La guerre du feeding » par Plongée Mag
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La guerre du feeding » par Plongée Mag
Jordi Chias ENQUÊTE Feeding, baiting ou chumming... toutes les techniques visent le même objectif : approcher de belles bêtes, et très souvent des requins ! LA GUERRE DU FEEDING Le fish-feeding. Un rituel qui attire aussi bien les gros poissons que les touristes en quête de plongées pimentées. Est-ce un mal nécessaire ou faut-il le proscrire purement et simplement ? Sur la question, tout le monde a un avis généralement tranché. Pour ou contre. Devant l’ampleur de l’enjeu et des dérives, n’y aurait-il pas pourtant une troisième voie à explorer, celle d’un “feeding durable et responsable” ? Jordi Chias LA TRISTE HISTOIRE DE FIRMIN LE PETIT REQUIN BALEINE L’histoire est rapportée par Rudy Poitiers, patron du club Dolphin House à Moalboal, Philippines. “Tout a commencé il y a 2 ou 3 ans quand les pêcheurs d’Oslob, excédés par les requins baleines qui viennent s’empêtrer dans leurs lignes et leurs filets, décident de les éloigner en les nourrissant de crevettes. Les touristes n’ont pas tardé à leur demander de les emmener au contact des géants et progressivement un business de whale-shark watching voit le jour. Aujourd’hui le stock de crevettes locales est complètement anéanti, il faut les acheter congelées ailleurs. Les scientifiques ont noté plusieurs conséquences fâcheuses dans ce gavage de requins baleines : i ils passent beaucoup plus de temps en surface, souvent en position verticale pour se nourrir, iils ont interrompu leurs migrations, i les crevettes ne couvrent pas tout leurs besoins alimentaires et ils se retrouvent affaiblis, i ils ont perdu leur méfiance naturelle vis-à-vis des hommes et des bateaux, pire ils ont associé les bateaux à de la nourriture et sont donc vulnérables au braconnage ou aux blessures. Beaucoup ont des plaies autour de la bouche à force de se cogner dans les bateaux. Firmin, petit requin baleine de 6 mètres aujourd’hui sédentaire, en a fait les frais en juillet 2012 : sa face est ravagée par 11 entailles profondes dont une sur l’œil gauche. Il a apparemment confondu les bulles d’une l’hélice avec de la nourriture. Le petit borgne tourne désormais en rond dans sa prison sans barreaux d’Oslob, comme un poisson rouge dans son bocal. Texte et photos Christophe Migeon sauf mention contraire C ertaines questions prêtent inlassablement à controverse. En sirotant un verre de rouge, les Français adorent se crêper le chignon autour de joyeuses polémiques comme la sortie du nucléaire, la légalisation du cannabis ou la réouverture des maisons closes. Les sociologues appellent cela des sujets clivants. Le feeding appartient à cette longue liste de débats qui font les beaux jours des cafés du commerce. Y a-t-il une chance de réconcilier les pour et les contre ? C’est douteux mais on peux toujours essayer ! Prévenons les chevaliers protecteurs de la langue française qu’ils vont devoir se pincer 18 \ PLONGÉE MAGAZINE le nez pour cause d’utilisation éhontée de jargon anglophone. Le feeding stricto sensu, c’est le nourrissage, souvent à la main mais qui peut aussi se faire depuis un récipient suspendu en pleine eau ou posé sur le fond. Le terme recouvre aussi le baiting, autrement dit “l’appâtage” grâce à des boules de poissons congelés suspendues ou des bouts de poissons enfermés dans des caisses laissant passer l’odeur. Le poisson n’est alors pas nourri ou très peu. C’est également le cas avec la technique du chumming, qui consiste à verser dans l’eau à intervalles réguliers un brouet de sang de poisson avec de vrais morceaux dedans ! Les cibles privilégiées sont généralement de gros poissons, barracudas, mérous, murènes et bien évidemment requins. À une échelle plus régionale, il y a bien le girelle feeding, auquel j’avoue m’être adonné dans mes jeunes années, parfaitement sourd aux suppliques désespérées que les