue à la presse internationale, et libre à celle-ci de prendre sa responsabilité d’aller où elle veut, de faire ce qu’elle veut, tant que le pays ne laisse pas les autres nous regarder, nous aurons des images et des écrits qui ne refléteront qu’une partie de la réalité, qui ne seront pas représentatifs de la société dans sa profondeur. Les journalistes étrangers sont souvent contraints d’aller dans les mêmes endroits, comme l’hôtel Saint-Georges, ou quelques boîtes de nuit… On leur fait faire une espèce de circuit journalistique où ils ne rencontrent pas le peuple avec ses problèmes, ses contradictions. Là, on a affaire à une espèce de marginalité bourgeoise ou politique. C’est à nous de contrecarrer ces images. Il faut que la presse algérienne fasse des reportages concrets qui donnent une autre tonalité, que la télévision fasse des documentaires, qu’on fabrique des images fortes qui expliqueraient notre société, qu’on les montre et qu’on les exporte. DU 6 AU 12 MAI 2004 Cela montre que l’Algérie est très complexe et contrastée… Très complexe, et très complexée aussi de cette image que l’on donne de nous. Il y a des réalités multiples. Aucun documentaire ne peut donner à lui seul un point de vue général d’une société. Le journaliste étranger va toujours venir sur un préjugé, un a priori. Comme un journaliste algérien qui va venir faire un reportage sur la France. Qu’on cesse d’être dans la position de celui à qui on vole son image, il faut qu’on crée notre propre image et qu’on aille faire des images des autres, qu’on se confronte aussi aux autres. Si vous vous mettiez en situation d’observation, comment verriezvous les jeunes Algériens ? Les jeunes vivent les mêmes problèmes que ceux que nous avons connus à leur âge, multipliés par dix. Quand je reviens dans mon spectacle sur une enfance pendant la guerre d’Algérie, je m’en sers pour parler de l’Algérie d’aujourd’hui. Comme témoignage, pas comme prise d’otages. C’est un prétexte. J’apporte de l’eau au moulin des jeunes d’aujourd’hui, je leur apporte aussi une mémoire qu’ils n’ont pas. A la lecture de reportages de la presse étrangère, ces derniers temps, on retrouve une idée force : la “soif de vivre” des jeunes. Vous la percevez aussi ? Comme nous avions inventé dans la difficulté des espaces de liberté, de bonheur, même s’ils étaient fugaces. Eux aussi inventent, à leur façon, avec d’autres codes, des attitudes qui leur per mettent de glaner des petits moments de bonheur et d’espoir qu’ils puisent dans une énergie formidable. Ils ont un langage plus libéré que le nôtre par rapport à la société tribale. Nous, nous avions un pied dans la ruralité et un pied dans l’urbanité. Eux sont les enfants de la ville, une ville complètement explosée, faite de citadinité brouillonne et bouillante. Je suis heureux de savoir que ces jeunes ne sont pas des fatalistes. Je crois que le pouvoir, s’il ne les écoute pas, sera à un moment donné marginalisé. Ce peuple, jeune, énergique, est en train de s’inventer une démocratie libertaire, faite de modernité anarchique au-delà d’un pouvoir qui reste dans des codes d’un autre temps. Si le pouvoir ne donne pas tous les moyens à ce peuple de jeunes de s’épanouir, ceux-ci inventeront une autre société. Propos recueillis par Nadjia Bouzeghrane page de publicité 705p36-37-38-39-40-41 4/05/04 15:20 Page 36 Meyer/Tendance Floue e n c o u ve r t u re ● Le lac salé de Tuz Gulu. TURQUIE C’est loin, l’Europe! ■ En décembre 2004, les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Cinq doivent décider si, oui ou non, il convient d’ouvrir les négociations d’adhésion qu’Ankara réclame depuis plus de quarante ans. ■ Dès à présent, cette question anime les campagnes pour les élections européenes de juin, notamment en France. ■ Le débat essentiel porte sur les limites géographiques, culturelles et politiques de l’Europe. ■ Les réponses stimulantes des presses turque et allemande. Rappelons-nous où sont nos r Culture, histoire et religion, nos liens avec la Turquie sont anciens. Les Européens seraient bien avisés de se rafraîchir la mémoire et de tenir les promesses faites à Ankara. FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG Francfort ’est en marquant leurs différences que l’Allemagne et la France ont pris conscience d’elles-mêmes. Depuis Charles Quint jusqu’aux deux guerres mondiales, le concept d’“ennemi héréditaire” était d’usage courant. La “civilisation française” et la “culture allemande” semblaient devoir se combattre éternellement. Aujourd’hui, les prises de position contre l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne (UE) se multiplient. Aucun argument pertinent C ne plaiderait en faveur de l’appartenance de cet Etat asiatique à l’Europe. Or, pendant plus d’un demi-millénaire, les Turcs ont massivement participé à l’histoire de l’Europe en tant que puissance européenne et en tant qu’alliés d’autres puissances européennes. Comme le consignait, en 1745, le grand dictionnaire encyclopédique allemand Zedler, inspiré de l’esprit des Lumières, “l’Empire turc est un grand et puissant empire qui compte de nombreuses provinces en Europe”. On sait en outre que le nom “Europe” était celui d’une princesse asiatique et que le fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal Atatürk, était né à Salonique. L’Europe – faut-il le rappeler ? – n’est pas un continent aux contours clairement définis comme le sont l’Australie ou l’Afrique. Chaque époque de l’histoire a redéfini à sa manière sa frontière avec l’Asie. Diverses conceptions de l’Europe ont souvent existé en parallèle. Les adversaires de l’adhésion de la Turquie à l’UE répètent à l’envi que la Bible et l’Antiquité sont les fondements de l’identité européenne. La COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 36 Une serveuse au café Ara. Istanbul, 2001. DU 6 AU 12 MAI 2004 Bible est utilisée ici comme synonyme de chrétienté. Or le patrimoine culturel que nous avons hérité de l’Antiquité nous a été en grande partie transmis par les Arabes et par les Ottomans. Ils nous ont rendu Aristote, que nous avions perdu. Nous leur devons nos chiffres et le café. Les premiers grands conciles de la chrétienté se sont tenus en Asie Mineure. Constantinople, l’actuelle Istanbul, fut l’une des toutes premières résidences d’un patriarche chrétien et le reste encore aujourd’hui. L’Empire romain ne fut pas le premier empire chrétien : c’est en Arménie, en l’an 301, que la chrétienté fut proclamée pour la première fois religion d’Etat. L’apôtre Paul a vécu dans la région que recouvre aujourd’hui la Turquie. Si l’on veut définir l’Europe par la chrétienté, on est pour le moins en droit de considérer la Turquie comme l’un des berceaux de l’Europe. A l’inverse, après la conquête de Constantinople, c’est la plus grande église chrétienne de l’époque, Sainte-Sophie, qui a servi de modèle aux mosquées. L’Empire romain d’Orient et 705p36-37-38-39-40-41 4/05/04 15:21 Page 37 Amis européens, parlons franchement ! Si le Vieux Continent veut être plus qu’un simple figurant de l’Histoire, il a besoin d’un sérieux coup de main. Qui, mieux que la Turquie, peut le lui donner ? demande l’écrivain Ahmet Altan. GAZETEM.NET Istanbul n a coutume d’énoncer à propos des Turcs des vérités amères qui ne sont pas très agréables à entendre. On parle tellement de nos défauts qu’on a fini par les connaître par cœur. Cela dit, il faudrait peut-être maintenant parler aussi avec réalisme de vous autres, les Européens. Pour avoir fondé un grand empire par le passé et avoir perdu depuis le prestige et la puissance inhérents à cet empire, nous sommes, nous les Turcs, bien placés pour comprendre l’état d’esprit de peuples qui ont perdu leur puissance et la gloire d’antan. C’est la raison pour laquelle je pense que nous sommes dans une position idéale pour vous comprendre. Il fut un temps où vous étiez puissants et incarniez le centre du monde. C’est avec vous que les guerres commençaient et c’est grâce à vous qu’elles se terminaient.Vous déterminiez la marche du monde dans les domaines scientifique, culturel et politique. Mais plus maintenant.Vous ne décidez plus de la conduite de la guerre et du sort de la paix. Vous ne disposez plus, en effet, de cette puissance qui vous permettrait d’éviter des guerres et de construire la paix. Sur un plan politique, vous comparer aux Etats-Unis d’Amérique relève de la blague de mauvais goût. Il n’y a qu’à voir le Moyen-Orient, où personne ne semble vouloir vous laisser avoir voix au chapitre. Vous ne constituez plus une avant-garde dans le domaine scientifique. Votre créativité artistique n’est plus qu’un lointain souvenir. Vous ne parvenez plus à lancer la moindre initiative susceptible de changer le cours des choses dans les domaines politique, scientifique et culturel. Vous êtes riches, nobles et cultivés, mais vous êtes vieux. Vous semblez condamnés à ne plus éprouver que de la nostalgie pour votre passé glorieux. Il est difficile de croire que vous pourrez, à vous seuls, vous sortir de l’impasse que constitue le vieillissement de votre population. Personnellement, je pense que vous auriez besoin de davantage d’énergie, de folie, de jeunesse et de passion, toutes qualités que vous aviez en abondance il y a deux siècles. Aujourd’hui, dans un contexte difficile et flou de mondialisation capitaliste, vous demeurez là un peu comme une antiquité. Vous ne parvenez pas à sauter dans le train du changement. Lorsque, Ulla Kimming/visun/Cosmos O s racines Byzance, les liens avec les temps originels de la chrétienté, sont demeurés présents dans les esprits en Turquie. Le rapprochement avec l’Europe pourrait raviver ces traditions dont les traces ont partiellement disparu. Les plus beaux vestiges des temples grecs se trouvent sur la côte ouest et sur la côte sud de l’actuelle Turquie. Les religions du Livre, le judaïsme, la chrétienté et l’islam, ont vu le jour sur un territoire très circonscrit du Proche-Orient : Israël, Palestine, la Terre sainte. Celui-ci n’est pas en Europe, mais il a fait partie de l’Empire ottoman du début du XVIe siècle à la fin de la Première Guerre mondiale. L’administration des Lieux saints, à Bethléem et à Jérusalem, relève aujourd’hui encore du statut que leur a conféré un sultan ottoman en 1852. L’islam, en tout cas, ne devrait pas être avancé comme argument contre une adhésion de la Turquie à l’UE. La sécularisation est aussi développée dans les centres urbains de l’UE qu’en Turquie. De surcroît, en 2003, le sommet européen de Thessalonique (suite page 38) ■ Ahmet Altan Cet écrivain et journaliste turc, né en 1950, est connu pour ses idées anticonformistes. Il égratigne ainsi fréquemment le dogme kémaliste, l’institution militaire et le nationalisme turc, notamment sur le site d’information <gazetem.net>. Il est l’auteur de plusieurs romans à succès, dont Comme une blessure de sabre (éd. Actes Sud, 2000). COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 37 DU 6 AU 12 MAI 2004 bien obligés par les circonstances du moment, vous essayez d’avancer, vous trébuchez. Si cela continue, vous ne serez plus en mesure d’assumer le rôle principal que l’Histoire vous a légué et que vous avez assumé avec brio jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Dans ces conditions, vous avez besoin d’un sérieux coup de main pour pouvoir revenir au centre du jeu. Regardez donc ce qui se passe aujourd’hui autour de nous. Une vague de terrorisme est en train de submerger le monde avec pour seul message la proposition que musulmans et chrétiens sont des ennemis irréductibles et qu’ils ne peuvent en aucun cas vivre ensemble. Il est à craindre qu’une Amérique dirigée par George W. Bush ne soit pas loin de rendre ce scénario crédible. Les gaffes à répétition de la “superpuissance” ont en effet presque réussi à diviser le monde en deux. Ce nouvel acteur principal qu’est aujourd’hui l’Amérique se retrouve donc seul sur scène, oubliant ses répliques et se faisant finalement huer par les spectateurs. Il faut donc absolument trouver un nouvel acteur pour jouer ce premier rôle. Ce rôle implique de mener à bien un projet mondial qui associerait, dans le contexte actuel de la mondialisation, toutes les religions, ethnies et cultures, qui permettrait par des exemples concrets de dissiper les nuages de désespoir qui planent sur le monde actuel et redonnerait de l’espoir aux gens. Vous pouvez endosser ce rôle si vous voulez, et nous pouvons, nous, vous aider dans cette mission. En effet, l’Europe et la Turquie semblent aujourd’hui les seuls dans le monde en mesure de pouvoir mettre sur pied des projets de coexistence entre musulmans et chrétiens. Certes, la Turquie a de sérieux problèmes à régler, nous ne l’ignorons pas. C’est pour cela qu’elle a besoin de l’Europe, cela aussi nous le savons. Mais, pour surmonter vos problèmes, pour vous sauver du vieillissement et pour vous éviter de passer définitivement du statut de premier rôle à celui de figurant, n’avez-vous pas besoin d’aide ? Croyezvous vraiment que vous serez capables de faire cela tout seuls ? Parlons franchement.Vous aussi, vous avez besoin de la Turquie. Pourquoi ? Parce que celui qui assumera le leadership politique au niveau mondial sera celui qui aura réussi à rassembler sous un même toit l’islam et le christianisme, l’Occident et l’Orient. Les buts poursuivis par les acteurs du terrorisme international donnent ainsi des indications sur les qualités dont devra se doter ce leadership mondial.Vous pouvez évidemment ne pas voir cette réalité. Après tout, l’Histoire est faite de tant d’occasions manquées. Vous pouvez continuer à mener le train de vie d’un riche se complaisant dans son arrogance et vivant replié sur lui-même, vieux et fatigué. Mais, si, au fond de vous-mêmes, vous voulez encore malgré tout pouvoir assumer ce premier rôle, alors, venez et parlons-en. On pourra alors deviser de ces empires déchus. Ahmet Altan 705p36-37-38-39-40-41 4/05/04 15:22 Page 38 e n c o u ve r t u re Dessin d’Ivan Steiger paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Francfort. ■ Aux portes de l’Union (suite de la page 37) a ouvert une perspective d’adhésion pour l’Albanie, la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine, qui sont tous des pays marqués par l’influence musulmane. Sans compter que des millions de musulmans vivent déjà au sein de l’UE. On va parfois jusqu’à pointer l’islam comme un élément prétendument incompatible avec la science, avec l’esprit des Lumières. On pourrait tout autant mettre l’accent sur les points communs. De Galilée à Darwin, il n’y a pratiquement pas d’avancée scientifique qui n’ait été condamnée par les autorités chrétiennes. Et pourtant, la science et la chrétienté ont fini par trouver un assez bon terrain d’entente. En admettant qu’on puisse dire que l’esprit des Lumières n’a été imposé aux Turcs qu’avec le kémalisme, il n’en fut pas autrement dans de grandes parties de l’actuelle UE. Le système de gouvernement du XVIIIe siècle et du début du XIXe n’est-il pas qualifié de despotisme éclairé ? Quant à l’Allemagne de l’Ouest, ce sont les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale qui lui ont imposé un ordre démocratique. Comment accepter, à l’heure de la mondialisation, l’argument selon lequel l’UE serait trop étendue géographiquement et culturellement si la Turquie en faisait partie ? Dans un avenir très proche, l’Europe va entrer en concurrence avec une zone de libre-échange qui regroupe toute l’Amérique, du nord au sud, et avec une Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) coopérant étroitement avec la Chine – voire élargie à la Chine. En outre, la Turquie est un pays jeune, alors que l’on déplore généralement le vieillissement des sociétés de l’UE et son impact sur les systèmes de couverture sociale. Sous cet angle aussi, la Turquie serait un complément idéal à l’Union européenne. Le génocide des Arméniens, en 1915-1916, est un chapitre sombre. Mais que des Allemands en fassent un argument pour démontrer l’incompatibilité de la Turquie avec l’Europe laisse pantois. Le génocide dont ont à répondre les Allemands contre les Juifs d’Europe remonte moins loin dans le temps et est incomparable dans son ampleur. Néanmoins, l’Allemagne fait partie de l’UE. Certes, ce qui est différent, c’est la manière d’aborder l’Histoire. Mais ce travail de réflexion et de mémoire a aussi été largement imposé à l’Allemagne de l’extérieur, y compris pour l’indemnisation récente des travailleurs forcés. L’Europe induirait un effet semblable sur la Turquie. La question de l’émancipation des Kurdes semble en bonne voie de résolution par le biais de l’autonomie culturelle, alors même qu’un règlement du séparatisme corse ou basque et des violences qui leur sont liées ne semble toujours pas en vue. Peut-être que l’Irlande du Nord permet de nourrir quelque espoir ou, plus encore, une solution inspirée du Tyrol du Sud [le Haut-Adige depuis 1919]. On voit bien, par ces exemples, comment l’intégration européenne permet aussi de désamorcer ce genre de conflits. Ce serait une catastrophe, une faillite historique, que de refuser l’intégration au pays du monde islamique qui aspire le plus et depuis si longtemps à un rapprochement avec l’Occident. La Turquie remplit globalement mieux les critères de Copenhague définis en 1993 que certains pays des Balkans auxquels une perspective d’adhésion a été proposée. Au cours des processus d’intégration, l’Europe a déjà plusieurs fois accueilli des pays qui, contrairement à la Turquie, n’avaient aucune tradition démocratique vivante : la république fédérale d’Allemagne, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. A chaque fois, il s’est avéré que l’ancrage européen stabilisait durablement les jeunes démo- 1959 La Turquie demande pour la première fois son intégration dans la Communauté économique européenne (CEE). SEPTEMBRE 1963 L’“accord d’Ankara” prévoit une union douanière en trois phases avec la CEE et promet, à terme, l’intégration de la Turquie. 1987 Ankara entame la procédure d’adhésion officielle. La Commission européenne valide cette demande en décembre 1989 et le Conseil européen, en février 1990. 1995 La Turquie achève la mise en place de l’union douanière avec l’UE. DÉCEMBRE 1999 A Helsinki, le Conseil européen donne à la Turquie le statut de pays candidat. 2001 Le Parlement turc amende trentequatre articles de la Constitution. Un nouveau Code civil est adopté en janvier 2002. DÉCEMBRE 2004 Le Conseil européen décidera d’ouvrir ou non les négociations en vue de l’adhésion de la Turquie. craties inexpérimentées. De même, on a pu constater que la population de ces pays, partiellement pauvres au moment de l’adhésion, n’avait pas envahi massivement l’Europe. Au contraire, parce que le niveau de vie promettait de s’élever, on a même parfois assisté à des flux inverses de retour au pays. Si l’Union européenne veut, en plus d’une communauté économique, être aussi une communauté de valeurs, cela implique le respect des traités conclus officiellement et ratifiés. De ce point de vue, on ne pourra faire abstraction du fait que la perspective d’adhésion de la Turquie a été ouverte dès 1963, avec le traité d’association conclu à l’époque avec la Communauté économique européenne (CEE). Cette perspective a été plusieurs fois renouvelée pendant la guerre froide et a conduit, le 14 avril 1987, à la demande d’adhésion de la Turquie. En décembre 1999, la Turquie a obtenu le statut de candidat lors du sommet d’Helsinki. Et, en décembre 2004, les chefs d’Etat et de gouvernement vont décider s’ils ouvrent des négociations d’adhésion avec la Turquie. L’Europe doit-elle se désavouer elle-même ? Il se peut que les Etats-Unis poussent l’Union européenne à inclure la Turquie en son sein pour s’assurer les ressources naturelles du Caucase. Mais cela n’est-il pas aussi dans notre intérêt ? L’Europe et l’histoire de l’Europe ont été et sont toujours une construction. L’histoire des nations et l’histoire de l’Europe constituent une mine de potentialités. On ne cesse d’en assembler de manière différente les diverses facettes, pour offrir aux individus des repères d’identification. De nos jours, nous ne commémorons plus les batailles de Leipzig ou de Sedan, mais la signature du traité de Rome. Le choix des références au passé en tant qu’éléments de notre identité répond presque toujours à des motivations politiques. L’ancien ministre des Affaires étrangères français JeanFrançois Poncet a dit un jour qu’il n’y avait “aucune raison historique, géographique ou culturelle qui s’impose” pour définir clairement les frontières de l’Union européenne. L’Histoire ne nous enlève pas nos prérogatives : la décision politique nous appartient. Wolfgang Burgdorf* * Chercheur en histoire moderne à l’université de Munich. Il a publié en 1999, sous le titre Chimäre Europa (L’Europe et ses chimères), un essai sur la tradition du discours antieuropéen en Allemagne. UTOPIE En 1623, un projet d’unification avec les Ottomans ■ La Turquie et l’Empire ottoman n’ont pas toujours été dans un rapport d’hostilité avec l’Europe. En 1623, un moine français, Emeric Crucé, publiait sous un titre programmatique, Le Nouveau Cynée, un plan d’unification européenne. (Cynéas est ce conseiller de Pyrrhus [318-272 av. J.-C.] dont Plutarque avait tiré l’archétype de l’homme politique dévolu à la paix.) Emeric Crucé s’opposait à l’idée de Jean Bodin, qui soutenait que la guerre était nécessaire pour dévier les énergies des conflits intérieurs. Crucé fut le premier penseur COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 à relier immédiatement les concepts d’unification à des objectifs sociaux et politiques. Pour améliorer le bien-être des habitants de la fédération, il prônait le libre-échange, une monnaie commune et un système de poids et mesures unique. Pour prouver que l’idée maîtresse n’était pas d’imposer la suprématie chrétienne, il devait revenir au sultan turc d’assurer la présidence de la fédération, les deuxième et troisième positions devant être attribuées au pape et à l’empereur. En dépit de ses réflexions visionnaires, Crucé n’est 38 DU 6 AU 12 MAI 2004 jamais par venu à devenir vraiment célèbre. Néanmoins, au début du XXe siècle, cer tains – tel l’historien allemand Kurt von Raumer – virent en lui une “nouvelle sorte d’apôtre du dogme de la paix”. Il ne s’agit pas d’en faire une icône, mais il n’est pas banal qu’au début du XVIIe siècle un clerc français ait eu, en matière de tolérance et d’ouverture, une telle avance sur un certain nombre de représentants actuels de l’élite intellectuelle de l’Union européenne. Wolfgang Burgdorf, Frankfurter Allgemeine Zeitung, Francfort 705p36-41 4/05/04 15:39 Page 39 TURQUIE C’EST LOIN, L’EUROPE ! BIÉLORUSSIE ROYAUMEUNI P-B UNION EUROPÉENNE B. Les tracés délimitant les différents ensembles sont schématiques. Etats ayant posé leur candidature à l’adhésion à l’UE FRANCE AUTRICHE M O N D E T U R C O P H O N E RUSSIE ROUMANIE CROATIE Etats ne faisant pas partie des ensembles présentés KAZAKHSTAN UKRAINE HONGRIE SUISSE La Turquie au croisement de plusieurs mondes MONDE RUSSE POLOGNE B-H BULGARIE ITALIE GÉORGIE MAC. ALB. GRÈCE ESPAGNE ARM. Ankara Istanbul PORT. AZÉRB. T U R Q U I E TURKMÉNISTAN M O N D E SYRIE CHYPRE TUNISIE KIRGHIZISTAN OUZBÉKISTAN S-ET-M TADJIKISTAN AFGHANISTAN IRAN IRAK M U S U L M A N MAROC ISRAËL ALGÉRIE JORD. LIBYE M O N D E A R A B E ÉGYPTE Repères sur la Turquie Population de l’UE des 25 : 453 124 000 habitants Population de la Turquie (2003) : 71 200 000 habitants (2e pays le plus peuplé derrière l’Allemagne en cas d’intégration) PIB-PPA par hab. (2002) : 6 094 $ (soit 25 % de la moyenne des Quinze) PAKISTAN ARABIE SAOUDITE Superficie : 780 576 km2 (la Turquie deviendrait le plus vaste pays de l'UE) En 2002, 51,5 % des exportations turques ont été destinées à l'UE. En retour, 45,5 % des importations turques étaient issues de l'UE. Espérance de vie (2003) : 66 ans pour les hommes, 71 ans pour les femmes Courrier international d’après “Pourquoi les guerres” (F. Géré, éd. Larousse) ALLEMAGNE IRLANDE Croissance du PIB (prév. 2003) : 4,8 % Inflation : 25,4 % Déficit budgétaire : 12,2 % du PIB Dette extérieure totale : 71 % du PIB A tous ceux qui craignent le chaos Il n’y aura pas de zone-tampon entre l’Europe et le monde musulman. Voilà pourquoi l’adhésion de la Turquie est dans l’intérêt de l’UE. La rejeter équivaudrait, qu’on le veuille ou non, à la rendre tributaire des Etats-Unis. FRANKFURTER RUNDSCHAU ■ Etat-providence Francfort “Que répondre aux eurosceptiques turcs qui pensent que l’UE n’a aucun intérêt à accepter la Turquie en son sein ?” écrit l’économiste Eser Karakas sur le site d’information turc <gazetem.net>. Il suffit, propose-t-il, d’évoquer le système européen de protection sociale, qui va connaître des problèmes de financement après 2010. Ce système étant très important dans la culture européenne occidentale, on imagine mal les Européens accepter sans broncher son déclin. L’Europe va donc avoir besoin après 2010 d’un afflux de population jeune. Et la Turquie est probablement la mieux placée pour satisfaire cette demande. es populistes aiment les raisonnements simples : “Combien coûte l’adhésion de la Turquie ? Eh bien, voilà ce que nous économiserons si elle ne devient pas membre de l’UE.” Raisonner ainsi, c’est oublier que la mise à l’écart de la Turquie de l’Union européenne (UE) a également un coût et que ce coût est probablement largement supérieur à celui de l’adhésion. Depuis le début des années 90, la Turquie a trois options géopolitiques : l’appartenance à l’Europe, le rapprochement avec le monde arabomusulman et une alliance avec les peuples turcophones d’Asie centrale. Il est indéniable que l’Europe constitue l’option la plus attrayante pour la Turquie. C’est pourquoi les élites économiques et politiques du pays ont misé sur la carte européenne. Mais, si les Européens font trop traîner, voire rejettent l’adhésion, les deux autres options risquent fort de regagner de l’intérêt. Dans ce cas, il semble peu probable que les élites maintiennent leur ligne proeuropéenne. Les