Anorexie-Boulimie « Ada : à corps perdu » A D A

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Anorexie-Boulimie « Ada : à corps perdu » A D A
Anorexie-Boulimie « Ada : à corps perdu »
Dr Didier LIPPE, psychiatre, secteur 94I02, EPS ESQUIROL
Il est question de 7 ans de la psychothérapie psychanalytique d’une jeune adulte qui,
confrontée à un sentiment de vide interne, subit dans son corps et lui fait subir des violences
(asthme invalidant de l’enfance, anorexie et crises de boulimie, multiples tentatives de suicide,
scarifications du visage, abus sexuel…).
L’investissement transférentiel d’abord dénié, attaqué et mis à l’épreuve de toutes
parts, permet, dans la répétition transférentielle, qu’advienne chez la patiente l’acceptation d’une
conflictualité psychique, d’émotions et d’un plaisir physique ouvrant à la conscience d’un désir de
vivre plutôt qu’au seul désir de mourir.
On se questionne sur les conditions et les possibilités d’un tel traitement en service
public et/ou en privé.
ADA
Ada nous avait d'emblée confrontée, moi avec elle, à son sentiment de vide intérieur et de noirceur
de son âme. Elle n’attendait plus rien de la vie si ce n'est la mort, qu'elle souhaitait ardemment.
Elle nous avait plongé tous les deux dans une répétition sans fin et sans fond, un abyme vide
d’objet, froid, où même la détresse n'avait pas ses droits et où seule régnait la couleur noire de la
mort.
Elle avait été hospitalisée de nombreux mois pour des troubles des conduites alimentaires
alternant anorexies intenses et boulimies dévorantes, mais elle était aussi multi-récidiviste de très
nombreuses tentatives de suicides dont certaines avaient mis physiquement sa vie en danger
(injections I.V. d'eau de javel, médicaments, phlébotomie…)
Ce qui la caractérisait au moment où elle m'avait été adressée par le service hospitalier où elle
était encore, c'était la mise en échec de tous les projets et on avait proposé la psychothérapie
"pour voir", "pour essayer", dans la mesure où elle ne demandait rien et finalement refusait tout.
[J'avais hésité mais accepté, avec le sentiment un peu troublant face à ce tableau d'être engagé
dans un transfert déjà là et totalement inconnu].
Elle avait répété, dés le premier entretien préliminaire, ce qu'elle répétait déjà et dans quoi elle
allait nous enfermer pour longtemps: "elle était là parce qu'on le lui avait demandé, mais elle ne
désirait rien, n'espérait rien, si ce n'est trouver les moyens et la force de se tuer". [Ce à quoi il lui
arrivait parfois de renoncer par "manque de courage"]. A son sentiment de vide, s’ajoutait celui
d'absurdité et de facticité de la vie, du caractère dérisoire des désirs et une insatisfaction
fondamentale d'elle-même, de son corps et de l'image de celui-ci. Elle ne trouverait que dans la
mort un repos, une sérénité, et une plénitude face à ce sentiment inaltérable d'insatisfaction d'ellemême.
Elle venait donc me dire son seul désir, celui de mourir, et elle acceptait paradoxalement, non pas
d'entreprendre une psychothérapie, mais de "venir à des séances" pour lesquelles nous avons
donc établi un cadre hebdomadaire, "puisqu'on le lui demandait…". Je ne pouvais me soutenir
dans ma position d'analyste, que de cette "acceptation sans désir" … et du fait qu'elle m'avait
malgré tout adressé, bien qu'à son corps défendant, "son désir", même si il était désir de mort…
Mais je savais aussi que la mort était là, et qu'il nous faudrait, si le transfert se nouait, accepter de
la côtoyer et peut être l'affronter.
L'assurance de son suivi par ailleurs par un psychiatre du service hospitalier, puis en consultation
externe, était sans doute également la condition pour moi de l'instauration possible de la thérapie
m’offrant une liberté d'écoute suffisante à l’abri relatif de la menace vitale qu'elle faisait peser en
permanence.
A sa croyance absolue de son désintérêt pour tout, de néant de son être et de sa vie, venait se
superposer ou s'interposer pour moi une autre croyance, celle de sa dualité profonde, de la
présence d'Eros dévoré ou incorporé par Thanatos ou encore d’Éros travesti dans les habits d'un
masochisme délétère
mais emprunt d'une jouissance peu accessible comme telle, pour moi
comme sans doute pour elle, et qui risquait de triompher en emportant tout dans le "réel" de la
mort.