oursins m’adressaient dans un dernier râle alors que la lame du couteau les tranchait en deux. J’ai appris depuis qu’il suffisait de retourner l’oursin ou de gratter le fond pour obtenir le même résultat. Car, quelle que soit la méthode, feeding, baiting ou chumming, l’objectif reste le même : une certaine proximité avec les poissons. Tous les plongeurs veulent de l’écaille à portée de main, de la nageoire collée au dôme du caisson-photo, des gueules grandes ouvertes devant la vitre du masque, pour quelques louches d’émotions et une bonne rasade d’adrénaline. TROUBLES DU COMPORTEMENT ? Les Ayatollahs – il y en a partout, même sous l’eau – font prévaloir que les poissons nourris se comportent de façon entièrement artificielle et qu’il ne faut pas se prêter à ce type “d’observations contre-nature”. Gageons que ces pieux personnages dénoncent aussi le sexe contre-nature. Oui, une séance de nourrissage avec des spectateurs rangés en arc de cercle autour d’un gus faisant des bisous à un requin gris ou une murène est un spectacle de cirque. Il n’en reste pas moins que sans feeding (au sens large), bien des espèces resteraient PLONGÉE MAGAZINE \ 19 LA GUERRE DU FEEDING ENQUÊTE ACCIDENT DE PLONGÉE : UNE HISTOIRE DE PRÉVENTION Jordi Chias ENQUÊTE PLUS D’ACCIDENTS EN MER ROUGE À CAUSE DU FEEDING ? Nourrir les prédateurs "artificiellement" peut déséquilibrer leur régime alimentaire et modifier leur comportement, déplorent les opposants. inaccessibles au plongeur lambda. Seulement voilà, le feeding soulève deux problématiques, l’une concernant la santé des poissons, l’autre la sécurité des plongeurs. Sur le premier point, les contre font valoir plusieurs arguments, souvent convaincants, comme le déséquilibre du régime alimentaire ou la modification du comportement (sédentarisation d’espèces migratrices, bouleversement du biorythme, approche des navires pour quêter la nourriture, perte des habitudes de chasse...). Il y a peu d’études sur le sujet mais il y en a. Johann Mourier, docteur en biologie marine, a étudié pendant plus de 5 ans la population de requins citrons sur le site d’Opunohu à Moorea où le nourrissage est largement pratiqué et n’a pas noté de changements significatifs à long terme. “Les requins associent le site avec de la nourriture ‘facile’ puisqu’ils reviennent chaque jour un peu avant l’heure de nour rissage. Cependant ils ne semblent pas dépendants, puisqu’ils se dispersent après et continuent d’effectuer leurs migrations de reproduction d’île en île. On a remarqué cependant chez quelques individus une tendance à devenir résidents, ce qui pourrait aggraver le fort taux de consanguinité naturelle existant.” Une autre étude conduite par Neil RÈGLES D’OR D’UN SHARK DIVER Martin Graf , patron de Shark Diver, taquine depuis 10 ans le grand blanc à Guadalupe Island en cage et le tigre aux Bahamas, sans cage. Il nous donne quelques recettes pour un feeding requin sans anicroche. “Nous utilisons 10 kilos de chum (du poisson haché) par jour. Ce n’est rien d’autant qu’il n’est pas mangé par les requins. Il est là simplement pour leur montrer où nous 20 \ PLONGÉE MAGAZINE sommes. Nous disposons aussi sous le bateau d’“appâts visuels” – du poisson haché également – dans une toile de jute pour diriger les requins vers les plongeurs. Dans une cage, les consignes sont simples : ne pas mettre les mains à l’extérieur, ne pas toucher le requin. D’une façon générale, 1) nous respectons le requin pour ce qu’il est : un prédateur au sommet de la chaîne alimentaire, 2) notre protocole “d’appâtage” ne laisse place à aucune improvisation : les ‘shows’ conduisent un jour ou l’autre au désastre, 3) sur un même site, nous retrouvons toujours les mêmes animaux qui sont désormais habitués à nos méthodes. On ne change pas notre protocole en cours de plongée, ce serait le meilleur moyen de déconcerter le requin et de se retrouver dans une situation dangereuse.” Hammerschlag de