Cours de culture générale

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Cours de culture générale
Les Sudètes : une mémoire en faute
Par Richard Robert
En Allemagne, les deux dernières décennies ont été marquées par des questions touchant à la
mémoire de la Deuxième Guerre mondiale. Les polémiques avec la Pologne sur la Silésie, la question
longtemps enfouie de la douleur allemande qui a refait surface avec le roman En crabe de Günter
Grass, sont quelques-uns des points névralgiques d’une mémoire encore vivante, et qui continue à
travailler la conscience allemande mais aussi les relations de la République fédérale avec certains
de ses voisins. En cause : le passage des générations, la fin de la Guerre froide… mais aussi le
resurgissement inévitable de questions longtemps refusées, qui finissent par trouver la faille.
L’exemple des Sudètes est à cet égard éclairant.
En 2002, à la faveur des élections allemandes et des négociations en vue de l’élargissement, la
question des Sudètes est revenue au premier plan de la vie politique de l’Allemagne et de la
Tchéquie. Non qu’il soit vraiment question d’un quelconque retour pour ces Allemands expulsés
de Tchécoslovaquie en 1945 : différentes études ont montré que d’un point de vue juridique, la
question était close. Si une polémique a enflammé chacun des deux pays jusqu’à refroidir
quelque peu leurs relations, c’est qu’autour de cette querelle de mémoire, chacun des deux
peuples s’affronte à la part la plus douloureuse et la plus secrète de sa propre identité.
100 ans de conflit
La question remonte au démantèlement des empires centraux après la Première Guerre
mondiale. Les Allemands des Sudètes avaient demandé leur rattachement à l’Allemagne en 1919,
sans succès : ils deviennent la plus importante minorité tchécoslovaque. Hitler s’empare du
thème, et dès 1933 est créé par Konrad Henlein un Parti allemand des Sudètes, d’inspiration
nazie, qui réunit rapidement la majorité des suffrages allemands. Les accords de Munich
permettent au Reich d’annexer la région, et les germanophones obtiennent la pleine nationalité
allemande ; jusqu’en 1945, c’est au tour des Tchèques de jouer le rôle de la minorité, dans un
contexte politique beaucoup plus dur. Au sortir de la guerre, sur un total de 15 millions
d’habitants, la Tchécoslovaquie reconstituée compte un peu moins de 3,5 millions d’Allemands,
pour la plupart dans la région des Sudètes mais aussi dans le reste de la Bohême-Moravie et en
Slovaquie. Quelques milliers sont exécutés, les autres endurent diverses vexations et sont dans
leur immense majorité obligés de partir dans le cadre d’une véritable opération de « purification
ethnique » : départ précipité quelquefois accompagné de brutalités, dans des camions et dans
des trains, chaque réfugié n’ayant le droit d’emporter que quelques dizaines de kilos de bagages.
Beaucoup laissent une maison ; quelques-uns (entre quelques milliers et quelques dizaines de
milliers, les chiffres varient et ne signifient pas forcément grand chose) perdent la vie pendant le
voyage.
Il reste aujourd’hui en Tchéquie un peu moins de 200 000 Allemands. En 1950, un recensement
a fait apparaître qu’1,9 million avaient rejoint l’Allemagne fédérale. D’autres ont choisi l’Autriche
ou ce qu’on appelle encore « la zone soviétique ». Les survivants et leurs descendants n’ont de
cesse, depuis, de dénoncer l’illégalité de ces expulsions. Cessant peu à peu de se prévaloir d’un
droit au retour, ils réclament surtout, à présent, des compensations.
Sur le plan juridique, la République Tchèque reste fidèle à la ligne qui fut celle de la
Tchécoslovaquie pendant quarante-cinq ans : les expulsions ont été décrétées dans des
conditions légales par le président Beneš, dont les décrets pris à Londres ont été confirmés par
la conférence de Postdam durant l’été 1945. Ce sont ces décrets dont les expulsés et leurs
descendants dénoncent aujourd’hui encore l’illégalité.
