chamaniques - Moodle UFSC

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Images, traces et « hyper images » : impromptu d´ethnographie noctambule
in imagine ambulat homo
Augustin, La Trinité, livre XIV, 4, 6.
Les images (utupë) qu´ « appellent », « font descendre » et « font danser » les chamans
yanomami – dans le rêve ou la transe - sont (essentiellement mais pas seulement1) celles d´
ancêtres « humanimaux » vivant aux temps des origines – les yarori pë. On dit que ces
images constituent la « valeur de spectre » (pë në porepë) des êtres primordiaux dotés d´une
« peau » (corps) humain(e) et d´un nom (identité) animal(e). Elles sont perçues par les
chamans sous la forme d´une multiplicité infinie d´humanoïdes minuscules, parés de peintures
corporelles et d´ornements d´une aveuglante luminosité.
Ces êtres-images corpusculaires, sorte de quanta mythologiques, peuplent le monde à
l´état libre, pris dans une incessante activité de jeux, d´échanges et de guerres qui sous-tend la
dynamique des phénomènes visibles. Une fois installés, au cours de l´initiation, dans une
habitation céleste associée au jeune chaman2, ils deviennent ses « enfants », une forme
« apparentée » des images humanimales du « premier temps ». Ce sont alors, selon le jargon
ethnographique, des « esprits auxiliaires » (xapiri pë) . Les xapiri pë ainsi domestiqués sont
sélectionnés et combinés à chaque session chamanique, selon leurs attributs et leurs
compétences. Ils servent ainsi, en fonction des nécessités du moment3, de référents
interprétatifs et de vecteurs d´intervention aux chamans qui s´identifient à eux dans la transe
(chamans qui sont précisément décrits comme sont des « gens esprits », xapiri thëpë).
L´usage du terme « esprit », avec ses racines gréco-latines renvoyant à la notion de
« souffle» (pneuma, spiritus), constitue ici, bien entendu, une traduction fautive4. L´emploi de
la notion d´ « image » est également assez trompeur, quoi qu´il s´autorise, cette fois, d´une
traduction inverse des Yanomami qui qualifient toutes les manifestations de notre iconophilie
(images sur papier ou digitales, animées ou non), représentations plastiques (dessins,
gravures, peintures, statues) ou modèles réduits (jouets et miniatures) par le même terme :
1
Tout existant, animé ou non, associé à un référent visible ou non, dispose en fait potentiellement d’une telle «
image » (utupë) du “premier temps”.
2
Cette « maison » est d´abord la poitrine du chaman au moment de l´initiation puis une maison collective dont le
toit est fiché dans la « poitrine du ciel ».
3
Cures, interventions cosmologiques, climatiques et écologiques diverses.
4
En yanomami la notion de souffle vital renvoie à une autre composante de la personne, wixia, qui se trouve
associée, outre à la respiration et aux battements cardiaques.
2
utupë5. Ce mot désigne également pour eux le reflet d´une personne (dans l´eau d´une rivière
ou dans un miroir), l´ombre portée ou l´écho : wãã utupë (« l´image du son ») ainsi que les
enregistrements sonores : « image de paroles » (thë ã utupë). Enfin, en plus de son acception
relative à la « valeur de spectre » des ancêtres humanimaux (mais en liaison avec elle), utupë
désigne également une composante ontologique fondamentale de tout existant. Elle se réfère,
dans ce cas, pour ce qui concerne les êtres humains6, à la fois à l´image du corps et à l´essence
vitale associée au sang et à l´énergie corporelle, qui, affectée par diverses vecteurs maléfiques
(d´origine humaine ou non-humaine) est le siège des états pathologique ou, par sa sortie du
corps (pei siki, la « peau »), l´origine des altérations de la pensée conscience (pihi), rêve
(mari) et transe chamanique (xapirimu).
La notion d´« image » yanomami ne peut donc être réduite donc à celle de
simulacrum, représentation figurée (sur un support matériel) d´une réalité qui lui préexiste,
même si elle l´englobe (d´où la désignation yanomami de nos images par le terme utupë) 7. En
matière chamanique, la polarité serait plutôt ici inverse : la (sur)réalité originelle de l´être se
trouve située du côté de l´image (accessible aux seuls chamans) et l´illusion du côté du monde
physique (visible à tous) qui en constitue une version de second ordre. La forme image utupë
(forma comme type idéal) renvoie ainsi, pour les Yanomami, à la condition humanimale
indivise des êtres originels dont la mythologique décrit la perte8 et que le chamanisme permet
de rendre à nouveau présente. C´est aussi, à titre de composante « intérieure », la forme
essentielle des existants dont le corps n´est que l´enveloppe, la « peau » mortelle.