deux autres options, islamique ou grandturque, auraient des conséquences phénoménales pour la stabilité du flanc sud-est de l’Europe. Même s’il est douteux que la Turquie puisse réellement dominer les peuples turcophones d’Asie centrale, le seul fait de s’y essayer risquerait de créer un foyer de crise qui, s’ajoutant aux problèmes du Caucase, pourrait prendre des proportions inquiétantes. Les Européens – tout par- L ticulièrement les Européens – ont un intérêt vital à ce que les problèmes du Moyen-Orient, y compris l’Irak, et ceux du pourtour méridional de l’ex-Union soviétique ne viennent pas s’entremêler. Entre ces deux régions de crise, deux pays forment un verrou : l’Iran et, surtout, la Turquie. Jouer la carte grand-turque ferait sauter ce verrou, et les Européens perdraient toute influence : ils deviendraient alors dépendants de l’attitude des Etats-Unis et de l’intérêt de ces derniers à maintenir ce verrou ouvert ou fermé. L’autre option, le rapprochement de la Turquie du monde islamique, n’aurait guère de conséquences plus réjouissantes pour les Européens. La région du Proche- et du Moyen-Orient est, depuis quelques décennies, la pierre d’achoppement de la politique internationale, la zone où règnent les plus grandes tensions et où se mènent la plupart des guerres. Gardons-nous d’intégrer la Turquie, clament d’aucuns haut et fort, afin de ne pas avoir de frontière directe avec cette zone d’instabilité. Or c’est précisément la conclusion inverse qu’il faut tirer : faute de perspective d’adhésion à l’UE, la Turquie se rapprochera de cette région instable et rapprochera encore davantage ce foyer de crise du cœur de l’Europe. Il faut être doué d’une grande naïveté politique pour suggérer, à l’instar de beaucoup d’adversaires de l’intégration, qu’une Turquie maintenue à distance de l’UE puisse à terme se muer en zone-tampon entre l’Europe et le monde arabo-musulman. Il faudra attendre longtemps pour qu’existe une zone-tampon entre l’Europe et le monde islamique – la vérité est qu’il y aura une frontière directe. La seule question ouverte est la suivante : où passe cette frontière et quelles chances les Européens ont-ils d’exercer une influence sur le développement politique et économique de cet espace ? Bien entendu, on peut dire que nous ferions mieux, nous, Européens, de nous tenir à l’écart des énormes problèmes du monde arabomusulman : à lui – ou à qui que ce soit d’autre – COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 39 DU 6 AU 12 MAI 2004 de les résoudre ! Mais le monde arabe ne nous fera pas ce cadeau. Jusqu’à présent, chacune de ses crises s’est immédiatement répercutée en Europe. Et ce sera encore davantage le cas à l’avenir. L’appartenance de la Turquie à l’UE augmente les possibilités des Européens d’intervenir activement dans la politique du monde arabe. Certes, ce n’est pas sans risques. Mais les risques liés à un rejet de la Turquie par l’UE seraient nettement plus grands. Le flanc sud-est de l’Europe, tout particulièrement la région des Balkans, devrait rester longtemps encore la première zone de problèmes pour l’Europe. Personne ne peut sérieusement contester que, après les récentes guerres civiles, la perspective de restauration d’un ordre politique stable n’est pas pour demain. Personne ne peut croire que l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie va engendrer une solide stabilisation des Balkans. On ne stabilisera pas le fragile flanc sud-est de l’Europe avec la seule Roumanie et la seule Bulgarie, pas même en liaison avec la Grèce. Cela n’est possible qu’avec la Turquie. Les Etats-Unis l’ont toujours su : c’est pourquoi, à l’époque de la confrontation Est-Ouest, outre l’Allemagne de l’Ouest, c’est la Turquie qui a toujours été leur partenaire le plus important au sein de l’OTAN. Pour cette même raison, les Etats-Unis ne regarderont pas sans rien faire la Turquie dériver vers le monde islamique. On peut aisément imaginer ce que cela signifie : ce sera le renforcement de l’influence de l’armée, voire une prise de pouvoir par les militaires [en Turquie]. Or une telle évolution ne serait guère souhaitable pour les Européens, non seulement parce que cela constituerait la perte d’un maillon contribuant au renforcement de la démocratie et de la société civile dans cette zone, mais encore parce que les antagonismes qui ont été supprimés au fil des dernières années entre la Turquie et la Grèce reviendraient nécessairement en force. L’argument de l’identité est incohérent et se heurte à la logique politique et constitution- 705p36-37-38-39-40-41 4/05/04 15:29 Page 40 e n c o u ve r t u re nelle des Etats européens. C’est pourquoi on a récemment mis en avant un autre argument, celui de la capacité de manœuvre politique : l’Europe a une si lourde tâche devant elle pour parfaire l’élargissement à Vingt-Cinq qu’elle ne peut se permettre d’intégrer un grand pays comme la Turquie avant longtemps. Mais, s’il en est ainsi, pourquoi avoir donné priorité aux pays d’Europe centrale et orientale sur la Turquie, alors qu’ils sont entrés beaucoup plus tard en jeu avec leur demande d’adhésion ? La réponse ne fait aucun doute : pour des raisons géostratégiques. Pour stabiliser politiquement et économiquement la zone d’où s’était retirée l’Union soviétique dans les années 90 et parce qu’on était d’avis que le temps était compté. Les considérations géostratégiques qui, du début au milieu des années 90, ont plaidé pour l’adhésion de la Pologne, de la République tchèque, de la Hongrie et des Etats baltes plaident aujourd’hui pour l’adhésion de la Turquie. Et, s’il existe une hiérarchie des facteurs géopolitiques en fonction de l’urgence, ceux qui plaident pour la Turquie pèsent désormais nettement plus lourd que ceux qui plaident pour les pays d’Europe centrale et orientale. L’argument de la capacité de manœuvre politique n’est évidemment qu’une variante de l’argument de l’identité. Simplement, on l’avance surtout lorsqu’on s’adresse à la Turquie, alors que l’argument identitaire sert surtout au sein de l’UE. Il y a une raison simple à cela : l’identité se laisse plus facilement exploiter politiquement. L’identité commune tient lieu de promesse de communion chaleureuse et rassurante, et c’est ce que beaucoup semblent attendre. Mais on ne fait pas de bonne politique avec un tel argument. Si l’argument de l’identité politique a un fond rationnel, c’est un fait que les systèmes démocratiques fonctionnent d’autant mieux qu’ils sont portés par des sentiments d’appartenance et d’interdépendance réciproque. Une Europe limi- tée à l’Allemagne, la France, le Benelux et l’Italie (du Nord) en serait peut-être plus loin sur la voie du projet d’union que ne l’est la communauté européenne actuelle, qui a joué la carte d’un processus constant d’élargissement depuis le début des années 70. Lors de l’élargissement de l’UE au sud – avec d’abord la Grèce, puis l’Espagne et le Portugal –, l’argument essentiel fut qu’on voulait soutenir la fragile démocratie qui venait de s’instaurer dans ces pays. Un tel argument pourrait tout à fait être avancé aujourd’hui dans le cas de la Turquie. A l’époque, on s’est gardé d’avancer l’idée de communion chaleureuse et rassurante. Bien nous en a pris, et cette orientation est irréversible. Assurément, le processus d’élargissement ne peut se poursuivre indéfiniment. Mais, comme nous venons de le montrer, l’arrêter avant d’avoir intégré la Turquie aurait un impact désastreux. Ceux qui avancent l’argument de l’identité semblent croire que la situation politique de l’Europe dans le monde ressemble à celle de la Suisse en Europe : entourée d’amis, elle disposerait d’un temps illimité pour se décider. Or l’Europe vit dans un environnement politique et économique 1) Dans sa vie privée. 2) Dans sa vie politique… Sur les pancartes : Droits de l’homme ; Démocratie ; Liberté d’opinion ; Foulard islamique. Dessin de Turhan Selçuk paru dans Milliyet, Istanbul. qui ne lui offre pas ce luxe. Les Européens sont obligés de stabiliser leurs frontières et leur pourtour, s’ils ne veulent pas être confrontés à des problèmes auxquels ils ne sont pas préparés. Faire avancer l’adhésion de la Turquie à l’UE est une forme de politique active de consolidation de l’Europe, là où risquent de se poser les plus grands défis. Refuser cette politique, c’est livrer les Européens au bon vouloir des Etats-Unis, qu’on le veuille ou non. Reste l’argument selon lequel il n’est pas possible de faire avancer la démocratisation de l’Europe s’il n’existe pas de sentiment d’appartenance commune. Ce n’est pas faux ; mais qui peut prétendre que le sentiment commun naît du renoncement à de grandes ambitions, qu’il naît d’une succession d’hésitations et de reculades ou d’une accumulation de destinations de vacances et d’habitudes culinaires ? Faudraitil davantage de boutiques de kebabs en Allemagne et davantage de touristes allemands à Antalya pour que la Turquie soit plus compatible avec l’UE ? Difficile à croire, d’autant que, s’il en était ainsi, le pays devrait être depuis longtemps membre de l’UE. Ou, pour le dire autrement, sa candidature devrait convaincre bien plus rapidement que celle de tous les nouveaux pays membres. Un sentiment politique d’appartenance commune – et c’est bien de cela qu’il s’agit – naît de l’approche commune et de la maîtrise en commun des grands défis à relever. A trop peu faire confiance à l’Europe, on est en train de démontrer qu’on a déjà abandonné la partie – et renoncé à toute ambition d’envergure. Herfried Münkler* * Professeur de sciences politiques à l’université Humboldt de Berlin, Münkler est passé de l’histoire des idées politiques à la réflexion politique et stratégique, à l’étude de la société civile, des “nouvelles guerres”, de l’“empire” américain et de la politique étrangère de l’Allemagne. Dernier ouvrage paru : Der neue Golfkrieg (La nouvelle guerre du Golfe), éd. Rowohlt, 2003. CONTRADICTIONS Chypre en Europe, la Turquie en Asie… ■ En turc, lorsqu’on veut dire que quelqu’un est perplexe, qu’il hésite, on dit qu’il “reste comme un Français”. Cette expression ne se vérifie que trop : les Français semblent tout à coup se réveiller et découvrir que la Turquie est candidate à l’UE. La grande discussion du moment est de savoir si notre pays est européen ou non. Le plus drôle, c’est que même les partisans de l’adhésion de la Turquie doutent de son européanité. Vous savez quel est le sujet de débat, maintenant ? Les frontières géographiques de l’Europe. A quel endroit celleci doit se dire : “Arrêtons-nous là, ce n’est plus l’Europe” ! Toujours la même question : la Turquie se trouve-t-elle sur le continent européen ou sur le continent asiatique ? Ceux qui sont opposés à l’adhésion de la Turquie, comme Valéry Giscard d’Estaing, expliquent du ton le plus sérieux que l’Europe s’arrête au Bosphore ; comme la Turquie n’a qu’une petite portion de son territoire en Europe et que le reste se trouve en Asie, elle ne peut être incluse dans les frontières européennes. Et savez-vous ce que répondent ceux qui se prononcent pour l’adhésion de la Turquie ? Tout en partageant grosso modo les vues des premiers, ils se cachent derrière l’argument suivant : “Nous avons commis l’erreur de signer avec eux [les Turcs] et, légalement, nous n’avons plus la possibilité de revenir en arrière.” Pour ou contre, aucun de ces messieurs n’a apparemment jamais déroulé une carte devant lui pour regarder où se trouvait Chypre ! Personne n’ose dire que la partie sud de Chypre, membre à part entière de l’UE depuis le 1er mai, a une capitale commune avec le Nord turc, Nicosie, qui se trouve sur le même méridien qu’Ankara. Personne ne rappelle que cette ville divisée par le milieu est en fait plus éloignée qu’Ankara du centre ou des frontières actuelles de l’UE. L’île de Chypre est à plusieurs centaines de kilomètres de la Grèce, qui est membre de l’UE, alors qu’elle se trouve à 70 kilomètres au sud de la Turquie et à seulement 60 kilomètres de la Syrie, qui fait partie du Moyen-Orient. Quand vous mon- trez une carte à ces handicapés de la géographie et que vous leur démontrez l’erreur de leur logique qui voit “Chypre en Europe et la Turquie en Asie”, ils se tournent vers l’histoire. Et, si vous leur dites que les Turcs aussi ont écrit cinq cents ans de l’histoire européenne, ils vous rétorquent : “Mais il s’agit de l’histoire musulmane ; nous, on parle de l’histoire chrétienne.” Ils font fi de ces millions de musulmans qui vivent en Europe et sont leurs propres citoyens. Seul un racisme aveugle peut ignorer à ce point le passé, le lire comme il veut ou ne pas le lire du tout. Mais peut-il empêcher que les Turcs et tous ces immigrés venus vivre dans l’UE participent à l’écriture de l’avenir de l’Europe ? Non. Si je comprends bien, quelle que soit la légitimité du désir d’Europe de la Turquie, son adhésion comme membre à part entière ne semble pas possible dans les dix années à venir. Et, même l’obtention, fin 2004, d’une date pour l’ouver ture des négociations semble improbable. Ceux mêmes qui défendent le droit de la Turquie à l’adhésion COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 40 DU 6 AU 12 MAI 2004 manipulent le sujet avec des pincettes. Ils se demandent comment maintenir la Turquie à distance sans toutefois rompre les liens. Toute l’UE, qu’il s’agisse des partisans ou des adversaires de l’adhésion turque, est à la recherche d’une formule qui prévoirait pour la Turquie un “partenariat privilégié”. Il y a tout à parier que c’est une formule de ce genre qui nous sera proposée à la fin de cette année. La raison principale n’en est ni la religion, ni la foi, ni l’histoire, ni la géographie bien entendu. La Turquie fait peur, avec sa taille, avec sa population et avec ses problèmes. On dit qu’en cas d’adhésion à l’UE elle va coûter à cette dernière 17 milliards d’euros par an. Pourtant… L’UE a coûté à la Turquie 60 milliards de dollars depuis 1996, date de la signature de l’accord de l’union douanière. En un certain sens, l’UE se prépare à financer l’entrée des dix nouveaux pays avec les 60 milliards de dollars qu’elle a gagnés grâce aux sacrifices de la Turquie, mue par le leurre incertain d’une adhésion à l’UE. Mine G. Kirikkanat, Radikal, Istanbul 705p36-37-38-39-40-41 4/05/04 15:29 Page 41 TURQUIE C’EST LOIN, L’EUROPE ! ● L’islam, même turc, ne sera jamais européen Croire que la laïcité “à l’européenne” serait plus bienveillante envers le fait religieux que sa version turque est une grossière erreur, selon le journal islamiste modéré Yeni Safak. Demandez donc au pape… YENI SAFAK Istanbul tonnamment, les milieux religieux turcs se sont laissé “convaincre” de l’intérêt d’une adhésion à l’Union européenne. Un paradoxe qui s’explique surtout par la polémique sur le port du foulard islamique en Turquie. La majorité des islamistes modérés pensent, en effet, que les règles de droit de l’Union européenne tordront le bras à l’intransigeance laïque qui, estiment-ils, sévit dans le pays. Ils espèrent qu’une interprétation moins dogmatique de la laïcité permettra aux jeunes Turques de porter un foulard islamique à l’université ou dans un espace public sans risquer l’exclusion ou les foudres de la justice. D’une certaine façon, ils ont rejoint dans la foi européenne d’autres couches de la société qui espèrent qu’avec l’adhésion les problèmes économiques du pays seront résolus comme par magie, que tout le monde trouvera du travail et qu’un monde d’opportunités s’ouvrira devant eux. Pourquoi parler de paradoxe ? Parce que ces islamistes, même modérés, sont les héritiers d’un système de valeurs et d’une histoire pour le moins différents de ceux qui ont structuré l’Europe actuelle. En fait, leur “suivisme” procède d’un double malentendu. Ils ont fait l’impasse sur une réflexion sérieuse à propos de la genèse de l’idée européenne et de sa concrétisation, à savoir l’Union européenne elle-même, et de la véritable identité de celle-ci. Prenons un exemple précis. Dans le débat sur l’identité chrétienne de l’Union, il a semblé évident au gouvernement turc de soutenir l’identité laïque de l’Europe. A première vue, cet engagement est cohérent. En soutenant ce point de vue, la Turquie voulait éviter que l’Europe soit confinée à une seule identité religieuse. Une façon, dans l’éventualité de l’adhésion turque, de maintenir un équilibre parfait entre toutes les religions et de préserver un espace pour les valeurs musulmanes au sein de l’Europe élargie. Mais cette approche a plusieurs faiblesses. Tout d’abord, autant le dire franchement, la Turquie n’a historiquement aucun rôle dans la formation de l’Union européenne, ni du point de vue philosophique, ni même du point de vue historique ou culturel. Les civilisations ottomane et musulmane ont certes influencé l’Europe, mais la pensée qui a abouti à cette union du Vieux Continent s’est forgée dans un processus qui nous est largement étranger. Pour l’Europe, l’islam, c’est “l’autre”, et la civilisation occidentale est le produit de valeurs élaborées à Rome, Athènes et Jérusalem – pas à Istanbul. E En clair, quelle que soit l’attitude de nos élites politiques, la place de la Turquie dans l’Union est en soi contestable. Mais, surtout, les islamistes modérés ont commis une erreur dans leur analyse de la laïcité “à l’européenne”. D’un point de vue philosophique, on le sait, la laïcité refuse que les valeurs religieuses s’immiscent dans la vie sociale et dans la conduite des affaires de l’Etat. Un pays laïc, au sens européen comme au sens turc, permet à ceux qui ont des convictions religieuses de vivre conformément à celles-ci, mais sans que ces convictions empiètent sur le domaine public. Le fait religieux doit donc rester une affaire strictement privée. A priori, il n’y a pas de contradictions entre les visions turque et européenne. A cette différence près que le monde chrétien est déjà largement sécularisé. En revanche, en Turquie comme ailleurs, l’islam n’a nulle part accompli cette évolution. Les Européens le savent et, en évitant toute référence religieuse dans leur texte constitutionnel, ils se préparent à opposer aux Turcs toutes sortes de réserves et de restrictions d’ordre religieux, qui viendront Dessin de Patrick Chappatte paru dans NRC Handelsblad, Rotterdam. ■ A lire La Turquie fait-elle partie de l’Europe ? Pour alimenter la réflexion sur ce sujet brûlant, on peut lire le très instructif La Turquie aujourd’hui, qui vient de paraître aux éditions Universalis. Cet ouvrage collectif a été dirigé par Olivier Roy, un des grands spécialistes français de l’Asie centrale et de l’islam politique. s’ajouter aux préjugés historiques concernant l’islam. Le plus étonnant dans cet “aveuglement” face aux valeurs européennes est qu’il a conduit à écarter délibérément les véritables alliés des positions islamistes modérées, à savoir les autorités catholiques et d’autres églises chrétiennes. Le pape Jean-Paul II s’est en effet opposé à l’interdiction du port du foulard islamique. Il serait d’ailleurs intéressant de se demander si l’ajout d’une référence religieuse dans la Constitution européenne ne réglerait pas plus de problèmes qu’elle n’en créerait. Au fond, en privilégiant une stricte approche laïque, les Français ont, par exemple, mis sur un pied d’égalité la croix symbolique portée autour du cou et le foulard islamique, dont le port est un précepte religieux. Si la Turquie devait entrer dans l’UE (inutile de préciser mes réserves à ce sujet), je pense qu’il serait stratégiquement plus aisé d’ajouter l’islam dans un texte qui reconnaîtrait l’importance du fait religieux. En clair, l’alternative est la suivante : doit-on continuer à soutenir un modèle laïc qui considère la religion comme une perversion de la nature humaine ou, au contraire, doit-on appuyer celui qui intègre le fait religieux ? Pour ramener cette alternative à un problème domestique : laquelle de ces deux approches nous donnerait le plus de facilité pour expliquer que le foulard islamique n’est pas un symbole, mais bien une obligation religieuse, qu’il convient de respecter ? Celle des défenseurs de la laïcité, qui le considèrent comme un débordement intolérable du religieux sur l’espace public, ou celle qui, au contraire, accorde aux religions une place centrale dans l’identité européenne ? En fait, à l’instar de l’entrée dans l’Union européenne, la laïcité est devenue une sorte de Graal, un mythe intouchable et lointain dans lequel chacun place ses espoirs sans jamais en interroger les fondements ni la validité. Ce phénomène est d’autant plus saisissant lorsqu’il touche, comme c’est le cas actuellement, les personnes les moins soupçonnables de sympathie “laïcarde”, à savoir les religieux, même modérés, qui nous gouvernent. Akif Emre HOSTILITÉ La modernisation n’est qu’une fiction ■ Les Turcs prirent Constantinople en 1453, avec pour conséquences immédiates et prévisibles la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, le pillage et la profanation généralisés des églises et la consécration de presque tous les lieux de culte chrétiens à l’islam. A la fin du XVIIIe siècle, il ne restait plus que trois sanctuaires byzantins aux mains des chrétiens. Aujourd’hui, 1 % seulement de la population de la Turquie est toujours chrétienne et, il y a quelques jours à peine, des Européens bien alimentés et juste un tout petit peu inquiets en raison du terrorisme islamiste condamnaient les Chypriotes grecs qui venaient de rejeter COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 le projet d’union avec les Turcs du nord de leur île. Ceux qui vivent le problème en direct dans leur chair depuis plus de cinq siècles ont refusé de participer au jeu d’intérêts et de troc auquel se livrent la France et l’Allemagne, ainsi que leurs imitateurs espagnols. Les Serbes avaient refusé eux aussi, et c’est pour cela qu’ils furent écrasés. L’adolescente de 14 ans assassinée récemment par son père au motif qu’elle avait été violée vient nous prouver pour la énième fois que la modernisation – en théorie, déjà ancienne – entreprise par Kemal Atatürk n’a pas touché la grande masse de la population. Elle se maintient en tant que fiction garantie 41 DU 6 AU 12 MAI 2004 par l’armée à la porte de l’Europe, demandant à entrer pour manger à la même table, rien que ça, et faisant montre de sentiments prétendument démocratiques, proeuropéens et ouverts qui ne sont que pur blabla. Le refus de la Turquie de collaborer au renversement du tyran irakien n’a pas suffi. Combien de jeunes filles doivent encore être victimes de “crimes d’honneur” pour que l’on pr enne conscience qu’il ne s’agit pas d’un conflit religieux, qu’il ne s’agit pas de savoir si l’Europe est chrétienne ou non ? Ce dont il s’agit, c’est de la très ancienne confrontation entre civilisation et barbarie. Serafín Fanjul, ABC, Madrid 705p42_43 4/05/04 14:33 Page 42 enquête ● L’ÈRE DU MARKETING POLITIQUE Electeurs, vous êtes cernés ! New York upposons que l’on vous demande de “vendre” aux citoyens des Etats-Unis l’un des deux candidats à la présidentielle de 2004. Au lieu de mettre au point un rédactionnel politique classique qui vante le charisme du candidat et sa force de caractère ou qui martèle son message sur les impôts ou la sécurité sociale, on vous intimerait de vous concentrer uniquement sur les personnes que vous voulez convaincre. En d’autres termes, ne vous préoccupez pas de la subtilité des idées de votre candidat sur la conquête spatiale ou sur la manière de mettre un terme à la guerre en Irak. Ne vous préoccupez pas des spots télévisés, de la radio, des débats, des aléas de l’actualité. Préoccupez-vous des électeurs et uniquement d’eux. Ne les envisagez pas seulement en tant que grands ensembles démographiques comme les personnes âgées, les Blancs de la classe moyenne, les jeunes femmes célibataires. Ne pensez pas à eux uniquement en termes de zones géographiques comme les districts, les circonscriptions ou même les quartiers. Préoccupez-vous de ce qu’ils aiment, de ce qu’ils font et de ce qu’ils consomment. Préoccupez-vous d’eux individuellement. Nom par nom, adresse par adresse, numéro de téléphone par numéro de téléphone. De nos jours, la première étape est d’avoir recours à une banque de données exhaustive sur les électeurs américains. Il en existe moins d’une demi-douzaine. L’une se nomme Voter Vault [la chambre forte des électeurs]. Elle appartient au Comité national républicain (RNC). Une autre se nomme Datamart et dépend du Comité national démocrate (DNC). Grâce aux progrès technologiques et à la compétition à laquelle se livrent les deux partis, les campagnes électorales ressemblent de plus en plus à du marketing commercial. Chaque parti dispose dans sa banque de données du nom de chacune des 168 millions de personnes inscrites sur les listes électorales, ainsi que de leurs numéros de téléphone, adresse, choix électoraux précédents, niveau de revenus et ainsi de suite. Ces informations ont été recueillies dans les listes électorales ou à partir des relevés de recensement, en exploitant des données sur la consommation et par le marketing direct. Les partis ont également amassé des informations détaillées sur les convictions politiques et sociales des électeurs, que leurs militants ont recueillies par téléphone ou en faisant du porte-à-porte lors des campagnes précédentes. La fiche d’un électeur type tel que moi mentionnera mon âge, mon adresse, mes numéros de téléphone, les élections auxquelles j’ai voté ces dix ou quinze dernières années, mon adresse électronique. Elle précisera aussi si j’ai déjà voté par procuration. Elle fera état de mon appartenance à un parti (le Parti démocrate du New Jersey en ce qui me concerne) et indiquera si j’ai contribué financièrement (ce n’est pas le cas). Elle mentionnera mes revenus approximatifs, mon appartenance ethnique, mon statut marital et le nombre d’enfants qui vivent sous mon toit. Grâce à l’accès immédiat aux listings d’abonnement, aux données sur les emprunts immobiliers et aux certificats de garantie d’appareils ménagers, les partis pourront se servir de paramètres tels que les journaux que je lis, l’ordinateur sur lequel je travaille, les catalogues de vêtements que je reçois et la valeur hypothécaire de ma maison. S Pour convaincre les électeurs, il suffit de savoir qui ils sont. Aux Etats-Unis, les partis recoupent listes et fichiers pour établir leur profil et leur promettre ce qu’ils veulent. Ces bases de données et ces outils statistiques permettent aux candidats un ciblage individuel. En d’autres termes, quelqu’un qui ne semble pas partisan de tel ou tel parti, ou qui lui-même ne se considère pas comme tel, peut receler en lui un “ADN politique” que les partis sont à même de décoder. Si l’élection de 2004 devait se jouer sur quelques Etats très disputés, il se pourrait bien que le facteur crucial du résultat ne soit pas ce que les électeurs connaissent des candidats, mais, au contraire, ce que les candidats connaissent des électeurs. Après le scrutin de l’an 2000, chaque parti politique, convaincu que son adversaire prenait l’avantage, a accru ses investissements dans la technologie et la collecte d’informations. Craignant que les démocrates n’aient mieux réussi qu’eux à circonvenir les électeurs, les républicains ont élaboré ce qui s’est finalement appelé la “Force 72 heures”. Il s’agit d’un programme intensif destiné à obtenir des votes à l’arraché en lançant des “troupes au sol” de démarchage électoral dans les localités et Etats importants quelques jours avant l’élection. A plusieurs occasions, en 2001, 2002 et 2003, les républicains ont pu tester l’efficacité de leur programme. Dans le même temps, les techniciens du Parti républicain ont perfectionné leur “chambre forte”. Essentiellement constituée d’un catalogue de fiches électroniques recensant leurs électeurs éventuels à l’échelle nationale, la “chambre forte” permet, selon le manuel de formation que le RNC distribue à ceux qui travaillent pour lui, de se connecter sur Internet, d’y sélectionner La vie privée des Américains entre les mains des politiques Roger L. Wollenberg/Upi/Gamma THE NEW YORK TIMES MAGAZINE Militants démocrates lors d’un meeting de John Kerry en Virginie. