La construction historique de l`identité raciale et ses
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La construction historique de l`identité raciale et ses
La construction historique de l’identité raciale et ses répercussions sur la réconciliation Constance Backhouse Professeure de droit, Université d’Ottawa [email protected] Commandé par le ministère du Patrimoine canadien en vue du séminaire portant sur l’identité ethnoculturelle, raciale, religieuse et linguistique, lequel sera tenu à Halifax, Nouvelle-Écosse les 1er et 2 novembre 2001 Affiché dans www.metropolis.net 2 Les opinions ici présentées ne reflètent pas nécessairement celles du ministère du Patrimoine canadien. 3 Selon Himani Bannerji, qui est l’une des principales spécialistes des théories antiracistes au Canada, l’« identité » est récemment devenue, dans notre vocabulaire politique, un terme courant. Elle observe que la « passion de l’appellation » va au-delà de chacun d’entre nous, et s’apparente davantage à un processus « historique » et « collectif ». Elle demande : « « Qui vit cette démarche comme quelque chose de positif, comme la création d’une collectivité, et qui la vit comme une exclusion, et pourquoi? Quelles sont les différentes versions de l’“identité”, qu’est-ce qui les distingue et quels glissements a-t-on observés durant le cours de l’histoire? »1 Le présent document tentera d’examiner la construction historique de l’identité raciale, à travers le regard du régime politique et du système de justice du Canada durant la première moitié du XXe siècle. Il examinera une série d’affaires judiciaires marquantes où l’identification raciale s’est avérée être un facteur essentiel de la création et du maintien de l’hiérarchisation des groupes au sein de la population canadienne. Il cherchera à répondre à la question posée par Himani Bannerji : qui a vécu ce processus d’identification de façon positive, et qui l’a vécu négativement? Dans la mesure où le cadre politique et juridique qui a mis en évidence l’identité raciale a principalement servi les intérêts de la population dominante blanche, ce document tentera également de déterminer si la reconnaissance des injustices passées permettrait vraiment de mettre un frein au racisme et de favoriser la réconciliation au sein de la société canadienne. On évoque rarement le concept de « race » sans faire référence au sexe, à la classe sociale, à la religion, aux aptitudes, handicaps et à l’identité sexuelle. Cette observation va se clarifier en partie dans les descriptions de cas qui suivent. Les éléments qui définissent l’identité sont à la fois interdépendants et complexes de par leurs multiples manifestations. Néanmoins, l’objectif principal du présent document consiste à illustrer le processus de « racialisation » en évoquant l’histoire judiciaire du Canada. De nombreux groupes de la société canadienne ont commencé à réclamer une reconnaissance publique et à demander réparation pour des actes de racisme commis dans le passé. La communauté japonaise a demandé des excuses et un dédommagement pour avoir été déplacée, dépossédée et emprisonnée durant la Deuxième Guerre mondiale. La communauté chinoise a intenté une action collective en justice afin d’obtenir un dédommagement pour la taxe d’entrée injustement imposée aux immigrants chinois à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les Autochtones déposent de nombreuses demandes de dédommagement (individuelles ou collectives) devant les tribunaux, en invoquant les abus physiques, sexuels, psychologiques et culturels dont ils ont fait l’objet dans les pensionnats. Un grand nombre de Canadiens blancs sont extrêmement surpris par le nombre et la portée de ces réclamations. Ils ne savent pas que les inégalités raciales répertoriées au Canada datent de très longtemps. Ils pensent à tort que le Canada est un pays essentiellement « sans race », où le racisme est presque inexistant ou encore qu’il n’a jamais existé. Il est donc important de tirer des enseignements de l’histoire, d’examiner de quelle façon les catégories 1 Himani Bannerji, Thinking Through : Essays on Feminism, Marxism, and Anti-Racism (Toronto : Women’s Press, 1995), p. 17, 20-21. 4 d’identité raciale ont été établies par la loi, et comment ces classifications artificielles ont été utilisées au service de la discrimination raciale perpétrée par l’État. Il faut que les Canadiens admettent les injustices commises par le passé afin de commencer à mettre en œuvre le long et délicat processus de la réconciliation. Sans la reconnaissance publique de l’existence d’un historique du racisme, il sera impossible de transformer l’héritage que le racisme nous a légué. La reconnaissance en est la première étape incontournable, sans laquelle il est impossible d’envisager une guérison et le rétablissement de la situation. La description des faits historiques que contient le présent document est axée sur la façon dont la loi a contribué à définir l’identité raciale. En l’absence d’un cadre légal définissant la classification raciale, il aurait été impossible de justifier les lois discriminatoires sur le plan racial. Nous nous appuierons sur six cas pour illustrer la construction historique de l’identité raciale. Le cas The King v. Pickard a abouti à une décision de justice rendue en 1908 en Alberta, qui tentait de circonscrire l’évolution de la définition du statut d’Indien en procédant à l’identification raciale d’un homme de Stony Plain et en faisant référence à tout un ensemble de variables que jugeraient tout à fait illusoires la plupart des Canadiens en 20012. En 1912, le cas Rex v. Quong Wing a abouti à une décision qui a contesté l’identification raciale d’un Chinois de Moose Jaw, décision qui a néanmoins été par la suite confirmée par trois instances judiciaires, dont la Cour suprême du Canada3. Cette même année à Saskatoon, dans le cas R. v. Yoshi, l’identité raciale de trois serveuses qualifiées de « Russes » et d’« Allemandes » a entraîné une réaction similaire, avant que ces femmes ne soient qualifiées de « Blanches » par le magistrat de police responsable4. R. v. Phillips, poursuite au criminel d’un membre du Ku Klux Klan de Hamilton en 1930, a suscité la colère du public à propos de la désignation raciale de la victime d’une campagne raciste basée sur la terreur : l’homme en question, qui devait épouser une jeune femme « blanche »5, avait été qualifié de « nègre ». Re Eskimos, arrêt rendu en 1939 par la Cour suprême du Canada, a donné lieu aux arguments anthropologiques et ethnographiques d’identification raciale les plus exhaustifs jamais présentés devant un tribunal canadien; 2 The King c. Pickard (1908), 14 Canadian Criminal Cases 33 (cour de district de l’Alberta). 3 Rex c. Quong Wing, Saskatchewan Archives Board, Police Magistrate’s Court, Ville de Moose Jaw, 27 mai 1912; « Stated Case for the Supreme Court of Saskatchewan », 2 juillet 1912; Quong Wing v. The King (1914), 49 Recueils des arrêts de la Cour suprême du Canada 440. 4 Ce cas n’est pas mentionné dans les recueils d’arrêts et les dossiers ont été fournis par le Daily Star de Saskatoon : « What is White Woman? Definition Puzzled Magistrate and Lawyers in Case of Orientals in Court », 14 août 1912, p. 3; « Counsel for Defence in Orientals Case Questions Authority of Provincial Legislature to Pass Act », 15 août 1912, p. 3. 5 Les archives de la Cour suprême de l’Ontario relatives à ce cas ont été détruites en raison de la politique d’« élimination » des Archives de l’Ontario, mais le dossier de la Cour d’appel de l’Ontario est consigné dans (1930), 55 Canadian Criminal Cases 49. 