"I Vitelloni", de Federico Fellini

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"I Vitelloni", de Federico Fellini
LE CINÉMA DU
123
COLLECTION DVD
Les Vitelloni
de federico fellini
LE CINÉMA DU
123
Un appétit créateur
Pour ses personnages
des « Vitelloni », Fellini « utilise
pleinement les caractéristiques
de ses interprètes », écrivait
André Martin, en 1954,
dans les « Cahiers du cinéma »
De jeunes
désœuvrés,
qui traînent
leur vie
d’un café
à un autre.
photos : rue des archives
P
LUS que tout autre au
monde, le cinéma italien
mérite que l’on accorde une
attention soigneuse à l’ensemble de son personnel. Car il ne
se passe pas d’année sans
que, parmi la foule de ses critiques, scénaristes et assistants obscurs, se révèlent
d’authentiques cinéastes. En décernant au
dernier film de Fellini, I Vitelloni, un Lion
d’argent, le jury de la XIVe Mostra cinematografica de Venise le signalait à notre
impatience.
De Rome, ville ouverte à Paisa et aux Chemins de l’espérance, ce jeune scénariste
s’était trouvé mêlé avec insistance à bon
nombre de chefs-d’œuvre. Puis l’assistant
préféré de Rossellini, devenu l’un des
meilleurs scénaristes italiens, passa il y a
deux ans à la réalisation. Son premier film,
Le Cheik blanc, fut une parodie des
romans sentimentaux pour midinettes, et
le second, ces Vitelloni, primé. (…)
Le film se déroule à Pesaro, petite cité
balnéaire sur la Méditerranée. L’action va
suivre les allées et venues désœuvrées, les
promenades sur la plage, les pieds dans le
sable humide, les projets abandonnés et
les grosses bêtises de cinq jeunes gens à
marier : Alberto, Moraldo, Fausto,
Leopoldo et Riccardo.
A l’intention de ces jeunes indécis et de
leurs semblables, Fellini a donné au mot
Vitelloni, qui littéralement veut dire « gros
veau », un sens nouveau que l’on ne
trouve pas dans le dictionnaire. Vitelloni
souligne la ressemblance qu’il y a entre ces
jeunes parasites qui, nourris et logés, passent leur temps à soutirer un peu d’argent
de poche à leurs père, mère et sœurs, traînant leur vie d’un café à l’autre, et les
« gros veaux » qui continuent à téter le lait
de leur mère bien après l’âge du sevrage.
En se consacrant à des personnages
d’un type exploité, les bons à rien, Fellini
fait œuvre de narrateur original, car il a
réussi un tableau romantique de la vie en
province qui n’avait jusqu’à présent
trouvé son expression qu’en littérature. Il
n’a pas voulu ces jeunes paresseux trop
maladroits, idiots, misérables ou criminels ; il les a faits quelconques, indolents
et velléitaires. Aussi leur rêve de départ,
Ses caricatures
pourraient être
féroces, mais
Fellini entoure
ses personnages
d’une sympathie
sans indulgence
leurs inutiles entreprises participent-ils
d’un âge que presque tout le monde
connaît : ce passage indécis qui relie le dernier échec au baccalauréat à l’installation
dans une situation enfin établie.
Par les qualités de son récit, l’équilibre
et la maîtrise paisible de l’ensemble, le
film échappe aux catégories commerciales, comme aux qualités provocantes qui
permettent de sacrer et de définir une
œuvre. Avec un sens cinématographique
efficace et étonnant, Fellini donne une
vie simple et réelle à des personnages.
Ses caricatures pourraient être féroces,
mais il les entoure d’une sympathie sans
indulgence. Le mariage forcé du beau
Fausto, la flemme d’Alberto, les projets
littéraires de Leopoldo et la fuite un
FILMOGRAPHIE
1950
LES FEUX DU MUSIC-HALL
(It., 93 min, coréalisé avec
Alberto Lattuada). Avec
Peppino De Filippo, Carla
Del Poggio, Giulietta Masina.
1952
LE CHEIK BLANC
ou COURRIER DU CŒUR
(It., 92 min).
Avec Brunella Bovo,
Leopoldo Trieste, Alberto
Sordi, Giulietta Masina.
1953
LES VITELLONI
ou LES INUTILES
(Fr.-It., 103 min).
1954
LA STRADA
(It., 104 min). Avec Giulietta
Masina, Anthony Quinn,
Richard Basehart.
1955
IL BIDONE
(It.-Fr., 114 min).