La mort venait représenter comme une tentative de neutraliser toute sensation interne, qu'elle soit
suscitée de l'extérieur ou de l'intérieur, une tentative de s'évider soi même et n'être plus qu'une
forme éthérée de soi même.
Ada s'était rapidement installée dans le silence parfois complet des séances, après n'avoir
quasiment rien dit de son histoire : une scolarité jusqu’en 2nde émaillée d'interruptions liées à des
crises d'asthme répétitives justifiant retrait scolaire et absence d'amitiés ; un frère aîné paré de
toutes les qualités, et des parents aimés et aimants qui avaient eu le courage de sortir de déboires
financiers importants, et vis-à-vis desquels elle se reprochait l’ingratitude de son état.
Elle était sortie de l'hopital, avait rapidement mis en échec le énième projet élaboré et s'était
disputé violement avec son psychiatre consultant refusant désormais de le voir. Elle s'était
retrouvée seule, chez elle, c'est-à-dire auprès de sa mère, dans l'atmosphère sombre de sa
chambre aux volets continuellement clos, envahie par ses préoccupations alimentaires et
corporelles ; elle tentait de maîtriser ses crises de boulimie et l'image de son corps dans l'escalade
toujours plus exigeante d'une gymnastique quotidienne effrénée. Elle ne sortait pas, phobique des
transports en commun et plus largement du regard des autres. Sa seule sortie était pour venir à
ses séances, accompagnée de sa mère.
J'avais l'impression qu'elle m'avait entraîné progressivement dans l'isolement dans lequel elle
était, les séances se réduisant à un contenant virtuel, sans paroi, ni fond, puisque rien ne venait
s'y inscrire, s'y appuyer, ni même s'y heurter. J'étais mis à la "disette", et le silence remplissait les
séances où elle n'était plus qu'un corps, réduit à une forme, immobile et muette dans une sorte
d'auto- absorption d'elle-même, image que je me faisais d'un « trou noir », couleur presque
immuable de ses vêtements, couleur de la nuit dans laquelle elle voulait s’incorporer.
J'essayais pour ma part de rompre régulièrement cette gangue de silence qui nous enfermait, de
parler, mettre des mots là où je pouvais, d'animer comme on mettrait de la vie ; mais j'avais
l'impression face à son visage fermé, replié sur son corps noir, de parler littéralement dans le vide,
le vide qu'elle avait créé, et qui semblait risquer en permanence de nous absorber "corps et
âme"…
Progressivement était apparu un discours à tonalité mélancolique où son absence de plaisir et
d'intérêt pour la vie se mêlait à des sentiments de honte et d'auto-accusation de sa situation. S'y
ajoutait parfois avec une virulence plus active, sa haine des autres autant que d'elle-même, de leur
duplicité, leur égoïsme et son rejet du monde et de l'humanité. Bien évidemment, rien de tout ceci
ne pouvait représenter quelque attrait que ce soit, et la mettait ainsi à l'abri de toute émergence
de désir et d'un quelconque risque de déception : "comment font les autres ?", se demandait elle ;
elle haïssait tout ça et dessinait par petites touches une sorte de "figure du mal" d'elle-même et du
monde.
Elle continuait d'agir et menacer d’agir, m'impliquant comme témoin dans ses préparatifs de
suicide en me les révélant (accumulation de comprimés, cordes pour se pendre…) cherchant, me
semblait-il, mes réactions, jaugeant mes interventions dans ou hors transfert, dans ou hors cadre,
sans rien manifester cependant elle-même. Je devais me convaincre qu'il nous fallait en passer
par là pour construire un lieu, un cadre transférentiel dans lequel nous pourrions malgré tout vivre.
Un acte, elle en avait posé un, en bonne et due forme, un jour sur mon bureau, sous la forme
d’une sorte de journal intime dont elle ne souhaitait pas parler mais qu'elle m'avait demandé de
lire… Elle y exprimait, contrastant avec les séances, une richesse fantasmatique relativement
débridée mêlant de façon indifférenciée scènes de la réalité, textes imaginés ou poéticofantasmatiques, et dessins. La crudité, la violence sanglante et sexuelle, mais plus encore la
noirceur perverse et monstrueuse des sentiments de divers scénarios débordait selon ses propres
remarques toute limite entendable de la morale, et pouvait justifier ainsi l'exclusion sociale dans
laquelle elle s'enfermait ; mais elle révélait aussi ce que « elle » ne voulait pas y voir, une
pulsionnalité et des désirs exacerbés.