Ce mode d´être-image fondamental (ancêtres « humanimaux » et/ou constituant de la
personne) auquel donnent accès le « voir » chamanique du rêve et de la transe constitue le
centre de gravité de la pensée ontologique et cosmologique yanomami. Toutefois, aucune de
ces images chamaniques ne se trouve traditionnellement reproduite, dans cette société, sur un
médium externe quelconque9. Les Yanomami font bien usage de peintures corporelles qui
renvoient aux parures des ancêtres mythologiques yarori pë, mais leur répertoire graphique
(éléments géométriques pouvant entrer dans diverses combinatoires) ne relève aucunement de
la notion d´ « image » (utupë). Ces ornements graphiques sont considérées comme des
« traces » (õno) plutôt associée à notre écriture décrite par des termes associés aux motifs de
certains tracés de teinture de rocou sur la peau - yãkano (sinusoïde) ou onimano (succession
de tirets) -, de la même manière que graphein renvoie, en grec, à la fois au dessin et à
l´écriture10.
Les images chamaniques yanomami, venues du rêve et/ou induites par l´usage des
hallucinogènes sont à la fois culturellement codées et très idiosyncratiques. Seul un long et
intense apprentissage des chants acquis auprès des anciens permet de « voir » et chaque
chaman construit une expérience singulière et un répertoire propre des êtres-images qu´il est à
5
Les représentations sur papier (photos ou dessins) sont spécifiquement désignées par l´expression utupa siki
(« peaux d´image »).
6
Tous les êtres animés et inanimés sont, en fait, dotés d´une telle image/essence.
7
La notion de « semblant » est plutôt rendue par l´usage adverbial de nõreme (« sembler, faire semblant,
simuler ») qui, dans certains contextes, peut être employé comme synonyme de cette acception de utupë.
8
La perte de la condition « humanimale » des êtres mythologiques (yarori pë) à la suite de comportements qui
inversent les normes sociales actuelles a donné origine à la fois au gibier actuel (yaro pë) et aux « esprits »
chamaniques (xapiri pë). L´humanité actuelle a été créée lors d´une seconde saga mythique, celle du démiurge
Omama et de son frère brouillon, lubrique et colérique, Yoasi.
9
Ce n´est plus le cas depuis l´introduction de certains de nos outils graphiques (papier et feutres) au cours des
années 70 et, surtout, depuis la fin des années 90, en raison de l´influence des écoles bilingues qui ont
systématisé l´usage autonome du dessin dans les nouvelles générations (les dessins des décennies précédentes
émanant de quelques individus curieux à l´initiative de visiteurs blancs intéressés).
10
L´écriture est désignée par les Yanomami , de manière générale, comme un « dessin de paroles » (thëã oni).
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même de « faire descendre » et de « faire danser »11. Toutefois, on ne peut cantonner la notion
d´utupë au registre de ce que nous appelons volontiers les « images mentales » - images
mirages, « visions intérieures » ressortissant de la représentation analogique et opposées à la
perception directe. En effet, les images des êtres primordiaux décrites par les chamans avec
un grand luxe de détails esthétiques, le sont d´abord à titre de perceptions directes d´une
réalité extérieure absolument tangible (le « voir » est ici authentiquement « connaître »)12.
Elles sont, par ailleurs, également rendues visibles au public de « gens communs » qui
assistent aux sessions des chamans dès lors que ceux-ci s´assimilent, au cours de leur transe,
aux êtres-images mythologiques qu´ils « font danser ». Ils deviennent ainsi eux-mêmes, à
travers chants et chorégraphie associés à chacun de leurs xapiri pë, de véritables « corps
conducteurs » des ancêtres humanimaux yarori pë.
On peut distinguer deux modes principaux de cette identification aux êtres-images
primordiaux au cours des sessions chamaniques13. Ces modes constituent, en fait plutôt des
degrés de « devenir-image » imbriqués l´un avec l´autre en une sorte de va et vient
ontologique. Sous le premier mode, les chamans effectuent la danse de présentation générique
(praiai)14 des ancêtres humanimaux convoqués à titre d´auxiliaires et leurs chants décrivent
l´apparence et les activités de ces êtres-images ainsi que les paysages cosmologiques dans
lequel ils évoluent (moment narratif, intériorité/extériorité des images). Sous le second mode,
souvent plus bref et sporadique, leur corps est soudain totalement transformé par une
assimilation plus étroite aux êtres-images mythologiques : la gestualité et les chants – devenus
successions d´onomatopées - renvoient alors directement à ceux des êtres humanimaux
spécifiques qui se trouvent tour à tour invoqués (moment intensif, plénitude de l´être-image).
On peut ainsi considérer qu´au cours de ce processus les chamans sont saisis au titre de
supports (médiums) vivants par la ligne de fuite des êtres-images qu´ils voient et présentifient
tour à tour dans leurs sessions. Ils constituent alors des sortes des « corps-écrans » traversés
par la bande passante des formes ontologiques (re)venues des temps mythiques.