Une convention signée en 1952 entre les deux pays entérine les expulsions, en prévoyant une
compensation (allemande) pour les réfugiés. À l’époque pourtant, nombre d’Allemands des
Sudètes croient encore à la possibilité d’un retour ; c’est sur ce « mythe du retour » qu’ils
construisent leur identité de citoyens allemands, notamment sur le plan politique. Nombre
d’entre eux ayant choisi la Bavière, ils vont constituer le noyau dur de l’allié de la CDU dans le
Land, la CSU, qui porte leurs revendications. Pendant des années, l’État fédéral a laissé
s’exprimer ces revendications à un niveau local, sans qu’elles parviennent jamais à constituer un
thème politique crédible sur le plan national. Le temps passant, on pouvait penser qu’elles
finiraient par se résorber ; or, chute du mur aidant, elles ont connu un regain de vigueur au cours
des années 1990, jusqu’à être au centre d’une véritable crise en 2002.
Ni l’un ni l’autre des deux Etats n’a pourtant d’intérêt à laisser trop d’espace politique à la
question : ses relectures récentes, tant qu’elles se sont situées à un niveau géopolitique, n’ont
pas fait apparaître de conflit majeur. Elles n’en restent pas moins marquées par un certain
nombre de contraintes. Norbert Weczoreck, le président de la commission des Affaires
européennes du Bundestag, disait le 24 octobre 1996 : « La définition de la politique étrangère
de l’Allemagne unie est sans doute l’œuvre la plus délicate qui soit, car elle implique une
réflexion sur l’identité allemande, et plus précisément sur l’histoire. » De fait, l’année 1996 a vu
fleurir diverses controverses sur cette politique étrangère, autour de l’idée des intérêts
allemands en particulier. Ces « intérêts », que l’Allemagne a mis près de cinquante ans à oser
réaffirmer, jouent à la fois dans son rapport à l’Union européenne (en termes de représentation
politique et de contribution financière, notamment dans le contexte de la réunification) et dans
ses relations avec ses voisins orientaux, et en premier lieu la Tchéquie. Or, dans ce cas précis, la
géopolitique est indissociable d’une approche économique qui impose l’idée d’un partenariat
apaisé.
Du point de vue de Prague, les choses sont encore plus claires, l’Allemagne étant de très loin le
premier partenaire commercial (plus de 30% des échanges) et le principal investisseur. À cet
égard, il convient de noter le renversement qui s’est opéré : même si depuis la signature d’un
Traité d’amitié en 1973, la RFA était devenue le principal partenaire commercial occidental de la
Tchécoslovaquie, les gouvernements communistes, jusqu’en 1989, ont constamment justifié
l’adhésion au Pacte de Varsovie par la nécessité de se protéger de toute revendication
allemande. Antonin Liehm remarquait en 1996 qu’une reconnaissance de la responsabilité
tchèque, pouvant déboucher sur une remise en cause du bien-fondé de l’expropriation, aurait
privé le régime communiste de sa légitimité d’« exécuteur de la justice historique », et donc
d’une partie de sa justification morale ; autre explication du verrouillage de la question pendant
cinquante ans (« Tourner la douloureuse page des Sudètes », Le Monde diplomatique, février
1996). Le non à l’Allemagne justifiait le oui à Moscou, en somme.
Les intellectuels tchécoslovaques, notamment dans le mouvement de la Charte 77 dont l’un des
animateurs était Vaclav Havel, ont donc dénoncé cette collusion, réclamant de traiter enfin la
question des Sudètes afin de lever une hypothèque qui bloquait toute évolution politique en
Tchécoslovaquie. On comprend mieux ainsi pourquoi le premier voyage officiel du président
Vaclav Havel, le 2 janvier 1990, n’eut pas pour destination Bratislava (la jumelle slovaque de
Prague) mais Munich, où il présenta des excuses pour l’injustice infligée aux Allemands par les
Tchécoslovaques. Beau geste, stratégiquement bien placé – l’état de grâce, les bouleversements
en cours offraient une fenêtre de tir. Mais, vu l’isolement des intellectuels tchèques jusqu’en
1989, les débats sur la question avaient eu lieu à huis clos : ce voyage ne fut absolument pas
compris en Tchécoslovaquie – d’autant que le choix de Munich renvoyait les compatriotes de
Vaclav Havel à des souvenirs pour le moins amers ! On conçoit dès lors à quel point la question
avait pu être verrouillée, jusqu’à hypothéquer les relations avec le voisin de l’Ouest. À présent,
même si les Tchèques continuent à rester sur une position plutôt ferme, les relations avec
l’Allemagne ont pris une importance si vitale pour le pays qu’il serait hors de propos de risquer
un conflit.
