Droit au bail et valeur d`emplacement dans le contexte de crise

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Droit au bail et valeur d`emplacement dans le contexte de crise
Droit au bail et valeur d’emplacement
dans le contexte de crise
La consistance juridique du "droit au bail" n’est pas définie par les articles L 145.1 et
suivants du Code du Commerce mais le vocable est si ancien que chacun en comprend le
contenu.
Rappelons ainsi que, le droit au bail est, selon l’usage commun, l’avantage économique
résultant de l’exploitation d’un commerce donné (destination) à un emplacement donné
(adresse), dans un format donné (surface) et pour un loyer donné en €/m2/an.
La maîtrise favorable et durable de ces quatre éléments conduit à des valeurs
possiblement élevées de droit au bail.
On peut citer des valeurs à considérer élevées en centre ville en centres commerciaux :
EXEMPLES DE DROITS AUX BAUX D'UN MONTANT SUPÉRIEUR À 1 000 000 EUROS DAB
SUR PARIS EN CENTRE VILLE
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DROITS AUX BAUX SUPÉRIEURS AU MONTANT DE 1 000 000 EUROS
EN CENTRES COMMERCIAUX RÉGIONAUX
Mais il serait vain de se limiter aux seuls exemples de droit au bail pour étendre l’étude à
des cessions de fonds, dont l’essentiel de la valeur est celle du droit au bail qui y est
inclue.
C’et le cas de nombre de commerces exercés sur un créneau vieillissant et nécessitant la
mise en place d’un nouveau concept, donc d’une nouvelle exploitation avec une nouvelle
équipe, une offre renouvelée, une équipe rajeunie, etc… mais toujours dans la
destination juridique mentionnée au bail. La valeur principale du fonds est alors
simplement celle de son droit au bail.
Observons qu’il existe un droit au bail « nu » et un droit au bail « habillé » ou « déguisé »
sous le vocable juridique de « fonds de commerce ».
L’habillage - déguisement ne vise qu’à permettre la cession du fonds en échappant au
refus du bailleur d’une cession simple de droit au bail, refus quasi constant.
Économiquement le droit au bail « nu » ou « habillé » pèse grosso modo le même poids
sans changement de nature ou d’ampleur en Euros, quelque soit son appellation..
Pour mesurer le poids du droit au bail et celui respectif de ses composantes, un
panorama général du marché des fonds est à dresser.
Un fonds, traité juridiquement comme une entité autonome d’exploitation, est un
ensemble destiné à être exploité, ou localement, ou régionalement, ou nationalement, ou
internationalement, et cela au gré des flux captables des chalands du lieu, de son degré
de profondeur et de sa fertilité.
Il est banal de constater la disparition des commerces indépendants dans les artères
principales et dans les centres commerciaux et de noter, en pendant, que se sont
substituées sur ces emplacements des chaînes succursalistes ou en franchise, dépendant
de capitaux aux origines multiples.
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Ces chaînes, ces conquérantes, ont besoin d’emplacements forts, souvent de grandes
surfaces, pouvant être des porte-drapeaux, des flag ships et qui leur servent de porteavions, escortés par un kyrielle de magasins destinés à assurer eux, CA et marge, en
abaissant le point mort de rentabilité du réseau, le coût des frais fixes s ‘allégeant avec le
nombre de point de vente.
Un porte-avion sans escorteur constitue une grosse cible et les escorteurs sans porteavion amiral sont des fourmis fragiles. Ce sont les succursales.
Pour constituer un réseau, il faut donc l’un et l’autre mais la maîtrise de l’un et l’autre
suppose de très gros capitaux, car tous doivent être bien localisés pour être efficaces et
générer les synergies attendues.
La concentration du commerce entre des chaînes françaises et étrangères, détenues
désormais par des fonds d’investissement souvent apatrides, est telle que la valeur du
droit au bail est celle susceptible d’être payée par ces chaînes pour tel ou tel
emplacement dans le cadre d’une stratégie globale d’implantation.