5 on cherchait à de trancher, en vertu de la loi canadienne6, l’épineuse question de l’appartenance des « Inuits » de la péninsule d’Ungava (dans le Nord québécois) à la catégorie des « Indiens ». En 1946, la poursuite au criminel de Viola Desmond, qui avait refusé de quitter le parterre, « réservé aux Blancs », d’un cinéma de New Glasgow (Nouvelle-Écosse), a provoqué un débat au sein de la communauté afro-canadienne de Halifax et d’autres régions, quant aux motivations raciales de la protagoniste et de la nature de l’« infraction »7. Ces six cas démontrent le caractère transitoire de la désignation raciale, ainsi que le caractère artificiel de cet exercice. Parallèlement, les décisions de justice illustrent l’impact radical qu’a eu le processus de racialisation. Les législateurs, les avocats et les juges se sont appuyés sur le concept de « race » pour prendre des décisions qui ont attribué des droits, des privilèges, des ressources et des pouvoirs non acquis aux personnes qualifiées de « Blancs », et en privant les groupes qualifiés de « nonBlancs ». Les conséquences de la racialisation sur le plan juridique ont principalement nui aux personnes qui n’étaient pas considérées comme des « Blancs ». En 1908, dans le cadre du cas The King v. Pickard, on a poursuivi le propriétaire, blanc et de classe moyenne, d’un magasin d’Edmonton, pour vente illégale d’alcool8. Entre les XVIIIe et XXe siècles, les législateurs canadiens ont adopté une série de lois interdisant la vente d’alcool aux Autochtones. Or ce sont les commerçants de fourrures qui avaient introduit l’alcool en Amérique du Nord, en tant qu’outil de troc qui leur permettait de faire davantage de profits et d’écraser toute résistance autochtone au contrôle exercé par les Européens. Lorsque le niveau de violence et d’effondrement social causé par l’alcoolisme au sein des collectivités des Premières Nations a fini par poser des problèmes à la société blanche, les législateurs ont adopté des mesures punitives. Ils ont criminalisé la consommation d’alcool par les Autochtones, en imposant des amendes et en emprisonnant les « Indiens soûls » et les Blancs qui vendaient de l’alcool aux « Indiens », mais n’offraient absolument aucun soutien aux membres des collectivités des Premières Nations qui essayaient de gérer le problème selon les traditions culturelles autochtones9. 6 Re Eskimos, [1939] 80 Recueils d’arrêts de la Cour suprême du Canada 104; Mémoire au nom du procureur général du Canada et du procureur général du Québec, Cour suprême du Canada, portant sur l’étendue du terme « Indiens » dans le paragraphe 24 de l’article 91 de L’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, et si ce terme inclut les Inuits résidant dans la province de Québec. 7 His Majesty the King v. Viola Irene Desmond, Archives publiques de la NouvelleÉcosse, RG39, “C” Halifax, v. 937, Cour suprême de la Nouvelle-Écosse n° 13347; The King v. Desmond (1947), 20 Maritime Provinces Reports 297 (Cour suprême de la Nouvelle-Écosse). 8 The King v. Pickard (1908), 14 Canadian Criminal Cases 33 (cour de district de l’Alberta). 9 Pour plus de détails sur les lois provinciales et fédérales adoptées entre 1777 et 1951, et pour savoir pourquoi les mesures légales n’ont pas permis d’atténuer l’impact de l’alcoolisme sur les collectivités autochtones, voir Constance Backhouse, « ‘Your Conscience Will Be Your Own Punishment’ : The Racially-Motivated Murder of Gus Ninham, Ontario, 1902 » dans Blaine 6 La législation a également fait naître de nombreuses difficultés liées à la définition raciale. Les uns après les autres, les tribunaux ont vu défiler des personnes accusées de vendre de l’alcool à des Indiens, qui se défendaient en affirmant que leur client n’était en fait pas un « Indien ». À lui seul, ce terme réduisait une multitude de nations distinctes, d’un point de vue politique, culturel et linguistique, à une seule entité amorphe et mal définie. Les législateurs fédéraux et provinciaux ont élaboré différentes définitions, en promulguant des textes provisoires basés sur des concepts peu clairs comme « de sang indien », « censé appartenir à une tribu ou à un organisme donné », « d’origine indienne », « résidant près d’une réserve indienne ou à l’intérieur même d’une réserve » et « adoptant le mode de vie des Indiens »10. La définition énoncée dans la Loi sur les Indiens de 1876 n’était pas très utile : « toute personne de sexe masculin et de sang indien censée appartenir à une bande particulière, tout enfant de cette personne et toute femme légalement mariée à cette personne »11. En 1908, la cour de district d’Edmonton a justement eu un problème lié à l’exactitude de la désignation raciale. Le propriétaire de magasin qui était poursuivi affirmait qu’il ne savait pas et ne soupçonnait pas que Ward, le client à qui il avait vendu de l’alcool, était « Indien ». Au terme d’un long témoignage, le juge a rejeté sa défense, dans une décision qui illustrait parfaitement les efforts à peine voilés du système visant à intégrer la caractérisation raciale à la jurisprudence canadienne. Le juge de l’Alberta a invoqué un nombre incroyable d’éléments pour déterminer que Ward était « Indien » et conclure que toute personne raisonnable s’en serait rendue compte. Une des caractéristiques principales était sa tenue (il portait des mocassins). Un autre élément révélateur était sa langue. En effet, il parlait peu ou pas du tout l’anglais. En fait, il avait acheté un calendrier en le pointant du doigt et en le demandant en cri. Sa couleur de peau semblait elle aussi déterminante, et le juge a fait observer que Ward avait la peau « plutôt foncée ». Sans donner plus d’explications, il a conclu que cet homme « ressemblait vraiment beaucoup à un Indien ». La certitude du juge a été partiellement démentie par une habile tactique de l’avocat de la défense, qui a appelé à la barre ce Baker et Jim Phillips, (dir.) Essays in the History of Canadian Law (Toronto : The Osgoode Society, 1999). 10 Pour plus de détails à propos des définitions du terme « Indien » dans les textes de loi, voir Constance Backhouse, Colour-Coded : A Legal History of Racism in Canada, 1900-1950 (Toronto : University of Toronto Press, 1999), 21-27. En 1887, le Parlement a décidé de faire du surintendant général des affaires indiennes le seul habilité à déterminer « qui est ou n’est pas un membre d’une bande de Sauvages », voir L’Acte amendant l’Acte des sauvages, Statuts du Canada, 1887, ch. 33, art. 1. 11 L’Acte des sauvages, 1876, Statuts du Canada 1876, ch. 18, art. 3. Voir aussi L’Acte concernant les sauvages, Statuts révisés du Canada 1886, ch. 43, alinéa 2(h); Loi concernant les sauvages, Statuts révisés du Canada 1906, ch. 81, alinéa 2(f). George Manuel et Michael Posluns, The Fourth World : An Indian Reality (Don Mills, Ont. : Collier-Macmillan Canada, 1974) ont critiqué cette définition à la page 21, notant qu’elle se limitait strictement à l’ascendance masculine, méthode anglaise de détermination de la lignée que n’acceptaient pas de nombreuses sociétés indiennes. 