Du strict point de vue des États, tant Berlin que Prague ont donc aujourd’hui intérêt à jouer
l’apaisement. Les années 1990 ont permis l’émergence de discussions au plus haut niveau,
notamment en 1995 entre Vaclav Havel et Antje Vollmer, la vice-présidente du Bundestag. Un
certain nombre d’accords ont été signés : un nouveau traité d’amitié en 1992, et surtout la
déclaration commune du 20 décembre 1996 (ratifiée en 1997 par les Parlements des deux pays),
qui en deux pages évoque des « regrets » de part et d’autre et prévoit la création d’un « fonds
pour l’avenir » approvisionné par les deux gouvernements et devant servir à financer des projets
d’intérêt commun, essentiellement au bénéfice des victimes du nazisme. Salué dans les
chancelleries européennes, ce texte qui a fait l’objet de controverses à Prague a été donné par
Helmut Kohl comme un geste pour briser le « cercle vicieux des reproches et accusations
mutuelles » – mais le même Helmut Kohl avouait lors de la conférence de presse qui a suivi la
signature de la déclaration que « la question des propriétés des Sudètes restait ouverte ».
Propriété : le grand mot est lâché, et l’on tient assurément ici l’une des clés de cette réactivation
du débat. Le tournant, ici, c’est 1992, l’année où les biens tchèques confisqués par les
communistes en 1948 sont restitués aux familles qui en avaient été propriétaires. Du côté des
anciens réfugiés, l’espoir renaît. De fait, avec le recul du temps, on a un peu l’impression que
l’Etat tchèque a ouvert la boîte de Pandore, même si les juristes de Prague font valoir la
différence très nette qui sépare les confiscations de 1945 (décidées par un gouvernement
légitime, entérinées par les Alliés au nom de l’ordre international et compensant les dommages
subis par le peuple tchèque pendant la guerre) et celles de 1948 (qui du point de vue des
Tchèques d’aujourd’hui n’avaient pas de légitimité, ni juridique, ni géopolitique).
L’épineuse question des propriétés
La question des propriétés, sur laquelle se concentre l’essentiel du débat aujourd’hui, n’a jamais
été réglée. Le lobby sudète réclame une compensation, les juristes tchèques font valoir que les
expulsions étaient elles-mêmes une forme de compensation. Le problème particulier, très
difficile à dénouer sur le plan juridique, est que les expulsés étaient des particuliers, qui
portaient et ne portaient pas la responsabilité des faits « réparés » par leur expulsion. Le peuple
allemand dans son ensemble, par la voix de son État, a pu sans trop de difficultés renoncer à un
territoire ; il en allait effectivement d’une responsabilité collective, à la fois devant le passé
(réparation) et devant le futur (assurer la paix de la région). Les réfugiés, eux, participaient à
divers titres de cette responsabilité collective, mais le prix particulier qu’ils ont dû payer (une
maison, un proche disparu) a quelque chose d’exorbitant, qui les a manifestement empêché de
se situer sur un plan de responsabilité collective. Ils se perçoivent avant tout comme des
victimes, et, même en tant que collectivité ou que communauté spécifique, ils n’ont jamais réussi
à dépasser cette posture. Le prix de la réparation les autorise paradoxalement à faire l’impasse
totale sur la faute qu’ils ont eux-mêmes commise.
Ce déni de justice – car nul ordre international, nulle légalité ne peut justifier qu’on vous prenne
votre maison – suscite en retour un refus de mémoire. Crispés sur les événements de 1945, les
anciens réfugiés minimisent leur responsabilité collective, en tant que communauté, dans
l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1938, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, et
bien sûr les exactions dont ont été victimes les Tchèques des Sudètes – en tant que collectivité et
qu’individus… – entre 1938 et 1945.
Une situation régionale complexe
Droit défaillant, mémoire défaillante : la question serait déjà suffisamment embrouillée si elle ne
se compliquait d’une situation régionale pour le moins complexe, où sont partie prenantes des
peuples n’ayant pas effectué le travail exemplaire des Allemands en termes de responsabilité
collective. On pense en particulier à l’Autriche, où vit une minorité sudète que l’extrême droite
locale caresse dans le sens du poil. Pour le coup, et sans doute parce que le risque politique est
moindre, le lobby sudète est parvenu à faire entendre sa voix jusqu’au sommet de l’État, avec des
interventions du chancelier Wolfgang Schuessel. Un peu plus à l’Est, enfin, les Hongrois se sont
mis de la partie, par la voix de leur Premier ministre, dans un contexte de concurrence entre les
deux pays : au motif que des Magyars ont également été déportés en 1945, la Hongrie a demandé
elle aussi l’abrogation des décrets Beneš.
