Je dirais malgré tout que cette vie fut belle

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Je dirais malgré tout que cette vie fut belle
Je dirais malgré tout que cette vie fut belle - Jean dʼOrmesson
Jean dʼOrmesson ne sʼen cache pas et le répète à qui veut lʼentendre : il nʼa vécu « que »
pour ce livre. Il a travaillé à peaufiner ces pages pendant près de quatre ans, même
lentement, à lʼhôpital, lorsquʼil tombe malade en 2014. Je dirais malgré tout que cette vie fut
belle constitue peut-être pour celui qui, fait rarissime, est entré dans la Pléiade de son vivant,
« lʼoeuvre de sa vie » comme il le confie. Alors il rédige. Chaque jour, pendant plusieurs
heures, ou quelques minutes parfois, selon une fréquence dʼécriture variable, remplit de
notes ses carnets à souvenir de de tout ce qui peut nourrir sa réflexion et sa mémoire. Et
cʼest une réussite.
Le risque était grand pourtant, car, double. Il nʼest pas rare, dʼune part, pour quiconque
ambitionne de conter son histoire, de perdre son lecteur. Cʼest dʼautant plus vrai que Jean
dʼOrmesson nʼa pas choisi la facilité. Plutôt que de se raconter seulement, Il inscrit sa vie
dans un continuum, un ligne sinueuse dans laquelle se mêlent ses réflexions personnelles,
ses considérations philosophiques, parfois même politiques, ses anecdotes personnelles
ainsi que ce quʼil appelle, non sans raffinement, ses « petites histoires ». On serait presque
surpris de voire cohabiter des bavardages séduisants autour de souvenirs dʼenfances,
dʼhistoriettes professionnelles et personnelles et des réflexions portant sur Dieu, le big bang
ou encore le « grand mystère », si lʼauteur ne nous avait pas, comme il lʼa fait tout au long de
sa vie, habitué à une certaine excentricité. Dans cette galerie de portraits, de pensées,
dʼévénements, sa propre vie occupe une place aussi importante que lʼanalyse du monde que
Jean dʼOrmesson a, semble-t-il, eu tant de plaisir à essayer de comprendre. Au fil de la
lecture, les petites histoires côtoient naturellement la grande. Après
tout,
comment
déconnecter les deux dimensions quand on sait quʼun homme (et quel homme!) ne peut se
comprendre sans être inscrit lui même dans un contexte politique, social, histoire, réflexif...
Cʼest dʼautant plus vrai quand il sʼagit dʼun personnage comme Jean dʼOrmesson qui nʼa pas
toujours été seulement un observateur des choses qui passent, mais parfois aussi un acteur.
Ces deux aspects de son ouvrage, personnel et historique, constituent en réalité lʼépaisseur
dʼune même feuille sur laquelle lʼacadémicien se livre et nous offre à cette occasion, lʼun des
plus beaux exercices qui puisse exister en littérature : ses mémoires. Lʼacadémicien a beau
sʼen défendre, rétorquant à qui lui fait la remarque quʼil nʼest « pas tombé assez bas pour
vous livrer ce quʼon appelle des Mémoires » ne souhaitant pas se« contenter de (nous)
débiter des souvenirs dʼenfance et de jeunesse», reste que cet ouvrage met en mot la
relation écrite que Jean dʼOrmesson entretien avec les événements qui se sont passés
durant sa vie, et dans lesquels il a joué un rôle.
Il sʼagit, dʼailleurs, de second risque : comment peut-on raconter la vie dʼun homme dont on
semble tout connaitre, ou presque tout? Que peut-on encore apprendre dʼun homme qui, tout
au long de sa vie, sʼest si bien raconté? Peut-on, ou « doit-on », encore présenter
lʼacadémicien? Bien entendu, en matière dʼéloge comme en matière de critique, on nʼest
jamais mieux servi que par soi-même. Reste que sʼagissant du nonagénaire, tout semblait
avoir été dit, ou presque. Lʼauteur sʼest dʼailleurs beaucoup raconté dans plusieurs de ses
précédents ouvrages (comme par exemple, Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit, paru
en 2013), Certaines mauvaises langues diront même quʼil nʼa fait que cela au cours de son
existence. Dʼailleurs, à plusieurs reprise, lʼauteur sʼen amuse lui même en multipliant les
phrases du type : «j'ai déjà souvent raconté... » et dʼajouter « mais vous le saviez déjà ».
A ces deux interrogations, qui pourraient soulever chez le lecteur ordinaire une quelconque
inquiétude, lʼAcadémicien répond de la meilleure des manières possibles, en couchant sur
papier les charmes dʼune vie et les tourbillons de lʼHistoire. Avec ce quarante-et-unième livre,
Jean dʼOrmesson surprend. Il surprend encore.
