réseaux de femmes et associations d`épargne à Damas
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réseaux de femmes et associations d`épargne à Damas
Friederike Stolleis* L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas Abstract. Lending the feminine way: Women’s networks and savings associations in Damascus. The lives of many Damascene women are imbedded in a network of social relations which are established and maintained through regular visits, the most formal of which are women’s reception day. In recent times, these networks often include the participation in a savings association which helps the women to cope with the economic challenges of daily life. The article describes how women have modified their ways of socialising over time and adapted it to a changing environment. It explains how the savings association function as an informal credit system as well as being a framework for socialising. The personal relations thus established between its members form a network which is used as an insurance against the difficulties and uncertainties of life in a system in which very often basic social services are insufficient. Résumé. Les vies de beaucoup de femmes damascènes sont intégrées dans un réseau de relations sociales qui sont établies et maintenues à travers des visites régulières, la plus formelle d’entre elles étant les jours de réception. Depuis une vingtaine d’années, ces réseaux incluent souvent la participation à une association d’épargne qui aide les femmes à faire face aux défis économiques de la vie quotidienne. L’article décrit comment des femmes ont modifié l’organisation de leurs visites à travers le temps et les ont adapté à un environnement changeant. Il explique le fonctionnement des associations d’épargne, les systèmes de crédit informel qu’elles générent ainsi que leur cadre social. Les relations personnelles établies entre les membres forment un réseau qui est utilisé comme assurance contre les difficultés et les incertitudes d’une vie prise dans un système dans lequel des services sociaux de base sont souvent insuffisants. * Ethnologue, GTZ/CIM (coopération allemande pour le développement). REMMM 115-116, 59-75 60 / Friederike Stolleis Comme dans beaucoup d’autres pays du Sud, des salariés syriens, hommes et femmes, notamment ceux qui sont employés dans le service public, versent fréquemment une partie de leur salaire à une association d’épargne créée sur leur lieu de travail1. Ces associations informelles d’épargne, basées sur le système de « rotating savings and credit associations », sont appelées en Syrie association d’épargne (jam‘îya tasmîdîya), association mensuelle (jam‘îya shahrîya) ou – dans le cas où il s’agit d’une activité exclusivement féminine telle que le montrent les pages qui suivent – association de femmes (jam‘îya nisâ’îya). De telles associations servent à épargner collectivement de l’argent afin de faire face à des dépenses urgentes ou spéciales. Les membres cotisent de manière périodique à un fonds commun qui leur sera reversé selon différentes modalités et qui leur permet de disposer de sommes d’argent importantes à court terme sans que l’association ne réalise de profit2. Cette pratique, qui puise ses origines dans le monde du travail salarié, a été reprise par des femmes inactives pour être intégrée dans des formes de sociabilité féminine déjà existantes, notamment dans les réunions qui se tiennent lors des journées de ‘‘réception’’ (istiqbâl). Le but de cet article est de présenter ce phénomène de ‘‘l’emprunt au féminin’’ et de décrire comment les femmes font face aux défis du quotidien par la réappropriation d’une institution sociale sur laquelle elles greffent de nouveaux objectifs en les intégrant dans des formes traditionnelles d’entraide et de solidarité féminine. Au-delà de leurs dimensions économiques, ces réunions de femmes fournissent une occasion de former des réseaux répondant à des besoins sociaux élémentaires. Réseaux de femmes Les journées de réception Échanger des visites réciproques entre des membres de la famille, des amis et des voisins, constitue un élément central dans la vie sociale de beaucoup de Damascènes. Certaines de ces visites, notamment celles qui sont rendues à des membres de la famille proche, sont souvent faites conjointement par les hommes et les femmes. D’autres réunions sont organisées exclusivement entre femmes, plus encore s’il s’agit de femmes musulmanes portant le voile auxquelles les réunions ‘‘mixtes’’, où il y a des hommes avec lesquels il n’y a pas de liens familiaux directs, imposent certaines restrictions dans le comportement (Stolleis, 2004 : 95 et suiv.). 1. Cet article est basé sur les résultats d’une enquête réalisée au cours de plusieurs séjours effectués à Damas entre 1997 et 2002 dans le cadre des recherches pour ma thèse de doctorat (Stolleis, 2004). 2. Sur les associations d’épargne dans des différents pays d’Afrique et d’Asie, voir : Bouman, 1995 et Ardner/Burman, 1997. Les associations d’épargne dans le Moyen-Orient sont décrites dans Reichenbach, 2001 : 112 et Roggenthin, 1999 et 2002 (Syrie) ; Hamalian, 1974 (Arméniens au Liban) ; Early, 1993 : 5 et suiv. ; Singerman, 1994 : 188-191 ; Singerman, 1996 : 165 et suiv. et Wikan, 1996 : 104 et suiv. (Égypte) ; White, 1994 ; Khatib-Chahidi, 1995 et Beller-Hann, 1996 (Chypre et Turquie). L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas / 61 Parmi les multiples occasions d’échanger des visites entre femmes, la manière la plus officielle et la plus formelle est de rendre visite à une femme à son domicile le jour de sa réception, yawm al-istiqbâl. Le cœur d’un cercle de réception est formé d’un groupe de femmes qui se réunit de manière hebdomadaire ou mensuelle chez des hôtesses alternées. Chacune des femmes investit son rôle d’hôtesse au moment requis mais rend visite à d’autres femmes