7 jour-là un certain nombre de personnes dont l’apparence physique permettait difficilement de déterminer la race. Le juge a alors admis qu’il existait de nombreux Métis qui avaient l’air Indiens, et l’avocat de l’accusé a appelé de nombreuses personnes à témoigner à cet effet; mais, à mon avis, cela confirme encore plus le fait que M. Pickard, sachant qu’il était difficile de distinguer un Métis d’un Indien, aurait dû être sur ses gardes et refuser de vendre de l’alcool tant qu’il n’aurait pas déterminé si ses clients étaient des Métis ou des Indiens12 [traduction]. La personne qui accompagnait Ward au moment des faits semble avoir confirmé une autre variable (et probablement la plus aléatoire), à savoir le statut racial. Le juge a reconstitué en détail la désignation raciale de cette personne, un homme qui s’appelait Bonenose et qui portait lui aussi des mocassins. Il avait lui aussi acheté un calendrier qu’il avait demandé en cri. Il avait la peau « plutôt plus foncée que celle de Ward » et « ressemblait vraiment à un Indien, même plus que Ward. » Étant donné que le propriétaire du magasin n’avait pas été accusé de vendre de l’alcool à Bonenose, il n’était pas nécessaire d’examiner les caractéristiques permettant de déterminer la race de ce dernier, d’autant plus que c’est uniquement en vertu du fait qu’il accompagnait Ward au moment des faits qui était d’intérêt. Il semble que, dans ce cas-ci, on ait déterminé la race de l’intéressé par la désignation raciale de ses amis et de ses connaissances. En bout de piste, le tribunal a conclu que Ward, résident de Stony Plain, était effectivement un « Indien » et que le propriétaire du magasin lui avait illégalement vendu de l’alcool13. De toute évidence, il était très difficile de définir le terme « Indien ». La tenue, la facilité à parler la langue, la couleur de peau, le fait d’« avoir l’air d’un Indien » et les personnes que l’on fréquente étaient tous considérés comme des éléments définissant la race de quelqu’un. Dans le cadre d’autres affaires judiciaires, les juges ont présenté les mêmes arguments, en y ajoutant parfois de nouvelles variables, comme l’historique d’emploi, le comportement, le fait de payer ou non des impôts ou de demander des concessions de terres, le fait de « vivre comme un Indien » ou pas, et le fait de pêcher ou de chasser14. Tout au long de ces procédures complexes, personne n’a demandé aux collectivités autochtones comment elles percevaient la désignation raciale. Les porte-parole autochtones auraient pu donner des conseils à propos des multiples façons de définir l’identité autochtone, issues de plusieurs siècles d’expérience politique, économique et spirituelle. Au contraire, l’histoire et la culture autochtones ont été tout à fait écartés du 12 13 14 The King v. Pickard, p. 33-35. The King v. Pickard, p. 33-35. Voir, par exemple, Rex v. Tronson (1931), 57 Canadian Criminal Cases 383 (Cour de comté de la C.-B.); Regina v. Howson (1894), 1 Territories Law Reports 492 (Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest); The Queen v. Mellon (1900), 7 Canadian Criminal Cases 179 (Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest); Rex v. Verdi (1914), 23 Canadian Criminal Cases 47 (Cour de comté de Halifax); Rex v. Bennett (1930), 55 Canadian Criminal Cases 27 (Cour de comté de l’Ontario). Pour des détails à propos des autres cas pertinents, voir Backhouse ColourCoded., p. 21-27. 8 processus d’élaboration des définitions légales15. Autonomes au point d’en être arrogants, les législateurs et les juges canadiens se sont appuyés sur la loi pour tracer les frontières entre les races, éliminant ainsi toute incertitude pour institutionnaliser la distinction. L’identité raciale a été contestée encore plus vigoureusement en Saskatchewan en 1912, lorsque Quong Wing a été poursuivi pour avoir enfreint le Code du travail des femmes blanches (White Women’s Labour Law). Ce texte interdisait à tout Japonais ou Chinois ou à toute personne d’origine orientale d’engager une femme ou une jeune fille de race blanche16. Adoptée pour la première fois quelques mois avant ledit procès, la loi marquait l’aboutissement des efforts d’une coalition exclusivement composée de Blancs (organisations syndicales, dirigeants de petites entreprises, protestants partisans de la réforme morale et groupes de femmes). Cette coalition ultra-raciste avait lancé une campagne visant à minimiser les rapports sociaux interraciaux et à faire baisser la marge bénéficiaire des Asiatiques exploitant des restaurants ou des laveries, en les empêchant d’accéder à un éventuel groupe d’employées peu rémunérées17. Quong Wing avait immigré de Chine au début du siècle, avait été « naturalisé » en 1905 et s’était établi à Moose Jaw, où il avait acheté le C.E.R. Restaurant. Depuis plus d’un an, il employait deux serveuses « blanches ». Étant l’un des principaux chefs d’entreprise asiatiques de la province, il a décidé de mettre à l’épreuve la nouvelle loi devant les tribunaux18. S’appuyant sur le fait que cette loi ne contenait aucune définition du terme « Chinois », l’avocat de Quong Wing a affirmé qu’il était impossible de comprendre exactement ce que les législateurs avaient voulu dire. En réponse à cet argument, le procureur de la Couronne a indiqué, comme élément de preuve, que Quong Wing parlait « chinois » lorsqu’il s’entretenait avec d’autres « Chinois », puis a fait témoigner un autre homme d’affaires « chinois », lequel a déclaré que, selon lui, Quong Wing était « Chinois ». Ces propos n’ont pas dissuadé l’avocat de Quong Wing, qui a « coincé » tous les témoins de la Couronne, constatant leur incapacité à donner une définition précise. Insistant sur le fait qu’aucun d’eux n’était un « ethnologue professionnel », l’avocat de Quong Wing a 15 À la page 241 de The Fourth World, Manuel et Posluns observent que les coutumes « indiennes » basées sur l’héritage et la façon dont les Indiens définissent leur identité varient d’une nation à l’autre, selon la structure politique et économique, et les croyances religieuses. 16 Rex v. Quong Wing, Saskatchewan Archives Board, Police Magistrate’s Court, Ville de Moose Jaw, 27 mai 1912; « Stated Case for the Supreme Court of Saskatchewan », 2 juillet 1912; Quong Wing v. The King (1914), 49 Recueils d’arrêts de la Cour suprême 440. Voir aussi An Act to Prevent the Employment of Female Labour in Certain Capacities, Statutes of Saskatchewan 1912, ch. 17, art. 1. 17 Pour une analyse détaillée de l’esprit de cette législation, qui a également été adoptée au Manitoba, en Ontario et en Colombie-Britannique par la suite, voir Backhouse, Colour-Coded, p. 136-146. 18 Pour une analyse plus détaillée du cas, voir Constance Backhouse, « The White Women’s Labor Laws : Anti-Chinese Racism in Early Twentieth-Century Canada », Law and History Review, 14:2 (automne 1996), 315-368. 9 forcé les témoins à admettre qu’ils n’étaient jamais allés en Chine, ne connaissaient pas personnellement le lieu de naissance de Quong Wing ou sa citoyenneté, pas plus que ses parents ou leur lieu de naissance. Lorsqu’un témoin a défini un « Chinois » comme un « homme né en Chine de parents chinois », l’avocat a contre-attaqué par une question hypothétique : « Disons qu’un sujet britannique ou le consul en poste à Hong Kong est marié à une Blanche et a un enfant. Cet enfant serait-il Chinois? » Un peu dérouté, le témoin a dû se rétracter et a répondu qu’un tel enfant « ne pouvait pas être Chinois ». La question la plus précise visait le chef de police local, qui avait porté les accusations : « Connaissez-vous la différence entre un Chinois et n’importe quel autre homme? Y a-t-il une différence entre un Chinois et n’importe quel autre homme? » Piqué par cette tactique, le chef a fait volte-face : « Je sais faire la différence quand je les vois. » Le procureur de la Couronne s’est dit ébahi par la stratégie de la défense et, à un moment donné, a indiqué avec une point d’ironie, que Quong Wing était « peutêtre Écossais ». L’article du Moose Jaw Evening News témoignait de la même incrédulité : Y a-t-il quelqu’un à Moose Jaw qui soit vraiment certain que les nombreux Chinois présents en ville sont vraiment des Chinois? Hier, cette question passionnante a occupé les avocats des deux camps et le magistrat Dunn lors de la séance du tribunal de police de la ville. M. Craig a posé des questions précises aux témoins, leur demandant s’ils avaient connu