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 42 la fiche d’un électeur et, après l’avoir appelé ou lui avoir rendu visite avec un ordinateur portable, de compléter sa fiche avec des informations décisives le concernant. Il y a quelques mois, des volontaires du ticket BushCheney ont parcouru le pays pour démarcher et interviewer des particuliers pour le compte de la “chambre forte”. Cette campagne d’exploitation de données sous haute surveillance a bénéficié du soutien ostensible de personnalités du Parti républicain comme Ralph Reed, le président de la campagne Bush-Cheney pour le SudEst. Il a demandé à ses sympathisants de fournir au parti une copie des registres des membres de leurs églises et de leurs clubs de chasse, ainsi que les annuaires de leurs amicales universitaires. Bien sûr, les démocrates souhaiteraient agir de même.“Si les deux partis ne procèdent pas de la même manière,il y en a un qui se retrouvera avec un avantage considérable”, m’explique Laura Quinn, une consultante du DNC qui a supervisé l’essentiel du travail de ciblage des démocrates. Quand on parle avec des responsables des deux partis, en exercice ou non, on est frappé de constater tout ce que les deux comités nationaux, malgré leurs différences idéologiques, ont en commun en termes de sensibilité et de stratégie. Chacun considère la ventilation informatique détaillée de l’électorat américain comme une variante high-tech des techniques électorales qui existaient avant l’ère de la télévision, lorsque les campagnes étaient conduites par des agents électoraux qui allaient au-devant des électeurs un par un et étaient susceptibles de leur fournir un message politique individualisé parce qu’ils connaissaient leur famille, leur travail, leur origine ethnique et leurs valeurs. Quinn explique que cette technologie présente trois avantages importants. D’abord, en localisant les électeurs potentiels avec une grande précision, elle permet de rationaliser les dépenses de campagne. Deuxièmement, elle crée des méthodes innovantes pour découvrir et convaincre de nouveaux électeurs. Enfin, elle permet d’élaborer un message plus ciblé et plus personnalisé afin que les partis puissent entretenir leurs sympathisants éventuels des choses qui les préoccupent le plus. “Voici ce que saura nous apprendre un microciblage”, indique Dave Carney, un consultant de longue date pour les républicains. “Si vous avez plus de 50 ans, que vous possédez une Ford Explorer, que vous jardinez et que vous aimez les activités de plein air, il y a de fortes chances pour que vous soyez sensible au thème de la réforme de la loi sur les responsabilités civiles. Je ne sais pas comment ça se fait. J’étais moi-même sceptique, mais ça marche.” Par une glaciale journée de janvier, j’ai rendu visite à Hal Malchow, un affable homme du Sud spécialiste du marketing direct à Washington, qui travaille pour les démocrates. Il est le premier opérateur de campagne à avoir introduit des données de consommation dans l’arène politique. “La politique commence tout juste à s’éveiller à des techniques qui dominent le marketing commercial depuis plus de vingt ans”, se félicite-t-il. Quand je lui demande comment il utilise ces données dans une campagne politique, il lance sur son ordinateur un logiciel appelé Réponse trois, qui contient les données recueillies au cours de l’une de ses campagnes nationales récentes. “Pour cette élection, nous divisons l’électorat de l’Etat en quinze segments”, explique-t-il en me montrant les quinze cases qui apparaissent sur l’écran. Il en sélectionne une, puis, en pianotant, la découpe en tranches DU 6 AU 12 MAI 2004 Jonathan Elder field/Gamma 705p42_43 4/05/04 14:34 Page 43 toujours plus fines selon des facteurs géographiques et démographiques, et selon les circonscriptions électorales. Dans ce cas précis, les électeurs indépendants, mariés et non hispaniques, vivant dans la circonscription, ont “un coefficient extrêmement élevé de perméabilité à la persuasion”. Autrement dit, ils constituent d’excellentes cibles. Il a fallu quatre-vingt-dix secondes pour les repérer. L’étape suivante consistera à transférer leurs caractéristiques sur la base de données des électeurs afin d’obtenir leurs nom, adresse et numéros de téléphone. Après quoi, pour concevoir son mailing, Malchow analysera le résultat des sondages afin de connaître les sujets sur lesquels ils seront le plus réactifs. Si le besoin s’en fait sentir, et si les fonds le permettent, les “cibles” pourront être relancées par courrier, par téléphone ou par des démarcheurs. Les agents électoraux feront tout leur possible pour les pousser vers l’isoloir le jour de l’élection. Peu après avoir assisté à la démonstration de Malchow, je me suis rendu à Manassas, en Virginie, pour rencontrer Richard Viguerie, qui envoie 120 millions de mailings par an, la plupart du temps au nom de causes ou pour des candidats conservateurs. Ce Texan vif et charismatique travaille avec diligence pour trouver le message précis auquel seront sensibles les 3,5 millions d’électeurs listés auxquels il s’adresse. Il n’interrompt ses treize à quinze heures de travail quotidien que pour étudier le marketing commercial pendant deux ou trois heures chaque après-midi. “Peu de gens de la sphère des activités non lucratives le comprennent, mais l’important, c’est la valeur pérenne d’un donateur, explique-t-il. En politique, les gens pensent en termes de collecte de fonds. Ils ne comprennent pas que nous construisons un mouvement afin d’identifier nos partisans, de faire passer des lois et d’en faire abroger d’autres.” Je demande à Viguerie si un bon listing de noms comprenant l’identification des sujets politiques favoris de chacun n’est pas en fait un instrument de gouvernement. “Ah, nous y voilà. C’est exactement de cela qu’il s’agit”, réplique-t-il avec un large sourire. Depuis le cafouillage du scrutin de Floride, les observateurs politiques ont décrit les Etats-Unis comme un pays politiquement divisé en deux blocs égaux. Considérer ce pays à l’aune de données chiffrées, ainsi que le font les spécialistes du marketing Lunettes politique, c’est l’envisager comme un en forme de carte Lego d’innombrables appartenances du Texas, religieuses et ethniques, de proprié- George W. Bush taires, de parents, de diplômés de et Dick Cheney à la boutonnière, l’université, de gens qui ont plaqué cette militante le lycée, d’entrepreneurs, de pêcheurs, du Parti républicain d’électeurs réguliers, d’électeurs par est l’une procuration et d’électeurs irréguliers. de celles qui iront Il convient également de remarquer à la chasse que les “clients” qui “achètent” le aux électeurs message d’un candidat réagissent indécis. plus par rapport à un problème politique ou social spécifique qu’à une idéologie donnée. Les stratèges politiques considèrent qu’il serait plus pertinent de décrire les Etats-Unis comme un pays dont la population comprend deux blocs importants mais non dominants. L’un profondément rouge [la couleur de la droite], l’autre profondément bleu [la couleur de la gauche], avec, entre les deux, une infinité de nuances. Même ainsi, seulement 90 % de l’électorat s’identifierait à l’un ou l’autre camp, les 10 % restants étant assurément versatiles. Si le parti adverse dispose d’un meilleur candidat, d’une meilleure organisation, d’un meilleur message ou, comme à présent, d’un meilleur ciblage, que feront les électeurs aux faibles convictions idéologiques ? Si l’on considère le processus politique en termes de marketing, il ne s’agit plus de convaincre ces électeurs sur la base de dix ou quinze positions partisanes, mais sur une seule idée bien ciblée. Comme l’explique Richard Viguerie, “si vous pouvez les convaincre sur un point politique ou social précis, vous pourrez leur en présenter un deuxième, puis un troisième”. Il peut s’agir, par exemple, de cibler une petite femme d’affaires qui approuve les positions républicaines en matière de dérégulation, puis de la sensibiliser à sa politique étrangère. Ou alors de rechercher, à propos des armes à feu, le soutien d’un sportif passionné avant de lui parler des réductions d’impôt. Pour les défenseurs du droit à la vie privée, ces nouvelles bases de données sont une violation de la confidentialité des opinions politiques. Oscar Gandy, de l’université de Pennsylvanie, fait en outre remarquer que le COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 43 ciblage du marketing politique est à même d’écarter des urnes les portions du corps électoral les moins susceptibles de voter ou de se laisser convaincre. Pourquoi, en effet, se préoccuper de quelqu’un que les statisticiens ou les ordinateurs ne considèrent pas comme une “cible” intéressante ? Dans le même temps, d’autres s’inquiètent des dangers qu’il y a à concevoir des messages individualisés à partir de données électorales. “Le scénario catastrophe serait que les bases de données aboutissent à la création de manipulateurs d’opinion”, me confie Peter Swire, expert en la matière, qui a travaillé au ministère du Trésor sous le mandat de Clinton. “Si ce cauchemar se réalise, chaque électeur recevra un message conçu sur mesure en fonction des informations recueillies sur lui. On pourrait envisager qu’il y ait différents messages envoyés à un seul domicile. Un pour l’épouse, un pour le mari, un pour le fils de 23 ans.” Pour lui, cette vision cauchemardesque implique que le contenu des débats publics n’a plus d’importance et que les élections se jouent dans l’intimité de ces messages ciblés. Le candidat connaît tout de l’électeur, mais les médias et l’opinion publique ignorent quelles sont les convictions réelles du candidat. Il s’agit de fait d’une perversion presque parfaite du processus électoral. Il est frappant de constater que ce qui préoccupe les défenseurs du droit à la vie privée est justement ce qui suscite tant d’enthousiasme de la part des stratèges des partis politiques. De part et d’autre, on ne fait montre d’aucun cynisme quand on parle de “messages politiques vraiment personnalisés”. Ce nouveau marketing est une façon d’attirer les gens dans le processus électoral par le biais d’un ou de quelques problèmes politiques et sociaux qui les concernent. “Personne ne regarde les débats électoraux télévisés”, justifie un ancien responsable du DNC. Les nouvelles technologies d’exploitation des données permettent de faire campagne en dépit du brouhaha médiatique de la vie moderne. Dans un monde trépidant, c’est peut-être la meilleure façon d’attirer l’attention des gens, de voir ce qui les préoccupe vraiment, de pénétrer à l’intérieur de leurs cerveaux. Et, bien sûr, de les circonvenir pour tenter de creuser un faible mais décisif écart politique entre les deux adversaires. DU 6 AU 12 MAI 2004 Jon Gertner 44-45-46-47 darfour 3/05/04 17:22 Page 44 re p o r t a ge ● NETTOYAGE ETHNIQUE AU SOUDAN Massacres à l’écart des caméras Une nouvelle guerre ensanglante depuis un an la région du Darfour, mettant en fuite des centaines de milliers de villageois. Le récit d’un reporter pris en charge par un groupe de rebelles. PANORAMA Milan DE MUSBAT elle une sentinelle solitaire, le minaret se dresse au milieu d’un paysage de mort et de destruction. Les hélicoptères et les bombardiers Antonov n’ont épargné que la mosquée de Musbat, un petit village perdu dans la savane désolée de l’Etat du Darfour-Nord, à la croisée de plusieurs pistes caravanières. Nous avançons prudemment au milieu des cases réduites en cendres, en enjambant les grenades qui n’ont pas explosé et les cratères laissés par les bombes : la population s’est enfuie, les entrepôts de blé ont été brûlés, les cadavres T COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 44 DU 6 AU 12 MAI 2004 44-45-46-47 darfour 3/05/04 17:23 Page 45 des animaux pourrissent sous un soleil de plomb. Alors que le conflit qui durait depuis vingt ans dans le sud du Soudan et qui a fait déjà 2 millions de victimes touche à son terme (le régime de Khartoum et les rebelles de l’Armée/Mouvement de libération des peuples du Soudan [A/MLPS] autour de John Garang ont signé un accord qui prévoit l’autonomie du Sud chrétien et animiste et le partage des richesses pétrolières), une autre guerre d’extermination dévaste cette région aride à la frontière du Tchad. La révolte a éclaté l’année dernière. Elle est menée par deux groupes armés, l’Armée de libération du Sou- dan (ALS) et le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE), qui accusent tous deux le gouvernement central de favoriser systématiquement les Arabes au détriment des ethnies africaines. D’après le coordinateur des Nations unies au Soudan, Mukesh Kapila, cette révolte a provoqué une campagne de nettoyage ethnique d’une grande sauvagerie. Il s’agit sans doute, explique-t-il, de “la plus grave crise humanitaire que connaisse le monde à l’heure actuelle”. Les chiffres sont terribles. On sait qu’il y a eu des milliers de morts. On estime que 1 million de personnes chassées de leurs villages rasés (on en compterait plus COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 45 de 2 000) errent désespérément en quête de nourriture. Plus de 100 000 d’entre elles se sont déjà réfugiées au Tchad, où elles survivent tant bien que mal, disséminées le long des 600 kilomètres de frontière. “Nous assistons à une tentative de génocide comparable à celui que connut le Rwanda en 1994 ; s’il est sans doute moins important, il utilise les mêmes méthodes”, ajoute M. Kapila. Or ce génocide est jusqu’ici passé pratiquement inaperçu aux yeux du reste du monde. Le gouvernement de Khartoum a en effet déclaré la région du Darfour zone militaire et a formel Scènes lement interdit l’accès de la région de détresse aux journalistes et aux organisations dans la savane humanitaires. Les volontaires de aride Médecins sans frontières (MSF), du Darfour-Nord. qui assistent les malades et les blesLes villageois sés installés à la frontière, sont donc fuient leurs villages contraints de rester sur le territoire bombardés tchadien. “Dans quelques mois, avec par l’armée soudanaise. la saison des pluies, les pistes de l’inLa plupart d’entre térieur seront impraticables et les réfueux se replient giés ne pourront même plus rejoindre en territoire tchadien. les camps construits par les ONG”, Reportage photo : constate Yvan Sturm, le responsable Francesco Zizola, des urgences du Haut-CommissaMagnum. riat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Les rares nouvelles qui traversent la frontière sont toujours terribles. Le village de Tawila a été incendié, raconte un réfugié. Bilan : 75 personnes massacrées, des centaines de femmes et d’enfants enlevés et 41 jeunes élèves d’une école violées devant leurs propres parents. Il faisait encore nuit lorsque j’ai franchi l’oued Howar avec un photographe, pour pénétrer clandestinement dans le Darfour. Un convoi de quatre Toyota chargées de guerriers armés de kalachnikovs et de lance-grenades nous attendait, camouflé entre les gommiers. Certains des guérilleros – qui appartenaient presque tous à l’ethnie zaghawa, majoritaire dans DU 6 AU 12 MAI 2004 44-45-46-47 darfour 3/05/04 17:23 Page 46 re p o r t a ge ● Massacre au Soudan la région – étaient extrêmement jeunes. Ils portaient des colliers d’amulettes autour du cou et de la ceinture. Ces pochettes en cuir renferment des versets du Coran et sont censées prolonger la vie de ceux qui les portent. Nous avons roulé vers le nord-est, puis vers le sud, le long du lit asséché du Sinin, entourés de l’ocre des dunes et des plateaux de roches brunes fouettés par un vent caniculaire. C’est vers midi que nous avons approché un premier village. Il était abandonné. Les cases étaient carbonisées. Et le sol était jonché de carcasses d’ânes, de moutons et de chameaux. “De nombreux puits ont été minés et empoisonnés”, précise Abdel Rahim Arga, un docteur en droit de l’université du Caire, qui a quitté son travail pour s’enrôler dans l’ALS. Les rebelles se nourrissent en chassant des antilopes et des gazelles qu’ils font cuire sur des braises, après la prière du crépuscule. A l’aube, ils démontent leurs fusils automatiques et les lubrifient avec la moelle des animaux. Ils se déplacent sans cesse pour ne pas être repérés par les hélicoptères de l’armée. Ils connaissent parfaitement toutes les étroites vallées du territoire, tous les plis et replis du désert, les moindres sentiers qui serpentent dans la savane. Et l’usage du Thuraya, un téléphone satellitaire portable, permet aux “commandants” de garder le contact, de s’échanger des informations sur les mouvements de l’ennemi et de planifier des guetapens et des embuscades. Au bout de trois jours, nous atteignons les collines bordant l’oued Koro, à trois heures de 4 x 4 de Musbat : c’est la base où le chef militaire de l’ALS, Minni Minawi Arkou, qui campe là avec une centaine de rebelles, nous a fixé un rendez-vous. Il nous reçoit assis sur une natte, sous l’ombre avare d’un acacia épineux, son pistolet brésilien Taurus rangé dans son fourreau. Il parle parfaitement anglais : “Bienvenue dans le territoire libéré, commence-t-il. Vous êtes actuellement les seuls journalistes présents dans le Darfour.” Le commandant Arkou nous affirme qu’il ne reçoit aucune aide de l’étranger. Mais des caisses de munitions provenant de Libye sont entassées au milieu des rochers et quelques jeunes combattants portent des teeshirts représentant le colonel Kadhafi. “Nous avons récupéré des armes, des véhicules, du carburant et des systèmes de communication en attaquant des unités de l’armée gouvernementale. Celle-ci contrôle les villes, comme El Fasher et Nyala, et les routes principales. Mais elle ne bouge pas beaucoup et n’est pas très motivée. Il faut dire que la plupart des hommes, qui sont mal payés, sont originaires du Darfour. Nous, au contraire, nous sommes capables de frapper en infligeant de lourdes pertes avant de disparaître. Aujourd’hui encore”, poursuit le commandant Arkou, qui affirme qu’il dispose de “milliers” de guérilleros entraînés, “nous avons attaqué l’ennemi à l’ouest d’El Fasher. Nous avons certes perdu 17 combattants mais nous avons tué 150 militaires.” Face à une guérilla qui se fond dans la population, le régime de Khartoum a choisi de pratiquer la politique de la terre brûlée : les Antonov, les Mig et les hélicoptères larguent sur les villages des missiles et des bombes à fragmentation pour obliger les bergers et les paysans à abandonner leurs terres et à se réfugier au Tchad. Des rumeurs font écho d’autres combats qui ont lieu plus au sud, dans les Etats fertiles du DarfourOuest et du Darfour-Sud et sur le massif du mont Marra [3 088 m], forteresse inaccessible de la résistance et de son leader politique, Abdelwahid Mohammed Ahmed Nur. Quelques réfugiés qui en viennent se cachent dans les cavernes ou dans le maquis de l’oued Hawa ; une vieille femme aux joues creusées par les rides et la faim est restée dans sa case de branches séchées : “Les avions nous ont bombardés avanthier, raconte-t-elle. Les animaux se sont enfuis. Deux COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 46 DU 6 AU 12 MAI 2004 44-45-46-47 darfour 3/05/04 17:24 Page 47 enfants ont disparu. Maintenant, les janjawid [cavaliers du diable] peuvent venir.” Les janjawid, ce sont les milices arabes irrégulières qui sèment la terreur parmi les civils dans cette région sans écoles, sans électricité et sans hôpitaux qui est depuis des siècles le théâtre d’affrontements et de conflits culturels entre les Noirs sédentaires et les envahisseurs nomades venus du nord. Les janjawid ont pour habitude de fondre à l’improviste sur la population sans défense. A dos de cheval ou de dromadaire, mais aussi à bord de pick-up, ces bandes qui peuvent compter plusieurs centaines d’hommes tuent, saccagent, violent les femmes, pillent le bétail et enlèvent les enfants, qu’ils vendent comme abid (esclaves) dans les plantations des rives du Nil. Dans les ruines de Musbat, un vieil homme aux yeux pleins de terreur, Ali Isa Abdullahi, abreuve à la citerne quelques brebis malades qui ont échappé aux razzias. Par moments, il s’immobilise et regarde le ciel aux reflets cuivrés. Car les gens se rassemblent là où il y a de l’eau, et les bombes des Antonov frappent là où il y a des gens. Situation au début mai 2004 ow ar 26° Est Oued H Musbat DARFOURNORD TCHAD S O U D A N Abéché El Fasher El Geneina Tawila Mont Marra 3 088 m Koulbo DARFOUROUEST 12° Nord Nyala LIBYE DARFOURSUD Khartoum Camps de réfugiés soudanais 0 DARFOUR “SUD-SOUDAN” 200 km 0 1 000 km “De quoi vivrons-nous pendant les pluies ? Les janjawid ont mis le feu aux réserves de céréales.” La plupart des survivants se cachent dans le maquis, à un jour de marche de là. Au milieu de ballots de haillons et de bidons de plastique, des enfants presque nus et dénutris attendent, muets, leur unique nourriture quotidienne : du gowo, une pâte verdâtre composée d’herbes et de farine de millet que les femmes broient avec des meules de pierre rudimentaires. Bahita, 34 ans, a perdu son mari et elle ne sait comment nourrir ses quatre enfants qui dépérissent à cause de la dysenterie. Son visage semble taillé dans l’ébène et son regard est aussi sombre qu’un puits tari. Lors d’un premier bombardement, il y a plusieurs mois, un éclat de bombe lui avait arraché le bras gauche. Et la blessure de son moignon reste purulente. Si bien qu’elle ne peut plus ramasser de bois pour le feu. Sous un arbuste calciné, des hommes enturbannés et vêtus d’une tunique blanche lisent le Coran. Ils célèbrent le rite funèbre de Mukhtar Bush et de ses deux compagnons, repartis vers le village à dos de chameau pour chercher du millet : les janjawid les ont surpris et dépouillés de leurs biens avant de les tuer. Mais pas moyen d’aller leur donner une sépulture : leurs corps devront être laissés aux vautours et aux hyènes. Un groupe de rebelles appartenant à l’Armée de libération du Soudan, en lutte contre le régime de Khartoum. Incursion au Tchad ■ Les janjawid, les milices arabes pro-Khartoum qui commettent des massacres dans le Darfour, ont attaqué le 28 avril la localité tchadienne de Koulbo, où s’étaient amassés des réfugiés venus du Soudan. Un civil tchadien a été tué lors de cette incursion. En un an, le conflit du Darfour a déjà forcé plus de 100 000 personnes à passer la frontière. Des tentatives de négociations entre les mouvements rebelles et les autorités de Khartoum se sont achevées le 25 avril à N’Djamena sans marquer d’avancée majeure. Giovanni Porzio COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 47 DU 6 AU 12 MAI 2004 705 p48-49 3/05/04 18:33 Page 48 ● Wilmann Thomas/Polfoto-Abaca enquête Une cité “libre” sans voitures. LE PHALANSTÈRE DANOIS TRENTE ANS APRÈS Christiania la hippie, un peu fanée mais toujours attirante POLITIKEN (extraits) Copenhague our tous les utopistes en mal de cités radieuses, Christiania est un symbole. Celui d’une cité libre, autogérée depuis trente-trois ans par ses habitants et officiellement exemptée par le gouvernement danois des contraintes qui pèsent sur les métropoles européennes. Les quelques rues qui composent ce quartier situé à l’est de la capitale sont synonymes de liberté – et notamment celle de consommer et de vendre librement du haschisch – et d’une certaine utopie communautariste issue des années 60. L’histoire commence en 1971. Le 26 septembre de cette année-là, un groupe de hippies fonde la cité libre de Christiania après s’être emparé de la caserne de Bådmandsstræde. Ces pionniers devront résister jusqu’en 1989 pour qu’enfin le Parlement danois, le Folketing, adopte une loi qui légalise leur occupation et exempte Christiania des règlements sur la protection du patrimoine et de l’environnement. Cette loi sera même complétée en 1991 par un plan local qui fait de Christiania une “zone libre” accessible à tous et sans voitures, relevant de l’unique responsabilité de ses occupants. Les fumeurs de haschisch de 1971 avaient donc gagné la partie. Trois décennies