Au loin s`en vont les nuages Aki Kaurismaki

Transcription

Au loin s`en vont les nuages Aki Kaurismaki
Février
2004
Aki Kaurismaki
Le ciel au bout
de l’impasse
Kati OUTINEN
Kari VAANANEN
Elina SALO
Sakari KUOSMANEN
Gustav FRËHLICH
Fiche d’analyse de film
Un film d’ Aki Kaurismaki
Au loin s’en vont les nuages
Finlande ���1996 ���Couleur ���1h32
Scénario et dialogues
Images
Montage
Musique
Aki KAURISMAKI
Timo SALMINEN
Aki KAURISMAKI
Shelley FISHER
118
L’HISTOIRE
L’histoire
Tout va bien pour Ilona et Lauri. Elle, maître
d’hôtel, employée dans un restaurant quelque
peu suranné, le « Dubrovnik ». Lui, conducteur
de tramway, la récupère avec son engin pour
la ramener chez eux après le travail. Ils vivent
simplement, à crédit, en compagnie d’un
chien.
Un matin, Lauri apprend que son entreprise
de transport réduit son personnel. Les licenciés
sont désignés au hasard. Il en est. Refusant par
fierté le principe des indemnités, il cherche
un nouvel emploi mais n’en trouve pas. Il se
réfugie dans l’alcoolisme.
Ilona perd également son travail. Le restaurant
où elle officie n’est plus viable. Trop désuet, peu
rentable, fréquenté par une maigre clientèle
âgée. Lors de la soirée de fermeture, clients et
employés festoient amicalement ensemble.
Sans se décourager, ils poursuivent leurs
recherches mais se heurtent à la crise. Espoir
de courte durée : lui décroche un boulot de
chauffeur de bus mais est hélas recalé à l’examen
médical. A son tour, par abandon, elle s’enivre
un soir en compagnie de son ancien collègue
portier Melartin, devenu cordonnier.
Par une agence d’intérim douteuse, Ilona
décroche une place de serveuse dans un
bar à bières qu’elle fait tourner à elle seule.
Malheureusement, le patron, malhonnête,
ne la paie pas. Lauri se fait rosser en allant
réclamer le dû et n’ose revenir à la maison par
honte de sa correction. Quelques jours plus
tard, enfin de retour chez lui, il tombe nez à
nez avec les huissiers qui saisissent le mobilier
pour impayés. Il retrouve Ilona réfugiée chez
sa sœur.
Sur les conseils de son ami Melartin, Ilona
envisage de lancer son propre restaurant à
partir de ses maigres moyens, à peine étoffés
par la vente de la voiture de Lauri. Son banquier
ne l’appuie pas. Alors, en ultime recours, Ilona
et Lauri décident de miser tout leur argent
dans une salle de jeu. En pure perte.
Fortuitement, alors qu’elle est sur le point d’être
recrutée en tant que coiffeuse, Ilona croise son
ancienne patronne, Madame Sjoholm. Celle-ci
soutient le projet du couple. Ilona reconstitue
en partie l’équipe du « Dubrovnik », Melartin
en homme sandwich et portier, aux fourneaux,
Lajunen, l’ancien cuistot à peine désintoxiqué
de l’alcool, Ilona en salle, Lauri au bar.
C’est le jour de l’inauguration. Hésitations
des premiers instants. Premier client suivi
de nombreux autres. La vie peut maintenant
reprendre et les nuages poursuivre leur
chemin dans le ciel.
PISTES
DE REFLEXIONS
Pistes
de réflexion
En 1996, Au loin s’en vont les nuages a été
présenté en compétition au festival de Cannes
lors d’une projection unique. Le public, qui
quelquefois a la dent dure, lui réserva une
ovation. Il venait en effet de découvrir une
rareté confinant au chef d’œuvre. A cela,
plusieurs raisons.
Tout d’abord, Aki Kaurismaki venait d’atteindre
un accomplissement formel : travail sur la couleur,
beauté de la composition, dépouillement de la
mise en scène et de l’interprétation. Ensuite, il
adaptait un vrai fort sujet : le redémarrage forcé
vers une seconde vie d’un couple entre deux
âges. Enfin, il épurait son style narratif, simple
et linéaire, directement inspiré du cinéma muet,
où un esprit facétieux et décalé sert un regard
distancié mais compassionnel.
Jusqu’à ce moment-là, la Finlande était ignorée
dans la nébuleuse cinématographique des pays
scandinaves. Elle a, depuis, atteint la reconnaissance cinéphilique.
blues
nordique irradiant de la
•UnUnblues
nordique irradiant de la chaleur
chaleur
des
êtres des êtres
Si Au loin s’en vont les nuages était une chanson,
ce serait certainement un blues. Mais pas un
blues plaintif qui tire les larmes par ce qu’il
extériorise de désespoir d’une condition.