Hong Wing [sic] en Chine ou s’ils savaient qu’il était Chinois, au sens où on l’entendait normalement. Malheureusement, aucun des témoins n’a connu les parents de Hong ou ne l’a connu personnellement en Chine. Pendant un moment, la nationalité de Hong est demeurée incertaine, certains avançant qu’il était Écossais. En fin de compte, le tribunal a décidé, après bien des joutes oratoires, que Hong était à n’en pas douter un « Chintok »19. L’enquête sur l’identité chinoise de Quong Wing semblait s’en aller dans plusieurs directions. Certains estimaient qu’elle était liée à la naissance en Chine, à la naissance de ses parents en Chine, à la présence physique sur le sol chinois et à la citoyenneté. D’autres s’intéressaient à la réputation au sein de la collectivité et à la facilité à parler le chinois. Une des serveuses blanches, qui risquait de perdre son emploi si Quong Wing était condamné, a catégoriquement refusé de faire quelque désignation raciale que ce soit vis-à-vis de son employeur, déclarant qu’elle le considérait comme un « égal ». Le chef de la police a été le seul témoin à faire de l’identification visuelle un élément de preuve. L’argumentation de la défense écartait l’absurdité de la classification raciale, mettant au défi ceux qui croyaient que la notion de « race » était à la fois naturelle et immuable. La « race » n’est pas une caractéristique « transhistorique », mais une classification sociologique établie à un moment et dans un contexte donnés. Elle est définie par les forces économiques, politiques et culturelles, ainsi que par la résistance de la 19 « Chinese Make Case a Test », Moose Jaw Evening News, 28 mai 1912. Les références racistes aux « Chintoks » étaient courantes dans les journaux canadiens de l’époque; pour plus de détails, voir Backhouse, « The White Women’s Labor Laws ». 10 population et les défis que celle-ci doit relever. Les catégories raciales forment un continuum qui évolue graduellement, pas un ensemble de types qui se démarquent nettement les uns des autres. Il n’existe aucun mécanisme isolant naturellement les gens les uns des autres et, compte tenu de la dispersion géographique des populations qui s’est produite avec le temps, le concept de races humaines « pures » est absurde20. Comme l’indiquait le témoignage, il est presque impossible de définir le « caractère chinois » comme un concept fixe, que l’on peut déplacer sans variation d’une génération à l’autre et d’un lieu à un autre. Il est difficile de comprendre comment l’étiquette de « Chinois » pourrait servir à elle seule à désigner la multitude de communautés qui composent la riche diaspora des immigrants chinois. Un seul terme ne parvient tout simplement pas à désigner aussi bien une personne née en Chine qu’un immigrant d’origine chinoise vivant en Saskatchewan, une personne d’origine chinoise de deuxième génération qui vit en Afrique ou un Canadien de troisième génération d’origine chinoise vivant à Vancouver21. Les tergiversations à propos de la définition raciale ont pris fin ce jour-là dans la salle de tribunal de Moose Jaw, puisque le magistrat de police qui présidait la séance a décidé que Quong Wing était un « Chinois », sans s’attarder aux arguments de la défense. Même si les témoins avaient du mal à exprimer ce qu’ils entendaient par « Chinois », ils étaient presque tous convaincus que Quong Wing était bel et bien Chinois. Les distinctions raciales, placées dans un contexte historique particulier, sont devenues « monnaie courante », en quelque sorte, reflétant de façon inconsciente et fondamentale les points de vue et les préjugés de la collectivité. Le magistrat était sûr de son bon droit lorsqu’il a affirmé qu’il n’était pas nécessaire de justifier ou d’analyser le contenu de son jugement. Les cours d’appel n’ont pas non plus exprimé leur désaccord. Un certain nombre de commerçants chinois se sont regroupés pour 20 Voir, par exemple, Kay J. Anderson, Vancouver’s Chinatown : Racial Discourse in Canada, 1875-1980 (Montreal and Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1991); Peter Fryer, Black People in the British Empire : An Introduction (London : Pluto Press, 1988), 61-62; M.F. Ashley Montagu, Man’s Most Dangerous Myth : The Fallacy of Race (New York : Columbia University Press, 1942); B. Singh Bolaria et Peter S. Li, Racial Oppression in Canada 2e éd. (Toronto : Garamond Press, 1988) 13-25; F. James Davis, Who is Black? One Nation’s Definition (University Park : Pennsylvania State University Press, 1991); Audrey Kobayashi et Peter Jackson, « Japanese Canadians and the Racialization of Labour in the British Columbia Sawmill Industry », B.V. Studies, 108 (automne 1994) 33-58; Audrey Kobayashi, « Viewpoint : A Geographical Perspective on Racism and the Law », Bulletin de l’Association canadienne « Droit et Société », 11 (printemps 1991) 4-6; Audrey Kobayashi, « Racism and Law in Canada : A Geographical Perspective », Urban Geography, 11:5 (octobre 1970), 447-473; A. Sivanandan « Challenging Racism : Strategies for the 80s », Race and Class, 25 (1983) i-ii; Peter Jackson « The Idea of ‘Race’ and the Geography of Racism », dans Peter Jackson (dir.), Race and Racism (London : Unwin Hyman, 1987) 3-21; Ronald T. Takaki, Iron Cages : Race and Culture in Nineteenth-Century America (New York : Knopf, 1979); Gloria A. Marshall, « Racial Classifications : Popular and Scientific » dans Sandra Harding (dir.), The “Racial” Economy of Science : Toward a Democratic Future (Bloomington : University of Indiana Press, 1993), 116. 21 Anderson, Vancouver’s Chinatown, 3-18. 11 recueillir de l’argent en vue de financer une contestation de la condamnation de Quong Wing qui invoquerait la Constitution, mais la loi et la condamnation ont été confirmées par la Cour suprême de la Saskatchewan en 1913, et par la Cour suprême du Canada en 191422. En engageant cette poursuite au criminel, l’État a réussi à « racialiser » Quong Wing comme un Chinois, malgré la décision qu’avait prise celui-ci de quitter la Chine, de s’installer de façon permanente au Canada, de devenir citoyen britannique, d’acheter une propriété, et de devenir un homme d’affaires de classe moyenne et un membre à part entière de la population de la Saskatchewan. Quelques mois plus tard, le cas Yoshi portait sur une poursuite similaire contre le propriétaire d’un restaurant à Saskatoon. Dans ce dossier, la stratégie de la défense ne consistait pas à contester le « caractère asiatique » du défendeur né à Tokyo, Yoshi, mais à présenter à la Couronne la preuve irréfutable que les trois serveuses qu’il employait étaient « blanches »23. En fait, le Code du travail des femmes blanches désignait à tort la « blancheur de peau » comme une catégorie raciale. Auparavant, la plupart des classifications raciales qu’on trouvait dans les lois canadiennes cherchaient à identifier les gens de couleur. Divers textes contenaient les termes « Indiens », « gens des colonies », « Chinois », « Japonais » et « Hindous »24. Les désignations raciales que contenaient les textes de loi étaient principalement attribuées par des Blancs à des non-Blancs. Le fait d’avoir la « peau blanche » était à l’évidence un atout, qui conférait bien des privilèges et des pouvoirs, mais cette réalité avait tendance à disparaître complètement de la terminologie juridique. Le Code du travail des femmes blanches semble avoir marqué la première reconnaissance officielle du « fait blanc » dans la législation canadienne25. 22 Rex v. Quong Wing, (1913) 21 Canadian Criminal Cases 326 (Cour suprême de la Saskatchewan); Quong Wing v. The King (1914), 49 Recueils d’arrêts de la Cour suprême du Canada 440 (Cour suprême du Canada). 