En Allemagne même, les élections de 2002 ont mis le problème au premier plan, d’autant plus
que le principal candidat de l’opposition, Edmund Stoiber, est le Premier ministre de la Bavière.
En mars, Gerhardt Schröder annule un voyage à Prague après que le Premier ministre tchèque,
Milos Zemen, a parlé des Allemands des Sudètes comme de « la cinquième colonne de Hitler ».
Voyant la polémique enfler, le vice-premier ministre, Vladimir Spidla, explique que le transfert
des Allemands a été une « source de paix » dans l’après-guerre. Ce qui ne fait que provoquer
d’autres remous. Saisissant une occasion de marquer sa différence et de plaire à son électorat
régional, Edmund Stoiber « sort des clous » en mai 2002, en quittant le terrain de la déclaration
de 1996 pour inviter les Tchèques, lors des journées sudéto-allemandes de Nuremberg, à
l’abrogation des décrets. Il est immédiatement suivi par le ministre fédéral de l’Intérieur, Otto
Schilly : pour la première fois, c’est au plus haut niveau que la revendication sudète trouve à se
faire entendre. La réaction tchèque, tous partis confondus, est une fin de non-recevoir. L’été se
passe un peu plus calmement, malgré diverses provocations ; le programme électoral de la CSU
est finalement assez timoré sur le sujet, et la victoire de Gerhardt Schröder, suivie des dernières
négociations sur l’élargissement, permettent de passer à autre chose.
La crise semble passée, mais le problème demeure. S’il risque fort de ne plus être abordé avant
longtemps au niveau des Etats, il semble enraciné dans la société, et dans cette question de la
réparation, à mi-chemin entre le particulier et le collectif.
La Tchéquie n’a ni l’envie, ni les moyens de payer. Quant aux propriétés elles-mêmes, on est loin
à présent du flottement qui a rendu possible les restitutions de 1992. Mais l’Allemagne, à travers
ses entreprises notamment, est confrontée à des actions en justice qui comportent une part
financière importante. Le passé n’en finit pas de revenir, et il est évident que depuis la
Réunification, les Allemands aspirent à sortir de ce passé qu’ils paient, littéralement, depuis près
de soixante ans. On comprend mieux alors le sens de cette mini-crise qui a enflammé les esprits :
les réfugiés et leurs descendants, refusant d’admettre leur responsabilité propre, jouent sur
l’échiquier historique de la région le rôle que les Allemands ne se sont jamais autorisés à jouer :
celui de la victime. Qu’ils le jouent à tort importe peu, en un sens ; car il est moins question ici de
responsabilité réelle, de droit, que de répartition des rôles. Il existe, c’est évident, une douleur
allemande, une aspiration allemande à voir reconnaître sa part de douleur. Mais l’Allemagne est
le seul coupable officiel depuis cinquante ans. Fatiguée du rôle, n’osant l’avouer et se l’avouer,
elle regarde avec fascination ces Allemands des Sudètes qui, eux, n’ont aucun problème à jouer
les victimes. Dans l’importance donnée tout à coup à ce lobby rétrograde obsédé par le passé,
soutenu dans son obsession par des Etats qui ont eux-mêmes fait l’impasse sur leur propre
responsabilité, se dit maladroitement une aspiration inavouable et en même temps légitime. Les
réfugiés, dans cette perspective, joueraient un rôle comparable à celui du bouc émissaire, à
l’envers : dans un pays où tout le monde est coupable, ils incarnent l’innocence.
Le problème, dès lors, peut se lire en termes anthropologiques : il s’agit, simplement, de faire
circuler un peu mieux les attributions symboliques du rôle de chacun. Entre les Allemands et ce
double d’eux-mêmes, les réfugiés ; entre les Allemands et leurs voisins. Toute la question, à mes
yeux, se concentre sur un point : l’Allemagne doit pouvoir affirmer qu’elle aussi a souffert. Ce qui
suppose en retour que ses minorités, ses voisins germaniques et slaves, doivent apprendre à
faire leur part de leur propre culpabilité. Il ne s’agit pas seulement, ici, de justice et de mémoire,
mais d’équilibre régional. Car les postures faussées que chacun a endossées il y a cinquante ans
ont pu être salvatrices, elles n’en sont pas moins réductrices, et dès lors potentiellement
explosives.

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