Il fascine, déconcerte, désempare, désarçonne, en jouant à cache-cache avec les vivant et
les disparus. Mots, images, et parfois même les sons et odeurs, défilent sous nos yeux le
ruban enchanté et incandescent dʼun destin que nous reverrons tous dʼavoir. Un voyage au
cœur de la vie passionnante dʼun homme en somme. Car il sʼagit bien dʼun récit
dʼexploration, sur et sous la mer du souvenir. Lʼauteur hissent les voiles. Direction : son
passé. Dʼun bout à lʼautre du globe, le récit gambade et emmène avec lui le lecteur, enjambe
les frontières : celles du langage, de la philosophie, de lʼHistoire et dʼun destin qui a
lʼirrégularité et lʼaplomb dʼune œuvre de Paul Klee. Il ouvre grand un hublot sur sa propre vie
et navigue dans des eaux parfois mouvementées, quelque fois même agitées, voire
démontées, comme le fut parfois sa propre vie, construite aussi autour de certaines
tristesses, comme son éternel regret de ne pas avoir été très présent auprès de sa fille.
Après tout, en choisissant le titre de lʼouvrage, dont lʼorigine est à chercher du côté de son
"ami" Aragon, qui lui avait déjà fourni quelques belles phrases imprimées en couverture de
ses précédents ouvrages (Cʼest une chose étrange à la fin que le monde et Un jour je m'en
irai sans avoir tout dit) était déjà un indice. La vie de ce pétulant jeune homme de 90
printemps fut pourtant belle, dans laquelle tous les bonheurs semblent s'être donnés rendezvous: le château familial de Saint-Fargeau, lʼentrée Rue dʼUlm, lʼagrégation de philo,
lʼAcadémie française, le Figaro... du bonheur prescrit en près de 450 pages.... « malgré tout
».
Avait-il déjà tout dit? On se délecte du récit de cette enfance promenée de légation en
ambassade au gré des affectations diplomatiques, de Rio à Bucarest, en passant par Munich
dʼun père tant admiré, tandis que de lʼautre coté des frontières, Staline et Hitler affûtent leurs
armes. Parfum suranné - et pourtant rassurant - d'un autre temps. On se passionne, on se
déchire aussi, en lisant sa critique des théories de Pierre Bourdieu sur les « héritiers » et la «
reproduction sociale », bien quʼil ne cache pourtant pas que ce soit par lʼintermédiaire de
connaissances de ses parents quʼil entre à lʼUnesco tout comme au Figaro, confirmant par là
la thèse Bourdieusienne. On est attendrit par cette déception amoureuse quʼil connait à
lʼadolescence, lui qui vouait une passion pour Marie, qui va lui préférer le fils adoptif de sa
tante. Et tant dʼautres choses encore, que les contraintes imposées par cet exercice nous
empêchent de détailler.
Avait-il déjà tout dit ? Le lecteur, qui croyait ouvrir un livre de Jean dʼOrmesson, (et qui aurait
pu se dire « encore un !»), en découvre en réalité non pas un, mais « des » Jean
dʼOrmesson, avec, pour chacun dʼentre eux, son lot de merveilleuses aventures. Dans ce
cheminement de la mémoire, une seule chose reste constante : sa jeunesse demeure,
éternelle, immuable, impérieuse, continuelle et... immortelle, comme lui.
Avait-il déjà tout dit? Après tout, quʼimporte ! Jean dʼOrmesson raconte avec cette élégance
et brio, comme très peu dʼauteurs en sont capable pour parler de tout et de soi, « son »
histoire avec légèreté, lucidité, et même, sʼagissant de cet ouvrage, avec originalité. Qui
dʼautre que lui aurait imaginé livrer ces vraies fausses mémoires sous la forme dʼun dialogue,
ayant lʼavantage de tenir en haleine un peu plus encore le lecteur, entre un procureur
vachard, baptisé non sans malice, «Sur-Moi », et un accusé, personnage complexe connu
comme étant le « Moi », qui sont les deux visages dʼun même personnage : lʼauteur lui
même ?
A la tribune, lʼaccusateur nʼhésite pas, dʼailleurs, à sʼattaquer à son double.
Lʼéchange est souvent violent : parfois traité de menteur, de «nain de jardin», de mondain
ridicule, de pitre, de délinquant inutile... Jean dʼOrmesson, dont la comparution -devant un
tribunal composé dʼun seul juge : lui-même- semble être vouée à sa propre condamnation,
nʼest pas tendre avec sa propre existence. Il énonce au cours de ce « procès », ses
faiblesses, livre ses regrets, se flagelle parfois, se blâme souvent. Pourtant, au crépuscule
dʼune vie au cours de laquelle il connut le bonheur et en fut heureux- elle le lui rendit bienlʼAcadémicien, qui regrette par avance de ne pouvoir être présent à ses obsèques, a bien
gagné le droit, nous semble-t-il, dʼêtre jugé avec un peu plus dʼindulgence. Parachevant une
œuvre dont nous ne savons pas ce que les «jeunes gens» (comme lui) feront demain, il vaut
mieux le lui dire de son vivant : Monsieur dʼOrmesson, nous vous acquittons !
Olivia Warion 

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