23 Saskatoon Daily Star, « What is White Woman? Definition Puzzled Magistrate and Lawyers in Case of Orientals in Court », 14 août 1912, p. 3. 24 Pour des exemples de ces désignations dans les textes de loi, voir Backhouse, ColourCoded, 348, note en bas de page n° 10. 25 Même si cela semblait être la première fois que ce concept de race « blanche » était évoqué dans la loi, une loi adoptée par la suite en Alberta, qui cherchait à définir ce qu’étaient les « Métis », avait utilisé le même terme. An Act Respecting the Metis Population of the Province, Statutes of Alberta 1938 (2nd Sess.), ch. 6, alinéa 2(a) définissait le « Métis » comme « une personne de sang mêlé, blanc et indien, mais qui ne peut pas être un Indien ou un Indien non soumis aux traités selon la définition de la Loi sur les Indiens. » Voir aussi An Act to Amend and Consolidate The Metis Population Betterment Act Statutes of Alberta 1940, ch. 6, alinéa 2(a). Les seules autres lois qui faisaient ouvertement référence à la race « blanche » dominante le faisaient en des termes différents. L’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, Statuts de la Province du Canada 1850, ch. 42, art. 1, parle des « personnes d’origine européenne ». On trouve des références à la « race caucasique » (Caucasian race) dans An Act Respecting Liquor Licences and the Traffic in Intoxicating Liquors Statutes of British Columbia 1910, ch. 30, articles 25 et 26; et dans les Revised Statutes of British Columbia 1911, ch. 142, articles 24 et 25, texte adopté au moment où l’on a recensé la 12 Le problème était compliqué par les origines ethniques des femmes de classe moyenne concernées, qui étaient qualifiées de « Russes » et d’« Allemandes ». Ces femmes représentaient en fait deux communautés d’immigrants qui n’étaient pas tout à fait acceptées par l’élite euro-canadienne. Par ailleurs, il était difficile de les qualifier de « non-blanches ». Étant donné que la loi contenait aucune une définition de la « femme blanche », la Couronne s’est efforcée d’en fournir une, affirmant que les tribunaux « devraient accorder à ces termes la signification qu’on leur associe habituellement, c’est-à-dire les femmes originaires de tout pays civilisé d’Europe. ». Se disant extrêmement confus, le magistrat de police a ajourné le procès afin d’étudier le problème. La perception qu’on a de la race d’une personne peut changer considérablement avec le temps. Les gens considérés comme différents de par leur race à un endroit et à un moment donnés se voient parfois affectés à une autre catégorie, et parfois même, leur race n’est pas du tout prise en considération. La division du Canada entre Anglais et Français, et entre juifs et chrétiens était décrite en des termes « raciaux »26. À la fin du XIXe siècle, les autorités britanniques traitaient les natifs de l’Inde de « nègres » mais, dès les dix premières années du XXe siècle, la presse canadienne les qualifiait d’« Orientaux » et d’« Asiatiques »27. Une des personnes qui ont témoigné devant la Commission royale sur l’immigration chinoise et japonaise en 1902 a déclaré : « Je ne qualifie jamais les Italiens de main-d’œuvre blanche »28. En 1924, un historien de la Saskatchewan a affirmé que les Slovaques (ou « Polacs »), les Allemands, les Hongrois, les Scandinaves, les Finlandais et les Serbes constituaient des groupes « population afin de déterminer s’il fallait délivrer des permis d’alcool. Voir aussi An Act to amend the 'Provincial Elections Act’ Statutes of British Columbia 1907, ch. 16, art. 2 et An Act respecting Elections of Members of the Legislative Assembly Statutes of British Columbia 1920, ch. 27, par. 2(1), qui définissent un « Hindou » comme « toute personne née en Inde, mais pas de parents anglo-saxons, qu’elle soit ou non un sujet britannique. » 26 Voir, par exemple, Angus McLaren, Our Own Master Race : Eugenics in Canada, 18851945 (Toronto : McClelland and Stewart, 1990), 25; Ruth A. Frager, « Class, Ethnicity, and Gender in the Eaton Strikes of 1912 and 1934 », in Franca Iacovetta and Mariana Valverde eds., Gender Conflicts (Toronto : University of Toronto Press, 1992), 189, 209. 27 On trouve la référence au terme « nègre » dans Fryer, Black People, p. 53, citation de H.J.S. Cotton, New India or India in Transition (London : Kegan Paul, Trench, 1885), p. 37, 4142. Cecil Rhodes, qui était un impérialiste britannique de race blanche, pensait que les personnes originaires d’Afrique et d’Asie avaient la même pigmentation de peau; il les appelait les « groupes à la peau foncée d’Afrique et d’Asie » (dark-skinned myriads of Africa and Asia) : Fryer, p. 68, citant W.T. Stead, (dir.), The Last Will and Testament of Cecil John Rhodes...,Review of Reviews Office (1902), 140. On trouve la référence aux « Orientaux » dans le Vancouver Sun des 18 et 19 juin 1907 et dans F.W. Howay, British Columbia : The Making of a Province (Toronto : Ryerson Press, 1928), 266. 28 Richard Marpole, Vancouver, surintendant général de la Pacific Division du Canadien Pacifique, Report of the Royal Commission on Chinese and Japanese Immigration (1902), 194. 13 raciaux »29 discrets. Au début du XXe siècle, les résidents de la Saskatchewan, d’origine anglaise ou écossaise, ne voulaient surtout pas qu’on les identifie à des immigrants russes ou allemands dans le cadre de leur travail ou de leurs relations sociales. Or ce que ce procès cherchait à déterminer, c’était si ces individus devaient être qualifiés de « Blancs », par opposition aux immigrants asiatiques, dans le contexte du Code du travail des femmes blanches. Afin d’apporter son aide au tribunal, un citoyen a écrit au Saskatoon Daily Star : Monsieur, en ce qui concerne l’ajournement du cas [Yoshi], je prends la liberté d’offrir des éclaircissements à propos de la définition du terme « blanc »... Selon Fingier, célèbre ethnologue, les races blanche ou caucasique comprennent les Européens, les Arméniens et les Russes autres que les Tartares, qui appartiennent à la catégorie des « Jaunes » ou des Mongols. Ainsi définies, les races blanches sont opposées aux Noirs ou aux Négroïdes, aux Malais à la peau brune, aux Peaux-rouges ou aux Autochtones américains, et aux Jaunes ou aux Mongols, ce qui inclut les Chinois et les Japonais. On peut facilement obtenir cette information dans toute bonne encyclopédie, et je suggère humblement que l’on fournisse des références aux magistrats de cette ville; il est en effet déplorable qu’une telle ignorance retarde le processus judiciaire ou l’empêche d’être mis en œuvre [traduction]. QUELQU’UN QUI A VÉCU EN CHINE 30 Le magistrat de police a rendu sa décision le lendemain. Il a annoncé qu’il avait décidé de régler la question « en son âme et conscience », et les noms des serveuses se sont révélés essentiels. Ils ont en effet révélé la nationalité russe et allemande de celles-ci et, même si le magistrat ne jugeait pas nécessaire d’évoquer la classification de la race blanche, il pensait que, par « définition », les Allemands et les Russes étaient de race caucasique. Sa décision confirme que l’on utilisait alors la loi pour assimiler les divers groupes nationaux à une identité canadienne « blanche », qui était diamétralement opposée à la population « asiatique ». On a abordé beaucoup moins ouvertement la question de la blancheur de la peau dans l’arrêt de 1930 R. v. Phillips31. À cette époque, le Ku Klux Klan était très présent au Canada et on estime qu’il comptait plusieurs dizaines de milliers de membres, voire plus, à l’échelle nationale32. Les sections canadiennes de l’organisation raciste basée 29 John Hawkes, The Story of Saskatchewan and Its People, v. 3 (Chicago and Regina : S.J. Clarke, 1924), 681, 690. 