entre temps. La plupart des participantes se voient attribuer une date fixe pour leur istiqbâl, date à laquelle leur maison sera ouverte aux visiteurs. Cette date peut d’ailleurs faire l’objet d’une transmission familiale, de la grand-mère à sa fille ou à sa petite-fille par exemple. Une grande partie du comportement observé dans ce type de réception s’inscrit dans les règles de l’hospitalité formelle qui l’on retrouve dans un grand nombre d’occasions d’interaction sociale. Le déroulement ‘‘classique’’ d’une istiqbâl est le suivant : après l’arrivée des visiteuses, une tasse de café leur est servie ainsi que de la nourriture sous la forme de petites gourmandises habituelles. Selon la composition du groupe des femmes présentes, il peut aussi y avoir de la danse. La réunion dure habituellement environ deux heures. Au cours de la réunion, les femmes échangent des informations liées à leur environnement direct. Les questions posées portent sur la santé, les enfants, la famille et les connaissances, et l’on parle d’événements familiaux comme des mariages, des divorces, des naissances ou des décès. Ces échanges d’informations peuvent aboutir à des arrangements de fiançailles et de mariages. Une deuxième catégorie d’information permet l’échange de conseils pour la gestion du foyer, l’éducation des enfants, les recettes de cuisine et l’ameublement des maisons. La conversation peut également couvrir des sujets tels que les enfants adultes, les études universitaires ou le service militaire. Ces échanges peuvent avoir pour but de trouver un travail ou un logement à l’une des femmes présentes, à un membre de sa famille, voire à une connaissance, et donc toucher à des sujets qui dépassent le contexte individuel des femmes. Si la discussion perd son élan, les femmes y pallient par des plaisanteries, des chansons parfois remplacées par des cassettes de musique populaire et des danses. Il arrive fréquemment que certaines femmes présentes ne fassent pas partie du ‘‘cœur’’ du groupe et ne connaissent que peu, voire pas du tout, les autres. Une istiqbâl est donc une bonne occasion pour établir de nouveaux contacts. La participation aux istiqbâlât est avant tout motivée par une volonté d’appartenir à un certain réseau social. Pour s’y joindre, les participantes acceptent un code de comportement spécifique qui leur impose des obligations sociales mais qui met en même temps à leur disposition des avantages pratiques. Car l’accès au réseau social d’une istiqbâl n’ouvre pas seulement des possibilités pour la participante elle-même mais aussi pour d’autres personnes telles que son mari et ses enfants. Il demeure difficile de déterminer avec précision depuis quand des Damascènes se réunissent en istiqbâlât. En Turquie, les premières attestations de cette forme de sociabilité datent de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, à la fin REMMM 115-116, 59-75 62 / Friederike Stolleis de l’Empire ottoman, au moment où les influences européennes et la volonté de modernisation étaient fortes. À cette époque, des réunions féminines connues sous le terme de kabul günü étaient réservées aux femmes aisées des milieux urbains qui utilisaient les journées de réceptions pour établir des contacts entre elles (Benedict, 1974 : 44 ; Davis, 1986 : 158). Dans la province ottomane de la Syrie, l’institution de l’istiqbâl a d’abord été pratiquée par les épouses des gouverneurs ottomans, qui, loin de leur pays d’origine, devaient se construire un nouveau réseau pour maintenir des contacts avec des gens de leur classe sociale3. Des témoignages écrits sur ces journées de réception entre femmes musulmanes ne sont apparus que dans les années 1940, dans les mémoires de deux femmes, Hayât Malas et Sihâm Turjmân. Celles-ci vivaient à l’époque dans le quartier de Sûq Sarûja, où beaucoup d’employés locaux de l’administration ottomane ainsi que des membres des milieux aisés kurdes avaient élu domicile avec leur famille. Durant leur jeunesse, l’istiqbâl avait été un élément central de la vie sociale de leurs mères et de leurs belles-mères (Malas, 1987 : 16 ; Turjmân, 1997 : 127). Ce n’est que plus tard que la coutume de l’istiqbâl a traversé l’enceinte du quartier de Sûq Sarûja pour atteindre les Damascènes issus de milieux aisés moins influencés par les Ottomans et se répandre ensuite dans les quartiers de la classe moyenne. Les quartiers moins nantis et plus traditionnels sont demeurés – à l’exception des quelques familles riches qui y vivaient – peu affectés par ces modifications de l’organisation de la vie sociale jusque dans les années 1950. Plusieurs des femmes interrogées se rappellent non seulement des jours de réception de leurs grand-mères et mères mais également de la transformation qu’ont connues ces rencontres épisodiques au fil des années lorsque les réunions hebdomadaires se sont transformées en rencontres mensuelles moins accaparantes, devenues la forme ‘‘classique’’ de l’istiqbâl actuel. Selon les personnes interviewées, les associations d’épargne, en revanche, semblent exister à Damas depuis une vingtaine d’années seulement. Nombre d’entre les femmes disent avoir découvert les jam‘iyât dans les feuilletons égyptiens qu’elles suivent à la télévision. Les associations d’épargne sont connues en Égypte depuis les années 1920 (Ardener, 1964 : 208) ; à Damas, cette forme collective d’épargne a été soit intégrée comme élément supplémentaire dans des institutions sociales déjà existantes, soit créée comme nouvelle institution, en adoptant beaucoup des éléments de l’hospitalité féminine traditionnelle. Réception et caisse d’épargne : Umm Lu’ayy et Umm Mâjid Aujourd’hui la forme ‘‘classique’’, mensuelle, de l’istiqbâl d’après-midi est difficilement conciliable avec les exigences et le rythme de la vie quotidienne en raison de l’heure à laquelle se déroulaient les réceptions et de leur durée. Pour 3. Comme