Avec Broderick Crawford,
Richard Basehart, Franco
Fabrizi, Giulietta Masina.
1957
LES NUITS DE CABIRIA
(It.-Fr., 110 min). Avec
Giulietta Masina, Amedeo
Nazzari, Franca Marzi.
1959
LA DOLCE VITA
(It.-Fr., 174 min).
Avec Marcello Mastroianni,
Anouk Aimée, Anita Ekberg.
1963
HUIT ET DEMI
(It.-Fr., 138 min).
Avec Marcello Mastroianni,
Anouk Aimée, Sandra Milo,
Claudia Cardinale.
II/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 22-LUNDI 23 MAI 2005
1965
JULIETTE DES ESPRITS
(It.-Fr.-RFA, 137 min). Avec
Giulietta Masina, Mario Pisu,
Sandra Milo.
1969
SATYRICON
(It.-Fr., 129 min). Avec
Martin Potter, Hiram Keller,
Max Born, Mario Romagnoli.
1970
LES CLOWNS
(It.-Fr.-RFA, 92 min).
Avec les clowns Alex, Bario,
Père Loriot, Ludo, Nino,
Charlie Rivel, Riccardo Billi,
Fanfulla, Tino Scotti…
1972
FELLINI ROMA
(It.-Fr., 128 min). Avec Peter
Gonzales, Federico Fellini,
Marcello Mastroianni.
1973
AMARCORD
(It.-Fr., 127 min). Avec Bruno
Zanin, Armando Brancia,
Pupella Maggio, Magali Noël.
1976
CASANOVA
(It.-EU, 166 min).
Avec Donald Sutherland,
Cicely Browne, Tina Aumont,
Margareth Clementi.
1979
RÉPÉTITION D’ORCHESTRE
(Fr.-It.-RFA, 70 min).
Avec les musiciens Baldwin
Baas, David Mauhsell,
Francesco Aluigi.
1980
LA CITÉ DES FEMMES
(It.-Fr., 140 min). Avec
Marcello Mastroianni, Anna
Prucnal, Bernice Stegers.
1983
ET VOGUE LE NAVIRE
(Fr.-It., 132 min).
Avec Freddie Jones, Barbara
Jefford, Janet Suzman.
1985
GINGER ET FRED
(It.-Fr.-RFA, 125 min). Avec
Giulietta Masina, Marcello
Mastroianni, Franco Fabrizi.
1988
INTERVISTA
(It., 108 min).
Sergio Rubini, Paola Liguori,
Maurizio Mein, Anita
Ekberg, Federico Fellini,
Marcello Mastroianni.
1990
LA VOCE DELLA LUNA
(It.-Fr., 122 min).
Roberto Benigni, Paolo
Villaggio, Marisa Tomasi.
LE CINÉMA DU
beau matin de Moraldo sont décrits avec
un brio continu, une profondeur de
détails mieux qu’improvisés, taillée à
même la vie des interprètes avec une
sûreté de distillateur. Fellini sait dans un
périmètre donné, même s’il lui est
imposé, vivre sur le terrain, et avec une
infinie patience (que son producteur doit
aussi partager) trouver des sujets et des
moyens de création. Pour cela l’interprète lui sert autant que le personnage.
La fraîche et ingénue Leonora Ruffo grignote sans arrêt des sandwiches pendant
le tournage. Cette fringale perpétuelle
devient un détail du personnage de Sandra
et le prétexte d’une scène. Comme dans le
film, Ricardo Fellini, frère du réalisateur,
vend des voitures et utilise sa belle voix
dans les concours de beauté. Leopoldo
Trieste, le poète de la bande, a réellement
écrit quelques tragédies en vers.
Il s’agit moins de signaler la méthode de
Fellini, qui est celle de tout le néoréalisme
italien, que la forme spéciale d’appétit créateur qu’apporte ce nouveau réalisateur.
Car Fellini continuera à utiliser pleinement
les caractéristiques de ses interprètes,
qu’ils soient son frère, un paysan calabrais,
ou Anna Magnani soi-même, si elle
devient un jour son interprète. (…)
A toutes les manières qu’ont trouvées les
réalisateurs italiens, de Rossellini à Giuseppe De Santis, pour démentir et utiliser
différemment les principes du néoréalisme,
Fellini apporte de nouveaux modes extrêmement originaux, sans doute heureusement intraduisibles en langage critique.
André Martin,
Cahiers du cinéma, 1954
Fiche technique
Les Vitelloni (I Vitelloni, Fr.-It., 1953, 103 min).
Réalisation : Federico Fellini.