plus tard, la cité libre n’a rien perdu de son attrait. Aujourd’hui encore, ils sont nombreux P Que reste-t-il de ce quartier mythique de Copenhague ? Peu de chose, répond un rapport du Parlement danois. Un parfum de liberté, rétorquent ses 878 habitants. Kastellet Vers l’Øresund La Petite Sirène Place Amalienborg Château de Rosenborg CENTRE VILLE Docks Nyhavn Château de Christiansborg Strøget Vers le quartier de Frederiksberg Tivoli Chri Bourse COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 ns ILE Musée national Glyptothèque Carlsberg stia Quartier de Christiania havn AMAGER 0 48 1 km à vouloir y vivre. S’il était possible de s’inscrire sur une liste d’attente, elle s’allongerait très rapidement. “Il y a quelques années, nous avons fait des listes mais elles n’étaient pas prises au sérieux. On ne les utilisait pas”, explique Peter Post, qui habite dans une petite maison et travaille comme secrétaire, homme politique, activiste, et fait beaucoup d’autres choses à Christiania. En fait, quand un logement se libère, une petite annonce paraît dans l’hebdomadaire du “village” et on a rapidement une quarantaine de demandes. Même les rumeurs de logement vacant se propagent vite. “Quand un logement, même sans eau ni électricité, est libre, on voit débouler des gens de Fredriksberg, la banlieue chic de Copenhague, qui veulent tous vivre ici. J’ai l’habitude de dire qu’en chacun de nous sommeille un hippie.” Comme il n’y a pas assez de place pour tous, la sélection est drastique. Pour “en être”, mieux vaut connaître quelqu’un à Christiania et se préparer au grand oral. Car, comme dans beaucoup de communautés des années 70, il faut passer par un entretien de motivation, être adoubé par les habitants. “Il y a deux façons d’entrer, explique Peter Post, se mettre en ménage avec un autochtone ou travailler à Christiania, par exemple à la voirie, dans un bistrot ou à l’autogestion, et se faire remarquer.” Tout irait donc pour le mieux si le gouvernement danois n’avait décidé de normaliser la situation de cette drôle d’enclave, jugée “trop refermée sur elle-même”. DU 6 AU 12 MAI 2004 705 p48-49 3/05/04 17:53 Page 49 A la danoise, les autorités ont d’abord voulu évaluer la réalité sociologique de Christiania et ont donc créé une commission spéciale. Les dix fonctionnaires affectés à ce travail ont mis dix mois à cartographier la cité et ses habitants. Le résultat de leur travail – des milliers de pages rassemblées en plusieurs volumes – devrait aider le gouvernement et le Folketing à décider de l’avenir de Christiania. Les conclusions de ce rapport sont étonnantes, car elles dressent un portrait de la cité extrêmement paradoxal. Officiellement, celle-ci compte 878 habitants et les chiffres montrent que la population ne se renouvelle pas beaucoup. En une décennie, les habitants ont, en moyenne, vieilli de… dix ans. En fait, la moitié des habitants ont entre 30 et 49 ans et, malgré les 150 enfants dénombrés, il y a peu de jeunes et presque pas de personnes âgées. Par ailleurs, alors qu’on s’attendrait à une rigoureuse égalité entre les sexes, Christiania compte une majorité d’hommes. “Sur le plan démographique, Christiania est un quartier de quadras”, constate la “commission Christiania”. De la même façon, alors que la cité libre proclame son antiracisme militant, “elle ne l’étude, mais les habitants de Christiania ont du mal à trouver les millions nécessaires aux travaux. En fait, 14 des 24 bâtiments devraient normalement être évacués pour insalubrité. Pour vivre à Christiania, chaque adulte paie 1 600 couronnes danoises [215 euros] par mois. Tout compris : électricité, chauffage, voirie, impôt foncier, crèche, jardin d’enfants, centre de loisirs et frais collectifs. On peut donc vivre à Christiania sans être riche. Et la plupart des habitants de cette cité sont d’ailleurs loin d’être riches. En moyenne, leurs revenus imposables s’élèvent à l’équivalent de 14 250 euros – la moitié de ce que gagnent les habitants de la capitale. Un habitant de Christiania sur trois gagne moins de 6 700 euros par an, et seul un sur huit gagne plus de 27 000 euros. Des chiffres en phase avec la réputation bohème de la cité libre, mais qu’il faut tout de même prendre avec prudence. D’abord, les habitants de Christiania vivent souvent en autarcie au sein d’une économie parallèle. Ceux qui, par exemple, travaillent pour la communauté touchent un salaire “christianiesque”, grâce auquel ils peuvent payer dans les magasins et les restaurants du quar- Faut-il pour autant tirer un trait sur cette expérience urbaine et sociale ? La commission se garde bien de tirer des conclusions aussi radicales. Car, malgré ses problèmes, Christiania continue d’être un espace d’accueil unique pour beaucoup de marginaux de la capitale danoise. “Le jour, Christiania a une fonction sociale, car de nombreux paumés viennent y passer la journée, notamment des malades mentaux”, constate la commission. Grethe Jensen, qui vient de consacrer un livre à Christiania et qui travaille dans un quartier voisin, Christianshavn, souligne elle aussi que la ville de Copenhague aurait des problèmes avec ses exclus si Christiania venait à disparaître. “Ce genre d’individu est mieux accepté qu’ailleurs dans la cité libre et je me demande ce qu’on ferait d’eux si Christiania devait être normalisée, comme il en est question.” Comme c’est le cas depuis sa création, Christiania ne parvient pas à mettre tout le monde d’accord. Un exemple ? D’un côté, les voisins de Christianshavn avouent en avoir assez du trafic de haschisch. De l’autre, ils viennent d’écrire au Folketing en assurant aux députés que “Christiania est un lieu formidable qu’il faut préserver”. Les habitants de Christianshavn sont ravis que “Christiania Jens Dresling/Polfoto-Abaca a une fonction sociale : de nombreux paumés viennent y passer la journée.” compte presque pas d’immigrés extra-européens”. Contrairement à Copenhague. La suite de ce portrait est à l’avenant. Les habitants de Christiania sont, par exemple, plutôt bien logés dans ce lieu historique et classé. Si les habitants de Copenhague disposent, en moyenne, de 44 mètres carrés, ceux de Christiania jouissent de 50 mètres carrés. Une différence d’autant plus appréciable, explique la commission, que, exemptée des règlements concernant les parcs et jardins, Christiania a vu certains petits malins littéralement “privatiser” les espaces verts en les clôturant. Pour être juste, ajoutent nos experts, la plupart des logements n’ont cependant rien de luxueux. Beaucoup de maisons n’ont toujours ni eau chaude, ni sanitaires, même si les restaurations entreprises par les habitants ont nettement amélioré le bâti ces dix dernières années. Autre caractéristique du quartier : sa vétusté. Quatre-vingt-cinq pour cent des logements se trouvent dans d’anciennes casernes classées de l’armée danoise : des bâtisses datant de 1837 qui sont aujourd’hui dans un triste état. Le bâtiment principal, attaqué par les champignons, est inadapté au logement. Plusieurs autres sont aussi atteints. Des projets de rénovation sont à tier. Or la commission a évidemment éprouvé des difficultés à évaluer le cours de la couronne de Christiania face à celui – officiel – de la couronne danoise. D’autre part, les revenus du commerce du haschisch ne sont guère déclarés au fisc. Personne ne sait ce qu’ils représentent. Mais la police et les habitants de Christiania évoquent souvent un chiffre d’affaires de plus de 67 millions d’euros. Une coquette somme qui est répartie entre les membres de la communauté En résumé, un habitant de Christiania sur trois travaille, un autre tiers touche des allocations ou une préretraite, et le reste n’a pas de revenus connus. De plus, les habitants de la cité libre sans voitures possèdent plus de voitures par personne que les habitants de Copenhague. Un paradoxe pour des défenseurs affichés de l’écologie urbaine. Globalement, les chiffres recueillis par la commission donnent une image contrastée de Christiania. Une partie importante des 878 habitants a un emploi, des revenus confortables et de bons logements. Une autre a de gros problèmes sociaux, consomme beaucoup d’alcool et de haschisch. On y trouve même quelques Groenlandais marginalisés, ajoute la commission, qui n’a pas voulu être prise en défaut de précision. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 49 leurs enfants puissent faire du vélo et grimper aux arbres en toute sécurité dans le périmètre boisé de Christiania. “Ils peuvent y faire des feux de camp et faire cuire des saucisses au bord de l’eau avec leurs enfants, sans que quiconque vienne leur demander de partir.Tout simplement parce qu’il y a ici moins de règles et que les habitants de Christiania sont plus tolérants que les Danois moyens”, écrit Julius Lund dans une lettre également adressée au Folketing. “Il est important que ce lieu soit sauvegardé pour les nombreux originaux, sans-logis et malades mentaux qui utilisent la cité libre jour et nuit sans y loger.” Quant aux habitants de Christiania, ils sont aussi convaincus d’être utiles à ceux qui habitent à l’extérieur de la petite communauté. “Nous apportons aux gens une expérience qui leur manque.Une proximité au quotidien.Un lien permanent entre vie professionnelle et vie privée”, affirme Allan Lausten, 40 ans, qui vit ici depuis quatorze ans. “Nous sommes un village comme il y en avait au Danemark il y a plusieurs siècles. Il y a ici une véritable communauté. A l’extérieur, deux voisins peuvent se haïr des années durant. Ici, ils n’ont pas le droit.Ailleurs, les gens vivent dans la solitude et les personnes âgées peuvent crever sans qu’on s’en rende compte. Christiania suit une autre voie.” Hans Drachmann DU 6 AU 12 MAI 2004 705p50-51 3/05/04 19:42 Page 50 débat ● UNE PENSÉE TRÈS ACTUELLE Kant et le conflit irakien Le philosophe allemand, mort il y a tout juste deux cents ans, a développé dans son œuvre l’idée de paix perpétuelle fondée sur un droit international. Cela l’aurait-il conduit à s’opposer à la guerre en Irak ? Les points de vue du penseur britannique Roger Scruton et de la députée allemande Antje Vollmer. La guerre contre le despotisme est légitime Kant aurait dit oui à une opération dont le but était d’aboutir à une paix durable, soutient le philosophe conservateur Roger Scruton. “Ils mettent le feu au monde et ils disent que c’est pour qu’il n’y ait pas d’incendies. — Comme si tu t’y connaissais en géopolitique !” Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid. OPENDEMOCRACY Londres e 12 février dernier a marqué le bicentenaire de la mort d’Emmanuel Kant. L’événement a été passé sous silence par les médias britanniques, qui considèrent que les philosophes morts n’ont que peu d’intérêt comparés à nos célébrités bien vivantes. Même les Allemands, pourtant naturellement fiers de leur plus grand philosophe, ont décrété que, pour parler de Kant, il fallait le rattacher à l’actualité. Et la question choisie a été la guerre en Irak : Kant l’aurait-il approuvée ? Kant considérait effectivement que l’on ne pouvait légitimement faire la guerre qu’à des fins défensives et qu’une attaque préventive n’était pas un acte de défense. Mais les circonstances ont changé, et je peux trouver des raisons tout à fait kantiennes pour affirmer que, face aux dangers qui le menacent aujourd’hui, le monde civilisé doit prendre des mesures préventives lorsqu’il a affaire à des “Etats voyous” comme l’Irak de Saddam Hussein. C’est relativement tard dans sa vie que Kant a développé sa philosophie politique, alors que ses capacités intellectuelles déclinaient. Elle n’est par conséquent que rarement étudiée en détail. Mais, quand on démarre dans l’existence avec les capacités d’un Kant, on peut s’offrir le luxe d’en perdre un peu en cours de route. Il est donc regrettable que les commentateurs s’attardent sur le Projet de paix perpétuelle (1795) et négligent sa présentation détaillée du gouvernement républicain contenue, entre autres, dans sa Métaphysique des mœurs (1797). Si l’on s’en tient à une lecture superficielle du Projet de paix perpétuelle, on peut en déduire que le droit international administré par une “Ligue des nations” remplacera le recours à la guerre et dotera les nations d’un intérêt commun les poussant à régler les conflits par la négociation. Les guerres éclatent parce que les nations existent dans un état de nature les unes vis-à-vis des autres. En s’intégrant à une ligue, elles avancent vers une “république mondiale”, où les intérêts nationaux sont dilués dans la quête commune d’un ordre juridique. Quand on lit Kant, on court toujours le risque de passer à côté de sa critique profonde de la raison Harlingue/Roger Viollet L Emmanuel Kant ■ Né en 1724 et mort en 1804 à Königsberg, l’actuelle Kaliningrad, il est l’une des figures majeures de la philosophie occidentale. Ce grand penseur des Lumières influencé par Hume et par Rousseau a cherché dans son œuvre à apporter une réponse aux questions suivantes : que puisje savoir ? que doisje faire ? que m’estil permis d’espérer ? On lui doit notamment la Critique de la raison pure (1781), la Critique de la raison pratique (1788), ainsi que le Projet de paix perpétuelle (1795) et la Métaphysique des mœurs (1797). et de ses buts. Bien qu’il fût convaincu que la raison était la marque distinctive de la condition humaine, Kant pensait également qu’elle a parfois tendance à trop présumer de ses forces. Ainsi quand la raison interprète une idée simplement “régulatrice” comme un principe constitutif. La république mondiale est l’une de ces idées simplement régulatrices. Pour Kant, elle n’indique pas un état qu’il faut effectivement atteindre, mais plutôt un “idéal de raison”, une idée qu’il faut garder à l’esprit, afin de comprendre les nombreuses façons qu’ont les créatures mortelles de ne pas l’atteindre. La façon la plus courante que nous avons de ne pas satisfaire à cet idéal est de ne pas instaurer de république du tout, même au niveau local. Et Kant dit clairement qu’une Ligue des nations ne peut établir de véritable ordre juridique que si ses membres sont eux aussi des républiques. Tant que cette condition n’est pas remplie, les nations en restent à leur état naturel de rivalité. En république, c’est le peuple qui est l’auteur des lois qui le gouvernent, et aucun dirigeant ne peut se prétendre au-dessus d’elles. Les membres d’une république ne sont pas des sujets, mais des citoyens, liés par des droits et des devoirs réciproques, et gouvernés par des institutions représentatives. Oui aux mesures préventives contre les “Etats voyous” De surcroît, la raison exige que nous traitions chaque être rationnel comme une fin, et non seulement comme un moyen. Les Etats dont les dirigeants ne respectent pas cette exigence sont des Etats qui enfreignent le droit moral. Ils sont intrinsèquement illégitimes, ce qui signifie que leur disparition est une bonne chose, et qu’elle est l’objectif et le souhait de tous les êtres rationnels. Cela ne veut pas dire qu’il est justifié de renverser le despotisme par la violence, puisque la violence a un coût moral difficile à accepter. Malgré tout, le recours au droit international, pensait-il, présuppose que les membres de la Ligue des nations soient des républiques. Si ce ne sont pas des républiques mais des entités qui se considèrent comme étant dans un état de nature vis-à-vis d’autres Etats, il peut alors être nécessaire de s’opposer à elles par la violence afin de les empêcher d’imposer leur volonté. La violence doit évidemment être proportionnelle à la menace et avoir pour but d’aboutir à une paix durable. Mais une guerre menée au nom de la paix était, pour Kant comme pour ses prédécesseurs dans la tradition de la “guerre COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 50 DU 6 AU 12 MAI 2004 juste”, le modèle de la belligérance légitime. Supposons donc le cas suivant. Nous sommes confrontés à un Etat manifestement despotique, qui n’est ni une république ni un membre de la Ligue des nations respectueux des lois, un Etat dans lequel les droits élémentaires des citoyens sont bafoués et où le pouvoir en place commet régulièrement des crimes. Menace évidente pour la paix, il a déjà envahi sans motif des Etats voisins, a perpétré un génocide contre ses propres minorités et semble déterminé à promouvoir ses intérêts, quelles qu’en soient les conséquences pour les autres. Cela n’empêche pas cet Etat d’avoir voix au chapitre au sein de la Ligue, où il s’efforce d’influencer le droit international afin de perpétuer et de renforcer sa puissance. Supposons maintenant qu’il existe une puissance plus importante, une république qui brûle d’étendre le gouvernement républicain au reste du monde, mue peut-être par quelque version de l’idéal de raison que Kant met en avant dans le Projet de paix perpétuelle. Supposons que cette puissance plus importante soit persuadée qu’elle peut détruire l’Etat despotique en causant le minimum de souffrances à son peuple, moins en tout cas que si le régime despotique était resté en place. Supposons que, ce faisant, il y ait l’espoir de planter le germe de la république dans une région du monde qui n’avait jusque-là connu que despotisme et dominations impériales. Supposons encore que la république entre en guerre non dans l’intention de s’emparer du territoire ou des ressources de l’Etat despotique, mais afin de créer les conditions qui permettront à son peuple de décider par lui-même de sa forme de gouvernement. Supposons que ses intentions soient également de créer les conditions d’une paix durable dans une région où la paix est constamment compromise par des tyrans et des fanatiques. Supposons tout cela, puis posons la question à Emmanuel Kant : est-il légitime que ma république hypothétique fasse la guerre à mon Etat despotique hypothétique ? Ses principes l’obligeraient à répondre “oui”. Il n’est pas question de devoir prouver l’existence d’armes de destruction massive ou quoi que ce soit d’autre en dehors des faits déjà établis sur le comportement passé de l’Etat despotique. La seule question est dans quelle mesure mes exemples hypothétiques correspondent à la réalité de l’Irak de Saddam Hussein et des Etats-Unis. Selon moi, le parallèle est suffisamment frappant. Certes, les Etats-Unis ne sont pas une république pleinement accomplie au sens où Kant l’entendait. Mais, comme il aurait été le premier à le reconnaître, rien de ce qui est façonné à partir de la glaise fragile de l’humanité n’est pleinement accompli, et encore moins un exemple de ce qui est, somme toute, un idéal de raison. Roger Scruton 705p50-51 3/05/04 19:43 Page 51 La paix perpétuelle est plus qu’un idéal On imagine mal Kant cautionner une intervention fondée sur tant de mauvaise foi, rétorque Antje Vollmer, vice-présidente du Bundestag et une des figures de proue des Verts allemands. OPENDEMOCRACY Londres oger Scruton commémore le bicentenaire de la mort de Kant en avançant une thèse singulière : à l’en croire, le philosophe de la “paix perpétuelle”, architecte intellectuel de l’idée d’une ligue de nations liées par le droit international, aurait pu soutenir la guerre menée en 2003 par les Etats-Unis pour renverser le régime de Saddam Hussein. Avant de répondre à cette affirmation, je commencerais par manifester mon assentiment sur un point : Kant a très clairement exprimé son opposition à une guerre d’agression, catégorie qui englobe la guerre préventive. Jusque-là, ça va. Mais ensuite Roger Scruton suit un raisonnement qui peine à me convaincre, et encore plus à la lumière de ce que nous savons désormais des circonstances entourant la guerre en Irak. Le premier point de désaccord entre nous concerne l’interprétation de la vision qu’avait Kant d’Etats unis au sein d’une nouvelle fédération internationale : cela ne représente-t-il qu’un idéal ou est-ce un objectif que l’humanité est effectivement en mesure d’atteindre ? Pour Roger Scruton, il ne s’agit là que d’un “idéal de raison” kantien. Or, selon moi, c’est la direction que doit emprunter l’humanité si nous voulons survivre : nous devons tendre vers une communauté mondiale fonctionnant dans le cadre d’un système de droit commun à tous. Le deuxième point de désaccord tient à la façon d’appliquer les idées de Kant à la guerre en Irak. Ce conflit illustre le fait que, à l’ère de la mondialisation, une guerre d’agression ne permet pas de contrer la menace du terrorisme. Roger Scruton étaye sa théorie à l’aide d’une série d’hypothèses inspirées de la définition que Kant donne d’une république et d’un Etat despotique. Puis il applique cette définition respectivement aux Etats-Unis et à l’Irak de Saddam Hussein, arguant du fait que “le parallèle est suffisamment R ■ Les auteurs Né en 1944, Roger Scruton est l’un des penseurs conservateurs les plus brillants du Royaume-Uni. Philosophe, agriculteur et chef d’entreprise, il est l’auteur d’une trentaine de livres, parmi lesquels une introduction à la pensée de Kant et, le dernier en date, The West and the Rest: Globalization and the Terrorist Threat (L’Occident et le reste. Mondialisation et menace terroriste), paru en 2002. Le seul livre de lui traduit en français est son Spinoza (Le Seuil, coll. “Points Essais”, 2000). Antje Vollmer, 61 ans, est membre des Verts allemands depuis 1985 et présidente du Bundestag depuis 1994. Cette théologienne de formation est notamment l’auteur de Die schöne Macht der Vernunft: Auskünfte über eine Generation (Le beau pouvoir de la raison : renseignements sur une génération), paru en 1991. frappant”. J’évoquerai maintenant plus en détail les quatre points sur lesquels je diverge plus particulièrement. Premièrement, dans son exposé de la nature d’un Etat manifestement despotique, Roger Scruton liste les crimes de l’ancien régime irakien : répression du peuple, éradication des minorités, attaque contre les pays voisins. L’histoire récente de l’Irak est sans aucun doute celle d’un despote et d’un meurtrier qui a commis des crimes innombrables qu’il ne faut aucunement sous-estimer. Mais il est également vrai que certains de ces forfaits avaient déjà entraîné une réaction militaire (la première guerre du Golfe, en 1991, en est le meilleur exemple) ; d’autres avaient été contrés par des garanties internationales de sécurité (les zones d’exclusion aérienne et le soutien accordé à l’autonomie des Kurdes dans le nord de l’Irak). Avant la guerre de mars et avril 2003, rien ne justifiait véritablement que l’on accuse à nouveau l’Irak. Pour contourner cette réalité gênante, les Etats-Unis ont avancé deux chefs d’inculpation très différents : d’une part, Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive susceptibles d’être déployées à tout moment ; d’autre part, l’Irak était l’un des soutiens majeurs du terrorisme international. En menant une guerre contre son régime, on ferait donc d’une pierre deux coups. L’issue de la guerre n’a permis de prouver la justesse d’aucun de ces deux arguments. On voit mal Kant approuver une initiative fondée sur tant de mauvaise foi, d’inexactitudes et d’erreurs de jugement. Deuxièmement, Roger Scruton décrit une grande puissance qui souhaite répandre le modèle de gouvernement républicain dans le monde. La référence aux Etats-Unis contemporains est claire. L’idée mérite certes qu’on la défende. Mais, contrairement à ce que laisse entendre Scruton, Kant n’aurait assurément pas approuvé que l’on diffuse les idéaux républicains par les armes. Troisièmement, Roger Scruton décrit cette république (sous-entendu, les Etats-Unis) comme une puissance qui souhaite répandre la paix et qui pense pouvoir libérer le peuple du joug du despotisme au prix de pertes réduites. Il apparaît aujourd’hui que Washington se trompait à ce sujet. Un an après la proclamation de la victoire, on ne cesse d’enregistrer des pertes humaines. Il est désormais évident que rien n’avait été prévu en COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 51 DU 6 AU 12 MAI 2004 détail pour l’après-guerre en Irak. Par ailleurs, le conflit israélo-palestinien est à la racine de tous les conflits au Moyen-Orient. Ce doit être là le point de départ de toute stratégie visant à instaurer la paix et la démocratie dans la région. Vu sous cet angle, il est difficile de croire les EtatsUnis quand ils affirment qu’ils sont intervenus pour apporter la paix. Une fois encore, on voit mal Kant cautionner cette dangereuse entreprise. Quatrièmement, Roger Scruton affirme que la république s’est engagée dans la guerre précisément dans l’espoir d’instaurer la démocratie et une paix durable dans la région. La faille de ce raisonnement est que seules les populations d’Etats individuels peuvent parvenir par leurs propres efforts à la démocratie. De l’extérieur, nous ne pouvons qu’apporter notre connaissance de la démocratie et de ses institutions, ainsi que notre propre expérience. Mais la guerre ellemême, menée de l’étranger, ne peut pas apporter la démocratie et une paix durable. Emmanuel Kant l’aurait compris mieux que tout autre. La guerre a bien eu lieu, et a fait des milliers de victimes. En Irak même, la situation reste extrêmement explosive. Et nombre d’autres pays sont le théâtre de nouveaux attentats terroristes de dimensions alarmantes, qui semblent, en partie du moins, liés au conflit irakien. Quels qu’aient pu être les véritables motivations de cette guerre, ni le Moyen-Orient ni le monde ne sont aujourd’hui plus sûrs, plus démocratiques ou plus paisibles qu’avant l’invasion de l’Irak. Selon moi, cet état de fait est contraire à ce que Kant espérait d’une application réussie de la raison humaine. Les idées de Kant sur la paix mondiale, sur une communauté internationale et un système de droit s’appliquant à tous les Etats de la Ligue des nations restent d’une parfaite actualité : les Etatsnations se sont multipliés et ils sont de moins en moins nombreux à réussir à établir des structures et des institutions stables et conformes à l’Etat de droit. Et pourtant, dans le monde développé, nous ne critiquons pas les manques systémiques des pays émergents ou n’engageons le dialogue