le rapporte l’historien Munîr Kayyâl lors d’une interview avec l’auteur en 1999. L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas / 63 pouvoir maintenir la tradition des istiqbâlât, certaines femmes se sont résolues à en adapter les aspects qui leur semblent dépassés. Ainsi, un groupe de femmes vivant à Qudsayya, une banlieue de Damas, a initié des journées de réception amendées de leur forme traditionnelle. Elles ont lieu dans la matinée, alors que les hommes sont au travail et les enfants à l’école. Umm Mâjid et Umm Lu’ayy, âgées de 41 et 50 ans, sont des femmes au foyer issues de la classe moyenne damascène, de religion musulmane. Voisines et amies, elles comptent parmi les fondatrices du cercle de istiqbâl à Qudsayya : Umm Lu’ayy : On peut dire que ce n’est pas une réception damascène comme on la connaissait auparavant. Nous on appelle cela une istiqbâl, mais ce n’est pas exactement la même chose que les fameuses istiqbâlât damascènes qui se déroulaient chaque mois […]. Avant, chaque femme avait un jour durant lequel elle recevait les gens. Nous par contre, nous avons décidé de nous réunir une fois par semaine. On a préféré fixer un jour dans la semaine, le lundi, pour que la réunion soit toujours tenue le même jour mais chaque fois chez une autre femme. C’est comme ça que fonctionne notre istiqbâl. Question : L’heure est aussi différente de celle de la réception traditionnelle. Umm Mâjid : C’est vrai, normalement une réception se fait l’après-midi. Nous avons décidé de faire la réunion le matin parce que nos maris ne sont pas à la maison et les enfants vont à l’école. Comme ça nous sommes entre nous et pouvons nous réunir tranquillement […]. La plupart des réunions de femmes commencent vers quatre heures de l’après-midi et on ne peut pas y participer parce que ça ne se fait pas de sortir et de laisser notre mari et nos enfants seuls. C’est pour cela qu’on a changé l’heure. Ces changements se sont adaptés au rythme de vie des femmes, lequel s’est modifié, devenant moins flexible que celui de leurs mères en raison du repli sur la famille nucléaire. Beaucoup de femmes habitant dans la banlieue de Qudsayya sont originaires de la vieille ville où elles vivaient selon le modèle de la famille élargie, un cadre dans lequel la présence ou l’absence de l’un des membres de la famille se ressentait moins qu’aujourd’hui. La place des enfants a connu également un changement important en raison du temps qui leur est désormais consacré, ce qui n’était pas le cas auparavant. On attribue ces transformations à la baisse du taux de natalité ainsi qu’à l’importance accrue donnée par les nouveaux parents à la formation académique et à l’attention individuelle dont bénéficient aujourd’hui les enfants. Beaucoup de mères consacrent à présent leur après-midi à l’encadrement des devoirs scolaires. Depuis onze ans, le cercle de voisines à Qudsayya se réunit une fois par semaine chez les différents membres. Les réunions d’istiqbâl servent aussi à organiser la caisse d’épargne qui y est attachée. Au jour décrit ci-dessous, la réunion a lieu chez Umm Lu’ayy : La fille de Umm Lu’ayy, Lamâ, âgée de 22 ans, reçoit à la place de sa mère qui est encore occupée dans la cuisine. Deux voisines sont déjà assises dans le salon. Je les salue ; elles poursuivent la discussion portant sur une de leurs connaissances qui se demande si elle doit rejoindre son mari dans un pays du Golfe où il a trouvé un emploi. On sonne à la porte : d’autres voisines arrivent. Umm Lu’ayy vient saluer REMMM 115-116, 59-75 64 / Friederike Stolleis ses convives. Elle est maquillée et porte une robe de couleur claire, décolletée et serrée, qui lui arrive aux genoux. Environ un quart d’heure plus tard, douze femmes sont présentes et Lamâ sert le café. La discussion tourne autour de celles qu’on attend encore. On sait que deux d’entre elles ne viendront pas : l’une parce qu’elle a eu de la visite, l’autre parce que son beau-père est décédé. Comme la pièce est petite et les personnes présentes ne sont pas trop nombreuses, tout le monde participe à la discussion qui porte désormais sur le voisinage. Quand une femme pose une question à une autre, tout le monde peut l’entendre et éventuellement intervenir dans la conversation. Cela se produit régulièrement, sous forme de remarques ironiques ou de petites provocations, ce qui fait rire les personnes assises autour. Au milieu de la discussion, discrètement, Umm Mâjid apporte un paquet de billets à l’une des personnes. Celle-ci compte l’argent avant de le mettre dans son sac. Entre temps, Umm Lu’ayy a apporté à chaque femme un plat contenant une petite pizza, une pâte fourrée de fromage (burak), une petite aubergine farcie et une salade de persil (tabbûle). Il y a aussi du Coca-Cola. Lorsque tout le monde a fini de manger, Lamâ range les assiettes, et Umm Mâjid, trouvant qu’on a assez parlé, réclame le magnétophone à cassettes pour danser. Umm Lu’ayy apporte la minichaîne et Lamâ choisit la musique. On écarte la petite table qui se tient au milieu de la pièce pour permettre à Umm Mâjid d’ouvrir la danse. Ainsi, presque toutes les personnes présentes finissent par danser, l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’on sonne à la porte. Le fils de Umm Târiq, âgé de huit ans, arrive en compagnie du fils de Umm Jamâl. Tous les deux viennent de l’école, portant l’uniforme, pour retrouver leurs mères. Ils reçoivent quelque chose à manger et regardent la dernière danseuse, alors que les premières femmes partent retrouver leurs enfants. Presque toutes les participantes au cercle de l’istiqbâl sont aussi membres de la jam‘îya qui y est attachée. En sa qualité d’organisatrice, Umm Mâjid recueille les cotisations des membres, soit lors des matinées de réception, soit à l’occasion d’autres visites. Lors d’une réunion au début de chaque mois, elle remet la totalité des cotisations à la femme dont c’est le tour. Chacun des dix-huit membres verse une cotisation mensuelle de 2 000 L.S. (environ 40 US$) et chacun reçoit, une fois, la totalité de ces cotisations, soit 36 000 L.S. (environ 720 US$), une somme généralement réservée aux gros achats et autres dépenses nécessaires. La forme de l’association d’épargne décrite ici, avec une cotisation mensuelle tournante, constitue le modèle le plus répandu à Damas.4 Dans pareille jam‘îya, chaque membre verse une cotisation fixe par mois et chacun, à tour de rôle, encaisse la totalité. Ensuite, c’est un nouveau cycle qui commence. La femme qui reçoit la totalité en premier devient débitrice vis-à-vis des autres jusqu’à la fin du cycle, tandis que celle qui le reçoit en dernier se retrouve créancière. Ainsi, on passe du statut de débiteur à celui de créancier selon le principe de la rotation. 