Le périmètre conceptuel de la notion d´utupë nous est d´abord malaisé à appréhender
en raison de notre difficulté à dissocier nos images des dispositifs visuels par lesquels elles
sont données à voir (supports matériels généralement inanimés et plans, parois, panneaux,
toiles, papiers, écrans etc.)15 D´où une certaine illusion exo(p)tique16 d´absence d´images dans
la société yanomami ; société dont l´ontologie et la cosmologie gravitent pourtant autour d´un
omniprésent concept d´ « image » (utupë). Ensuite, la notion d´utupë, dont la référence est
indissociablement métaphysique et corporelle, échappe à nos habituels dualismes opposant
représentation mentale (endogène) et représentation matérielle (exogène). Par ailleurs, il est
difficile de la saisir à partir d´une tradition nourrie de l´antinomie platonicienne entre
eidos/idea (forme vraie, idée) et eidôlon/eikôn (faux-semblant, reproduction). L´« image »
yanomami, tout en échappant à cette opposition par sa corporéité nomade et son
impermanence ontologique, serait, à la rigueur, d´avantage situable du côté de l´eidos, de
11
Sessions chamaniques et rêves, endroit et envers en continuité l’un de l’autre, forment une sorte de boucle de
Möbius cognitive qui donne accès à l´ordre sous-jacent du monde visible.
12
Des études récentes d´imagerie cérébrale ont notamment démontré que l´absorption de certains hallucinogènes
végétaux amazonien comme l´ayahuasca confère aux images produites une qualité absolument identique à celle
des perceptions visuelles « naturelles ». Voir : « Seeing With the Eyes Shut : Neural Basis of Enhanced Imagery
Following Ayahuasca Ingestion”, D.B. de Araujo et alii, Human Brain Mapping, 2011 (sous presse).
13
Rappelons que l´initiation des chamans se dit « devenir esprit » : xapiripru, chamaniser se dit « faire
l´esprit » : xapirimu et les chamans sont désignés comme « gens esprits » : xapiri thëpë.
14
Cette danse de présentation est aussi celle des invités aux fêtes reahu entre maisons collectives.
15
H. Belting, Pour une anthropologie des images. Paris : Gallimard, 2004.
16
F. Jullien et T. Marchaisse, Penser d’un dehors (la Chine). Entretiens d’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 2000.
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l´essence-archétype, que de celui de l´image telle que nous l´entendons, depuis l´imago latine
- représentation, imitation, portrait -, et la pictura de la révolution optique de Kepler. Enfin, la
convocation chamanique yanomami d´êtres-images primordiaux à titre d´entités auxiliaires - à
la fois vision et corporification - ne relève pas, je l´ai suggéré, de l´ordre de la reproduction ou
de l´imitation d´une réalité préexistante. Il n´y a pas là phénomène de représentation mais
bien plutôt processus de présentification de l´invisible17. Nous sommes plus proches du
registre de l´avènement que de celui de l´apparence. Les êtres-images yarori pë devenus
entités auxiliaires ne sont pas mis en scène mais rendus présents par l´intermédiaire des
transformations corporelles qu´induit le « (re)devenir-humanimal » de la transe chamanique.
Ils sont appréhendés directement par les chamans et leurs publics comme des événements
indissociablement cosmologiques et corporels. Ils constituent en de soudaines « prises de
corps » donnant à voir, telles quelle et sur le moment, la forme-puissance des êtres du premier
temps. Ni répliques, ni métaphores, les images utupë sont avant tout des états ontologiques
dont la visibilité intermittente est rendue effective, au cours de la session chamanique, par un
effet de transduction corporelle.
Un point encore à souligner, pour conclure (provisoirement) : les images chamaniques
yanomami sont conçues selon des coordonnées ontologiques et spatio-temporelles
systématiquement multiplicitaires qui en font des sortes d´« hyper images ». Chacune d’elles
est simultanément une et multiple : chaque nom d´ancêtre humanimal se réfère à un ensemble
d´êtres-images identiques qui en constitue comme une réduplication infinie. L´espace de leur
manifestation est à la fois celui de la maison collective ou « travaille » le corps du chaman et
celui des trajectoires cosmologiques dans lesquelles son image intérieure est emportée. Leur
temps est à la fois le présent de la session chamanique et celui du temps parallèle dans lequel
s´ébattent les ancêtres humanimaux des origines. Enfin, l’incarnation successive de chacun de
ces êtres-images primordiaux impliquant l´adoption du point de vue subjectif qui lui est
associé, toute session chamanique s’articule, par définition, en un multivers ontologique
complexe.
17
En ce sens le concept d´utupë a plus à voir avec la notion archaïque d´eidôlon qu´avec sa transformation
platonicienne. Voir : J.-P. Vernant, « Naissance d´images », in Religions, histoires, raisons, Paris, 10/18, 2004.

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