30 Saskatoon Daily Star, « Letters to the Editor : The White Help Question »; Regina Morning Leader, 19 août 1912. 31 Les archives de la Cour suprême de l’Ontario relatives à ce cas ont été détruites en raison de la politique d’« élimination » des Archives de l’Ontario, mais le dossier de la Cour d’appel de l’Ontario est consigné dans (1930), 55 Canadian Criminal Cases 49. 32 En 1925, on estimait que le Klan comptait 8 000 membres à Toronto et 1 000 à Woodstock et Dorchester. En 1927, ils étaient 10 000 à regarder des membres du Klan cagoulés 14 aux États-Unis s’appelaient le Ku Klux Klan of Kanada, les Kanadian Knights of the Ku Klux Klan et le Ku Klux Klan of the British Empire. Ils plantaient un peu partout des croix enflammées et étaient coupables d’actes d’intimidation, de dommage aux propriétés et de violence envers les personnes afin d’atteindre leur objectif, qui était de maintenir la suprématie des protestants de race blanche. Les membres du KKK étaient attachés au concept de « pureté de la race », convaincus que les relations sociales, sexuelles et maritales « interraciales » se traduisaient par l’exploitation de la femme blanche et par le non-respect de l’autorité divine, opposée au mélange des personnes « de sang blanc et de sang de couleur ». Selon le document intitulé Constitution and Laws of the Invisible Empire, le fait de « polluer le sang caucasoïde par le métissage »33 était une « infraction grave ». Les membres du Klan revendiquaient que les lois canadiennes interdisent les mariages interraciaux, et avaient recours à des moyens plus détournés pour intimider les couples qui défiaient leur proscription. La nuit du 28 février 1930, 75 membres du KKK, vêtus de tuniques et de cagoules blanches, ont traversé la ville d’Oakville, planté une énorme croix au centre de la rue principale et mis le feu à des chiffons imbibés d’essence, attachés autour de la croix. Ils se sont ensuite rendus au domicile d’Ira Johnson, homme qu’ils qualifiaient de « nègre » et qui était fiancé à une « jeune fille blanche » du nom d’Isabel Jones. Ils ont frappé violemment à la porte, exigé que les deux personnes sortent, puis ont emmené Isabel jusqu’à l’Armée du salut. Ils ont brûlé une deuxième croix devant la maison et menacé Ira Johnson, lui disant que, s’ils le voyaient encore marcher dans la rue en compagnie d’une fille blanche, le Klan « s’occuperait de lui »34. Les pressions exercées de concert par les citoyens afro-canadiens, les syndicats et la communauté juive ont fini par pousser le bureau du procureur général à porter des accusations criminelles contre plusieurs des hommes ayant participé à la marche. Le Dr William Phillips, chiropraticien de Hamilton qui dirigeait cette marche, a été condamné pour « s’être promené avec le visage masqué ou avoir porté un déguisement de nuit sans raison légitime », ce qui constituait alors une infraction au Code criminel. La sanction imposée lors du procès, qui était une amende de 50 $, a été transformée, en appel, en peine de trois mois d’emprisonnement. Ce procès a donné lieu à de nombreux débats publics à propos des objectifs du KKK (les propos étaient le plus souvent élogieux) et des méthodes qu’employait le Klan pour atteindre ces objectifs (le public était un peu plus critique à cet égard). Au milieu de toute cette agitation, le Toronto Star a fait sensation avec le gros titre d’une de ses premières pages, qui se brûler une croix haute de six pieds à Moose Jaw, et des rapports subséquents ont indiqué que la section du KKK de l’Ouest avait recruté 25 000 membres. Le Klan comptait entre 5 000 et 7 000 membres en Alberta, mais le Klan affirmait que son journal imprimé à Edmonton était distribué à 250 000 exemplaires. Pour plus de détails, voir Backhouse, Colour-Coded, 181-193. 33 Knights of the KKK of Kanada, Provisional Constitution and Laws of the Invisible Empire, (n.p. 1925), 19. 34 Pour plus de détails, voir Backhouse, Colour-Coded, 173-174. 15 lisait comme suit : « La victime du Klan n’a pas de sang nègre » (Has No Negro Blood, Klan Victim Declares)35. Le journal avait fait un véritable travail de détective afin de retracer les origines d’Ira Johnson et avait découvert que celui-ci affirmait être le fruit de relations entre une personne de race blanche et un « Indien », lesquels étaient originaires de l’Indiana et du Maryland. La sempiternelle question de l’identité raciale refaisait surface, dérangeante et toujours impossible à résoudre. Selon le journaliste du Star, la mère de Johnson, qu’il décrivait comme une « femme raffinée et intelligente », était la fille du révérend Junius Roberts, un « Blanc » qui « avait prêché pendant de nombreuses années dans les congrégations de nègres à Guelph, Hamilton et Oakville, il y a plus de quarante ans de cela. ». Ira Johnson a expliqué que si son grand-père avait prêché dans une « église pour nègres », c’était parce que Mme Roberts avait la peau tellement foncée que certains membres des congrégations blanches avaient fait part à celle-ci de certaines objections. Soit le fait que la grand-mère maternelle de Johnson ait dit être une « Indienne Cherokee » n’avait pas convaincu les paroissiens inquiets, soit ils croyaient qu’il était tout aussi humiliant d’être de descendance « indienne » que d’être noir. L’article du Star précisait en outre que le père du révérend Roberts était d’origine anglaise et écossaise, tandis que sa mère était une « sang-mêlé Cherokee de l’Indiana ». L’arrière-grand-père paternel d’Ira Johnson était lui aussi un « sang-mêlé Cherokee », et son arrière-grand-mère paternelle était irlandaise. Pour ceux qui auraient souhaité coller de façon immédiate et définitive une étiquette raciale à Ira Johnson, la situation on ne peut plus confuse ne leur permettait pas de solution expéditive36. L’identification visuelle était tout aussi délicate. Le Star décrivait Johnson comme « un homme presque blanc ayant fière allure ». Après avoir étudié la question plus en détail, le journaliste a indiqué que, selon lui, les « traits » de Johnson témoignaient de ses « origines indiennes ». Il semble que le principal indice était la chevelure de la victime du Klan, que le journaliste a qualifiée de « noire et raide ». Même si Johnson était une personne « tranquille et modeste », il mesurait « plus de six pieds » et « ne passait pas inaperçu en ville ». Le Globe de Toronto a appris qu’on avait refusé de vendre de l’alcool à Johnson parce qu’il était « Indien » mais a précisé que, selon « des sources fiables » au sein de la communauté noire, « du sang de couleur coulait dans ses veines ». Il est également possible que le nom de famille d’Ira Johnson ait joué un rôle 35 36 Toronto Daily Star, 5 mars 1930. Voir aussi Hamilton Spectator, 6 mars 1930, p. 22. À propos de l’histoire combinée de la Nation Cherokee et des Noirs aux États-Unis, voir R. Bruce Shepard, Deemed Unsuitable : Blacks from Oklahoma Move to the Canadian Prairies in Search of Equality in the Early 20th Century Only to Find Racism in their New Home (Toronto : Umbrella Press, 1997), 19-21; Katja May, African Americans and Native Americans in the Creek and Cherokee Nations, 1830s to 1920s (New York : Garland, 1996). À propos de la complexité des désignations visant les communautés noires et autochtones, voir aussi Jack D. Forbes, « The Manipulation of Race, Caste and Identity : Classifying AfroAmericans, Native Americans and Red-Black People », The Journal of Ethnic Studies, 17:4 (hiver 1990) 1-51. 