l’université de Miami sur les tigres des Bahamas aboutit à peu près aux mêmes conclusions. Les poissons sont des opportunistes, comme nous, ils ne savent pas dire non à un gueuleton gratuit. Pour autant, ils ne perdent pas leurs habitudes de chasse. Du côté de Malte, les grottes de Comino abritent un banc de 200-300 oblades nourries au pain sans discontinuer de juin à octobre par de nombreux moniteurs qui veulent séduire leurs clients. Selon Mark Busuttil, du club de plongée St. Andrew’s Divers Cove à Gozo, “la population reste stable et surtout revient chaque année après avoir été chercher elle-même sa pitance pendant l’hiver vers les grands fonds. Je ne pense vraiment pas que cette pratique soit une menace environnementale dans ce cas précis”. À Oslob, dans le sud de Cebu aux Philippines, la situation est bien plus délicate. Depuis plusieurs années, les requins baleines se voient offrir des platées de crevettes congelées par les pêcheurs. “Leur régime alimentaire – normalement constitué de plancton, macroalgues, calmars et crustacés – se trouve ainsi sérieusement carencé”, dénonce Samantha Craven, biologiste qui a conduit une étude sur cette population pour l’ONG Physalus. Le feeding est strictement interdit en Égypte. “On trouve pourtant plein de vidéos sur YouTube avec des plongeurs occupés à appâter des requins”, fait remarquer Christian Heylen, patron du club Purediving à Sharm El Sheikh. “Je suis là depuis 9 ans, et j’observe un nombre croissant de Longimanus sur Elphinstone ou sur les sites du Sud. Ils restent plus longtemps qu’avant et sont de plus en plus entreprenants. Si on a une caméra ou tout autre objet à la main, ils viennent voir ce que c’est, comme s’ils attendaient de la nourriture.” Pour Christian, ces requins qui viennent au contact ont été dénaturés non seulement par le feeding mais aussi par tous les bateaux de plongeurs qui jettent leurs déchets par-dessus bord, un feeding indirect en quelque sorte. “Ce qui m’ennuie avec cette histoire, c’est qu’ensuite on raconte que les requins sont méchants. Personne n’est assez stupide pour aller se promener dans la savane un steak à la main pour attirer les lions !” Cet adepte de la plongée tek estime que le seul moyen de faire des observations naturelles est de plonger en recycleur, pour une approche sans bruit, sans bulles. Il a raison. Mais il devrait se passer un moment avant que les circuits fermés tordent le cou au feeding. Par ailleurs, les bestiaux demeurent près de la surface dans des eaux plus chaudes et dans des conditions plus stressantes. “Ils ont normalement besoin d’aller profond se reposer, se thermoréguler et se faire débarrasser de leurs parasites sur des stations de nettoyage. Ils y vont beaucoup moins et sont du coup plus fragiles face aux maladies.” Et puis comme ils associent désormais les bateaux à la nourriture, ils perdent leur méfiance naturelle et viennent s’emberlificoter dans les lignes des pêcheurs ou se faire charcuter par les hélices des moteurs (lire l’encadré “La triste histoire de Firmin”). DES BUSINESS AUX MILLIONS DE DOLLARS Si certaines pratiques remettent en jeu la santé des poissons, elles peuvent aussi compromettre celle des plongeurs. La grande magie d’internet est de pouvoir nous montrer illico de délicieuses et édifiantes vidéos qui agissent plus que bien des discours. Comme celle où un moniteur cubain de Santa Lucia entreprend de nourrir des bouledogues en maillot de bain et revient avec un avant-bras déchiré. Une autre, très amusante, est à même de refroidir les ardeurs de tous les tripoteurs de murènes : alors qu’on lui donne à la main un bout de poisson sorti d’un sac, une robuste murène verte va se servir elle-même, PLONGÉE MAGAZINE \ 21 LA GUERRE DU FEEDING ENQUÊTE ACCIDENT DE PLONGÉE : UNE HISTOIRE DE PRÉVENTION Mélanie Coste ENQUÊTE Certains pays ont totalement interdit le feeding, d'autres l'ont limité à des zones, comme la Polynésie : à Rangiroa, il