Sur tout ça, jamais un commentaire de sa part, si ce n'est pour alimenter son auto-accusation et
me convaincre de l'inanité de sa vie comme de notre travail.
Dans une troisième séquence de ce journal, plusieurs mois plus tard, et au milieu de divers récits,
de situait celui d'abus sexuels dont elle disait avoir été l'objet pendant plusieurs années, de
l'enfance à la pré-adolescence, de la part d'un adulte de la famille maternelle. Celui-ci obtenait
d'elle, sous les menaces, des fellations, en même temps qu'il lui octroyait à chaque fois une pièce
de monnaie pour acheter son silence ; cette pièce était aussitôt convertie en bonbons qu'elle offrait
à sa cousine, fière de briller aux yeux de cette éternelle rivale de ce pouvoir magique et répété.
Dans son souvenir, elle en avait très vite parlé à sa mère mais ceci ne s'en était suivi d'aucun effet
visible, et elle avait dés lors gardé le silence.
Je lui en avais, moi, parlé la séance suivante sans obtenir aucune réaction ni cette fois là, ni par la
suite.
Les séances restaient empruntes d'un silence pesant, alourdi de toutes ces révélations, la tension
parfois à son comble. Je me demandais quel masochisme m’animait pour continuer ainsi, jusqu'à
ce que je lui exprime non sans hésitation qu'elle me mettait en situation d'impuissance, impuissant
à obtenir d'elle qu'elle parle, qu'elle ouvre la bouche pour me donner satisfaction. En l'ouvrant, moi,
ainsi, j'inscrivais dans la répétition transférentielle le traumatisme subit et l’envahissement
assourdissant et inassumable de la dimension sexuelle du transfert.
Ce n'est que quelques temps plus tard, et sans lien direct avec cette séance qu'elle me demanda
"si je la croyais ?"
Sa question renvoyait pour moi non pas tant à la vérité de son récit, c'est-à-dire des faits
traumatiques, mais si je croyais à une vérité qu'elle me livrait sur elle-même, tout autant son désir
de mort que sa noirceur maligne, moralement condamnable. « Je la croyais » ! Si ce n'est que je
n'entendais pas ses propos du côté de la morale, mais comme manifestation d'une excitation
sexuelle et d'un désir qui s'exprimaient là dans toute leur violence et leur crudité, (et qui n'avaient
pu s'élaborer dans des scénarios fantasmatiques et une sexualité socialement ou surmoïquement
acceptables).
Les bénéfices honteux, la pièce de monnaie qui lui donnait de la valeur témoignaient aussi pour
Ada de l’intérêt, presque de "l’affection" privilégiée qu’elle suscitait par rapport à cette cousine
rivale, sans doute substitut du frère : elle était la "préférée". Elle y avait associé alors les bénéfices
affectifs qu'elle tirait auprès de sa mère des crises d'asthmes de l'enfance qu’elle simulait
partiellement, sa mère qui y croyait ; ces crises avaient cessé quand les crises d'anorexie et
boulimie avaient commencées à l'adolescence avec la même réclusion à la maison enveloppée de
l'affectueuse et presque exclusive attention de la mère. Pourtant celle-ci ne l'avait pas cru ou
n'avait pas réagit aux révélations traumatiques des abus sexuels, ce qui avait scellé pour Ada un
sentiment
d’abandon et de solitude dont l’origine paraissait en fait remonter à un lien de
dépendance affective très primitif à sa mère. Ada y avait plus tard ajouté une colère, mais surtout
une incompréhension absolue vis-à-vis de cette mère qui avait laissé traîner dans la pharmacie
familiale, après la mort du père, des médicaments cardio-vasculaires à forte toxicité qu’il prenait,
alors même qu’Ada menaçait encore de son désir de disparaître. Elle comprenait d’autant moins
cette mère qu’elle attendait d’une mère une sorte de compréhension osmotique, de complétude si
absolue entre elles que les mots n’auraient même pas lieu d’être. Je lui avais alors laissé
entendre, face à sa sidération, « qu’elle ne faisait pas elle-même, ce que sa mère n’avait pas fait
ou pu faire…, s’en débarrasser ! ».