Le choix des emplacements et des cibles est très raisonné et réalisé après des études
marketing poussées. Il est alors payé des emplacements. Très chers pour le navire
amiral dont l’emplacement est rare, un peu moins pour le restant des escorteurs, leur
nombre étant plus important que leur localisation.
Qu’en dire ? La valeur des droits aux baux d’un réseau ou d'une pièce maîtresse du
réseau est une valeur d'entrant sur un site, lequel entrant dispose de gros moyens et les
concentre sur l’achat du site cible.
Un vendeur, lui, ne quitte un site d'exception ou de qualité que lorsqu'il est marginalisé
ou moribond. Il ne peut plus alors jouer sur le temps pour négocier. Il doit vendre et n’a
plus à barguigner.
C’est donc l’acquéreur qui fait le prix et non le vendeur.
Le marché des très bons emplacements est de fait unilatéral.
Ainsi, le droit au bail dans le patrimoine de la chaîne en expansion a plutôt tendance à
être surévalué lors de l’achat quitte à être déprécié ultérieurement, alors que, dans le
patrimoine du cédant, cette valeur est nettement incertaine. Le vendeur doit solliciter le
contact d’un broker ou d’une chaîne pour que sa valeur de droit au bail devienne une
valeur probable, réalisable, liquide.
Les 2 optiques sont donc différentes et posent problème lorsque l’évaluation à réaliser
est inscrite dans une perspective d’éviction, donc d’un préjudice, perte dans le
patrimoine de l’évincé mais sans notion de stratégie dans le temps, ni du vendeur ni de
l’acquéreur. L’éviction de ce point de vue, n’est qu’une vente forcée, au prix du jour sans
orientation explicite ou implicite..
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La difficulté de l ‘expert est d’évaluer « une valeur liquidative mais équilibrée ». Il se doit
donc d’abord de mettre les références collectées en perspectives : perspective
d’acquéreur ou de cédant, et surtout, perspective pérenne ou de marché momentané.
L’usage d’évaluation des droits aux baux est d’appliquer la méthode du différentiel, c’est
à dire de la différence entre la valeur locative sans pas-de-porte et le loyer dû, plafonné
ou déplafonné, cette différence étant capitalisée sur la base d’un critère d’emplacement.
Cette méthode est née du cerveau de Michel MARX, expert à Paris, qui a été le premier à
tirer les conséquences du plafonnement et donc du double niveau des loyers, celui des
entrants locataires, aujourd’hui sans pas-de-porte, et celui des bénéficiaires anciens du
statut avec des loyers périodiques modérés, plus ou moins plafonnés.
Longtemps la méthode du différentiel a été efficace mais on voit aujourd’hui qu’elle ne
répond plus à toutes les situations.
Notamment dans le cas des emplacements remarquables, Point qui nous préoccupe
aujourd’hui, où les loyers et les valeurs locatives sont déjà très élevés, plus ou moins au
maximum et donc ne laissant pas une vraie place à un différentiel authentiquement
justifiable.
Pourtant dans ces situations de haute commercialité, sans différentiel de niveaux de
loyer, des cessions des droit aux baux existent et parfois pour des montants
conséquents.
Les valeurs ne peuvent être en aucun cas des multiples d’un différentiel en fait inexistant
et hypothétique. Ce sont des valeurs d’emplacement.
Qu’est ce qu’une valeur d’emplacement ?
Toute grande enseigne MASS MARKET chic veut être sur la 5ème avenue à NEW YORK,
sur les Champs Élysées à PARIS ou Bond Street à LONDRES et toute enseigne de luxe
veut une adresse place Vendôme, faubourg Saint-Honoré, avenue Montaigne où le
nombre de locaux disponibles est réduit.
Dès lors, les prix de location montent mais encore faut-il que les loyers soient
durablement supportables par un compte de résultat prévisionnel.