à leur sujet que trop rarement. Nous manquons à la fois de principes généraux et applicables à tous et d’arguments juridiques précis pour identifier ceux des Etats qui méritent d’être la cible de critiques. Au lieu de cela, nous exerçons des pressions sur les Etats d’une façon qui semble souvent arbitraire (pourquoi l’Irak, mais pas le Zimbabwe, par exemple ?) et qui peut avoir pour conséquence de freiner les efforts de réforme internes. Kant était convaincu que les citoyens des Etats individuels devaient comprendre par eux-mêmes le sens du gouvernement républicain et du droit international, puis les instaurer de leur propre initiative. Pour Kant, la Révolution française, malgré les excès commis en son nom, en était un exemple positif. La communauté internationale doit se défaire des arguments purement moraux et aller vers une politique fondée sur la raison et offrant le plus haut degré possible d’objectivité. Cette évolution si nécessaire est guidée par un impératif catégorique, source de principes reposant sur le jugement plutôt que l’hystérie, sur un humanisme solide plutôt qu’un moralisme hypocrite. Kant aurait approuvé une telle politique car elle place la raison au-dessus de tout, y compris pour ceux qui occupent des positions à responsabilité politique. Antje Vollmer 705p52-53-54 3/05/04 18:03 Page 52 économie économie Une entreprise caritative, ça se gère ! p. 54 ■ médias Les télés arabes ont des oreilles ■ p. 57 sciences Peut-on vraiment faire confiance à un ordinateur ? ● Il est temps de relever les taux d’intérêt FINANCE Tout risque de déflation ■ étant écarté, la Banque centrale américaine doit maintenant augmenter le loyer de l’argent, estime The Economist. Le but : éviter la formation d’une nouvelle bulle spéculative. ■ p. 58 Une sonnette d’alarme moléculaire p. 59 écologie Quand les écolos critiquent la destruction des barrages ■ i n t e l l i ge n c e s p. 61 THE ECONOMIST Londres ’argent n’a jamais été aussi bon marché et aussi facile à obtenir. Les taux d’intérêt à moyen terme aux Etats-Unis, au Japon et en Europe sont à un niveau historiquement bas, pour le plus grand bonheur des ménages et des entreprises, qui ont emprunté avec frénésie. Après l’éclatement de la bulle boursière, en l’an 2000, la Réserve fédérale américaine (Fed) et d’autres banques centrales, confrontées aux risques de déflation, ont baissé leurs taux. Mais, maintenant que l’économie mondiale va beaucoup mieux, a-t-on encore besoin de taux aussi bas ? Tout indique que l’inflation s’accélère. En mars, l’indice des prix à la consommation (le core rate ou indice de base, c’est-à-dire hors produits alimentaires et énergétiques) a fait un bond inattendu de 1,6 %, contre 1,1 % seulement en janvier. Au Japon, avec la vive reprise économique, les pressions déflationnistes se sont atténuées : pour l’exercice à fin février, les prix à la consommation ont cessé de baisser, tandis que les prix à la production ont augmenté pour la première fois depuis près de quatre ans. Dans la zone euro, l’inflation s’est remise à progresser. En Chine, où la déflation a sévi il y a un peu plus d’un an, l’inflation devrait dépasser 5 % avant la fin de l’année. Ce pays exporte maintenant l’inflation plutôt que la déflation ; sa forte croissance économique (officiellement 10 % l’année dernière) et sa demande insatiable de matières premières poussent à la hausse les prix mondiaux des produits de base. L SELON LES MARCHÉS, LA FED DEVRAIT RÉAGIR CET ÉTÉ De fait, l’activité semble bien repartie dans le monde. La croissance moyenne du PIB mondial a approché 6 %, en rythme annuel, au second semestre de 2003 – du jamais vu depuis 1999. Le Fonds monétaire international (FMI) a revu ses prévisions de croissance à la hausse pour cette année, à 4,6 %. Aux Etats-Unis, les consommateurs continuent de dépenser sans compter. Les ventes au détail se sont envolées : + 9 % au premier trimestre, par rapport à la même époque de l’année précédente. Et le recul du chômage en mars donne à penser que les entreprises commencent enfin à embaucher. Il n’en reste pas moins que, depuis les années 30, jamais une reprise n’a été aussi peu créatrice d’emplois. Néanmoins, le risque de déflation semble s’éloigner, Dessin paru dans The Economist, Londres. ■ Croissance La croissance de l’économie américaine est restée soutenue au premier trimestre : le produit intérieur brut a progressé de 4,2 % en rythme annuel, une hausse nettement inférieure, toutefois, aux 5 % attendus par les économistes. La consommation des ménages est restée ferme (+ 3,8 %), malgré le plongeon des achats de biens durables (- 4,7 %), tout particulièrement les voitures. Parallèlement, des pressions inflationnistes apparaissent : l’indice des dépenses de consommation personnelle, mesure favorite de l’inflation de la Réserve fédérale, a progressé de 2 % en rythme annuel, contre 1,2 % au cours du trimestre précédent. La banque centrale semble d’ailleurs considérer désormais que le risque d’une hausse de l’inflation est équivalent à celui d’un ralentissement de la croissance, ce qui devrait se traduire prochainement par une hausse des taux d’intérêt. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 52 comme l’a reconnu Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale, fin avril devant le Congrès. Il y a de fortes chances de voir l’inflation s’accélérer aux Etats-Unis. Dans ce cas, l’inflation mondiale pourra cesser de reculer. Depuis un an, la Fed et la Banque du Japon s’efforcent précisément d’encourager les prix à monter. Au début de cette année, le taux d’inflation de base n’était que de 1 % en moyenne dans les pays du G7. La plupart des banquiers centraux le jugent trop faible et préféreraient le voir avoisiner les 2 %. On est en droit de s’étonner : l’inflation n’est-elle pas censée être un fléau ? Pas forcément. Sa légère accélération préviendrait une spirale descendante des prix, qui risque de provoquer encore plus de dommages qu’une spirale ascendante. De plus, l’inflation ne risque guère de s’emballer au point d’échapper à tout contrôle parce que la plupart des pays développés disposent d’abondantes capacités de pro- gataire et immobilier. Les ménages contractent de plus gros emprunts pour l’achat de leurs logements et de leurs voitures, allant à la limite de leurs capacités de remboursement. Par rapport aux revenus et aux loyers, les prix de l’immobilier battent des records dans de nombreux pays, notamment aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et en Espagne. L’alourdissement de la dette rend l’économie plus vulnérable à une chute brutale des prix de l’immobilier ou à une hausse des taux d’intérêt. Face à ce danger, la Banque d’Angleterre et la Banque de réserve d’Australie ont d’ailleurs récemment relevé leurs taux. La politique monétaire extrêmement libérale des Etats-Unis risque de provoquer des bulles spéculatives dans le pays comme à l’étranger. A travers le monde, les spéculateurs empruntent des dollars à bon compte avant de les investir dans des obligations à rendement élevé au Brésil ou duction inutilisées et connaissent un chômage élevé. Aux Etats-Unis, grâce aux importants gains de productivité et aux augmentations modérées des salaires, les coûts unitaires de maind’œuvre diminuent. Les excédents de capacités de production dans le monde continueront également de peser sur les prix des biens manufacturés. Aussi est-il prématuré de craindre une nouvelle période de forte inflation. Désormais, la position adoptée par la Fed lors de la dernière réunion de son comité de politique monétaire, à savoir qu’elle peut se montrer “patiente avant d’abandonner sa politique conciliante”, paraît déplacée. Même en l’absence d’une menace inflationniste à court terme, il est temps pour elle de relever les taux d’intérêt. Les marchés financiers s’attendent qu’elle le fasse en été. Mais, à la Banque centrale, certains pensent qu’il ne faut pas toucher aux taux avant que les prix à la consommation n’augmentent davantage. Attendre serait toutefois une erreur. A travers le monde, le faible loyer de l’argent a favorisé un endettement excessif, ainsi que la spéculation sur les marchés obli- en Afrique du Sud, ou encore dans l’immobilier à Shanghai. Les économies d’Asie disposent de liquidités surabondantes en raison de l’intervention massive des banques centrales sur les marchés des changes pour empêcher leurs monnaies de s’apprécier par rapport au dollar. C’est pourquoi l’inflation s’accélère à travers le continent. Pour les gouvernements asiatiques, la solution serait évidemment de laisser leurs monnaies s’apprécier. Faute de quoi, les distorsions créées par l’extrême laxisme monétaire des Etats-Unis s’aggraveront dans le monde entier. Il est temps pour la Fed de renverser la vapeur. Un relèvement modeste des taux maintenant freinera peut-être un peu la croissance économique à court terme. Mais plus la Fed les maintient à des niveaux aussi bas, plus elle accroît le risque que la poussée des prix des actifs et de l’endettement ne provoque une véritable débâcle. Si cela se réalisait, alors la faible inflation actuelle aux Etats-Unis pourrait se transformer en dangereuse déflation – cela même que la Fed s’efforce d’éviter. ■ DU 6 AU 12 MAI 2004 705p52-53-54 3/05/04 18:03 Page 53 ● économie intelligences Sortie de crise chaotique sur le marché mondial du café MARCHÉ La baisse de la production ■ au Brésil pousse depuis quelques mois les cours à la hausse. Mais la situation reste critique pour les petits cultivateurs des pays en développement. LA FIN DE LA CRISE ? Evolution du prix indicatif composé mensuel (en dollars par livre) 0,75 Ce prix, calculé par l'Organisation internationale du café (OIC), est le résultat du croisement des prix des cafés arabicas et robustas de diverses provenances. Mars 2004 0,61 0,60 0,45 THE OBSERVER (extraits) Londres 0,30 Quinzaine équitable près quatre années pendant lesquelles les cours du café étaient tellement bas que nombre de planteurs ont renoncé à le cultiver, les prix se sont fortement appréciés au premier trimestre 2004. Mais la reprise reste fragile, mettent en garde les experts. Une crise de surproduction avait provoqué une chute des cours à 41 cents la livre en septembre 2001, niveau le plus bas en termes réels depuis 100 ans. La remontée s’est ensuite engagée progressivement, le rythme semblant s’accélérer cette année. Le prix de l’Organisation internationale du café (OIC) est passé de 48 cents la livre en moyenne en 2002 à 52 cents en 2003 et à 59,7 cents au cours des trois premiers mois de 2004. Il a même atteint 60,8 cents en mars, ce qui signifie une hausse de près de 50 % depuis septembre 2001. Selon l’OIC, qui gère l’accord international sur le café conclu entre les pays exportateurs et importateurs, la production est actuellement insuffisante pour couvrir la demande. La raison tient, semble-t-il, au fait que le Brésil, numéro un mondial du secteur, a produit beaucoup moins cette année. Après le record atteint en 2002-2003, avec 48,5 millions de sacs de 60 kilos, la production brésilienne A ■ 2000 2001 2002 2003 2004 Source : OIC (elle regroupe 45 pays exportateurs et 18 pays importateurs) Le café sera l’un des produits mis à l’honneur lors de la quatrième quinzaine du commerce équitable, du 1er au 16 mai. Cette grande campagne d’information est coordonnée par la Plate-forme française du commerce équitable, qui rassemble une vingtaine d’associations. De nombreuses animations auront lieu dans toute la France (www.commercequit able.org/). a plongé durant la saison en cours, qui se termine en avril, à 28,5 millions de sacs. “La récolte brésilienne 20032004 sera telle que la production mondiale sera inférieure à la consommation pour la première fois depuis 1997-1998”, prévient le directeur de l’OIC, le Colombien Nestor Osorio. Quant aux perspectives pour la saison 20042005, qui démarre en mai, elles demeurent modestes : les estimations officielles brésiliennes tournent autour de 35,8 millions de sacs. Après la récolte exceptionnelle de 20022003, les analystes s’attendaient à ce que la production de ce pays baisse, et la sécheresse qui a sévi au mauvais moment n’a rien arrangé. Le niveau très bas des prix a également amené certains cultivateurs à négliger leurs plantations ou à se diversifier dans d’autres cultures. Au Vietnam, deuxième producteur mondial, la récolte a également reculé, passant de 14,7 millions de sacs en 2001 à 11,2 millions en 2003, en raison de la désaffection des cultivateurs. Selon M. Osorio, la récente augmentation des cours est “très importante, même si elle n’annonce pas la fin de la crise provoquée par une longue pé- riode de bas prix”. Car les conséquences de la faiblesse sans précédent des cours ont été graves. Environ 25 millions de familles paysannes dans quelque 80 pays en développement cultivent le café, souvent sur de petits lopins aux côtés de cultures vivrières. Nombreux sont ceux qui se retrouvent lourdement endettés ou se sont tournés vers d’autres cultures plus rémunératrices. En Colombie, on trouve désormais des plantations de coca dans des régions traditionnellement vouées au café. En Ethiopie, premier producteur africain, certains agriculteurs ont remplacé le café par le qat, dont on extrait une amphétamine interdite. Au Vietnam, certains ont vendu leurs biens pour rembourser leurs créanciers. Des planteurs de café mexicains ont trouvé la mort en tentant de pénétrer clandestinement aux Etats-Unis après avoir abandonné leurs exploitations. En Inde, des cultivateurs endettés se sont suicidés. “La situation favorise l’exode rural et l’émigration vers les pays industrialisés”, déplore l’OIC. La chute des prix met aussi à mal les finances publiques des pays producteurs. Au début des années 90, les revenus d’exportation de ces pays se situaient entre 10 et 12 milliards de dollars par an, alors que les ventes au détail du café avoisinaient 30 milliards de dollars. Mais en 2002, ces ventes ont dépassé 70 milliards de dollars, et les pays producteurs n’ont reçu que 5,5 milliards de dollars. “On peut espérer que les cours vont évoluer de manière plus positive que ces dernières années, affirme M. Osorio. Les données fondamentales du marché semblent jouer en faveur d’une orientation à la hausse.” Une évolution qui serait la bienvenue pour les Etats et peut-être – mais rien n’est moins sûr –, pour les cultivateurs aux abois. Les prix demeurent inférieurs au coût de production pour nombre d’entre eux. Et, faute d’informations sur les cours, ils risquent fort d’être exploités par des négociants qui leur achètent leur récolte pour la revendre à des intermédiaires. Le café peut changer cent cinquante fois de mains avant de parvenir au consommateur. Environ 5 % des cultivateurs vendent leurs grains sur le marché dit durable – produits biologiques et commerce équitable –, où les ventes atteignent 1,1 million de sacs par an. Ceux-là sont mieux lotis, puisqu’ils reçoivent 126 cents par livre. La production mondiale pour 2003-2004 devrait se situer à 101,5 millions de sacs, contre 119,7 millions pour la saison précédente. Quant à la consommation, elle est estimée à 111,5 millions de sacs, contre 109 millions l’année dernière. Pour autant, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) craint que la remontée des prix ne “reste fragile et incertaine”. D’après ses experts, “la plupart des pays producteurs continueront à se débattre dans les difficultés”. John Madeley É TAT S - U N I S Du rififi dans le business du commerce équitable De petits torréfacteurs, écœurés par l’arrivée des grandes entreprises sur leur créneau, veulent créer leur propre label de café équitable. L e café issu du commerce équitable est à la mode : les quantités vendues aux Etats-Unis ont presque doublé l’an dernier (à 8,6 millions de tonnes). Ce système s’efforce d’assurer des salaires décents et un développement environnemental et culturel durable aux petits producteurs, en fixant un prix d’achat de base de 1,26 dollar la livre – soit environ 0,75 dollar de plus que le cours actuel du marché. Mais l’extension récente du mouvement – qui inclut désormais certaines grandes marques comme Starbucks, Procter & Gamble, Green Mountain et Dunkin’ Donuts – sème la dissension chez les petits torréfacteurs. Selon eux, les grandes sociétés, qui empiètent sur leur niche, n’achètent qu’un petit pourcentage de café équitable, et ce avec une finalité de marketing, et non pour aider les produc- teurs. Pour d’autres, en revanche, l’arrivée des grandes entreprises sert la cause commune. “Si une énorme multinationale torréfie 500 tonnes de café équitable par an, c’est toujours plus que ce que certains petits torréfacteurs – qui ne travaillent qu’avec des grains issus du commerce équitable – feront au cours de toute leur existence”, souligne Paul Rice, le PDG de TransFair USA, l’organisme de certification qui chapeaute l’industrie du commerce équitable aux Etats-Unis. Certains petits torréfacteurs, qui n’achètent que du café labellisé, sont à la recherche d’un nouveau modèle qui leur permettrait d’apparaître comme les seuls véritables pra- tiquants du commerce équitable. Plusieurs d’entre eux ont quitté TransFair (qui gère la marque “Certifié commerce équitable”) ces derniers mois. Ils affirment pouvoir faire davantage pour élever la conscience des consommateurs en faisant cavalier seul. Larry’s Beans a ouver t la voie le 9 avril, et Just Coffee, Dean’s Beans et Café Campesino ont suivi. Les détails de leur nouvelle association restent à mettre au point. Avec le système actuel, des chaînes comme Starbucks peuvent déclarer soutenir le commerce équitable en n’achetant que 1 à 2 % de leur café à des producteurs certifiés. COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 53 DU 6 AU 12 MAI 2004 Starbucks sert du café équitable une fois par mois dans le cadre de l’opération “Café du jour” dans les 7 834 points de vente qu’il possède dans le monde. Le groupe reconnaît que ce café ne représente qu’un faible pourcentage de ses achats totaux, mais affirme qu’il existe d’autres moyens pour assurer un traitement juste des producteurs. Selon Sue Mecklenburg, vice-présidente pour les pratiques commerciales, le groupe achète tous ses grains (certifiés équitables ou non) au prix moyen de 1,20 dollar la livre. En 2003, la chaîne a acheté 2,1 millions de livres de grains labellisés et a vendu 28 millions de tasses de café du jour équitable. “Tout le café acheté par Starbucks n’est pas cer tifié commerce équitable, conclut Sue Mecklenburg, mais 100 % de notre café est acheté à des conditions qui sont équitables pour les producteurs.” Tim Rogers, The Christian Science Monitor (extraits), Boston Dessin de Vlahovic paru dans Nin, Serbie. 705p52-53-54 3/05/04 18:04 Page 54 économie i n t e l l i g e n c e s ● Une entreprise caritative, ça se gère ! SOCIAL L’association catholique ■ allemande Caritas emploie des milliers de salariés et brasse des milliards d’euros. Mais la gestion décentralisée de ses finances commence à poser de sérieux problèmes de contrôle. SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits) Munich aritas est la plus grande association caritative et le plus gros employeur d’Allemagne. Elle compte actuellement 499 213 salariés : plus que DaimlerChrysler et Siemens réunis. A cela s’ajoutent environ 500 000 bénévoles, qui conseillent les ménages endettés, rendent visite aux malades et aux infirmes, ou tiennent la main des mourants, pour le seul amour de Dieu. Elu en septembre 2003, Peter Neher, le nouveau président de Caritas, théologien de formation et ancien banquier, a pris ses quartiers au siège de Fribourg, où travaillent 200 salariés. Mais, si l’association a la taille d’une multinationale, elle est dirigée comme une boutique de province. Ses structures embrouillées ont jusqu’à présent habilement échappé à toute tentative de centralisation. Caritas ne gère que le quart des 94 000 institutions du secteur caritatif privé, mais elle regroupe 40 % de ses effectifs. Elle se distingue des groupes industriels classiques par le fait que nul ne connaît exactement l’état de ses caisses, pas même Robert Batkiewicz, son directeur financier. Et il n’a d’ailleurs pas à justifier cette ignorance. Il lui suffit de rappeler que cet empire de la charité – dont le fonctionnement obéit au principe de subsidiarité – se compose de 27 associations diocésaines indépendantes, lesquelles chapeautent 600 groupes aux niveaux régional, cantonal et municipal, le tout représentant 25 460 institutions et services et près de 1,2 million de places et de lits. Ces groupes locaux font un peu de tout. Selon leur bon vouloir, ils gèrent des hôpitaux, des jardins d’enfants, des centres sociaux, aident les malades, conseillent les immigrés, essaient de sortir de la dépendance les jeunes drogués ou les alcooliques, trouvent des logements et du travail aux handicapés mentaux. Ils ne fonctionnent pas selon un modèle économiquement raisonnable, anticyclique. Pour parler clair : à l’époque où les subventions publiques affluaient, ces groupes ont élargi leurs prestations sans compter. Mais, alors qu’aujourd’hui l’amour du prochain se chiffre à la virgule près, ils raclent les fonds de tiroir et rognent sur tout parce qu’ils n’ont rien mis de côté en prévision des mauvais jours. L’ensemble des organisations caritatives génère environ 60 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an.Toutes redoutent de voir l’opinion publique se pencher sur leurs comptes. Car la C Dessin de Basyrov, Russie. ■ En France Le Secours catholique est membre depuis les années 50 de la fédération Caritas Internationalis. Il a d’ailleurs adopté l’appellation officielle de Secours catholique-CaritasFrance en 1985. C’est par le biais de ce réseau de solidarité que l’association française intervient dans les pays du Sud. professionnalisation des métiers du secteur social ne s’est pas accompagnée d’une professionnalisation du management, qui est resté amateur et imparfaitement contrôlé. Et, tant que l’argent de l’Etat affluait, il n’y avait pas de raison de vérifier la viabilité économique de ces organisations. Actuellement, elles dépendent à 90 % des fonds publics. Les dons des particuliers ont diminué ces dernières années et ne pèsent plus grand-chose (4 % du budget). Quant aux recettes fiscales destinées à l’Eglise [les cultes sont financés par l’impôt], elles ne sont pas précisément en augmentation et ne représentent plus qu’une quantité négligeable. “C’est sûr”, confie Thomas Broch, responsable des relations extérieures, “on a fait beaucoup de choses ces dernières décennies tout simplement parce que les moyens étaient là. C’est toujours pareil : c’est après qu’on devient plus malin.” On en est là aujourd’hui. Avec la réforme du système de santé, il faut réviser des budgets critiquables, intégrer une rigueur nouvelle en matière de tarifs d’hospitalisation ou, pis encore, digérer le retrait de l’Etat du financement de certaines activités. Prenons l’exemple de la Hesse : ce Land dirigé par le chrétien-démocrate Roland Koch prévoit de diminuer de 30 % ses aides aux organisations caritatives, entraînant ainsi une réduction automatique du financement de l’Etat fédéral et des communes. Caritas n’a donc pu éviter la fermeture de certaines de ses institutions. Rien que dans le Land de Hesse, le groupe recevra 4 millions d’euros de moins de subventions régionales. Seront essentiellement touchées les activités qui ne perçoivent rien des caisses d’assurance maladie : conseil aux parents et aux endettés, foyers de femmes, aide aux sans-abri, aux drogués, aux alcooliques et aux malades mentaux, travail social dans les zones sensibles. Peter Neher s’inquiète pour la “mission première”, “la raison d’être” de l’association. “Si le scandaleux exemple de la Hesse fait école, on devra se demander si l’Etat va assurer les responsabilités que la Constitution lui attribue en matière sociale.” Les collaborateurs de Caritas descendent déjà dans la rue, comme à Düsseldorf en décembre dernier, pour dénoncer “des économies meurtrières”. Il n’y a pas d’autre solution : Caritas doit se moderniser, se donner de nouvelles structures. Certes, le groupe se dote d’une image plus moderne. Au siège, à Fribourg, on voit aujourd’hui circuler des jeunes gens en costume trois pièces, attaché-case à la main, téléphone portable à l’oreille. Cette évolution est aussi le signe avant-coureur d’une époque que certains dénoncent comme celle de l’asservissement du social à l’économie. Mais l’amour du prochain peut-il être chiffré ? Hejo Manderscheid, qui dirige depuis 1998 l’association diocésaine Caritas de l’évêché de Limburg, a la réputation d’être l’un des critiques les plus pertinents de sa propre “entreprise”. Selon lui, le dogme de la charité inconditionnelle conduit parfois à engluer les gens dans l’assistanat. Les dirigeants de Caritas sont souvent incapables de s’adapter aux changements sociaux en raison des structures sclérosées héritées du passé. Du coup, “ils se délestent petit à petit de ce qu’ils possèdent au lieu de réfléchir à des changements de fond”. Mais n’est-ce pas là un phénomène fort répandu ? Confrontées à une concurrence accrue, nombre d’entreprises privées ne songent souvent à rien d’autre qu’à réduire d’abord et avant tout leurs coûts. Dagmar Deckstein LA VIE EN BOÎTE Aidez vos collègues et votre productivité augmentera L a générosité a-t-elle des effets bénéfiques sur l’individu ? Il semble que oui, du moins au travail. Selon un article paru récemment dans l’Academy of Management Journal, la productivité augmenterait avec l’entraide. Francis Flynn, de l’université américaine Columbia, a enquêté auprès de 161 ingénieurs d’une entreprise de télécommunications située près de San Francisco. Répartis en huit équipes, ces ingénieurs traitent individuellement les demandes d’assistance technique qu’ils reçoivent de tout le pays. M. Flynn a demandé à chacun d’entre eux dans quelle mesure ses collègues et lui s’entraidaient – le nombre de fois où ils échangeaient des avis ou se soumettaient des propositions – et, dans chaque cas, lequel avait donné Dessin d’Owczarek paru dans Gazeta Wyborcza,Varsovie. plus que l’autre. Sur la base de ces données, il a déterminé la fréquence des échanges et la générosité de chacun. Il a également invité les ingénieurs à fournir une appréciation sur leurs collègues. En confrontant ses résultats avec les informations de l’entreprise sur la productivité du personnel, il s’est rendu compte que ceux COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 54 DU 6 AU 12 MAI 2004 qui sont généreux mais reçoivent peu en échange sont moins productifs que ceux qui reçoivent autant qu’ils donnent. Dans l’ensemble, les échanges ont tendance à améliorer à la fois la productivité et l’image personnelle dans l’entreprise. Pourquoi des échanges fréquents ont-ils un effet positif sur la productivité ? M. Flynn a deux explications : tout d’abord, en découvrant ce qu’ils peuvent s’apporter les uns aux autres, les salariés deviennent plus efficaces dans leurs échanges ; ensuite, ils apprennent à se faire confiance et sont d’autant plus disposés à se rendre service qu’ils savent qu’ils peuvent compter sur une contrepartie. Il est bien évidemment plus agréable de travailler avec des gens serviables ! The Economist, Londres ci n°705 3/05/04 17:26 Page 1 emploi ● o p p o r t u n i t é s Médias & Régies Europe, filiale du groupe Publicis, recherche des stagiaires (bac+2 à bac+4/5) pour des missions de vente d’espaces publicitaires dans les secteurs du recrutement, de la formation ou en publicité commerciale. Nous vous proposons une formation pointue à nos métiers dans un environnement de qualité et prenons bien entendu en charge tous les frais liés à cette mission. Merci de nous faire parvenir votre CV + une lettre de motivation détaillée ainsi que vos dates de disponibilité par courrier à : Médias & Régies Europe, Gilles Risser - 9/11, rue Blaise Pascal 92523 Neuilly-sur-Seine cedex ou par e-mail [email protected] Vous cherchez la perle rare ? ouvre sa rubrique emploi aux annonces de stage Ne cherchez plus comment recruter vos futurs cadres de demain ! • 1/8 de page : 500 € Renseignements : Sylvaine Gantois, Chef de Publicité Cyril Deharbe, Chef de Publicité Tél : 01 47 38 50 62 Tél : 01 47 38 50 46 • 1/4 de page : 800 € Email : [email protected] Email : [email protected] COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 55 DU 6 AU 12 MAI 2004 page de publicité 705p57 3/05/04 18:12 Page 57 multimédia i n t e l l i g e n c e s ● Le double langage des chaînes de télévision arabes MÉDIAS L’affaire ■ des otages en Irak a fait découvrir aux responsables italiens que les télés arabes suivaient avec intérêt leurs faits et gestes, et qu’elles n’hésitaient pas à les retourner contre eux. PANORAMA Milan e 18 avril, j’ai interviewé pour Panorama Ahmed Cheikh, le directeur de la télévision arabe Al Jazira. J’étais à Doha, la capitale du Qatar, où se trouve le siège de la chaîne. Je cherchais à obtenir des informations sur la vidéo du meurtre de Fabrizio Quattrocchi, l’un des quatre gardes privés italiens enlevés le 12 avril dernier en Irak. Je voulais savoir qui l’avait transmise aux journalistes de la télévision du Qatar et aussi découvrir pourquoi elle n’avait jamais été diffusée. J’ai demandé à Ahmed Cheikh s’il pensait que l’appel des familles des otages pouvait favoriser leur libération.