4. Il existe aussi des associations d’épargne dont les membres versent des cotisations différenciées et la totalité des cotisations est repartie non pas de manière tournante mais une fois pour toutes à la fin de l’année. Entre temps, la caisse commune sera disponible pour des crédits avec ou sans intérêts (Reichenbach, 2001 : 112 ; Roggenthin, 1999 : 71 ; Stolleis, 2004 : 79). L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas / 65 L’association d’épargne comme nouvelle institution : Umm Muhammad Au lieu d’attacher une caisse d’épargne a un cercle de réunions féminines comme dans le cas de Umm Lu‘ayy et Umm Mâjid, un groupe de femmes peut décider de fonder une association qui a comme but explicite la cotisation de l’argent. Dans ce cas, l’appellation change, la réunion est appelée jam‘îya, mais elle se déroule de manière très semblable à une istiqbâl. Umm Muhammad, une veuve de 62 ans qui vit dans la banlieue damascène de Mashrû‘ Dummar, considère les jam‘îyât comme un ersatz moderne des réceptions auxquelles elle avait coutume de participer lorsqu’elle vivait chez ses parents dans le vieux Damas : Umm Muhammad : Auparavant, il y avait la réception. On fixait un jour du mois et tout le monde venait. Aujourd’hui, il n’y a plus d’istiqbâl […] ; ici du moins, à Mashrû‘ Dummar, il n’y a plus de réception. On se réunit et on forme une jam‘îya. Dans la jam‘îya, on se met d’accord sur un jour pour se réunir. Question : Comment l’idée vous est venue de former une telle jam‘îya ? Umm Muhammad : C’est une chose banale, tout le monde le fait. Les employés le font, ils forment une jam‘îya sur le lieu de travail. Chacun verse une certaine somme à la jam‘îya au début du mois, mais il n’y a pas de cérémonie particulière. On s’est alors réuni et on s’est dit, pourquoi ne pas faire une jam‘îya qui s’intéresse aussi à l’argent. Umm Muhammad est mère de six adultes, dont l’aîné est marié et vit en dehors du foyer familial. Les cinq autres enfants vivent donc avec leur mère dans un appartement de la banlieue de Mashrû‘ Dummar, construite il y a une vingtaine d’années. Umm Muhammad fait partie d’un groupe de riveraines membres d’une association d’épargne, qui verse chacune une cotisation mensuelle comprise entre 2 500 et 10 000 livres syriennes (environ 50 à 200 US$). La réunion de la jam‘îya a lieu dans le salon de l’appartement d’Umm Muhammad, qu’une porte à coulisse sépare de la bibliothèque et du bureau de son défunt mari. Les membres de la jam‘îya, toutes résidantes à Mashrû‘ Dummar, se réunissent vers six heures du soir. La rencontre commence par un café de bienvenue et finit par des glaces et de la limonade. Les femmes mangent et boivent tout en parlant des connaissances et des proches et il semble évident qu’elles se connaissent depuis longtemps. Treize des quatorze membres de la jam‘îya sont présentes, de même que deux autres femmes non membres. Après avoir mangé, et après que Lamîs, la cadette de Umm Muhammad, a rangé les assiettes, Umm Âdil, une des femmes âgées, recueille les cotisations des membres. Puis elle compte l’argent et le remet à Umm Muhammad qui range le paquet de billets. La femme absente avait remis sa cotisation à une voisine qui verse donc deux cotisations. Ensuite, Umm Âdil écrit sur des bouts de papier les noms de celles dont le tour n’est pas encore venu dans le cycle considéré et elle lit ces noms à haute voix. Lamîs va à la cuisine chercher une casserole dans laquelle on mélange les bouts de papier. Puis on me demande de tirer un papier au sort, étant donné que je ne suis pas moi-même impliquée. Le papier que je tire porte le nom de Umm REMMM 115-116, 59-75 66 / Friederike Stolleis Abbûde. Umm Âdil félicite la gagnante avant de rayer son nom sur une liste des membres où certains noms sont déjà rayés. Ensuite, les femmes discutent pour fixer la date de leur prochaine réunion qui aura lieu chez Umm Abbûde. Comme elles n’arrivent pas à s’accorder sur un jour, elles décident de poursuivre la discussion par téléphone. Le fonctionnement de la jam‘îya est en même temps financier et social ; il serait d’ailleurs difficile de déterminer lequel de ces aspects est principal ou secondaire. Le recueil des cotisations et la remise de la totalité à l’un des membres en plus du tirage du prochain nom sont simplement et rapidement réalisés. Pour cette raison, l’association d’épargne est souvent liée à l’agape : on mange, boit et danse. Umm Muhammad : On ne se réunit pas à cause de l’argent, mais pour la distraction (at-tislâya). Bien sûr, l’argent nous sert. Mais le but n’est pas l’argent. Question : Y a-t-il des personnes qui participent à la jam‘îya sans participer aux épargnes ? Umm Muhammad : Oui, il y en a beaucoup qui n’y participent pas. Question : Et elles viennent toujours ? Umm Muhammad : Elles viennent toujours et nous invitent aussi chez elles. On n’est pas obligé de participer aux épargnes. Question : Qu’est-ce qu’on propose à manger à la jam‘îya ? Umm Muhammad : Parfois, quand une femme reçoit