Dans une grande entreprise, les auditeurs, formulent observations et réserves si le prix
du loyer annuel dépasse le budget initial. Mais le responsable du développement a, lui,
des objectifs à remplir en nombre d’implantations par an et donc pousse à dépasser le
seuil critique de rentabilité. Il n’y parvient que par un subterfuge.
Ne pouvant modifier le budget prévisionnel annuel établi, il va obtenir l’emplacement en
payant un droit au bail. Il va payer en diminuant sa trésorerie en Compte de Bilan mais
sans obérer les futurs Comptes de Résultat.
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Entre les deux écueils de la marge nécessaire sur CA et la nécessité d’obtenir un
emplacement majeur, le directeur général arbitre pour le paiement d’un droit au bail.
Même quand le loyer futur est à la valeur locative, donc sans différentiel, le droit au bail
se négocie, dans le triangle habituel : acquéreur, vendeur, broker.
De quel montant parle t-on ?
Nous avons l’habitude de coefficients appliqués au différentiel allant de :
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3, bonne situation locale.
4 à 5, bonne situation dans la ville.
5 à 6, très bonne situation.
7 à 10, en cas d’emplacement de qualité nationale.
12, pour les situations de qualité internationale.
Avec la crise, les coefficients tendent à se réduire surtout pour ceux en bas de fourchette
mais pas ceux du haut de fourchette.
Les très bons emplacements ne connaissent que l’euphorie.
Cependant, ces coefficients supposent un différentiel qui justement n’existe plus partout.
Dès lors, est venue l’idée que la valeur d’emplacement pouvait être, en cas d’absence de
différentiel notable, un multiple de la valeur locative. De même que dans un club de golf
ou de tennis, le droit d’entrée est égal à une année ou plusieures années de cotisation
annuelle. Cette règle est acceptée et commune et constitue un usage quasi mondial.
Sans que la logique soit absolue, on voit alors que le montant des droits aux baux de très
beaux emplacements payés (supérieur à 1 M €) en valeur d’emplacement varie entre 1
et 5 fois voire 7 la valeur locative annuelle décapitalisée ici appelée coût locatif.
Le droit au bail devient alors un droit d’emplacement intégrant le droit au bail classique
mais cette fois calculée non sans un différentiel mais sur une valeur absolue : la valeur
locative.
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Reprenons le tableau précédent et considérons la valeur du droit au bail, la valeur
locative décapitalisée, et examinons la dernière colonne : rapport droit au bail sur valeur
locative décapitalisée, ici appelé coût locatif.
Ce tableau montre des coefficients : en centre ville de 2 à 7 et seulement de 3 à 5 en
centres commerciaux.
Quelles observations en tirer ?
Les centres commerciaux sont conçus pour faire réaliser des profits si possibles
linéaires et croissants aux locataires. Il y a peu de survaleur payée pour entrer dans les
lieux, mais il y en a quand même. La survaleur est limitée l’existence d’un
déplafonnement quasi constant.
Par contre en centre ville à Paris, New-York, Londres, etc, le marché local peut être aussi
mondial. Il y a donc des surenchères.
Intégrer une adresse aux Champs Elysées revient à entrer dans le club des grands
mondiaux.
La détention est un signe extérieur de richesse qui vaut quelques investissements et
quelques surcoûts.
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Je me souviens d’un directeur de développement payant une valeur astronomique pour
s’installer sur les Champs Elysées et me disant « Cela couronne ma carrière et si on se
plante, on le saura dans 4 ans. Je serai parti à la retraite. Mais normalement je vais
toucher un bon bonus, si on signe.»
La valeur d’emplacement est t-elle une valeur de placement ?
En analysant ces transactions à caractère exceptionnel, on peut douter de la valeur de
placement car aucune rentabilité probante ne peut être induite de ce coût singulier.
C’est un placement sans recette propre générée, mais avec plus value latente tant les
très bons emplacements sont peu nombreux et donc chers.
Dès lors, la question qui se pose à l’expert est celle de la valeur d’emplacement en cas
d’éviction et plus précisément en cas d’expertise judiciaire.