est autorisé. LES PURISTES, TENANTS DE L’AUTHENTICITÉ ET ” DU COMPORTEMENT NATUREL, N’Y POURRONT RIEN. LE FEEDING EST LÀ ET POUR LONGTEMPS. ALORS POUR ÉVITER LES TROP NOMBREUX ET CALAMITEUX DÉRAPAGES, POURQUOI NE PAS L’ENCADRER D’UNE CHARTE DE BONNE CONDUITE ? “ croque le pouce de son nouvel ami et repart avec. On entend clairement le “crok !” de l’os qui se détache. Bref, il y en a ainsi des dizaines qui illustrent les cruelles et dévastatrices répercussions d’un feeding anarchique. Pris d’une soudaine frénésie alimentaire, de braves mérous, d’indolents requins nourrices, de pacifiques napoléons se transforment soudain en bouchers sanguinaires. J’ai lu la phrase suivante dans un guide dont je tairai le nom par charité chrétienne : “Les prédateurs se disciplinent pour prendre leur nourriture à tour de rôle...” Mieux qu’aux guichets de la Sécu quoi ! Hélas non, parfois dans le tumulte d’un nourrissage improvisé, les bestioles viennent chiper un bout d’oreille, boulotter une montre un peu trop brillante, fourrer leur museau dans des entrejambes prometteurs... Si certains pays l’ont purement et simplement interdit – Hawaii, Caymans, Maldives, Floride, etc. – d’autres l’ont limité à certaines zones – c’est le cas de la Polynésie - ou bien l’ont assujetti à la délivrance de “feeding permits” comme en Australie. Les enjeux financiers 22 \ PLONGÉE MAGAZINE sont considérables. Rien qu’aux Bahamas entre 1987 et 2007, les plongées feeding ont généré 800 millions de dollars ! Les opérateurs notamment de shark dives font valoir que le tourisme requins a une fonction éducative en faisant connaître à un large public des animaux de mauvaise réputation et assurent que leurs plongeurs deviennent des ambassadeurs de l’espèce. Certains pourront trouver l’argument légèrement teinté d’hypocrisie mais, comme le dit Véronique Sarano de l’association Longitude 181 : “Mieux vaut un requin nourri qu’un requin mort !” D’autant qu’apparaissent des exemples encourageants où les locaux abandonnent la pêche pour se reconvertir en divemasters, gardiens de réserve marine ou serveurs dans les hôtels à plongeurs. La véritable valeur du patrimoine sous-marin finit par émerger. Selon les calculs de Johann Mourier, rien que sur le site d’Opunohu, “un requin citron résident rapporte environ 300 000 dollars par an. Comme il vit environ 30 ans et n’interagit avec le site de feeding qu’à sa maturité (10 ans environ), il peut donc contribuer aux plongées pendant 20 ans et rapporter au total 2,6 millions de dollars !” UN PEU DE BON SENS Les puristes, tenants de l’authenticité et du comportement naturel, n’y pourront rien. Le feeding est là et pour longtemps. Alors pour éviter les trop nombreux et calamiteux dérapages, pourquoi ne pas l’encadrer d’une char te de bonne conduite ? La Bahamas Diving Association, qui réunit 37 opérateurs, recommande de ne pas faire de feeding en pleine eau sans cage avec les espèces dangereuses, tigre, bouledogue, marteau, citron, mako. Se basant sur son expérience à Moorea, Johann Mourier va plus loin et propose quelques règles de sécurité et de bon sens : 1) éviter de nourrir à la main et opter pour un appât dans une petite cage déposée sur le fond sans risque de dispersion dans l’eau. 2) ne pas nourrir en pleine eau, ce qui accentue le risque d’interaction avec des personnes en surface. 3) pour les requins, pas de nourrissage au retour de la période de reproduction quand les mâles résidents, partis en migration, reviennent sur le site dans un état d’esprit agressif afin de reprendre leur place dans la hiérarchie. On se met alors à rêver d’opérateurs disciplinés défenseurs d’un feeding responsable capable d’offrir le grand frisson, “the experience of a lifetime” comme ils disent, tout en respectant l’intégrité de l’animal. D’ici là, pas d’illusion, la guerre du feeding va se poursuivre dans les vestiaires des clubs ou sur les forums du web. Q PLONGÉE MAGAZINE \ 23