Scénario : Federico Fellini, Ennio Flaiano,
Tullio Pinelli.
Photographie : Carlo Carlini, Otello
Martelli, Luciano Trasatti.
Montage : Rolando Benedetti.
Musique : Nino Rota.
Production : Cité-Films (Paris),
PEG Films (Rome).
Interprètes : Franco Interlenghi, Alberto
Sordi, Franco Fabrizi, Leopoldo Trieste,
Riccardo Fellini, Eleonora Ruffo.
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Un cinéaste qui se raconte
federico fellini, qui a vu le
jour en 1920 à Rimini (sur la côte
adriatique de l’Italie), connaît une
enfance solitaire. De ses rapports
avec son père, un homme réservé,
souvent absent (il est représentant
de commerce), il a donné une
vision douce-amère dans La Dolce
Vita, bien dans l’esprit de cette
confidence, faite un jour à la
journaliste Charlotte Chandler :
« J’ai eu des conversations merveilleuses avec mon père, mais elles
se passaient toutes dans mon imagination. »
Maladif et solitaire, le petit Fellini
se réfugie au cinéma, le Fulgor, une
salle qu’il exaltera dans Amarcord,
son film sur « la dimension de la mémoire ». Devenu le cinéaste aux cinq
oscars, célébré dans le monde entier, star absolue dans son pays, il affirmera, presque ingénument : « Je
fais des films parce que je ne sais rien
faire d’autre » (Faire un film, Seuil).
Dès l’enfance, pourtant, ses
talents sont multiples et éclatants.
Excellente plume, marionnettiste
doué et magicien amateur, il sait
aussi dessiner, au point d’être
engagé comme caricaturiste par le
magazine humoristique Marc’Aurelio. Le voici à Rome, sa terre promise, cette « jungle inexplorée »,
son « asile favori ». Il se l’approprie
avec l’appétit d’un ogre : son film
Roma (Fellini Roma, en français)
parle de lui-même. D’ailleurs, s’il
débute comme assistant, dans
l’ombre de Roberto Rossellini,
Fellini devenu cinéaste ne tarde
pas à déployer un univers si particulier, si original, que seul son
nom permet de le définir.
Felliniens, les jeunes indolents
des Vitelloni et les musiciens de
Prova d’orchestra, les danseurs sur
le retour de Ginger et Fred, son
Casanova à la démarche d’auto-
A chaque film tourné
à Cinecitta, Fellini
dévoile une nouvelle
facette de lui-même
mate, les convives avinés du
Satyricon. Felliniens, parce qu’exagérés, extravagants, jusqu’à la
monstruosité parfois, avec panache et grandeur, toujours. Parfois
se promène dans cette humanité
grimaçante une Gelsomina (La
Strada) ou une Juliette des Esprits,
« une petite créature qui ne vit que
pour l’amour », sa femme, cette
actrice dont le « talent clownesque » le fascine, Giulietta Masina.
Jusqu’à leur mort à quelques
mois de distance, en 1993, Federico et Giulietta seront inséparables, dans les épreuves de la vie (la
mort de leur bébé) comme celles
du cinéma (les bouleversements
du cinéma italien dans les années
1970-1980). A chaque film tourné
dans sa seconde maison, Cinecitta, Fellini dévoile une nouvelle
facette de lui-même : l’angoisse
du créateur de Huit et demi, le
cynisme du Casanova, la douce
imbécillité de La Voce della luna.
Au fond, le cinéaste se raconte,
comme si chaque film était un
chapitre d’une foisonnante autobiographie. C’est pourquoi, explique Italo Calvino dans son Autobiographie d’un spectateur, chacun plonge avec pareille volupté
dans son univers onirique : « Chez
lui, la biographie est devenue à
son tour cinéma, c’est le dehors
qui envahit l’écran, l’obscurité de
la salle qui se renverse dans le
cône de lumière. » Et de conclure :
« Le film dont nous avions l’illusion de n’être que spectateurs est
l’histoire de notre vie. »
Florence Colombani
LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 22-LUNDI 23MAI 2005/III
LE CINÉMA DU
123
Un zoo bourgeois
I
LS sont gras, hâbleurs mais velléitaires, débonnaires quoique mal
assurés. Leur peau a la blancheur
laiteuse de ceux qu’approche rarement la lumière du grand jour : ce sont
les grands veaux, les vitelloni de Fellini.
Ombres fugitives sous la lueur
incertaine des réverbères, la première
scène du film les capte tels qu’en eux-mêmes, livrés à leur activité favorite : la
glande bavarde, la balade sans objet
autre que le déploiement de rêves mille
fois ressassés sous les fenêtres endormies de la petite ville de province qui les
a vus naître, et dont ils composent désormais le quintette parasite.