la jam‘îya pour la première fois chez elle ou quand il y a quelque chose d’exceptionnel – son fils a réussi un examen ou s’est fiancé, ou sa fille a terminé ses études – là, il y a un buffet (sofret buffe). C’est beaucoup de travail, un tel buffet : kibbe maqlîye (boules frites de semoule de blé fourrées de viande), burak (pâtes fourrées de fromage), yalangî (feuilles de vignes farcies), gâtto (gâteau), tabbûle (salade de persil), ce sont ces choses qui demandent du travail. Question : Et quand il n’y a rien d’exceptionnel ? Umm Muhammad : Là, il y a de la glace, du café, du chocolat, parfois du jus, sinon rien. Ces propos soulignent l’importance de la jam‘îya en tant que lieu de sociabilité propre. La dimension financière paraît, en effet, d’autant plus minorée qu’on ne traite pas alors de la manière dont l’argent va être utilisé. De tels propos peuvent même paraître déplacés à cette occasion. On les réserve généralement pour plus tard, dans le cadre de petits cercles où on discutera de ce qu’untel ou untel veut faire de son argent. Le fonctionnement de l’association d’épargne Déterminer le tour Dans les associations d’épargne, le problème se pose de déterminer dans quel ordre les membres vont percevoir l’argent épargné. Une des solutions consiste L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas / 67 à établir l’ordre en fonction des besoins des membres, comme c’est le cas dans l’association de Umm Mâjid. Il faut alors signaler à temps le mois où l’on souhaite recevoir l’argent. Dans certains cas urgents, on peut déroger à cette règle et substituer un membre à un autre. Cela dit, au cours d’un cycle, chaque membre ne peut avoir qu’un seul tour. Dans la jam‘îya de Umm Muhammad, c’est le hasard qui détermine l’ordre de la succession. Mais cette forme de répartition ne peut être confondue avec les jeux de hasard ou la loterie dans la mesure où chaque nom n’est tiré qu’une seule fois avant d’être rayé. Au final, chacun des membres aura recouvré la totalité des sommes qu’il a déboursées au cours du cycle. Notons, cependant, qu’il existe, là aussi, des dérogations possibles à l’ordre du hasard : Question : Lorsqu’une femme a besoin d’argent, pour les fiançailles de son fils ou pour un voyage qu’elle voudrait faire, peut-elle alors anticiper son tour ? Umm Muhammad : Auparavant, lorsque le fonds était modeste, la femme qui en avait le plus besoin pouvait l’encaisser. Mais on a fini par interdire cette pratique parce qu’au fil des années [avec l’augmentation des cotisations et la croissance du groupe], le fonds est devenu important et tout le monde veut l’avoir. Seule la femme qui veut aller en pèlerinage (hajj) ou qui doit payer une opération chirurgicale peut l’encaisser plus tôt. L’égalité entre tous les membres et la justice dans la répartition de l’argent constituent deux principes fondamentaux pour une association d’épargne. Lorsqu’une femme ne peut assister à une réunion, elle charge une autre de payer sa cotisation et de veiller à ce que son nom figure au tirage, dans le cas où son tour n’est pas encore arrivé. Aussi, il est inimaginable de se retirer d’une association d’épargne au cours d’un cycle. La femme qui s’y risque sera déshonorée et ne pourra plus adhérer à d’autres associations d’épargne. Il est essentiel que la femme dont le tour va arriver le sache à l’avance. Lorsque l’ordre de la succession n’est pas fixé à l’avance, son nom doit donc être tiré pendant la réunion précédant celle au cours de laquelle elle est censée recevoir l’argent. Dans le cas de l’association d’épargne de Umm Mâjid, on fixe le nom de la prochaine bénéficiaire en même temps que le lieu de la réunion, étant donné que celle-ci sera également l’hôtesse. Il s’agit d’une règle motivée par des considérations de sécurité, le but étant d’éviter que la bénéficiaire se déplace en portant sur elle une importante somme d’argent. Le choix des membres Une fois le groupe de femmes constitué, il se fixe un code de conduite. Le groupe doit trouver une forme d’intégration et la délimiter par rapport à l’extérieur. Des nouveaux membres ne peuvent être admis que sous certaines conditions : il faut que le cycle soit achevé et que le nouveau membre soit fiable. Umm Muhammad : On n’admet que celles dont on veut bien. Il y a des gens qu’on ne prend pas. On se connaît bien, notre jam‘îya existe déjà depuis 18 ans. Ce n’est pas nouveau, ça existe depuis bien longtemps. N’importe qui ne REMMM 115-116, 59-75 68 / Friederike Stolleis peut pas y accéder. Umm Ziyâd, par exemple, elle a maintes fois répété qu’elle voulait être membre. Mais les membres de la jam‘îya ont refusé. Question : Umm Ziyâd est une nouvelle voisine ? Umm Muhammad : Non, elle aussi vit ici depuis vingt ans. Pourtant, les autres n’étaient pas d’accord. Puisqu’elle serait devenue un nouveau membre de la jam‘îya, et nous, on ne prend pas n’importe qui. C’est comme ça. Les associations d’épargne se composent généralement à partir de groupes d’amies, de membres d’une famille ou de voisines. Les jam‘îyat de Umm Mâjid et Umm Muhammad sont composées essentiellement de voisines ; peu des femmes qui y participent sont parentes. Les dix-huit membres de la jam‘îya de Umm Mâjid sont issus des différents quartiers de Damas. Dix parmi elles vivent actuellement dans la banlieue de Qudsayya et se retrouvent une fois par semaine à l’occasion de réceptions matinales. C’est là qu’on recueille les cotisations pour les remettre à la personne dont le tour est arrivé. Les autres membres habitant le centre ville sont des proches, des anciennes voisines ou amies des femmes de Qudsayya. Et comme elles habitent trop loin pour une visite matinale, elles participent à l’association d’épargne en déposant leurs cotisations chez leurs proches ou amies qu’elles chargent de verser au fonds commun. Mais la femme dont c’est le tour de recevoir le fonds se déplace