Non, plutôt une litanie chuchotée tempérée
d’espérance, comme si la douleur déclamée
accédait à une forme d’impudeur inacceptable.
Un blues au fond désespéré qu’emporte
paradoxalement un délicat optimisme.
Cette singulière association constitue la base du
film qui fonctionne sur d’étonnantes dualités.
La plus évidente repose sur l’utilisation de la
couleur. Deux d’entre elles prévalent : le bleu et
le rouge. Froid et chaud. Elles nimbent tout le fil
de l’histoire. Sans s’opposer, elles se répondent.
Bleu de la froidure du nord et de la nuit, des
murs intérieurs, de l’enseigne du « Dubrovnik ».
Ce bleu tire parfois vers l’émeraude de la Buick
vendue, du tramway du début, des cocktails
sur une table. Rouge du manteau d’Ilona, du
canapé de son appartement, des tentures du
restaurant. Ce rouge tourne quant à lui vers
l’orange des chemises portées, des abats jours
d’ambiance, du simili cuir du bar. Ce graphisme
méticuleux s’accompagne d’un art rigoureux
du cadrage. Les plans (la
plupart fixes) sont agencés
avec un tel soin qu’ils
constituent de véritables
tableaux rigoureusement
équilibrés du point de
vue de l’harmonie chromatique. Mais ils sont aussi
parfaitement mesurés dans
leur contenu. D’aspect figé,
ils n’échappent pas à une
certaine théâtralité qui pourrait basculer vers un
kitch vain. Au contraire, leur aspect pictural ainsi
que la simplification à l’extrême du décor, dénué
de tout objet superflu, leur donnent le charme
magnifiquement émouvant d’un esthétisme
allégorique très économe de ses effets.
Ce constat visuel est valable également pour le
choix de la bande originale. Oser associer des
chansons populaires finlandaises à des airs de
tango et à une rengaine à la Nat King Cole était
une gageure. Pourtant, passé l’étonnement, la
parenté devient évidente. Un égal accablement
est commun à ces musiques qui disent toutes,
de manière contenue, une plainte intérieure.
Le blues ne se limite pas à un rythme ni à un
type d’interprètes. C’est aussi une attitude face
au malheur, à l’injustice, qui mêle révolte et
dignité. Ces chômeurs finnois en sont porteurs
au même titre que les esclaves des plantations
de coton. Un sort mauvais les accable. Ils
l’affrontent, conscients de n’être que des
fusibles éjectés par le système. Ils doivent
compter sur l’instinct de survie.
La dernière dualité improbable qu’a entrepris
Aki Kaurismaki tient du prodige. Les fables
consacrées au chômage sont rarement légères
(sauf chez Franck Capra qu’une naïveté
transcende) et celles qui peignent des couples
en crise trop souvent accablantes. Ici, il réussit à
développer ces deux thèmes parallèlement sans
que le résultat en soit plombé. Une prouesse.
Pourquoi donc ? Parce que, contrairement
aux codes cinématographiques, il dépeint les
rebondissements comme des non évènements,
il fait réagir ses personnages impassiblement,
à l’opposé de ce que nous aurions pu
prévoir, comme s’ils étaient spectateurs de
leurs mésaventures. L’évincement de toute
dramatisation fait passer l’émotion par le nondit, par touches discrètes. Quand Lauri perd
son travail et va se saouler, Ilona lui pardonne
silencieusement, l’attend et va le coucher à son
retour. Pendant qu’Ilona étudie le financement de
son restaurant, Lauri se tient respectueusement
en retrait pour ne pas la déranger et va
affectueusement lui préparer
un café. En toute circonstance, ils se parlent presque
uniquement par onomatopées,
mécaniquement, à mots comptés.
Ces deux-là s’aiment si fort
qu’ils n’ont pas besoin de se
l’avouer. Ils ne font qu’un.
Quant tout va mal, ils se
tiennent la main. Quant tout
va bien, ils restent côte à
côte. Quand l’un dit quelque chose, l’autre
acquiesce. C’est beau, au delà de la solidarité.
Aucunement mièvre. L’amour plus fort que tout,
inoxydable, que les épreuves n’altèrent pas. Peu
de réalisateurs ont su poser une vision tendre et
amusée sur une trame d’échec social. Il faudrait
chercher du coté de Charlie Chaplin et de la
comédie à l’italienne (Mario Monicelli, Dino Risi,
Luigi Comencini). C’est dire la parenté.
courant
non identifié
•UnUncourant
non identifié
Kaurismaki est donc arrivé à assembler
des genres radicalement différents comme
personne ne l’avait fait avant lui : néoréalisme,
minimalisme et burlesque. Rien que çà ! Un
mélange assez incroyable qui lui est propre.