Quand le marché est peu abondant, l’expert ne peut citer que des exceptions mais ne
peut rien prouver. Il se trouve devoir arbitrer entre :
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un montant modéré, plus facile à faire admettre.
Un montant très élevé, moins prouvable, mais susceptible d’être obtenu sur le
marché. Susceptible mais … incertain.
Quelle est la position de l’expert ?
Difficile car aucun expert n’évalue le probable sans limite de temps. Il va donc modérer
son opinion pour s’éviter la critique et va trahir le marché et sa conviction, au nom
notamment du risque sur sa responsabilité.
Cela explique ainsi que les valeurs des droits aux baux, judiciairement fixées, sont
toujours modérées, plus modérées que sur le marché.
Mais à sa décharge, l’expert immobilier est incité à caler son attitude sur celle des
experts comptables et recommandations des commissaires aux comptes.
Au plan comptable, les valeurs doivent être inscrites dans les comptes, toujours conçus
avec prudence nous disent-ils.
C’est pourquoi judiciairement :
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Les valeurs des droits aux baux doivent par cohérence demeurer modérées. Cela
doit conduire l’attitude des experts judiciaires.
Les survaleurs sont des enregistrements de coûts et ont vocation certes à être
perçues ou payées mais en notant qu’elles sont des survaleurs, donc dépréciables
et donc fragiles.
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Le rôle de l’expert amiable est souvent celui d’un créateur de valeur et l’expert judiciaire
a lui est un rôle de modérateur.
Ainsi, débuté sous l’égide d’une évaluation de préjudice, on passe alors ici à des
mouvements comptables sur des actifs ou des dettes, notions, indépendantes de la
notion de préjudice.
Chaque logique est pertinente mais les confrontations sont toujours difficiles entre ;
experts, avocats, juges et auditeurs. Tous ont raison…
Retenons que les valeurs d’emplacement peuvent être, élevées, incertaines à évaluer et
souvent peu prévisibles.
La portée de l’avis de l’expert judiciaire est alors celle de la parole d’un sachant, se
devant d’être aussi sage que critique mais à vocation consensuelle.
Si l’expert n’a pas cette autorité, son avis sera dépourvu de poids et le conflit ne sera pas
apaisé.
Qu’il y ait donc toujours des experts susceptibles de porter le flambeau quand
l’obscurité se fait sur la scène et quand les acteurs parlent tous sans se comprendre.
À un moment, il faut de grands juges, de grands professeurs de droit, de grands avocats
aidés de courageux experts pour rendre efficacement la justice.
La valeur d’emplacement est le prototype de cette difficulté qui ne se résout que par la
sagesse et la maîtrise de la technique.
En période de crise, on constate que les valeurs d’emplacement très élevées ne se
trouvent qu’aux tout meilleurs emplacements et là où se trouvent les vrais riches, ceux
qui ont du capital pouvant rester inerte et pas ceux en besoin de revenus immédiats ou
de retour sur investissement.
Aujourd’hui les valeurs d’emplacement sont essentiellement celles du monde du luxe,
mais du luxe institutionnalisé par l’accumulation antérieure des marges faramineuses
que ce monde là peut générer.
Assez singulièrement, constatons que les déplafonnements sont surtout obtenus
aujourd’hui dans les domaines liés au luxe et au tourisme.
Pour mille raisons mondiales, ce secteur va accentuer son emprise et ses effets sur ces
lieux. De plus, les valeurs d’emplacements en France vont encore croître davantage par
les effets de la Loi dite PINEL, limitant les loyers déplafonnés à des hausses limitées à 10
% par an.
Une économie générale de trésorerie est ainsi accordée aux ultra-riches, lesquels vont
les recycler dans ces localisations en augmentant sans cesse les valeurs d’emplacements.
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Le droit au bail des modestes va se réduire mais les valeurs d’emplacement pour les
riches vont croître.
Madame PINEL, les remerciements que vous attendiez ne viendront pas de ceux que
vous souhaitiez.
François ROBINE
Expert immobilier
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