16 dans le statut racial qui lui était attribué, étant donné que plusieurs familles noires connues dans la région s’appelaient « Johnson »37. Le Klan n’a pas publiquement commenté ces révélations et a refusé de revenir sur sa position, à savoir la condamnation du mariage d’Ira Johnson et d’Isabel Jones. Il est possible que les membres du Klan aient été aussi choqués par la possibilité d’un mariage entre une femme blanche et un « Indien », ou qu’ils n’aient pas cru les propos détaillés du journaliste du Toronto Star. Par ailleurs, ils ont peut-être refusé de parler de cette question parce qu’ils étaient quelque peu embarrassés d’avoir apparemment qualifié à tort Ira Johnson de « nègre ». Selon la vision du monde qu’avait le Ku Klux Klan, la délimitation précise des races était indispensable au maintien de l’ordre dans la société. Le mélange des races que décrivait en détail le Toronto Star sonnait le glas de la hiérarchie raciale stricte idéalisée par le Klan. L’extrême difficulté du processus de détermination de l’identité raciale d’Ira Johnson servait encore plus la cause de ceux qui voulaient absolument empêcher tout métissage. Il fallait éviter tout mélange de couleurs. En fin de compte, le problème n’était toujours pas résolu. Le couple qui avait suscité la controverse a été uni le 22 mars 1930 par le pasteur d’une Première Nation, membre de l’église unie du territoire de New Credit Six Nations. Le titre qui a fait la une du London Free Press (« Indian Marries Oakville Girl ») était ambigu. On pouvait croire à première vue que le journal avait réglé le problème de l’ambiguïté relative à la race d’Ira Johnson, en assimilant celui-ci à une Première Nation. Mais les lecteurs pouvaient aussi croire que l’« Indien » auquel on faisait référence était le pasteur qui avait célébré le mariage38. L’arrêt Re Eskimos de 1939 a donné à la Cour suprême du Canada la plus grande latitude jamais vue pour déterminer les définitions juridiques de l’identité raciale39. Le différend est survenu lorsque deux paliers de gouvernement se sont disputés quant à savoir qui allait payer la nourriture et les fournitures nécessaires pour sauver de la famine les Inuits de la Péninsule d’Ungava dans le Nord québécois. La vie des peuples autochtones de l’Arctique a été très bouleversée par l’intrusion des négociants, missionnaires et policiers blancs. Il s’agissait de déterminer qui, du gouvernement du Québec ou du gouvernement fédéral, devait assumer les coûts associés aux mesures visant à s’attaquer à la détérioration de l’économie. Le gouvernement du Québec soutenait que les Inuits, qu’il appelait à tort les « Esquimaux », étaient des « Indiens » dont le gouvernement fédéral avait la responsabilité en vertu de la Constitution. Le gouvernement fédéral, de son côté, affirmait que les « Esquimaux » étaient différents sur le plan racial des « Indiens » et qu’ils relevaient donc du gouvernement provincial40. Le conflit subséquent a permis aux avocats des pouvoirs publics fédéraux et québécois de présenter des documents volumineux et des témoignages d’anthropologues, 37 38 39 40 Toronto Globe, 17 mars 1930, p. 13. London Free Press, 24 mars 1930, p. 15. Re Eskimos, [1939] 80 Recueils des arrêts de la Cour suprême du Canada 104. Pour de plus amples détails sur le différend et l’affaire, consulter Backhouse, ColourCoded, chapitre 2. 17 d’ethnologues et d’autres spécialistes de l’identité raciale. Cette cause offre un aperçu de l’époque qui permet d’étudier les fondements historiques de la classification raciale. Les universitaires blancs dont les ouvrages ont été cités devant la Cour suprême du Canada avaient des opinions variées sur le nombre de « races » qui composent la population mondiale. Les premières classifications « scientifiques » répertoriaient quatre races : Europaeus albus, Asiaticus luridus, Americanus rufus et Afer niger. Blumenbach avait distingué cinq groupes raciaux : Blanc, Mongole, Éthiopien, Américain et Malaysien. Nott et Gliddon ont changé les noms et en ont ajouté deux : Européen, Asiatique, Noir, Américain, Malaysien, Australien et Arctique. Deniker, lui, avait répertorié pas moins de dix-sept races principales et vingt-neuf sous-races41. Les doctrines de la sélection naturelle et de la « survie des plus forts » ont établi le cadre intellectuel. Ceux qui prétendaient provenir de souche d’Europe occidentale se considéraient comme des représentants de la catégorie supérieure de la civilisation, bien au-dessus des races plus « primitives ». Désireux de distinguer les catégories avec plus de précision, les médecins, biologistes, psychologues et ethnologues blancs ont réalisé une multitude d’études. Ils ont mesuré la hauteur et la largeur du visage, la hauteur et la largeur du nez, l’angle facial, la stature, la couleur des yeux, la couleur et les caractéristiques des cheveux, l’épaisseur des lèvres et les caractéristiques de la barbe. La question du dégradé des teintes de la couleur de la peau a suscité des débats; selon un anthropologue, il n’existait pas moins de trente-quatre différentes teintes distinguant les races42. On croyait que la mesure du crâne était la caractéristique d’identification par excellence, puisque les chercheurs avaient conclu que l’intelligence devait être liée à la taille du cerveau. Le célèbre médecin blanc de Philadelphie, Samuel George Morton, dont les écrits ont été cités par les avocats dans l’affaire Re Eskimos, a recueilli des milliers de crânes humains entre 1820 et 1851. Il a rempli la cavité crânienne de graines de moutarde blanche tamisée, déversé les graines dans un cylindre gradué et mesuré le volume du crâne en pouces cubes. Selon les conclusions de M. Morton, publiées dans de superbes volumes richement illustrés, les races étaient classées en ordre descendant selon leur valeur mentale, dans l’ordre suivant : 1) les « Blancs », divisés « Pièce C-100 », Dossier du Canada, 384, citant V. Linnaeus, Systema Naturae, 5e éd. (Londres, 1747); Otto Klineberg, Race Differences (New York : Harper, 1935), p. 20, citant J.F. Blumenbach, Anthropological Treatises (Londres, 1865); J.V. Nott et G.R. Gliddon, Types of Mankind, (Philadelphia, 1854); M. Muller, Lectures on the Science of Language, (Londres : 1864); Muller, Biographies of Words and the Home of the Aryas (Londres, 1888); et J. Deniker, The Races of Man, (New York, 1900); références dans la « Pièce C-46», Dossier du Canada, 267-302, « Pièce C-100 », Dossier du Canada, 384; Mémoire du Canada, 24, 27, « Pièce C-99 », Dossier du Canada, 383, « Pièce C-114 », Dossier du Canada, 397-399. 42 H.L. Shapiro, The Alaskan Eskimo : A Study of the Relationship between the Eskimo and the Chipewyan Indians of Central Canada, (New York : American Museum of Natural History, 1931); Thomas F. Gossett, Race : The History of an Idea in America (Dallas : Southern Methodist University Press, 1963), p. 69, citant Paul Broca, fondateur de la Société d’anthropologie à Paris en 1859. 