elle-même ou bien charge quelqu’un de prendre l’argent pour elle. Il existe une condition nécessaire pour participer à une association d’épargne : les femmes doivent disposer d’un revenu ménager suffisant pour pouvoir cotiser régulièrement. À l’inverse des femmes aisées, celles issues de milieux modestes versent des petites cotisations. Mais dans les deux cas, l’importance relative de la somme qu’elles finissent par toucher permet d’améliorer sensiblement l’ordinaire de leurs familles. Si la cotisation s’avère trop élevée pour une femme, elle peut être payée par plusieurs personnes, souvent des parents. Ces personnes ne doivent pas nécessairement être présentes aux réunions et leur participation n’est pas forcément connue. Une autre possibilité consiste à chercher à l’intérieur même de la jam‘îya une ou plusieurs partenaires susceptibles de prendre en charge la moitié ou le quart du montant. Cela permet à des personnes moins fortunées de participer selon leurs moyens. Quant aux raisons qui incitent les hommes à financer la participation de leurs femmes aux associations d’épargne, elles sont, d’abord, d’ordre pratique : en l’occurrence, il s’agit d’un investissement qui permettra de financer de gros achats utiles à toute la famille. En outre, la famille tire un certain profit symbolique de la participation de la femme à une association d’épargne. Mais pour beaucoup de femmes, il n’est pas facile d’adhérer à des associations d’épargne comme celle de Umm Muhammad, où la contribution minimale est de 2 500 L.S. (environ 50 US$) et la somme maximale de 10 000 L.S. À ce propos, Umm Muhammad explique d’un ton mi-figue mi-raisin à qui s’adresse sa jam‘îya : Question : 2 500 livres est une grosse somme. Umm Muhammad : Non, aujourd’hui ça ne l’est plus. L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas / 69 Question : Et le salarié qui gagne 4 000 par mois ? Umm Muhammad : Personne ne gagne moins de 5 000. Question : Là encore, il ne reste pas grand chose, si on verse 2 500 à la jam‘îya. Umm Muhammad : De tels employés plumés (al-muwaddaf al-mantûf), on n’en veut pas (rire). La logique économique À côté des dépenses exceptionnelles suscitées par un pèlerinage à La Mecque ou une opération chirurgicale, la somme épargnée peut servir à l’achat de produits électroménagers ou de cadeaux, à effectuer des travaux de réparations au domicile ou bien à financer un mariage. Quand on n’a pas besoin de le dépenser, l’argent peut être converti en or et continuer ainsi à être épargné. Lorsqu’il s’agit d’une association d’épargne de femmes aisées, comme la jam‘îya de Umm Muhammad, les sommes épargnées permettent aussi de faire de gros achats : Umm Muhammad : On a, par exemple, une voisine qui participe à la jam‘îya avec deux cotisations d’un total de 20 000 L.S. (environ 400 US$). La première fois, elle a fini par toucher 150 000 L.S. (environ 3 000 US$), la deuxième fois aussi. Elle a rapporté l’argent à la banque. Lorsque c’était son tour, la troisième fois, elle a acheté un appartement à son fils. C’est comme s’il avait donc participé à la jam‘îya étant donné que c’est lui qui lui donnait l’argent à chaque fois. Plus tard, elle a refait la même chose pour son deuxième fils. Question : Mais tout le monde n’épargne pas d’une manière si conséquente ? Umm Muhammad : Non, mais tout le monde met l’argent de côté. Question : Dans la plupart des cas, l’argent sera investi dans le ménage, n’est-ce pas ? N’y a-t-il pas des femmes qui gardent l’argent pour elles-mêmes ? Umm Muhammad : Quand une femme reçoit de l’argent de son fils, elle le lui rend ensuite pour qu’il puisse s’acheter un appartement ou un truc comme ça. Et lorsque l’argent vient de son mari, elle regarde, par exemple, ce dont ils ont besoin dans l’appartement. Umm Firâs a fait repeindre l’appartement grâce à l’argent. Question : Ça veut dire que l’argent n’est pas un cadeau de l’homme à sa femme ? Umm Muhammad : Non, non, ça ne l’est pas. […] Enfin, pas toujours. Umm Abbûde, par exemple, garde l’argent pour elle-même ; ça dépend de la situation sociale et financière de la femme et de l’entente entre les époux. Umm Abbûde s’est ainsi achetée une voiture. Mais normalement, on achète des choses pour la maison. Les membres d’une association d’épargne pourraient évidemment épargner l’argent chez elles. Mais cela est plus difficile dans la mesure où on peut être tenté de dépenser l’argent dans les dépenses courantes. En outre, une association d’épargne a des avantages économiques : à travers une jam‘îya, l’argent ne sera pas retiré de la circulation puisqu’il est toujours à la disposition d’une des REMMM 115-116, 59-75 70 / Friederike Stolleis membres. Peu des membres d’associations d’épargne connaissent les banques ou ont des comptes bancaires. En général, on se méfie des banques en tant qu’institutions publiques. Le système bancaire de l’État offre d’ailleurs très peu de crédits. Les associations d’épargne proposent, quant à elles, des crédits sur des montants limités, ce qui n’est pas intéressant pour les banques. Elles peuvent aussi réagir avec flexibilité aux besoins de leurs membres et leur fournir rapidement, si urgence il y a, une forte somme d’argent. Selon F.J.A. Bouman, la flexibilité des associations informelles d’épargne, qui leur permet de s’adapter aux changements, est leur grande force : « By reinstituting themselves after each cycle, the self-help groups maintain their own particular brand of permanency. There are ROSCAs and ASCRAs [associations d’épargne tournantes et d’accumulation] with a history of over 20 years, adapting the society’s financial technology to such things as an economic boom, a depression, or inflation, a shift in monetary policy or political climate, or new legislation that threatens their independence and viability as an agent of financial intermediation » (Bouman, 1995 : 374). Ainsi, une forme