Avec Les Vitelloni, Federico Fellini signe
son premier grand succès commercial.
Pourquoi ? Parce que sous le drapé néoréaliste vibre déjà la patte du maestro : le
trait est vif mais noir et épais. Deuxième
séquence du film, l’élection de Miss Sirène offre le prétexte à l’installation d’un
zoo bourgeois plus vrai que nature : des
matrones envisonnées glapissent et s’agitent en tous sens, le médecin de famille a
la dégaine d’un satyre fatigué, la starlette
importée de Rome pour adouber Miss Sirène masque de plus en plus mal ses griffes de mégère.
L’orage qui vient interrompre la remise
du prix et balayer discours et ronds de
jambe n’est pas seulement la scène d’installation d’un récit qui progresse par gags,
saynètes et rebonds, mais bien ce par quoi
la chronique provinciale se voit éventrée
au profit de son envers satirique. Voici
donc Fausto, don Juan de village, arrachant un baiser et la promesse d’un rendez-vous à une gamine plus que réticente.
Et Leopoldo, le futur grand poète, parti à
l’assaut de la starlette exaspérée. Enfin, Alberto, le plus veau du troupeau, toujours
prêt à s’enfuir vers les jupons de sa mère.
Et Moraldo, le frère de Sandra, Miss Sirène engrossée par Fausto, qui, lui, ne
songe en cet instant qu’au moyen de se
soustraire à ses obligations paternelles.
Leopoldo Trieste et Alberto Sordi.
Dans « Les
Vitelloni »,
même les rêves
se figent
en grimaces
IV/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 22-LUNDI 23 MAI 2005
Grossièreté volontaire du tracer, qui
flirte déjà bien plus vers la comédie à l’italienne que la discrétion néoréaliste.
Ainsi le ressort des Vitelloni se tend-il
vers deux directions : la peinture d’une vie
provinciale réduite à sa façade la plus folklorique, et le jeu des contrastes. Qui opposer
à Fausto, Leopoldo et consorts ? La sœur
d’Alfredo, nuit et jour vissée à sa machine à
écrire, qu’elle ne quittera que pour fuir la
ville dans la décapotable d’un mauvais
garçon. La mamma d’Alberto est couturière, le père de Fausto peaufine ses bilans
comptables en attendant jusqu’au petit
matin l’arrivée improbable de son fils.
Dans Les Vitelloni, c’est du frottement
des couples d’opposés que progresse
l’action. Encore est-elle soumise à la
poisse d’un temps immobile, coagulé entre les fourches de ce double ronron : routines de l’oisiveté et de la vie petite-bourgeoise sont ici renvoyées dos à dos dans
un même ricanement. Temps aussi compact que le sable mouillé de la plage, friable, inconsistant comme celui d’un mauvais rêve. A la mesure des ambitions
floues des vitelloni, leur manque de prise
sur le réel. Premier indice, dès l’ouverture : la bande s’approche d’une silhouette féminine esseulée dans la nuit,
tente un abordage. Ejection rapide, fin
de non-recevoir : ce n’est que la première
d’une longue série.
Toute tentative d’évasion est proscrite,
vouée par avance à l’échec d’un temps et
d’un espace clos : dans Les Vitelloni,
même les rêves se figent en grimaces. Une
troupe ambulante de danseuses vient
s’installer en ville, mais Fausto n’ira pas
plus loin que le lit de la Cléopâtre grassouillette qui mène la tournée. L’illustre
tragédien qui les accompagne se révèle cabot valétudinaire à qui Leopoldo, moyennant un repas, imposera la pénible lecture
de ses productions littéraires.
Un défaut de croyance hante le film.
Seul y échappe Sandra, mariée in extremis à Fausto. Encore n’oppose-t-elle aux
incartades et mensonges de son coureur
de mari que le sourire uniformément
béat de l’oie blanche romantique. Un
autre personnage tranche dans le
cynisme général : le simplet Socrate, qui
tente d’aider Moraldo et Fausto à revendre aux moines du coin un angelot volé.
Nouvel échec, évidemment. L’ange,
brillant de tous ses feux, est remisé dans
la cabane de l’idiot, qui le contemple,
extatique, puis ôte très doucement sa casquette : c’est la seule étincelle d’espoir
d’un film qui s’oblige à ne voir partout
que veulerie et conformisme social.
Elisabeth Lequeret