Néoréaliste, le film l’est, ne serait-ce que par
la volonté de représenter des sans grades
de la société, ballottés par le productivisme,
la course au rendement. Cet intérêt porté
aux petitesses du quotidien, qui fait passer la
joie d’acquérir un téléviseur comme un signe
de réussite, qui gratifie un portier devenu
savetier quand il se présente en caution
financière, va plus loin que de l’empathie.
Il s’accompagne d’une dénonciation de la
marginalisation d’origine économique qui finit
par cataloguer comme définitivement périmés
des individus hier utiles que plus personne ne
veut voir. Exclusion dont les dégâts sont autant
psychologiques que matériels. Kaurismaki
respecte profondément ceux qu’il filme. Ses
images débordent d’une belle générosité qu’il
évite modestement de souligner par une ironie
de façade.
Parler du minimalisme de ce cinéma-là passe
par l’évocation du jeu d’acteurs. Le scénario,
d’une minceur quasi simpliste, laisse un champ
assez vaste de possibilités que le metteur en
scène s’est chargé de peupler. Il transforme
ses interprètes en silhouettes somnambuliques
qui glissent imperturbables sur la vague du réel
comme des fantômes traversent les murs.
D’allure statique, aux gestes rigides, ils ont
les traits inexpressifs de clowns tristes aux
yeux secs, ils ont le verbe rare des mimes
lunaires, ils lissent jusqu’à l’épure le contour de
leurs corps devenu diaphane. De la sorte, ils
accèdent au symbole comme les esquisses d’un
dessinateur (tendance ligne claire) qui, en trois
coups de crayons, décortiquent une idée, une
vérité cruelle compréhensible par tous bien
que décrite avec légèreté.
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Il ne faudrait pas oublier que l’on rit en voyant
Au loin s’en vont les nuages. L’humour qui
traverse le film de bout en bout tient dans la
dérision avec laquelle la gravité des situations
est traitée. Dès la première scène, la rixe de
l’arrière cuisine donne le ton. On ne verra
pas de violence. Hors champ, c’est la femme
qui plie les hommes à son autorité. Dans
la dernière scène, les lutteurs prolétaires
d’Helsinki réservent par téléphone (on ne les
voit donc pas non plus) au nouveau restaurant
« Tyo », qui signifie travail. Sont-ils syndicalistes
ou sportifs ? Ces exemples montrent que
Kaurismaki se plaît de l’équivoque d’une
interprétation, en ne montrant pas l’action dans
le premier cas, en ne livrant pas l’explication
dans le deuxième. Il détourne le sens des
situations par un jeu de dédoublement. Son
univers décrit l’amusement comme pathétique
(on boit plus que de raison dans ses films et
l’ivresse y est amère). A l’inverse, les drames
prêtent à sourire (quand on apprend son
licenciement par un tirage au sort aux cartes,
franchement il y a de quoi). En décrivant des
perdants, chroniques ou de circonstances,
Kaurismaki dresse le portrait d’un monde
de plus en plus déshumanisé qu’il convient
de regarder avec la plus grande relativité,
sans nostalgie d’un autre temps qui aurait
été meilleur. Ses héros sont des victimes sur
lesquelles il ne s’apitoie pas mais qu’il considère
avec affection.
Aki Kaurismaki est un cinéaste iconoclaste
nourri d’influences aussi diverses que Buster
Keaton, Vittorio de Sica, le réalisme poétique
français de l’entre-deux-guerres. Il tire son
inspiration des problèmes de son temps qui
l’intéressent sous l’angle des souffrances
induites chez les plus anonymes, ceux-là
même que le cinéma néglige en général. Il les
observe et dépasse l’apparente banalité qui est
la leur en les montrant certes démunis face à la
vie mais surtout très humains. Notre voisin en
quelque sorte, que l’on croise sans connaître,
dont l’allure peut nous paraître parfois risible
mais dont on se sent proche. Pour les incarner,
Kaurismaki s’est limité à un cercle réduit
d’acteurs qui sont davantage des amis que des
collaborateurs, réutilisés de film en film. Une
famille liée par une grande fidélité, une vraie
tendresse, une forte complicité. Normal qu’ils
soient bons. D’ailleurs, le film est dédié à Matti
Pellonpaa, comédien fétiche du réalisateur,
mort au moment du tournage (il fait une brève
apparition, incarnant celui qui décourage
Ilona sur son avenir). En 2002, Kati Outinen
remporta le prix d’interprétation au festival de
Cannes pour son rôle plus ténu dans L’homme
sans passé toujours de Kaurismaki, sorte
d’envers à succès de Au loin s’en vont les nuages.
Comme souvent en pareil cas, on récompensa
davantage une carrière que la performance.
Mais c’est évidemment pour ce film-ci qu’elle
aurait mérité d’être célébrée.
Patrick GONZALEZ
U n r é s e a u d ’ am i s r é u n i s p a r l a p a s s i o n d u c i n é m a
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