Qu’en avait-elle entendu ?
Il n’a jamais été question de ce qu’elle avait fait ou pas fait, mais il n’y a plus eu de tentatives de
suicide, ni de menaces, mais l’expression dépressive de sa douleur, de sa peur de vivre. Le sport
à outrance qu’elle pratiquait s’est inscrit dans le cadre d’un club d’arts martiaux d’où sont apparues
quelques figures masculines. Arguant des difficultés financières de sa mère, elle a accepté de
s’occuper de deux petites filles à la sortie de l’école, s’exerçant à des identifications maternelles et
à un rôle éducatif pour lequel à sa grande surprise elle a été appréciée.
Jouant de ses identifications maternelles en même temps qu’elle les découvrait, elle questionnait
également en séance cette « incompréhension » qu’elle avait de certaines attitudes de sa mère, et
au-delà elle questionnait la notion même de « Mère », « d’être mère » autour de questions
centrales d’identification primaire à l’origine de toutes les identifications ultérieures.
A cette époque, à mon retour de vacances d’été, Ada m’attend. Je la découvre le visage
entièrement scarifié, lacéré d’innombrables coupures encore inflammatoires ; elle est figée dans
ses traits comme dans son mutisme : elle me jetait à la figure cette image d’horreur dont elle s’était
si souvent accablée dans ses textes et en paroles, entre répulsion et effroi (elle « faisait
littéralement horreur »).
Il n’était plus question si je la croyais, mais si je voyais ! Au-delà des diverses interprétations que
j’ai pu faire, des fils que j’ai tiré, des liens avec son histoire, ce qui nous a sans doute saisi c’est
que je lui dise que ce qu’elle me montrait peut être, à son insu, et qui se révélait ici, c’était son
« attente », l’intensité violente, effrayante et impensable de cette attente, vécue dans la violence
elle-même impensable du transfert. Une attente au-delà de toute raison, au-delà de toute limite,
jusqu’au risque de se perdre dans l’objet, sans plus aucune possibilité alors de le perdre et d’y
perdre ainsi la raison. C’est pourtant cette capacité à perdre l’objet qui est salvateur pour la
psyché.
Viendra pour Ada plus tard la reconnaissance de son angoisse, puis de sa peur de sa dépendance
absolue vis-à-vis de l’objet de son désir, enkysté ou encrypté dans l’objet du besoin.
A l’incompréhension de sa mère à son égard (pas vu, pas entendu, pas agit…) répondait
l’incompréhension d’Ada à l’égard de celle-ci ; cette incompréhension nourrissait une attente
d’autant plus démesurée et vitale vis-à-vis de cet objet maternel qu’il restait mal identifié pour Ada,
et qu’elle ne pouvait donc s’y identifier pour s’en séparer.
C’est autour de ces difficultés d’identification que s’était «encrypté » dans une condensation
« indécryptable » le sexuel avec son excitation et sa demande, son attente d’amour, et c’est ce
qu’avait reflété et répété cette forme obscure et massive du transfert.
Ada vit. Elle a passé « une année géniale » pas tant sur le plan des études qu’elle a reprises avec
des résultats variables, que sur le plan amoureux où elle vit une relation amoureuse avec passion,
c'est-à-dire aussi avec une certaine souffrance et avec un plaisir sexuel intense dont elle me parle
avec pudeur. Les séances sont riches de tout ce qu’elle y apporte et laissent peu de place aux
silences. Aujourd’hui, parallèlement à sa formation professionnelle, elle a vécu les affres de cette
relation passionnelle, ensuite une autre relation amoureuse affectivement très investie puis déçue,
et d’autres expériences plus atypiques….elle prend part au jeu des relations humaines ; elle s’y
sent vivre dans la complexité parfois encore douloureuse de son humanité re-trouvée.
J’ai voulu essayer ici de rappeler que des cas comme celui-ci, dans lesquels on est pris peut-être
encore plus qu’on ne s’y engage, que l’intensité et la force du transfert peuvent constituer un outil
thérapeutique parfois terriblement opérant.

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