“Je ne pense pas, m’a-t-il répondu, parce que les familles ne disent pas ce qu’elles devraient dire, à savoir que l’Italie ne devait pas envahir l’Irak et que Silvio Berlusconi ne représente pas les aspirations des Italiens.” Puis il a ajouté une remarque prémonitoire : “Soit vous manifestez dans la rue contre la guerre et vous chassez Berlusconi, soit vous devez vous attendre à ce que les Irakiens kidnappent des Italiens.” Cette phrase présente bien des similitudes avec le message adressé aux Italiens par les ravisseurs et diffusé le lundi 26 avril par Al Arabiya, la télévision de Dubaï. “Nous veillerons à libérer les otages si vous montrez que vous soutenez notre cause en collaborant avec nous. Si vous dites non à la politique de votre Premier ministre en manifestant dans les rues de votre capitale en signe de L protestation contre la guerre.” On peut se poser la question de savoir quel est le rapport entre les ravisseurs, dont l’objectif est d’influencer la politique intérieure et étrangère italienne, et les télévisions qui diffusent leurs messages.Y aurait-il une forme de connivence, voire de complicité ? En un cer tain sens, on peut répondre par l’affirmative si l’on considère que les téléspectateurs arabes sont mus par des sentiments semblables. La ligne éditoriale des directeurs palestiniens d’Al Jazira ou des journalistes d’Al Arabiya est passablement identique : donner libre cours à la haine contre les EtatsUnis, Israël et leurs alliés, et influencer les opinions publiques non seulement arabes, mais mondiales. Ils caressent leur public dans le sens du poil tout en lui assénant des “vérités” de façon récurrente. Pour ce qui est de la politique de Berlusconi, voilà le type de message régulièrement répété : 1) Berlusconi est à la botte des Américains ; 2) il ne se soucie pas de son peuple, et encore moins des otages ; 3) il a envahi l’Irak pour se faire bien voir de son chef, George W. Bush, et pour passer quelques week-ends agréables dans son ranch ; 4) le peuple italien, historiquement ami du monde arabe, est victime d’un chef de gouvernement qui ne le représente pas ; 5) les Italiens ne pensent pas comme Berlusconi, mais ils n’ont pas le courage de s’en débarrasser ; 6) nous devons leur faire comprendre qu’ils doivent renvoyer leur Premier ministre et élire une nouvelle majorité. Dès mon arrivée à Al Jazira, un journaliste palestinien m’apostrophait : “Un de tes ministres a déclaré que vous expulserez des immigrants islamiques pour chaque jour de détention des otages.” En réalité, il ne s’agissait pas d’un ministre, mais du vice-président du Sénat et membre de la Ligue du Nord Roberto Calderoli. Il avait déclaré : “Pour chaque jour de détention des otages, chaque pays concerné devrait refuser d’accorder des permis de séjour et expulser 1 000 immigrants islamiques venant des Etats voyous. La loi du talion est une loi cruelle, mais c’est la seule qui puisse être entendue des bêtes sanguinaires de ce genre.” La déclaration de Calderoli a été transmise et retransmise par les télévisions arabes. Comme l’a été la déclaration de Berlusconi selon laquelle il entendait rester en Irak après le 30 juin. TOUJOURS PRÊTS À CARESSER L’OPINION DANS LE SENS DU POIL Situation critique. “Quatre Italiens otages en Irak. — Et tous les autres otages en Italie !” Dessin de Vauro paru dans Il Manifesto, Rome. DES MÉDIAS QUI ONT LA MÉMOIRE LONGUE Plusieurs reportages approfondis sur la politique italienne sont diffusés par les télévisions arabes, et, tous les matins, les téléspectateurs d’Al Jazira ont droit à une revue de presse des articles critiques à l’égard du gouvernement Berlusconi. Encouragés par les éditoriaux des journaux italiens, les médias arabes sont convaincus de pouvoir influencer notre opinion publique. Ce n’est pas un hasard si le directeur d’Al Jazira, après avoir décidé de ne pas transmettre la vidéo de l’assassinat de Quattrocchi pour des raisons officiellement humanitaires, a envoyé en Italie Imad Atrache, un journaliste libanais qui parle parfaitement italien. L’objectif d’Al Jazira était de raconter que le peuple italien était majoritairement hostile à la politique de son gouvernement. La seconde guerre d’Irak est une guerre médiatique, et cette fois ce ne sont plus les Américains, mais les Arabes qui mènent la danse. Les terroristes ne sont ni incultes ni désinformés. Ils kidnappent et assassinent en gardant toujours près d’eux une caméra pour filmer la scène. Ils transmettent les films aux télévisions les plus regardées du monde arabe, alternativement Al Jazira ou Al Arabiya, et attendent l’effet que produisent leurs films sur les journaux télévisés italiens. Ils regardent la RAI [la télévision publique italienne]. Ils suivent les débats internes de la politique italienne à travers les chaînes arabes, qui les informent dans les moindres détails de la politique de Silvio Berlusconi. I N F O R M AT I O N Cafouillage autour des otages ■ Ils sont vivants. Ils sont détenus dans un lieu plus décent que celui dans lequel on les a vus dans le premier film vidéo envoyé par Al Jazira et ils ont à manger. Voilà déjà deux bonnes choses. Une troisième est encore meilleure : les ravisseurs veulent négocier. Ils demandent au gouvernement italien de faire le premier pas. Ils sont pressés. Ils veulent en finir et libérer Maurizio Agliana, Umberto Cupertino et Salvatore Stefio. Leur requête – “une grande manifestation de soutien à la cause irakienne” dans les rues de Rome – ne s’adressait pas au gouvernement, mais au peuple italien. Elle ne s’adressait pas à la majorité, mais aux partis et aux orga- nisations de l’opposition. Son but est d’isoler le gouvernement de notre pays en tenant une mitraillette appuyée sur les tempes des trois otages. C’est la confirmation que, derrière cet enlèvement, il y a un metteur en scène “italien”, un Arabe qui connaît bien la situation politique italienne, qui se tient informé de tout ce qui se produit ici. Mais le calcul politique du “souffleur” s’est révélé (apparemment) hasardeux : il n’y a pas eu une semaine au cours de cette année, en Italie, sans que l’on ait vu défiler, dans les rues des grandes et petites villes, des manifestants qui demandaient “la paix et le retrait des troupes italiennes d’Irak”. Et cependant, COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 face au chantage des terroristes, personne au sein de l’opposition ou parmi la société civile ne s’est dit prêt à répondre au chantage des ravisseurs. Pendant ce temps, les assassins de Fabrizio Quattrocchi [le quatrième otage, exécuté le 14 avril], qui ont “transféré” les otages à Bagdad, ont fait monter les enchères pour leur libération ou bien – seconde hypothèse – ils les ont confiés à une autre bande, qui demande au gouvernement italien de se manifester afin de conclure un “deal” dont le prix pourrait ne pas être exclusivement économique. Giuseppe D’Avanzo, La Repubblica, Rome 57 DU 6 AU 12 MAI 2004 Les Irakiens connaissent notre politique. Ils se rappellent les phrases prononcées il y a quelques jours par Berlusconi, mais aussi celles du passé. Juste après le 11 septembre 2001, Berlusconi avait parlé de la supériorité du monde occidental sur le monde islamique et reçu un accueil hostile. Deux ans et demi après, les journalistes d’Al Jazira m’ont renvoyé cette phrase à la figure. “Nous n’avons pas oublié que ton Premier ministre dit que la civilisation islamique est inférieure à la vôtre.” Al Jazira et Al Arabiya se font une concurrence acharnée et n’hésitent pas pour cela à surenchérir dans la haine contre les Etats-Unis et leurs alliés. La télévision de Doha appartient à l’émir Hamad Bin Khalifa atThani, le premier chef d’Etat à s’être envolé pour New York après l’attaque des tours jumelles pour présenter ses condoléances et celles de son peuple au président américain. Au sud de Doha se trouve une base militaire d’où partent les missions américaines, et des troupes qatariennes sont présentes en Irak. Il y a une semaine, une conférence de l’OTAN organisée par les Etats-Unis et qui avait pour thème l’élargissement aux pays arabes a eu lieu au Qatar. La position d’At Thani est ambiguë : d’un côté, c’est le plus grand ami des Américains dans le Golfe ; de l’autre, il considère Al Jazira comme sa créature. Une fois, il a même déclaré : “Je tiens plus à cette télévision qu’à ma famille.” Al Jazira donne la parole aux sentiments profonds du monde arabe, à sa haine des Américains et des Israéliens. Mais elle est aussi sensible, parce que l’émir l’est, aux remarques des Etats-Unis. Chaque fois que ces derniers critiquent la chaîne, l’émir s’empresse d’en congédier les directeurs, en faisant mine de tout changer sans rien bouger véritablement. Parce que, lorsque la chaîne devient modérée, son public part sur Al Arabiya. Les nouveaux dirigeants reprennent alors la ligne éditoriale originelle, et Al Jazira redevient intégriste. Silvia Grilli 705p58-59 3/05/04 18:13 Page 58 sciences i n t e l l i g e n c e s ● Peut-on vraiment faire confiance à un ordinateur ? MATHÉMATIQUES La démonstration ■ d’un problème célèbre – la conjecture de Kepler – vient enfin d’être publiée, six ans après son annonce. Elle contient des données informatiques que personne ne parvient à vérifier. THE NEW YORK TIMES New York ne éminente revue de mathématiques vient d’admettre qu’un problème mathématique depuis longtemps insoluble – à savoir la mise en équation de la façon optimale de stocker des oranges – a finalement été résolu de manière concluante. La solution, subodorée depuis longtemps par les experts et les marchands de primeurs, consiste à empiler les fruits en pyramide. Cela permet de mettre à profit les creux laissés par la couche inférieure et d’occuper ainsi moins de place que si les oranges étaient empilées les unes sur les autres. Le problème remonte au moins à 1590, lorsque sir Walter Raleigh, à l’occasion d’une expédition navale, se demanda s’il y avait une manière rapide de calculer, en se fondant sur la hauteur de la pile, le nombre de boulets de canon qu’il pourrait stocker. C’est son second, Thomas Harriot, qui lui présenta l’équation demandée. Des années plus tard, Harriot mentionna le problème à l’astronome Johannes Kepler. Celuici conclut que c’était le stockage en pyramide qui était le plus efficace (une disposition alternative où chaque couche de sphères est disposée selon le modèle d’un rayon de miel est tout aussi probande sans être toutefois meilleure), mais n’en produisit pas la démonstration mathématique. U L’ÉQUIPE DE VÉRIFICATEURS, ÉPUISÉE, ABANDONNE Pour obtenir celle-ci, il fallut attendre quatre siècles et le travail de Thomas Hales, professeur de mathématiques de l’université de Pittsburgh. Mais la publication des centaines de pages de l’article du scientifique, en 1998, en laissa plus d’un sceptique, car la démonstration de ce problème, connu désormais sous le nom de “conjecture de Kepler”, s’articulait sur une série complexe de calculs informatiques trop nombreux et trop fastidieux pour que les mathématiciens puissent les vérifier manuellement. Y accorder du crédit requérait par conséquent que l’on présuppose que l’ordinateur avait procédé à ces calculs sans vice de procédure et sans bogue dans les programmes. Pour une discipline comme les mathématiques, fondée sur une logique exempte de passion et constituée de vérités et d’erreurs ne souffrant pas l’ambiguïté, cet aléa représentait une zone d’ombre des plus incommodante. En raison de ce problème, la prestigieuse revue Annals of Mathematics décida de ne publier Dessin de Steve Fricker paru dans The Daily Telegraph, Londres. ■ Polémique En 1990, Wu-Yi Hsiang, de l’université de Californie à Berkeley, prétendit avoir mis au point une démonstration mathématique de la conjecture de Kepler. Il publia, en 1993, une ébauche de démonstration, puis, en 2002, une preuve qu’il considère complète dans un livre. Mais ses collègues mathématiciens le critiquèrent vivement, déclarant que son exposé contenait des failles logiques insurmontables. Aussi, peu d’entre eux se sont donné la peine d’étudier en détail ce livre : “Hsiang n’a pas bonne réputation. Je ne veux pas perdre mon temps à prouver qu’il a tort”, déclare ainsi dans The New York Times Frank Quinn, professeur de mathématiques à l’université de technologie de Virginie. . que les énoncés théoriques de la démonstration qui avaient pu être vérifiés de façon traditionnelle. Une autre revue, plus spécialisée, Discrete and Computational Geometry, en publierait les passages concernant les données informatiques. Cette décision représente un compromis entre l’acceptation sans réserve et le rejet catégorique des techniques informatiques, dont l’usage devient de plus en plus commun dans les mathématiques. Le débat au sujet des démonstrations mathématiques assistées par ordinateur est l’extrapolation de la controverse au sujet de l’usage de calculettes en classe de mathématiques. Est-ce que la technologie incite à de plus grandes performances en accélérant les calculs ou bien est-ce qu’elle prive les élèves de la pratique fondamentale du calcul ? “Je n’aime pas ça, parce que, en quelque sorte, on n’a pas le sentiment de comprendre ce qui est en train de se passer”, dans la démonstration. Celles-ci furent promptement corrigées, mais cette affaire laissa une très mauvaise impression à de nombreux mathématiciens, comme le rapporte Robert MacPherson, l’un des éditeurs des Annals. Pour éviter qu’un tel incident ne se reproduise, les Annals exigèrent une vérification complète et méticuleuse de la démonstration mathématique de Hales. “Cela ne se passa pas comme prévu. Ce fut une déception pour nous tous”, reconnaît MacPherson. Le groupe recruté pour vérifier la démonstration mathématique y passa plusieurs années et, épuisé, finit par abandonner l’an passé. Tout ce qui fut vérifié se révéla exact, mais la perspective de vérifier tous les calculs était par trop décourageante – un peu comme authentifier tous les noms et les adresses d’un annuaire téléphonique. Les Annals envisagèrent alors de publier l’article avec une sorte de démonstrations établies à l’aide d’ordinateurs avaient leur mérite propre, mais que le journal leur accorderait un statut inférieur à celui des démonstrations traditionnelles et les considéreraient plutôt comme des expériences de laboratoire fournissant des preuves secondaires. Cette décision n’étonne par Akihiro Kanaromi, professeur de l’université de Boston et spécialiste de l’histoire des mathématiques : le degré de rigueur et de détail que les mathématiciens exigèrent des démonstrations a fluctué au cours des siècles. Aux XVIIIe et XIXe siècles, des champs mathématiques majeurs, comme le calcul et la topologie, se sont développés sans faire l’objet de démonstrations rigoureuses. “Dans les mathématiques, pendant une période assez longue, l’argumentation était surtout descriptive. Les intéressés fournissaient ce que nous appellerions maintenant des arguments informels”, déclare Kanamori. Aujourd’hui, les mathématiciens continuent de débattre pour savoir quel degré de rigueur est nécessaire pour valider une démonstration et si trop d’importance accordée aux détails n’est pas susceptible d’étouffer la créativité. DE NOUVELLES DÉMONSTRATIONS DÉCOUVERTES PAR ORDINATEUR déclare John Conway, professeur de mathématiques à l’université Princeton. D’autres mathématiciens y voient pourtant une avancée majeure. A l’instar des ordinateurs actuels, qui peuvent battre les plus grands maîtres d’échecs, les ordinateurs de demain seront peut-être capables d’élaborer des démonstrations qui se sont jusqu’ici dérobées aux plus grands mathématiciens. La conjecture de Kepler n’est pas la première démonstration mathématique à être réalisée par ordinateur. En 1976, deux chercheurs utilisèrent des calculs informatiques pour démontrer le “théorème des quatre couleurs”, qui postule que n’importe quelle carte ne requiert que quatre couleurs pour qu’aucune région adjacente à une autre ne soit de la même couleur. Mais les collègues des deux scientifiques ne furent pas longs à trouver des erreurs COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 58 mise en garde affirmant que cette démonstration mathématique n’était que partiellement vérifiée. Mais, de l’avis de John Conway, et malgré son aversion pour les démonstrations par l’informatique, un tel avertissement projetterait un soupçon injuste sur la publication. Les éditeurs des Annals confièrent alors l’article à d’autres mathématiciens. Les nouveaux vérificateurs tombèrent d’accord sur le fait que ses fondements théoriques étaient solides, et les éditeurs en vinrent à une sorte de jugement de Salomon : ils partagèrent l’article en deux. “La partie qui sera publiée dans les Annals of Mathematics est une démonstration. Nous avons la conviction qu’il représente une contribution mathématique importante”, affirme MacPherson. Adoptant une nouvelle politique éditoriale, les Annals ont décidé que les DU 6 AU 12 MAI 2004 Parallèlement, certains chercheurs considèrent que les ordinateurs, source de controverse sur la démonstration de Thomas Hales, vont en fait calmer le débat sur les preuves. Car, au lieu de servir simplement d’outil de calcul, comme ce fut le cas dans la démonstration de Hales, les ordinateurs peuvent aussi être utilisés pour tenir des raisonnements formels. Des mathématiciens, tel Larry Wos, du laboratoire national d’Argonne, utilisent des programmes de “raisonnement automatisé” : ils entrent une série d’axiomes, et l’ordinateur passe au tamis l’ensemble des possibilités à la recherche d’une preuve possible. “L’avantage des ordinateurs est leur absence d’idée préconçue : ils peuvent suivre des voies qu’un humain trouverait totalement contre-intuitives.” Grâce à cette méthode, Wos a découvert plusieurs nouvelles démonstrations. Celles-ci sont, selon lui, “rigoureuses en tout point et formelles dans le meilleur sens du mot”. Hales s’est embarqué dans un projet similaire, appelé Flyspeck (F, P et K pour preuve formelle de Kepler), pour mettre fin aux doutes sur sa démonstration. Mais les ordinateurs actuels ne sont pas encore capables de résoudre des problèmes aussi complexes. Il estime qu’il faudra attendre encore vingt ans avant d’y arriver. Aussi, pour revenir à la publication finale de sa démonstration de 1998, six ans après une vérification qui ne devait durer que quelques mois,Thomas Hales explique que ce qui devait être un événement s’avère, en quelque sorte, décevant. “Le moment vraiment important pour moi, c’est lorsque j’ai achevé la démonstration, dit-il. Je ne pense pas que ça changera grand-chose lorsque je la verrai imprimée noir sur blanc.” Kenneth Chang 705p58-59 3/05/04 18:13 Page 59 ● sciences intelligences Une sonnette d’alarme moléculaire ■ 1 Un dispositif 2 000 fois plus fin qu’un cheveu permet de détecter la présence d’une seule molécule de virus, et même d’en mesurer le poids. Capteur Vue de profil Laser Le “cantilever” pèse-virus “Cantilever” MECHANICAL ENGINEERING New York La position du cantilever est mesurée grâce à un rayon laser (1). Quand un virus se pose sur le cantilever, celui-ci s’incurve. La déviation du rayon laser qui en résulte permet de mesurer la masse du virus (2). 