d’épargne à motivation économique peut être compatible avec l’obligation traditionnelle d’aide et de soutien réciproques entre parents et voisins. Dans beaucoup de cas, le fait de pouvoir s’appuyer sur des réseaux sociaux déjà existants favorise un sentiment de sécurité et de confiance chez les membres, comme le dit d’ailleurs Diane Singerman à propos des associations d’épargne au Caire (Singerman, 1996 : 167). Un autre avantage des associations d’épargne est d’exclure le profit, contrairement aux banques, ce qui a l’avantage de correspondre à l’interdiction de l’usure dans la religion musulmane. D’après les femmes interrogées, le fait d’être tenu d’épargner régulièrement constitue le principal motif de la participation à une association d’épargne. À travers cette participation, elles se soumettent librement au contrôle social qui les oblige à une certaine discipline. Sans compter que cela peut entraîner un certain rehaussement du statut social des membres. C’est notamment le cas lorsqu’on joue le rôle d’organisatrice ou trésorière, mais cela peut aussi être le cas lorsque, en tant que simple membre, on s’affirme comme une cotisante fiable. Le fait d’avoir besoin d’argent n’est pas une honte dans ce contexte. La femme dont le tour arrive dispose d’un droit sur la somme qui lui est due. Sa dignité n’est pas affectée par le fait qu’elle prend de l’argent des autres ; elle sera plutôt fêtée comme ‘‘invitée d’honneur’’ ou bien comme hôtesse de la réunion. De plus, le fait que la dimension financière se retrouve à l’arrière plan par rapport à l’aspect social, atténue la position désagréable de devoir épargner. Pour certaines, cela « dore la pilule amère du matérialisme purement économique» (Ardener, 1997 : 8). L’assurance du réseau social L’accès à certains contacts sociaux semble donc être une motivation essentielle de l’adhésion à une association d’épargne. Les associations d’épargne servent à L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas / 71 discuter et à se distraire, à échanger des informations, à établir des contacts et à installer un certain contrôle social à l’intérieur du groupe à travers la participation et le paiement correct et ponctuel des cotisations. Cette fonctionnalité multiple est décrite par Shirley Ardener comme « captive membership which can be harnessed for other purposes » (Ardener, 1997 : 3). Elle ajoute que les aspects sociaux d’une association d’épargne peuvent aussi se traduire par un avantage financier indirect dans la mesure où les membres reçoivent plus que l’argent liquide épargné : ils reçoivent des informations précieuses et des conseils sur différents sujets, voire du travail non rémunéré, comme de l’aide dans les taches ménagères, par exemple (Ardener, 1997 : 9). Les visites régulières entre femmes servent aussi à s’assurer que les proches, amies ou voisines vont bien et n’ont pas besoin d’aide. En cas d’absence, on se renseigne sur la femme qui manque et sur la famille de celle-ci. Connaître les problèmes d’une personne appartenant au réseau implique le devoir de l’aider : Umm Mâjid : Si une femme a besoin d’aide, les réunions de l’istiqbâl sont très utiles. Si, par exemple, je ne sais pas qu’une de mes proches est malade, je peux le savoir à travers le cercle de réception […]. Et si cette personne a besoin d’aide, tous vont l’aider. Ainsi, l’élargissement du réseau social sert d’assurance en cas d’accidents. En cas de difficultés dues à des raisons politiques, cela peut se traduire par une sollicitation de personnes influentes. En cas d’opération chirurgicale, le réseau peut intervenir en tant qu’assurance maladie privée. Dans beaucoup d’autres cas encore on a recours aux réseaux constitués à la faveur des activités sociales des femmes épargnantes. Et cela sera alors d’autant plus facile que le rang des personnes impliquées dans le réseau est élevé. Par conséquent, se montrer et s’efforcer de faire bonne impression sert à élever le réseau considéré « vers le haut » de l’échelle sociale. Sans ces réseaux sociaux, certains accidents ou les maladies peuvent tourner à la catastrophe financière dans la mesure où l’assurance maladie n’existe que pour les employés du secteur public. Mais les médecins refusent de plus en plus de traiter des patients sur la base de cette assurance qui les oblige à pratiquer des tarifs modestes. De plus, les conditions des hôpitaux publics sont tellement mauvaises que les patients préfèrent se faire soigner dans des cliniques privées où les soins ne peuvent pas faire l’objet d’un remboursement. Une possibilité d’assurance maladie familiale consiste à adhérer à un syndicat ou à une organisation professionnelle disposant d’un système d’assurance propre. Quant aux soins des personnes âgées, il est souvent pris en charge par leurs enfants (Longuenesse, 1993 : 218). Umm Mâjid : Lorsqu’une femme tombe malade et qu’elle est hospitalisée, la famille ou les amis l’aident si elle ne peut pas payer les frais. (…) Question : Doit-elle leur rembourser l’argent par la suite ? Umm Mâjid : Mais non, jamais. Ce n’est pas un prêt, c’est une aide, un cadeau (…). Elle en a besoin pour payer les médicaments. Par exemple, une amie à moi était malade et personne de sa famille ne l’a aidée. Cela l’a attristée à tel point qu’elle est devenue encore plus malade parce qu’elle s’inquiétait de savoir REMMM 115-116, 59-75 72 / Friederike Stolleis comment elle allait faire pour l’argent. (…) La famille ne l’a pas aidée. Et c’est nous, les voisines, qui nous sommes mobilisées ; chacune a donné une certaine somme, et nous avons réussi à réunir l’argent nécessaire. C’était même plus qu’il ne fallait, et cela l’a beaucoup réjoui. (…) L’aide réciproque est comme une assurance à travers les amis. C’est une semi-assurance [publique] (nus ta’mîn). Il y a un mois, mon frère était malade et voulait se faire opérer. Ma sœur l’a aidé avec 