2 ombien pèse un virus ? Environ 10 millionièmes de milliardième de gramme, selon des chercheurs de l’université de Purdue, qui ont construit un minuscule dispositif capable de peser la masse d’un seul micro-organisme. Rashid Bashir, ingénieur biomédical et directeur de l’équipe qui a réalisé cette mesure, raconte que, peu après les événements du 11 septembre 2001, quand la menace bioterroriste s’est brutalement précisée, les National Institutes of Health [instituts américains de recherche médicale] ont émis un appel d’offres afin de financer la recherche sur le développement de systèmes capables de détecter en temps réel les agents pathogènes dans les lieux publics. C’est alors que Rachid Bachir, en collaboration avec Amit Gupta et Demir Akin, a conçu ce projet de détecteur nanotechnologique. La première étape consistait à trouver un moyen pour détecter la présence d’un seul virus, un bout d’ADN à peine vivant encapsulé dans un étui de protéines dont la masse se mesure généralement en femtogrammes Vue de face C Vue de profil Virus “Cantilever” Virus (millionièmes de milliardième de gramme). Il s’agissait avant tout de trouver un dispositif à l’échelle virale, capable de réagir à quelque chose d’aussi infime. L’équipe de Bachir a opté pour la solution d’une fine languette de silicium (une sorte de plongeoir minuscule pour virus), un carbone qui a naturellement tendance à vibrer à une fréquence précise et régulière, laquelle dépend de sa masse et de sa longueur. Que l’on modifie la masse, et la fréquence de vibration s’en trouve changée. Si une particule virale atterrit sur la languette – appelée “cantilever” –, la vibration change de façon Photo : School of Electrical and Computer Engineering, Purdue University NANOTECHNOLOGIES presque immédiatement perceptible. Cette modification peut être mesurée par un rayon laser pointé sur le dispositif. L’équipe a réussi à démontrer que l’on parvenait ainsi à repérer une masse équivalant à un unique virus. La languette utilisée pour l’expérience ne mesurait que 4 micromètres de long pour 30 nanomètres de large (elle était 2 000 fois plus fine qu’un cheveu). On s’est servi du virus de la vaccine, qui est habituellement utilisé pour les vaccins contre la variole. Les chercheurs ne disposent pas encore pour autant d’un système de détection. “Il faudrait équiper le système de filtres qui élimineraient tout objet d’un diamètre supérieur à 0,5 micron, comme les poussières, les spores et les bactéries”, reconnaît Rachid Bachir. Il faudrait ensuite pouvoir définir quel type de virus le dispositif a détecté. Pour ce faire, l’équipe de l’université de Purdue prévoit de revêtir la languette d’anticorps réagissant à un virus spécifique. Fonctionnant comme une sorte de Velcro moléculaire, les anticorps se collent à un type particulier de virus et rejettent tous les autres. Et une batterie de cantilevers tous enduits d’un anticorps différent pourrait ainsi repérer un éventail d’agents biologiques potentiellement meurtriers, qu’ils soient d’origine naturelle ou qu’ils aient été répandus par des terroristes. Bachir espère être en mesure d’enduire une languette d’anticorps d’ici à la fin de l’été. Mais, à ce niveau de recherche, les choses se compliquent : comment faire fonctionner l’ensemble du système ? Les anticorps sont des particules biologiques qui opèrent idéalement dans des environnements liquides ou, à la limite, dans un air extrêmement humide. Les dispositifs nanométriques, eux, sont plutôt adaptés au vide. Pour l’heure, l’intégration de ces deux éléments et l’addition d’autres composants pour aboutir à un flux d’air constant constituent des obstacles majeurs. Mais, assure Rachid Bachir, une fois qu’un système sera opérationnel, il offrira des avantages qui dépassent le cadre de la lutte contre le bioterrorisme. Grâce à lui, il deviendra possible de surveiller la diffusion d’agents pathogènes dans les hôpitaux ou d’alerter les autorités en cas de pénétration de souches épidémiques de la grippe dans les établissements scolaires. Jeffrey Winters LA SANTÉ VUE D’AILLEURS Ces traitements qui font plus de mal que de bien S ouvent, le meilleur traitement est l’absence de traitement. Telle est la constatation étonnante de l’étude de l’hebdomadaire britannique British Medical Journal (BMJ). Consultable sur Internet, “BMJ Best Treatments” [les meilleurs traitements du BMJ, <www.besttreatments.co.uk>] remet en cause les plus grands mythes de la médecine moderne. Dans certains cas, l’étude ne recommande aucun traitement particulier, au motif qu’il n’y en a aucun dont l’efficacité soit prouvée ! Le cas du cancer de la prostate est exemplaire. C’est le plus répandu chez les hommes et le nombre de personnes atteintes croît de façon rapide : au Royaume-Uni, 27 000 nouveaux cas sont diagnostiqués chaque année. Or, selon le guide, la chirurgie risque de faire plus de mal que de bien et les gens qui optent pour une “attente vigilante” vivent aussi pu être prouvé –, ou celongtemps que celles lui selon lequel l’exerqui se font opérer. cice physique serait En cas de cancer du dangereux en cas de sein, la mastectomie problème cardiaque, ne prolonge pas plus voire pourrait précipiter la vie des malades que les infarctus. En fait, un l’inter vention moins entraînement physique lourde qui consiste à modéré est bénéfique. retirer uniquement la Selon Luisa Dillner, sa tumeur, en conservant rédactrice, ce guide se le sein. L’extraction base sur les concludes dents de sagesses sions les plus récentes non sor ties – qui se pour fournir aux mapratique de façon halades la même inforbituelle depuis des démation qu’à leur mécennies – est inutile decin. “Le grand mythe Dessin de O.Tesler paru dans les Izvestia, Moscou. sauf en cas d’infection. de la médecine, c’est rien ne prouve que les traitements En cas de mal au dos, mieux vaut que ‘les médecins savent ce qui actuels soient efficaces. Parmi ne pas rester au lit et poursuivre marche’. En fait, l’efficacité de les autres mythes médicaux déses activités normales, en prenombreux traitements n’est pas noncés, il faut noter celui selon nant des analgésiques si nécesprouvée. Les médecins ont tenlequel l’ablation des amygdales saire. Pour l’anxiété, il faut éviter dance à exagérer les bénéfices de permettrait de réduire les risques les tranquillisants – sauf sur le ce qu’ils font parce qu’ils veulent d’infections – ce qui n’a jamais court terme. Quant à l’anorexie, aider leurs patients, mais je pen- COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 59 DU 6 AU 12 MAI 2004 se qu’il est impor tant de transmettre l’incer titude. Il faut dire quand on ne sait pas.” Le BMJ avait déjà réalisé un guide destiné aux médecins. Intitulé Clinical Evidence, il compile les meilleures études pour prodiguer des conseils actualisés sur les traitements efficaces. “Nous avons pensé qu’il était logique de donner aux malades l’information dont disposent les médecins. Nous avons découvert au cours de nos recherches que les patients souhaitent lire ce que lit leur médecin et non ce que leur médecin pense qu’ils devraient lire”, explique Luisa Dillner. Pour Rosie Winterton, le ministre de la Santé, “cette démarche constitue une étape importante. Elle donne aux patients les moyens de prendre une décision en connaissance de cause.” Jeremy Laurance, The Independent (extraits), Londres page de publicité 705p61 3/05/04 18:37 Page 61 écologie i n t e l l i g e n c e s ● Quand les écolos critiquent la destruction des barrages HYDROLOGIE Détruire ■ un barrage n’est pas forcément bénéfique pour les cours d’eau. Cela permet aux poissons de circuler plus facilement, mais peut aussi polluer ou favoriser des espèces invasives. SCIENCE NEWS (extraits) Philadelphie n ce 23 février 2004, des milliers de badauds se sont rassemblés le long de la rivière Rappahannock [en Virginie] pour assister à un spectacle plutôt inhabituel : la destruction d’un barrage. Comme prévu, les 300 kilos d’explosifs ont percé un trou de 40 mètres de long. Aussitôt, l’eau a commencé à s’écouler de l’exbarrage d’Embrey. On n’avait pas vu ça depuis la construction du premier barrage à cet endroit, il y a cent cinquante ans. Grâce à cette explosion, le hareng et l’alose savoureuse, migrant depuis l’Atlantique par la Chesapeake Bay, pourront maintenant parcourir les 170 kilomètres libérés en amont du barrage, où ils trouveront une nouvelle zone de frai. “Enfin voir cela, après y avoir travaillé pendant dix ans, c’est formidable”, se réjouit Alan Weaver, du département de la chasse et de la pêche de l’Etat de Virginie. Non seulement le barrage de 6,7 m de haut ne contribuait plus à l’approvisionnement en eau de la région, mais, en plus, il était d’un entretien coûteux et empêchait la migration des poissons. E 150 000 MÈTRES CUBES DE SÉDIMENTS CONTAMINÉS A l’image de l’ouvrage d’Embrey, plus de 500 barrages, principalement de petite taille, ont été démantelés ces trente dernières années. Hormis les problèmes de sécurité et les coûts d’entretien élevés, la protection de l’environnement est un argument de plus en plus souvent avancé. En effet, les scientifiques reconnaissent que la construction de barrages a généralement des effets néfastes sur les rivières. Et, intuitivement, beaucoup prétendent que leur démantèlement pourrait rétablir l’ancien écosystème du cours d’eau. Toutefois, une étude récente a jeté un pavé dans la mare : la destruction des barrages n’aurait pas que des effets positifs. “Ce n’est jamais une équation simple”, constate Emily Stanley, écologiste des rivières à l’université du Wisconsin. La première conséquence de la suppression d’un barrage est la libération de l’eau et des sédiments retenus en amont dans son lac ou dans son réservoir. Mais, si le relargage des sédiments améliore la topographie de la rivière en renforçant ses berges, il libère aussi des polluants Dessin de Bryan Poole paru dans le Financial Times, Royaume-Uni. ■ Mékong Les barrages que la Chine a construits sur le Mékong seraient la cause des variations subites et bizarres du fleuve, selon New Scientist. Ces variations pourraient, d’après la Commission du fleuve Mékong, une institution internationale à laquelle la Chine a refusé de se joindre, mettre en danger les ressources en poisson du fleuve et les 20 millions de personnes qui en vivent tout au long de ses 4 200 kilomètres. A la suite de ces protestations, la Chine a annoncé la “suspension” du projet de construction d’un nouveau grand barrage sur le Nujian, un affluent du Mékong. Pour combien de temps ? auparavant piégés derrière le barrage. La prise de conscience des scientifiques et des gouvernants commence en 1973, lorsque la démolition du barrage de Fort Edwards sur l’Hudson provoque une catastrophe écologique : des tonnes de PCB [un polluant utilisé en particulier dans les plastiques] sont déversées en aval, et l’Etat de New York doit interdire la pêche sur la rivière : 150 000 mètres cubes de sédiments contaminés sont enlevés, et, en 1983, l’Agence américaine de protection de l’environnement inscrit tout un tronçon de la rivière sur les listes du Superfund [le programme américain de lutte contre la pollution]. A la suite de cet événement, plusieurs projets de destruction de petits barrages sur la Blackstone, une rivière du Massachusetts, sont abandonnés, au début des années 90. En effet, des tests ont révélé la présence dans le réservoir de sédiments contaminés aux métaux lourds. Ces polluants piégés dans les barrages sont “l’un des points noirs en cas de démantèlement”, reconnaît David Hart, de l’académie des sciences naturelles de Philadelphie. Mais, tandis que certains scientifiques se concentrent sur l’état de l’eau après la démolition, d’autres examinent le comportement des poissons. En fait “c’est la préoccupation principale de la plupart des gens”, commente Emily Stanley. Depuis des décennies, on soupçonne que les barrages ont des effets néfastes sur les poissons. En 1880, les prises annuelles de saumon dans les cours d’eau du Maine s’élevaient à environ 10 000 poissons. Mais, en 2003, seulement 800 saumons étaient revenus dans ces cours d’eau, si l’on en croit Lewis Incze, un océanographe de l’université du Maine du Sud à Portland. Certes, les barrages ne sont pas les seuls coupables : la disparition des saumons s’explique aussi par la pollution industrielle, par l’implantation de pêcheries en haute mer et par les changements climatiques. Mais, dès les années 30, l’Etat de l’Idaho dynamitait le barrage de Sunbeam, sur la rivière Salmon, pour améliorer la migration du saumon rouge. A priori, il semble évident que le démantèlement d’un barrage améliore le sort des poissons. “Dans la mesure où l’on agrandit leur habitat, on augmente leurs possibilités de survie”, assure Lewis Incze. Ainsi, en 1999, COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 61 quelques mois après la destruction du barrage d’Edwards sur la Kennebec, près d’Augusta (Maine), on a vu des bars d’Amérique, des harengs de rivière, des saumons atlantiques et des esturgeons noirs. C’était la première fois en cent cinquante ans que ces poissons migrateurs avaient accès aux 28 kilomètres de rivière en amont du barrage. Mais, dans les faits, il est difficile de tirer des conclusions claires : les quelques études disponibles indiquent que certaines espèces se portent mieux tandis que d’autres pâtissent de la transformation. DES PLANTES EXOTIQUES ET LES ORTIES EN PROFITENT En 1997, le biologiste Paul Kanehl et ses collaborateurs du ministère des Ressources naturelles du Wisconsin ont ainsi surveillé les populations de poissons après l’enlèvement du barrage de Woolen Mills sur la rivière Milwaukee. Les résultats ont montré que la population de carpes avait décliné dans l’ancien réservoir, tandis que celle de l’achigan à petite bouche progressait. La carpe n’est pas native du Wisconsin et “n’est pas très appréciée dans la région”, note Stanley. Peu savoureuse, elle rend les eaux boueuses en se nourrissant au fond des rivières ; ce faisant, elle les rend impropres à l’achigan à petite bouche, lequel est bien plus apprécié des pêcheurs. La disparition de cette espèce mal aimée n’a pas soulevé les foules. D’un autre côté, après le démantèlement du Waterworks Dam, en 1998, le nombre total d’espèces a explosé, passant de 11 à 26. En revanche, d’autres espèces, telles que la carpe et le meunier noir, ont mal supporté le changement d’environnement. Celles-ci, qui représentaient presque la moitié des poissons avant le démantèlement, n’en représentaient plus que 2 à 15 % après. Autant dire qu’il y a du pour et du contre. “Est-ce mieux ou non pour les poissons ? Tout dépend des espèces que vous aimez voir dans une rivière”, conclut David Hart. Outre les poissons, d’autres espèces d’animaux sont concernées. La transformation d’un réservoir en rivière peut aussi amener un renouvellement des populations d’oiseaux attirées par les eaux poissonneuses. Ce fut le cas après la démolition du barrage d’Edwards [sur l’Hudson] : les pygargues à tête blanche et les grands hérons, autrefois rares, sont devenus plus nombreux. Autre exemple : les mollusques. Emily Stanley explique que les populations de moules, à la fois en amont et en aval du barrage de Rockdale, dans le Wisconsin, ont beaucoup souffert de sa destruction. Lorsque le niveau d’eau a baissé, nombre d’entre elles se sont échouées, tandis que d’autres, en aval, ont été enfouies sous les sédiments. La végétation elle aussi se transforme, sans nécessairement revenir à son état antérieur. A mesure que le réservoir se vide, tant les plantes autochtones que les espèces invasives peuvent proliférer sur les sédiments mis à nu. Dans le Wisconsin, en particulier, des plantes exotiques comme l’alpiste roseau ou des mauvaises herbes urticantes comme les orties ont profité des éléments nutritifs présents dans les sédiments. Pour David Hart, il faut donc se garder d’extrapoler à partir d’une seule observation. “On ne doit pas généraliser, il existe peu d’études, notet-il. De trop nombreux facteurs influent sur les dégâts ou sur les bénéfices écologiques lorsqu’on enlève un barrage.” Aussi, comme le remarque Martin Doyle, de l’université de Caroline du Nord, “il n’y a malheureusement aucune solution miracle pour les écosystèmes des cours d’eau. Il ne suffira pas de détruire les barrages pour résoudre tous les problèmes.” Edna Francisco ROMAN ■ Nok en stock L’apparition de mystérieuses têtes ensanglantées sur les plages basques sème la panique. De Biarritz à Lagos, un voyage dans les eaux troubles de la presse et de l’Afrique. Nok en stock, par Pierre Cherruau, éd. L’Ecailler du Sud, 8,50 euros DU 6 AU 12 MAI 2004 704p62-63-64 3/05/04 18:19 Page 62 voya ge ● À TRAVERS L’ARGENTINE, LE CHILI ET LE PÉROU Sur les traces de Che Guevara Rene Burri/Magnum En 1953, Ernesto Guevara a 25 ans quand il part avec son ami Alberto Granado pour un périple à moto en Amérique du Sud. Un demi-siècle plus tard, le journaliste et géographe italien Pietro Tarallo a suivi le même itinéraire. Bien sur, tout a changé ! D (LA REPUBBLICA DELLE DONNE) Milan L A TLANTIQUE G. S. G-F COLOMBIE ÉQ. Iquitos M a ra Tingo María Cerro de Pasco Lima ño Amazon Equateur e n yali Uca a pleine lune se détache sur la mer et étend sur les vagues ses reflets argentés.Assis sur une dune, nous contemplons le mouvement incessant de la marée. Un spectacle nouveau qui nous trouble étrangement.” C’est par ces mots qu’Ernesto Guevara commence son Voyage à motocyclette [éd. Mille et Une Nuits, 1997], “cette déambulation sans but à travers notre Amérique majuscule qui m’a changé plus que je ne l’aurais cru”. L’image est idyllique, mais date des années 50. Celui qui allait devenir plus tard le Che et son ami Alberto Granado se trouvent à Villa Gesel, alors paisible village de pêcheurs au bord de l’Atlantique, devenu aujourd’hui une station balnéaire proche de Buenos Aires destinée aux classes aisées. Beaucoup d’autres localités d’Amérique du Sud ont connu le même sort. San Carlos de Bariloche, par exemple. Le Che raconte dans son journal combien Alberto et lui, en route pour le Chili, avaient été fascinés par “les bois millénaires et le parfum de la nature émanant de ce village solitaire de montagne”. Aujourd’hui, Bariloche est une ville qui a grandi trop vite, remplie d’hôtels énormes et d’immenses immeubles, subissant un va-et-vient continuel de 4 x 4 chargés de touristes européens en quête d’aventure soft en Patagonie. Quand on passe au Chili, l’impression se confirme. Santiago aussi a changé. Le Che disait que la ville ressemblait à Córdoba, une somnolente petite ville de province du nord de l’Argentine. Le quartier Bellavista avec ses gratte-ciel postmodernes de verre et d’acier est la carte de visite de la nouvelle artère qu’a fait tracer le président Ricardo Lagos. Les travaux de restauration de la Plaza de la Constitución, où se trouve le palais de la Moneda, ont été achevés à temps pour commémorer le triste trentième anniversaire du coup d’Etat de Pinochet. Le siège du gouvernement, repeint d’un blanc éblouissant, n’est plus inaccessible : les carabineros qui montent la garde à l’en- O CÉAN VENEZUELA Leticia BRÉSIL PÉROU Machu Picchu Cusco Lac Titicaca Puno BOLIVIE Arica Humberstone Iquique PAR. San Pedro edro d’Atacama Antofagasta CHILI Santiago ARGENTINE Córdoba UR. Buenos Aires Villa Gesel O CÉAN San Carlos de Bariloche P ACIFIQUE La Havane. 1963. Ernesto Che Guevara, en ministre de l’Industrie cubain, fonction qu’il exerça de 1961 à 1965. 0 1 000 km trée autorisent désormais les touristes à pénétrer dans la cour intérieure et à prendre des photos. Et ceux-là sont nombreux à s’arrêter, en repensant à ces journées tragiques, devant le monument dédié à Salvador Allende, qui, avec ses formes rappelant les sculptures futuristes de Boccioni [peintre et sculpteur italien né en 1882 et mort en 1916, l’une des grandes figures du futurisme], semble veiller sur le palais où il trouva la mort et où disparut avec COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 62 DU 6 AU 12 MAI 2004 lui l’utopie de l’Unité populaire. “Les gens veulent oublier le passé”, affirme Antonio Hecheverria, journaliste au Mercurio, le quotidien le plus lu de la capitale. “Les rues du quartier branché de Bellavista – une succession de cafés, de pubs, de restaurants, de boutiques et de boîtes de nuit – ne désemplissent pas avant l’aube.” Beaucoup de Santiaguitos s’attablent, à partir de 5 heures de l’après-midi (après le bureau), aux cafés avoisinants. Les serveuses provocantes, court-vêtues et juchées sur des talons aiguilles, genre panoplie fétichiste, leur servent des pisco sour (le cocktail national : eau-de-vie, jus de citron, blanc d’œuf, et quelques gouttes d’angustura). Les décolletés et les tenues hypersexy sont aussi l’uniforme des barmaids du Tantra Lounge, la discothèque culte des jeunes amateurs d’atmosphères “tantriques hyperréalistes” avec déco léopard et DJ techno. Le nord du Chili est un autre monde, où le temps est immobile.Tout n’y est que nature primitive, ciels infinis, vies de frontière. Dans le désert d’Atacama, le plus aride de la Terre, le peuple des “travellers chic” [voyageurs branchés] a trouvé sa nouvelle Mecque, entre mondanités baba cool et rituels classiques du New Age, dans cet endroit perdu au pied des Andes, devenu un puissant carrefour d’énergies positives. Au crépuscule, de jeunes créatifs de Santiago et des posthippies venus d’un peu partout se donnent rendez-vous pour fumer un chilom d’herbe sur l’énorme dune de sable doré de la vallée de la Lune. Le soir venu, ils se promènent dans la Calle Caracoles, la ruelle centrale de San Pedro d’Atacama, parmi les odeurs d’encens qui s’échappent des boutiques d’artisanat New Age, envoient des courriels depuis le cybercafé ou dînent dans les restaurants végétariens et bio qui prolifèrent. Les anciennes mines de salpêtre du désert, entre Iquique et Arica, sont devenues des musées d’archéologie industrielle à ciel ouvert. Il y eut ici, dans les dernières années du XIXe siècle, plus de 180 usines d’extraction et de conditionnement du salpêtre-nitrate, utilisé alors comme fertilisant [et composant de poudre à canon]. Les villes fantômes de Santa Laura et d’Humberstone n’ont pas changé depuis la visite du Che : calcinées par le soleil, avec des machines gigantesques et des bâtiments début de siècle ; Humberstone abrite même un théâtre en bois parfaitement conservé et une piscine en fer avec des plongeoirs. Le “lac du Soleil”, c’est le lac Titicaca, ainsi surnommé par le Dr Ernesto Guevara : le lac le plus haut du monde, enchâssé à 3 700 mètres d’altitude entre la Bolivie et le Pérou. José Umayo, un jeune délégué de la communauté indienne locale, accueille les rares voyageurs qui se risquent jusqu’à l’île de Taquile, la plus grande du lac. Depuis le petit port, 500 marches creusées dans la roche conduisent à la minuscule Plaza de Armas. Il est tôt le matin, tous les habitants, très élégants et dignes dans leurs habits de cérémonie bleu et noir brodés de rouge, sont assis par terre, adossés au Patrick Zachmann/Magnum Patrick Zachmann/Magnum 704p62-63-64 3/05/04 18:19 Page 63 mur de pisé (les typiques briques de boue et de paille séchées au soleil) de la mairie et de l’église. “Aujourd’hui, c’est un jour particulier”, explique José, très fier. “On élit le maire, le gouverneur et les trente conseillers qui, pendant un an, auront en charge l’île, que nous administrons selon un système social communautaire.” La cérémonie est complexe : elle dure jusqu’à midi et se conclut par une messe célébrée en quechua par le sage du village parce qu’il est rare que les prêtres arrivent de Puno jusqu’ici. A la fin, les fidèles échangent le “geste de paix” : les feuilles de coca passent de main en main. La coca n’est pas ici la poudre blanche “magique” qui procure une lucidité et une énergie éphémères, mais un don des dieux qui sert à vaincre la faim et la fatigue. Au Machu Picchu, la cité sacrée des Incas, beaucoup refont ce que fit le Che, qui, avec Alberto, échappa à la surveillance des gardiens : dans la prison, dans le quartier des intellectuels, les touristes, surtout japonais et américains, tentent d’enfiler un bras, à travers les trous dans les murs, difficilement et douloureusement comme les condamnés qui y étaient enfermés. Mais rares sont ceux qui, sur les traces du héros révolutionnaire, gravissent les hautes marches glissantes du Huayna Picchu, l’éperon rocheux haut de 360 mètres qui surplombe la Plaza Mayor. Là, dominant le site archéologique, on peut encore jouir du silence absolu et du vol des aigles dans le ciel peuplé de nuages. “Lima est une belle ville qui a enterré son passé colonial sous les nouvelles constructions”, écrit encore le Che. Un demi-siècle plus tard, la capitale du Pérou a retrouvé les fastes du passé. Alberto Alejandro Andrade Carmona, le maire écologiste, surCOURRIER INTERNATIONAL N ° 705 63 Le nord du Chili est un monde à part, immobile. En haut, désert d’Atacama, un vendeur sur l’autoroute panaméricaine. En bas, à 100 km au nord d’Antofagasta. DU 6 AU 12 MAI 2004 nommé “le Jardinier”, a fait planter des fleurs partout et achevé la remise en valeur du “casco antiguo” [le centre historique], en aménageant des zones piétonnes et en restaurant les façades des immeubles. Il a aussi lancé la campagne “Adoptez un balcon”, pour sauvegarder grâce à des dons privés les vérandas en bois ajouré, d’inspiration arabe et andalouse, qui ornent les façades baroques de 169 casonas [grandes demeures coloniales]. Des Andes à la forêt. De Cerro de Pasco à Tingo María. Des neiges éternelles, royaume des lamas et des condors, au labyrinthe vert de lianes et d’arbres gigantesques. En descendant la rivière Marañón, on arrive d’abord “au confluent de l’Ucayali, où commence le plus grand fleuve de la Terre [l’Amazone]”, puis à Iquitos, avec une longue barque équipée d’un moteur hors-bord en 704p62-63-64 3/05/04 18:20 Page 64 voya ge ● Sur les traces de Che Guevara carnet de route Y ALLER ■ Air France offre dans ses promotions Patrick Zachmann/Magnum un vol aller-retour Paris – Buenos Aires direct à partir de 665 euros. L’aller-retour Paris – Santiago est plus cher : à par tir de 855 euros. Ensuite, il n’y a plus qu’à continuer : en moto, en voiture, en bus, en avion, en train, en stop, voire même en bateau sur un petit bout d’Amazone. Tout cela selon l’inspiration du voyageur et ses moyens… À SAVOIR ■ Le 29 décembre 1951, lorsqu’il monte sur le siège arrière de la Norton 500 toute rafistolée de son ami Alber to Granado, baptisée Poderosa II la Fougueuse, Ernesto Guevara est encore étudiant en médecine et ne manifeste que très peu de préoccupations politiques. Aucun des deux amis ne se doute, en entreprenant ce voyage, que leur vie va être transformée par la rencontre avec la réalité de tout un continent. À LIRE ■ Voyage à motocyclette. Latinoame- Jeremy Horner/Panos/Editing Ser ver ricana d’Ernesto Che Guevara, traduit de l’espagnol par Martine Thomas (avec une postface de Ramon Chao) ; collection Littérature chez Dans un village sur le fleuve Amazone. Panos/Editing Mille et une nuits, 2001. Première édition chez Austral, 1994. Second Voyage à travers l’Amérique latine d’Ernesto Che Guevara, éd. Mille et une nuits, 2002. Ce journal intime retrace un voyage effectué entre 1953 et 1955 et la rencontre du Che avec Fidel Castro au Mexique. “Le ‘bufeo’ mange les hommes et viole les femmes” mauvais état. A part l’avion, c’est le seul moyen d’y arriver car il n’existe pas d’autre route qui relie la ville au reste du monde. En bordure du fleuve Amazone, Iquitos est une plaque tournante pour trafiquants de drogue, prospecteurs de pétrole, globe-trotters et baroudeurs prêts à toutes les aventures. “L’histoire de Carlos Fitzcarrald, baron du caoutchouc, mélomane et grand amateur de femmes, que le film de Werner Herzog, en 1982, fit connaître dans le monde entier, a relancé l’image de notre ville au cœur de la forêt tropicale”, raconte sir Philip Duffy, consul honoraire britannique, avec son étrange espagnol à l’accent anglo-saxon. Il suffit, pour s’en rendre compte, de s’asseoir à l’une des tables de son établissement, The Regal Pub, au second étage de la Casa de Hierro : en l’espace de quelques heures, nous croisons des dizaines et des dizaines d’étrangers qui proviennent de tous les coins de la planète. Iquitos compte de nombreux mystères, dont celui-ci, le plus “sexy” : les pêcheurs racontent encore la légende du bufeo [dauphin de l’Amazone], qui, comme l’écrit le Che, “mange les hommes et viole les femmes. La femelle de ce dauphin d’eau douce qui vit dans les cours d’eau d’Amazonie possède, entre autres caractéristiques étranges, un appareil génital semblable à celui des femmes. Les Indiens l’utilisent parfois comme substitut, mais ils doivent tuer l’animal aussitôt après le coït, parce qu’il se produit une contraction de sa zone génitale qui empêche le pénis de resortir.” Le bateau de ligne, qui dessert chaque petit port du gigantesque fleuve, s’arrête à la nuit tombante à Leticia, extrême avantposte de la Colombie. Sur l’Avenida Internacional, on trouve de tout : boutiques, hôtels, restaurants, discothèques, “señoritas muy calientes” [demoiselles très chaudes], bureaux de change, dealers, drogués et guérilleros financés par le trafic de drogue. Mais, sur cette avenue qui est la scène de théâtre de la ville, les garçons habillés à l’américaine et les Métisses en pantalons hypermoulants ne s’en soucient guère. Ce sont eux qui tiennent la scène tout au long des nuits où l’on s’agite jusqu’à l’aube au rythme des salsas, merengues et autres cumbias, dans des fleuves de rhum brun et de poudre blanche. Un monde stromboscopique fragile et en marge, qui n’a plus grand-chose à voir avec le monde romantique fait de “quelques lumières” aperçu par le Che sur le fleuve Amazone. Pietro Tarallo COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 64 À VOIR ■ Le film inspiré par le voyage à motocyclette et réalisé par le Brésilien Walter Salles, Central do Brasil, est très attendu au festival de Cannes. Le Che, jeune, sexy, aux yeux verts est incarné par l’acteur mexicain Gael García Bernal. Le film a été très bien accueilli par le public et la critique, en janvier, au festival annuel de Sundance. Il sort en France le 8 septembre. SE LOGER ■ A Santiago du Chili : l’Hotel Orly Désert d’Atacama. Entre Antofaggasta et Calama. Pérou. Une femme quechua traversant les puits salants de Maras, prês de Cusco. ( a v e n i d a P e d r o d e Va l d i v i a 2 7 , t é l . : 00 56 2 231 89 47) est situé dans une demeure de charme de style 1900 (environ 90 euros la chambre). La discothèque Tantra Lounge (calle Ernesto Pinto Lagarrigue 154, tél. : 00 56 2 732 32 68) possède aussi un bon restaurant. Donde Augusto (Mercado Central, calle San Pablo, tél. : 00 56 2 672 28 29) est un des meilleurs restaurants de la capitale. A Cuzco : l’Hotel Monasterio (calle 136 y plazoleta Nazarenas, tél. : 00 51 84 24 246 419), situé dans un monastère construit en 1592, est l’un des plus beaux hôtels de luxe d’Amérique latine. A défaut de s’y loger (chambre à partir de 190 euros), on peut toujours se promener dans les jardins, visiter ses cloîtres austères et admirer les meubles d’époque. A Iquitos : l’Hotel Ambassador (calle Pevas 260, tél. : 00 51 65 233 110) est fréquenté par les grands voyageurs. Toutes les chambres ont vu sur le fleuve (à partir de 40 euros). L’ensemble des informations pratiques sur la région, enrichi de liens, peut être consulté sur le site de Courrier international : courrierinternational.com DU 6 AU 12 MAI 2004 705 p65 4/05/04 18:22 Page 65 tendance ● Notre cortex sous l’œil intéressé des pubeux sée et du jugement. “Cela montre que les sujets ont laissé leurs souvenirs et leurs impressions – en d’autres termes, l’image de marque de la boisson – déterminer leur préférence.” Il semble donc qu’une marque forte puisse triompher des papilles gustatives. Conclusion : si on découvre ce qui stimule le cortex médial préfrontal, on aura peut-être la recette de la parfaite campagne publicitaire. Les travaux du Dr Montague ont été repris par le Brighthouse Institute of Thought Sciences, [un organisme privé] basé dans l’aile consacrée aux neurosciences du CHU Emory d’Atlanta, en Géorgie. ”Le cortex médial préfrontal est relié à la conscience de soi”, explique Clint Kilts, son directeur scientifique. Les lésions de cette zone provoquent par fois une modification spectaculaire de la personnalité. “Si cette zone est activée à la vue d’un produit donné, il est probable que c’est ce produit que l’on achètera, car cette région correspond à l’image qu’on a de soi-même.” L’équipe du Brighthouse a constaté que le cortex médial préfrontal s’active sur les images IRM quand les volontaires affirment “vraiment aimer” quelque chose. La méthode peut aussi fournir d’autres informations. Quand les chercheurs voient le cortex somato-sensoriel activé, ils savent que le sujet est en train d’imaginer qu’il utilise un objet ; cette région, qui contrôle nos mouvements physiques, est également activée quand nous pensons à un mouvement. Tant que le cortex médial préfrontal reste non activé, c’est que nous ne nous identifions pas pleinement au produit. A terme, les entreprises voudront sans doute savoir si leurs produits déclenchent cette réaction essentielle. “Les préférences ont des correspondances mesurables dans le cer veau ; elles sont bel et bien visibles”, précise Justine Meaux, du Brighthouse Institute. “On peut les utiliser pour élaborer une campagne de marketing.” Regarder ainsi dans le cerveau des consommateurs revient cher. Un imageur qui génère des images animées coûte environ 1 000 dollars (836 euros) de l’heure ; une expérience faisant appel à 12 sujets peut atteindre les 50 000 dollars (41 800 euros). Le Brighthouse Institute a récemment mené une étude portant sur 30 volontaires, à qui on a soumis une série d’images – scènes d’alpinisme, photos de George W. Bush ou de BMW, images du National Enquirer. Coût : 250 000 dollars (209 000 euros) – mais les informations ainsi récoltées constitueront peut-être un avantage publicitaire valant des millions. Le neuromarketing reste pour le moment un phénomène essentiellement américain. En Allemagne, l’université d’Ulm [qui a bénéficié pour l’occasion d’un soutien financier de DaimlerChrysler] a cependant récemment demandé à un groupe d’hommes de juger l’attrait de différentes automobiles. Quand ils regardent des photos de voitures prestigieuses, une Porsche ou une Ferrari, par exemple, l’IRM dévoile une activité dans la région servant à la reconnaissance des visages – une aire fortement reliée aux principaux centres des émotions. Selon d’autres études reposant sur le procédé plus basique de l’électroencéphalogramme (EEG), qui enregistre l’activité électrique du cerveau au moyen d’électrodes posées sur le cuir chevelu, l’activation du cortex préfrontal gauche indique une réaction d’acceptation, tandis que celle du cor tex préfrontal droit indique une réaction de rejet. L’EEG a aussi été utilisé pour étudier le degré de mémorisation d’un message. Pour M. R. Silberstein, de la Swinburne University of Technology, en Australie, “plus on se souvient d’un message commercial, plus on a de chances d’acheter le produit”. Inutile de crier à la manipulation et au contrôle. Certains chercheurs, en effet, affichent leur scepticisme. Chris Frith, de l’Institut de neurologie de Londres, confie : “Sous prétexte que l’on peut voir et mesurer l’augmentation de l’activité cérébrale, certains pensent que cette technique est plus fiable que l’ana- lyse de ce que les consommateurs disent penser ou éprouver. Mais nous n’en savons pas encore assez sur le fonctionnement du cer veau en tant que système pour pouvoir mettre ces recherches en application. Il est trop tôt pour connaître les implications de ces découvertes.” Les travaux des chercheurs de l’institut Max Planck de Tübingen, en Allemagne, soulignent cette incertitude : les clichés d’IRM donnent des données précises sur la quantité d’information qui arrive dans une région du cerveau, mais ne fournissent que peu de renseignements sur ce qui est transmis ailleurs. Peut-être ne racontent-ils qu’une moitié de l’histoire. Jerome Burne Financial Times (extraits), Londres Stephen Lock/The Daily Telegraph Q u’est-ce qui vous passe par la tête, au supermarché, quand vous parcourez les rayons des yeux et que vous choisissez un paquet de lessive plutôt qu’un autre ? Que fait votre cerveau quand vous feuilletez un catalogue et que vous vous arrêtez sur telle ou telle veste ? Les responsables marketing investissent chaque année des millions en groupes de discussion pour tenter de décr ypter les décisions des consommateurs. Ils s’intéressent aujourd’hui à une nouvelle technique – le neuromarketing –, qui permet de photographier l’activité cérébrale au moment crucial du choix du produit, grâce à l’imagerie par résonance magnétique (IRM). Les volontaires sont placés dans un imageur, on leur soumet des photos de biens de consommation et l’on obser ve ce qui se passe dans leur cerveau. Les résultats semblent offrir de nouvelles possibilités de manipulation. Mais voilà déjà cinquante ans que l’on craint que la science ne confère aux entreprises de sinistres pouvoirs et cette crainte s’est toujours avérée infondée. Il y a peu de temps encore, l’IRM était utilisée uniquement par les médecins, pour diagnostiquer les accidents vasculaires ou découvrir des tumeurs, et par les chercheurs, pour identifier les régions du cerveau liées aux mouvements ou aux émotions. Les laboratoires se tournent aujourd’hui vers les besoins des entreprises. Deux centres de neuromarketing, le Brighthouse Institute et le Mind Marketing Laboratory, ont ouvert voilà peu aux Etats-Unis. L’an dernier, on a ainsi fait appel à l’IRM pour tenter d’élucider une célèbre énigme commerciale : pourquoi Coca-Cola vend-il plus que Pepsi, alors que les tests à l’aveugle montrent souvent que les gens préfèrent le goût du Pepsi ? Comme dans le Pepsi Challenge [des années 70 et 80], Read Montague, du Baylor College of Medicine de Houston, au Texas, a procédé à des tests de dégustation à l’aveugle sur des volontaires. Il a alors constaté que ceux qui préféraient le Pepsi présentaient une réaction cinq fois plus importante dans le putamen, l’un des centres de la récompense, que ceux qui aimaient le Coca. Les volontaires sont ensuite repassés à l’IRM mais, cette fois, en sachant ce qu’ils buvaient. “Le résultat est étonnant”, confie le Dr Montague. Non seulement les sujets ont pratiquement tous déclaré préférer le Coca, mais, en plus du putamen, une autre région du cerveau était alors activée : le cortex médial préfrontal, centre de la pen- Pour brûler des calories, poussez donc un chariot “fitness” a chaîne de supermarchés britannique Tesco lance le chariot fitness, qui transforme vos courses en séance de musculation. Reprenant la technologie des appareils de gymnastique, l’engin est conçu pour offrir différents degrés de résistance, échelonnés de 1 à 10. Des capteurs logés dans la barre avant mesurent votre rythme cardiaque et votre dépense énergétique, qui s’affichent sur un écran central. L’appareil indique également la distance parcourue. Vous arpentez les rayons depuis quarante minutes au niveau 7 ? Bravo ! Vous avez brûlé 280 calories, soit 30 % de plus qu’avec un chariot ordinaire – et l’équivalent d’une demi-heure de jogging ou de vingt minutes de nata- L COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 65 tion. Le Daily Telegraph s’est prêté à l’exercice. “Au niveau 7, il faut vraiment faire un effort pour pousser : mon rythme cardiaque est passé de 80 battements par minute à près de 130, rapporte le journaliste. Cela fait travailler les mollets, les cuisses et les fesses.” Au niveau 10, il faut s’arc-bouter sur le chariot pour réussir à le faire avancer. “De toute évidence, ça fait aussi travailler la poitrine et les épaules.” Tout compte fait, conclut le quotidien anglais, c’est moins barbant de se muscler dans les allées du supermarché que dans un club de gym : au moins, on fait deux choses à la fois. Sans parler de l’“effet subliminal”… “Vous poussez votre Caddie : allez-vous y mettre un gâteau au chocolat ? Non, DU 6 AU 12 MAI 2004 vous allez penser : ‘J’ai vraiment pas la forme. Il faut que je mange plus sainement’”, s’enthousiasme Wayne Asher, qui a conçu ce chariot pour le fabricant allemand Wanzl. Les premiers de ces chariots (dix fois plus chers que les modèles traditionnels) seront testés dans le quartier londonien de Kensington avant de faire leur apparition dans le reste du pays. Mais la révolution n’en est qu’à ses balbutiements : les spécialistes planchent déjà sur des engins qui vous guideront des surgelés au rayon crèmerie et enregistreront électroniquement vos achats préférés, note The Independent. D’ici à ce que votre Caddie vous passe un savon parce que vous avez acheté trop de charcuterie… 705p66 3/05/04 18:38 Page 66 l e l i v re épices & saveurs ● ADOLESCENCE EN PAYS IBO Un tyran épris de liberté Peter McKenzie/Panapress La jeune Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie est l’une des voix les plus prometteuses de la littérature de son pays. Dans son premier roman, elle raconte l’éclatement d’une famille sur fond d’instabilité politique. THE TIMES LITERARY SUPPLEMENT Londres e Nigeria postcolonial a produit une excellente littérature en prose, et le premier roman de Chimamanda Ngozi Adichie s’inscrit dans cette tradition. Purple Hibiscus* [L’hibiscus pourpre] est l’histoire d’une adolescente qui assiste à l’éclatement de sa famille en même temps qu’à celui de son pays. Comme dans beaucoup de sociétés postcoloniales, la vie privée est indissociable de la vie politique, mais ici la désintégration de l’Etat nigérian (un coup d’Etat militaire a lieu au début du roman) n’est rien en comparaison de celle de la famille qui se trouve au centre du roman. Le récit a pour toile de fond le pays Ibo, dans l’est du Nigeria, et la narratrice, une adolescente de 14 ans prénommée Kambili, est la fille unique et obéissante d’Eugene, un homme imposant et sévère, de religion catholique, industriel prospère de la ville d’Enugu. Eugene est propriétaire d’un journal dans lequel, malgré les risques énormes encourus, il défend courageusement la liberté d’expression contre la dictature militaire, tandis qu’il régente sa famille de la façon la plus tyrannique qui soit. Adichie brosse un portrait complexe de cet homme qui lutte contre ses propres démons et se défoule sur ceux qu’il aime : sa femme, Beatrice, son fils, Jaja, et Kambili. Difficile d’éprouver de la sympathie pour ce père de famille qui bat sa femme enceinte et qui, après avoir déploré les brûlures de cigarette infligées par les militaires à son rédacteur en chef, verse de l’eau bouillante sur les pieds nus de sa fille adorée pour la punir de n’être que la deuxième de la classe. Pourtant Eugene, cet homme qui s’est fait tout seul et qui est en fin de compte pétri de haine de soi, est le personnage le plus solitaire du livre. Son christianisme mal interprété l’a L W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com ■ Biographie Chimamanda Ngozi Adichie est née en 1977 à Nsukka, une ville universitaire de l’est du Nigeria, où ses parents étaient enseignants. Elle réside depuis 1998 aux EtatsUnis, où elle a fait ses études supérieures et publié ses premiers textes dans des revues littéraires. Son roman Purple Hibiscus a été sélectionné pour le prestigieux Orange Prize britannique, qui récompense chaque année une œuvre de fiction écrite par une femme. poussé à rejeter les croyances animistes de son vieux père et même à renier ce dernier, dans une haine perverse dirigée moins contre le péché que contre le pécheur. “C’était… comme s’il était accablé par quelque chose, une chose dont il ne pouvait se défaire”, note Kambili à un moment du récit. Le roman donne une image très authentique du Nigeria actuel, montrant un pays doté d’un grand potentiel et d’une classe moyenne hautement qualifiée, un pays où un coup d’Etat peut survenir d’un moment à l’autre et où le rédacteur en chef d’un journal local peut être assassiné en raison de ce qu’il écrit – un pays dont les habitants sont conscients des défauts, mais auquel ils restent farouchement attachés et dont ils hésitent à émigrer tant que la situation n’est pas vraiment désespérée. Tel est le destin de la sœur d’Eugene, Ifeoma, professeur d’université et veuve. Sa famille est aux antipodes de celle d’Eugene. Elle laisse à ses enfants une relative liberté d’expression et fait ainsi découvrir à Kambili et à Jaja qu’il existe un monde au-delà de leur univers familial soumis à une discipline toute militaire. La principale force de Chimamanda Adichie réside dans ses dialogues : lorsque ses personnages parlent, on entend la voix du Nigeria moderne. Ses descriptions, cependant, manquent parfois de subtilité, et elle a tendance à abuser du symbolisme : les objets se brisent en même temps que la famille, et l’hibiscus pourpre envahit le jardin soigné, alors que les enfants et leur mère goûtent à la liberté. La voix narrative est généralement convaincante avec ce ton naïf d’une enfant jusque-là protégée et désormais confrontée au monde des adultes, bien qu’à certains moments Kambili semble manquer de sincérité. C’est particulièrement vrai lorsqu’elle évoque son béguin d’écolière pour un jeune vicaire catholique affreusement vertueux, qui est le seul personnage du roman qui ne parvient pas à convaincre. Dans l’ensemble, Purple Hibiscus, qui a été présélectionné pour le prix du Commonwealth, est une histoire captivante, racontée avec beaucoup d’assurance par une jeune romancière au talent prometteur. Ranti Williams * Ed. Fourth Estate, Londres, 2004 (pas encore traduit en français). COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 66 DU 6 AU 12 MAI 2004 MEXIQUE Le parfum ■ fétiche des Aztèques n s’extasie souvent sur la vanille de Tahiti ou de Madagascar. Mais la vanille est en fait originaire du Mexique. Elle est omniprésente sur le marché de Papantla – une petite ville de l’Etat de Veracruz qui figure rarement sur l’itinéraire des touristes – sous forme de gousses, de liqueur, de par fum, d’extrait et même de bracelets, de croix ou d’amulettes tressés avec des gousses. On la retrouve dans de nombreux desserts et parfois dans des plats de poulet et de fruits de mer. “Chez nous, la vanille a des propriétés mystiques”, explique M. Vallejo, un producteur local. La vanille est le fruit d’une orchidée grimpante ver t pâle. Une fois arrivées à maturité, les gousses sont cueillies, chauffées pour ne pas germer, puis séchées au soleil. La vanille, comme le cacao, était jadis cultivée du Mexique jusqu’au sud du Venezuela. Les Indiens Totonaques payaient jadis un tribut aux Aztèques en vanille – dont les suzerains par fumaient leur chocolat. Leurs descendants en perpétuent la culture. Ce n’est qu’après l’arrivée des Européens que le reste du monde a fait sa connaissance. Le Mexique a gardé le monopole de la culture du vanillier jusqu’au XIXe siècle. Les Français ont alors eu l’idée d’introduire des boutures sur certaines îles de l’océan Indien, où elle est en général appelée vanille Bourbon [de l’ancien nom de l’île de la Réunion]. Madagascar est depuis lors devenu le champion de la vanille avec environ 60 % de la production mondiale. Au Mexique, les fleurs sont pollinisées par la mélipone, une abeille indigène. Cet insecte n’existant pas à Madagascar, les Français ont développé des méthodes de pollinisation artificielle [au milieu du XIXe siècle]. Les plantations ne font aujourd’hui plus appel aux abeilles, même au Mexique. Madagascar a malheureusement vu un tiers de ses plantations détruites par des cyclones en 2000. On a replanté, mais il faut attendre quatre ans avant la première floraison. Le Mexique (10 % de la production mondiale) et l’Indonésie ont eux aussi souf fer t des intempéries, et les productions tahitienne, ougandaise et indienne sont insuffisantes pour compenser ces pertes. C’est pourquoi les cours restent très élevés depuis trois ans. Et les choses, disent les professionnels, ne devraient pas s’arranger avant la fin de l’année. Les pâtissiers préfèrent généralement utiliser la vanille Bourbon. Elle a du corps mais est un peu moins parfumée, elle n’a pas cette touche de cannelle et de café qui caractérise la mexicaine et qui lui donne, au dire de la plupart des experts, sa qualité extrême. Faut-il en acheter sur place, du côté de Veracruz ? Pourquoi pas ? Mais ne vous attendez pas à faire des affaires : la gousse coûte 2 dollars au marché de Papantla. C’est certes moins cher qu’à New York, où elle vaut 5 dollars, mais ce n’est quand même pas donné. Florence Fabricant, The New York Times (extraits), New York O 705 p67 4/05/04 19:23 Page 67 insolites ● inq couples désespérément en manque d’enfants face à une adolescente enceinte, qui cherche à donner le sien, encore à naître… Prête à tout pour attirer le public en cette période où les chaînes font le bilan de leur audience, ABC a consacré l’un de ses magazines, 20/20, à une émission très spéciale : Jessica, 16 ans, célibataire, devait décider quel couple allait adopter son futur enfant. “C’était comme si je jouais à Dieu”, confie la jeune fille sur le site de la chaîne. Un texte consacré à l’émission, intitulée Be my baby [Sois mon bébé], proclame fièrement que “les caméras C de 20/20 étaient là en octobre [2003], quand la compétition pour le bébé de Jessica a commencé. Les cinq familles sont arrivées à l’agence d’adoption une par une. Chaque couple allait essayer de convaincre Jessica qu’ils seraient les meilleurs pour accueillir son enfant.” A en croire ABC, cette exploitation – le gros lot de cette émission est quand même un bébé ! – n’est pas de la télé-réalité. L’idée en a pourtant effleuré certains, dont l’un des aspirants pères, Tab Brown. “On disait en rigolant que c’était comme le Bachelor. Ce soir, tu restes ou tu sors.” Une femme – qui confie être la mère biologique d’un enfant adopté – a écrit à ABC qu’elle était “complètement écœurée. L’adoption est une chose douloureuse, chargée d’émotion, pas un jeu télévisé.” La chaîne défend les mérites de son programme. “Nous espérons seulement que les spectateurs répondront présents et qu’ils se feront leur propre opinion.” Si le public répond à l’appel, peutêtre qu’à la prochaine évaluation d’audience ABC dénichera une personne à l’agonie et la mettra dans une pièce avec des patients en attente de transplantation d’organes. Robert Luseticj, The Australian (extraits), Sydney Tribune Media Ser vices Télé : qui veut gagner un bébé ? “Now, General Barksider… Here’s my proposal… Will you marry me?” “Bon, général Barksider… voilà ce que je vous propose… voulez-vous m’épouser ?” Dessin de Buddy Hickerson, Etats-Unis. Sécurité routière (1) Sécurité routière (2) Apprenties prostituées Les dealers taxés Les conducteurs russes peuvent prendre la route en paix grâce à une assurance auto leur garantissant la protection divine. Une filiale de la compagnie d’Etat Rosgostrakh a conclu une alliance avec l’Eglise orthodoxe pour que leurs souscripteurs bénéficient de messes à leur intention. Un office destiné aux assurés a déjà été célébré en la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg par le père Alexandre Fiodorov, qui n’a pas voulu divulguer le montant de la transaction. En sus des prières, les automobilistes ont droit à un kit comprenant une icône autocollante à apposer sur le pare-brise, des cierges consacrés et un dépliant leur expliquant comment bénir eux-mêmes leur voiture. Du côté de la concurrence, on apprécie moyennement l’initiative. “Notre pays est multiconfessionnel. En affaires, ce n’est pas correct de favoriser une religion particulière”, s’insurge le directeur de l’Union russe des assurances. Même son de cloche chez Rousskimir. “On se demande pourquoi l’Eglise se laisse exploiter de la sorte. Et les musulmans, qu’est-ce qu’on va leur proposer ?” Pour en avoir le cœur net, la journaliste des Izvestia s’est rendue à la mosquée de SaintPétersbourg. La réponse fut sans appel : “Jamais nous n’organiserons de tels offices. La foi n’est pas à vendre.” Jaguar a fait revenir 64 000 voitures construites avant juin 2003 après avoir découvert un défaut qui pourrait faire passer le véhicule en marche arrière à grande vitesse. Les modèles concernés – la Jaguar XJ, la S-type et le coupé XK – coûtent entre 47 000 et 65 000 livres (entre 70 000 et 97 000 euros), indique The Daily Telegraph. Les entreprises allemandes de plus de dix personnes devront engager des apprentis sous peine d’une amende – et les lupanars ne feront pas exception à la règle. Ainsi en ont décidé les autorités berlinoises, malgré l’opposition de cer tains Verts de la coalition. Une dérogation pour les péripatéticiennes aurait “causé des difficultés considérables”, a estimé le ministre de l’Education, responsable de cette (Der Spiegel, Hambourg) décision. Le hasch et la coke vont doper les finances du fisc québécois. Revenu Québec réclame le paiement de la taxe sur les ventes (TVQ) à cinq gros trafiquants – des Hells Angels ayant écoulé pour 40 millions de dollars canadiens de drogue (plus de 24 millions d’euros) avant leur arrestation. La cotisation réclamée correspond à 7,5 % du montant des ventes, plus les pénalités de retard. L’avis de cotisation le plus important (2,1 millions de dollars canadiens) a été adressé à Gerald Matticks, membre influent du “gang de l’Ouest”. “Tous les biens vendus dans le cadre d’une activité commerciale sont sujets à taxation”, rappelle le ministre du Revenu, Lawrence S. Bergman. Seuls sont exemptés de TVQ “l’épicerie et des articles vendus par les sociétés dont le chiffre d’affaires n’excède pas 30 000 dollars canadiens par an”. Les petits dealers peuvent dormir sur (La Presse, Montréal ; The Globe and Mail, Toronto) leurs deux oreilles. Des lions en culottes courtes Loisirs Économie Sciences Politique Sport Porter la marque Puma, cela coûte cher à l’équipe nationale de football du Cameroun. Les Lions indomptables entament la phase éliminatoire du Mondial 2006 avec 6 points de pénalité. Motif : ils ont disputé la Coupe d’Afrique des nations avec une tenue non réglementaire, malgré l’avertissement de la Fédération internationale. L’uniforme incriminé est composé d’un maillot ajusté cousu au short, histoire d’éviter les tirages indélicats. La sanction (assortie d’une amende de 80 millions de francs CFA, soit 128 000 euros) risque for t de mettre l’équipe camerounaise hors jeu. Elle a d’ores et déjà coûté sa place au ministre des Spor ts, Bidoum Mpkat, accusé de “laxisme, légèreté et incompétence dans sa mission”. (Abidjan.net) - Crédit photo : Christophe Abramowitz La compagnie aérienne All Nippon Airways s’est confondue en excuses. L’un de ses pilotes s’est endormi aux commandes de son Boeing avec 184 passagers à bord. Le commandant de bord a piqué un somme vingt minutes après le décollage de l’aéroport d’Haneda. L’appareil était alors en pilotage automatique. (BBC News Online, Londres) Les abeilles de Car tagena, en Colombie, semblent prises de folie. Les attaques recensées par les pompiers ont plus que doublé en un an. Cette agressivité soudaine semble due à la champeta. Ce rythme afro-caribéen né dans les quartiers populaires de la ville portuaire résonne à plein volume dans les banlieues le week-end et exciterait furieusement les insectes. Culture Roupillon Bzzzzz ! france-info.com France Info, une radio de Radio France COURRIER INTERNATIONAL N ° 705 67 DU 6 AU 12 MAI 2004 et vous savez… page de publicité