10 000 L.S. (environ 200 US$). Et dans son travail, les amis l’ont aussi soutenu et lui ont donné 10 000 L.S. Ça faisait 20 000 L.S. (environ 400 US$), une somme importante qui a suffi pour l’opération. C’était très bien. Si ma sœur ne l’avait pas aidé, ni les amis, il n’aurait pas pu se faire opérer. Il n’y a pas seulement les maladies qui constituent une charge financière, mais aussi les frais assez élevés d’un mariage qui peuvent être assurés par le réseau social. Umm Mâjid : Environ un mois avant le mariage d’une fille, il faut préparer le trousseau de la mariée (al-jihâz) : des nouveaux vêtements de sortie, des vêtements d’intérieur ; c’est la mariée qui achète, la famille l’aide seulement (…). Il en va de même pour l’après-mariage, lorsque le temps vient d’offrir un cadeau à la mariée. Les femmes s’accordent pour donner à la mariée une somme d’argent en guise de cadeau. L’une dit, par exemple : « Umm Mâjid, combien peux-tu donner ? ». Je dis : « Je peux payer 1 000 livres (environ 20 US$) ». Ma sœur dit qu’elle peut payer 500 (environ 10 US$) et ma tante 2 000 (environ 40 US$). Ça change d’une famille à une autre ; ça dépend de la situation financière personnelle. Question : Seuls les gens proches procèdent de la sorte ? Umm Mâjid : Non, les amies et voisines le font aussi. Elles se retrouvent, recueillent de l’argent et le donnent à la mariée. Celle-ci peut ainsi acheter ce qui manque encore dans l’appartement, un frigo ou une machine à laver. Elle peut aussi mettre l’argent de côté pour plus tard, pour sa nouvelle vie. Question : Y a-t-il d’autres formes de soutien, à part l’argent ? Umm Mâjid : Bien sûr il y en a, et c’est tout aussi important. La mariée doit nettoyer la maison avant le mariage. Si elle ne le fait pas elle-même, elle a besoin d’argent pour payer une aide. Prendre quelqu’un pour nettoyer la maison coûte 500 L.S. (environ 10 US$) par jour ; c’est très cher. C’est pourquoi les amies viennent, nettoient ensemble la maison et préparent à manger pour les jours suivant le mariage. Elles aident dans le ménage. Et si une femme sait coudre, elle aide aussi comme ça sans demander de l’argent. Umm Mâjid décrit l’échange des biens et services, ainsi que le soutien moral. À la différence de l’échange économique, cet échange social n’implique pas d’obligations contractuelles et formelles, mais des obligations sociales, pas forcément moins contraignantes, sous la forme de services qui engagent les uns par rapport aux autres de manière plus souple. Il y a donc bien réciprocité dans la mesure où chacun trouve un intérêt à agir envers l’autre comme il voudrait qu’on agisse envers lui-même, ce qui permet d’affermir le lien social et le sens des devoirs sociaux (wâjibât ijtimâ‘îya). Quant aux transactions auxquelles l’échange social peut donner lieu, elles revêtent différentes formes : visites formelles, hospitalité rituelle, don cérémonial et contacts quotidiens au sein du réseau social. L’emprunt au féminin : réseaux de femmes et associations d’épargne à Damas / 73 Il importe de souligner, cependant, que l’échange social suppose une continuité en dehors de la transaction proprement dite. C’est pour cela que l’échange réciproque a normalement lieu au sein de communautés stables, c’est-à-dire entre proches, voisins ou amis, ou bien à l’intérieur d’une communauté ethnique ou religieuse. Mais même dans ces communautés, les échanges ne se constituent pas arbitrairement. Par-delà les relations familiales étroites et les sympathies personnelles, les intéressés apprécient les coûts et avantages de l’échange lorsqu’ils s’engagent dans une relation particulière avec quelqu’un. Ils peuvent alors utiliser, changer, voire recréer des institutions sociales ou culturelles déjà existantes et reconnues. Les réseaux de solidarité permettent de satisfaire des besoins essentiels de la majorité de leurs membres dans la mesure où seule une minorité peut bénéficier d’une alternative publique, par exemple une assurance maladie qui fonctionne. Beaucoup de familles recourent aux réseaux de solidarité pour assurer l’avenir de leurs enfants (éducation ou formation, travail, mariage, achat de logements). Ces réseaux s’avèrent alors efficaces et flexibles, permettant de satisfaire des besoins socioéconomiques vitaux. Ils cherchent aussi à s’étendre autant que faire se peut au sein de chaque communauté dans une logique de maximisation des profits. C’est ainsi que la participation à un groupe informel de femmes peut permettre de solliciter l’aide de personnes très éloignées de son horizon immédiat. Le ménage et la famille se trouvent dès lors reliés à l’espace public par les réseaux informels auxquels ils appartiennent. En guise de conclusion Les associations féminines d’épargne, présentées dans cet article, servent de système de crédit informel qui aide à surmonter des difficultés à assumer le quotidien sous la pression croissante de l’augmentation des prix. L’“emprunt au féminin” intègre également la dimension économique et sociale, une multifonctionnalité qui résulte en sa richesse et sa flexibilité, mais produit aussi les obligations et règles sociales auxquelles ses membres sont soumises. Les relations établies entre les membres de ces associations forment un réseau social qui agit comme assurance contre les incertitudes de la vie quotidienne. De ce point de vue, la sociabilité féminine apparaît aussi comme un palliatif aux insuffisances de l’État syrien moderne. Les jam‘îyât constituent une structure parmi d’autres où les Syriens peuvent s’organiser et créer un lien social largement soustrait au contrôle de l’État. Elles font partie des rassemblements les moins politisés, mais elles n’en contribuent pas moins, même si c’est très modestement, à l’existence d’une société civile qui existe là où les gens gèrent leur vie ensemble. 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