41 18 en sous-groupes descendants, soit les «Teutons et Anglo-Saxons », les « Juifs » et les « Hindous »; 2) les « Indiens »; 3) les « Noirs »43. Cependant, les adeptes de la mesure des caractéristiques crâniennes se sont heurtés à des problèmes lorsque leurs théories ont été démenties par leurs propres données. En effet, les chercheurs consternés ont constaté que les « Esquimaux, Lapons, Malaysiens, Tartares et plusieurs autres peuples du type Mongole » avaient une capacité crânienne plus grande que « la plupart des peuples civilisés d’Europe ». Au lieu de réorganiser la hiérarchie raciale, les anthropologues ont contourné le problème en déclarant que « la taille du cerveau et l’intelligence » ne correspondaient peut-être pas « à l’échelon supérieur de l’échelle », parce que « certains groupes inférieurs » avaient de « gros cerveaux ». D’autres ont avancé que « presque toutes les particularités du crâne [des Esquimaux] » pouvaient être liées à leur « appareil de mastication », qui était extraordinairement développé en raison de « leur régime alimentaire composé de viande et de poisson et de l’usage énergique qu’ils faisaient de leurs dents ». Des problèmes comparables sont survenus dans l’étude de la mesure des bras. Le célèbre chercheur français Paul Broca, un « Blanc », a relevé le coefficient de la taille du radius de l’avant-bras par rapport à l’humérus du bras, en partant de la théorie selon laquelle un avant-bras long « était davantage une caractéristique des primates ». Ses études ont démontré que les « Noirs » avaient des avant-bras relativement plus longs que ceux des « Blancs », mais que les avant-bras des « Esquimaux et des aborigènes australiens » étaient plus courts que les deux premières races. Certains ont avancé que, du moins dans le cas des Esquimaux, le climat très froid de l’Arctique avait peut-être freiné la croissance des bras44. Quelques personnes se sont opposées à ces conclusions, en signalant que toutes ces données étaient très peu fiables. Cependant, on a rarement contesté l’importance de l’exercice de classification raciale45. 43 Mémoire du Canada, 24; « Pièce C-100 » Dossier du Canada, 384-387; « Pièce C-114 », Dossier du Canada, 397-399; Stephen Jay Gould, « American Polygeny and Craniometry before Darwin : Blacks and Indians as Separate, Inferior Species », dans Sandra Harding (dir.), The “Racial” Economy of Science, (Bloomington : Indiana University Press, 1993), p. 99-102. 44 Klineberg, Race Differences, p. 36, 77; William I. Thomas,« The Scope and Method of Folk-Psychology », American Journal of Sociology v.1, (novembre 1895), p. 434 à 436-437; Kay Birket-Smith, The Eskimos, (Londres : Methuen, 1959, publié à l’origine en 1936, 1ère édition danoise, 1927), p. 42; H.L. Shapiro, « Extract from Some Observations on the Origin of the Eskimo », (Toronto, 1934), « Pièce Q-190 », 665; Shapiro, « Monograph on the Indian Origin of the Eskimo » (New York : 1937), « Pièce Q-193 », 698, tous deux dans les Dossiers du Québec; Paul Broca, « Sur les proportions relatives du bras... », Bulletin Société d’Anthropologie Paris, 3:2 (1862), p. 1-11; A. Fullerton & Co., « Extracts from Gazetteer of the World » (Londres, 1857), « Pièce Q-133 » dans Dossier du Québec, 401. 45 Par exemple, Klineberg dans Race Differences critique les données de Morton, qu’il qualifie d’«extrêmement peu fiables », sur le poids et le volume du cerveau, en raison des méthodes de préservation non uniformes et du rétrécissement différentiel. 19 Les chercheurs qui se consacraient à l’étude des traits anthropologiques des « Esquimaux » étaient appelés des « esquimaulogues ». Diamond Jenness, l’un des plus célèbres membres de ce groupe, a publié des études dans lesquelles il prétendait pouvoir identifier les Esquimaux en se fondant sur la couleur de la peau, les chevaux, les pommettes, la corpulence, le nez, le visage et la tête, le crâne, la mâchoire, les dents, les jambes, les bras, les mains et les pieds. Témoignant au nom du gouvernement fédéral, M. Jenness a affirmé que même si certains universitaires considéraient que le groupe des Esquimaux « n’était qu’une ramification des Indiens », il pensait, lui, que ce n’était pas certain46. Kaj Birket-Smith, un autre « esquimaulogue », prétendait que les Esquimaux représentaient un casse-tête racial très complexe : La position raciale des Esquimaux peut donc être exprimée de façon approximative : le visage est du type asiatique-mongoloïde et le crâne est du type « Lagoa Santa », tandis que le nez très étroit les place à l’extérieur de ces deux catégories. Leur groupe sanguin peut les placer ou non au même niveau de développement que les Amérindiens. Il est impossible d’en dire plus tant que la science de la génétique n’aura pas fait d’autres progrès47 [traduction]. Les avocats du gouvernement fédéral ont exhorté la Cour suprême à établir une distinction juridique entre les « Esquimaux » et les « Indiens », en soulignant que personne ne pouvait contester le fait que les « Esquimaux avaient créé une civilisation distincte et que du point de vue des caractéristiques physiques, de la culture, des coutumes, des habitudes et de la langue, ils formaient un groupe très différent des autres aborigènes ». Les avocats du Québec, par contre, soutenaient que les « Esquimaux » étaient des Indiens « de par leur sang » et « par définition ». « Du point de vue zoologique », affirmaient-ils, il était raisonnable de croire que « nos Esquimaux de la province de Québec » étaient des Indiens « en chair, en os et en sang »48. Les décisions judiciaires passées qui avaient établi des distinctions raciales étaient fondées sur un éventail étonnant de facteurs : langue, coutumes et habitudes, mode de vie, façon de s’habiller, diète, comportement, occupation, richesse, historique de vote, religion, sang, couleur de la peau, forme de la tête, texture des cheveux, épaisseur des lèvres, caractéristiques de la barbe, faciès, taille des dents, forme et couleur des yeux, nez, capacité crânienne, stature, mariage entre membres d’une même famille, adoption, légitimité à la naissance, lieu de résidence, réputation, et désignation raciale des compagnons, pour ne citer que celles-ci. Il semble que les juges de la Cour suprême, à qui l’on a présenté un amas de données anthropologiques dans l’affaire Re Eskimos, ont levé les bras et se sont dérobés plutôt que de s’immiscer dans ce fatras. En bout de ligne, ils n’ont pas hésité à déclarer que les « Esquimaux » étaient des « Indiens ». 46 « Pièce C-47 » Dossier du Canada, 303-304, citant Diamond Jenness, Indians of Canada, (Ottawa : National Museum of Canada, 1932), p. 246-247; Diamond Jenness, « The Problem of the Eskimo », dans Jenness, The American Aborigines : Their Origin and Antiquity, (Toronto : University of Toronto Press, 1933), p. 374. 47 Birket-Smith, The Eskimos, p. 44, extraits cités dans « Pièce Q-191 », Dossier du Québec, 67-93. 48 Mémoire du Canada, 23, 27; Mémoire du Québec, 2, 22, 25, 62. 20 Mais ce faisant, ils n’ont pas fait référence à l’avalanche d’études anthropologiques présentées par les avocats. Il s’agissait peut-être d’une décision intelligente, en raison de la liste longue et chaotique de variables soumise par les chercheurs. La Cour a plutôt fondé sa décision sur des ouvrages, proclamations et dictionnaires du XIXe siècle, tous écrits par des personnes d’origine européenne. Les facteurs déterminants ont été promulgués sans préoccupation apparente quant à l’absence d’une perspective aborigène. Un comité parlementaire anglais avait placé les Esquimaux sous la désignation générale d’« Indiens » dans des documents de recensement et une carte de 1856-1857. Les dirigeants de la Compagnie de la Baie d’Hudson considéraient que les « Esquimaux » étaient une « tribu indienne », avant la Confédération. En 1762, le Général Murray, gouverneur du Québec, avait classé les « Esquimaux» dans la catégorie des « Sauvages », un terme souvent préféré à « Aborigènes »,« Indigènes » ou « Indiens » dans la langue française. Des proclamations des dirigeants gouvernementaux, des journaux d’explorateurs et des rapports de missionnaires, prêtres, cartographes et géographes employaient le terme « Esquimaux Indiens ». Et certains dictionnaires avaient défini les « Esquimaux » comme étant des « Indiens »49. Aucune personne aborigène n’avait été consultée ou invitée à parler dans le cadre de ces discussions, qui allaient pourtant avoir une incidence considérable sur leur statut devant la loi. En fait, personne ne semblait croire que leur absence méritait une forme quelconque de commentaire. Et personne n’a critiqué le système de justice pour avoir tracé des lignes raciales si arbitraires sur la foi de données pourtant extrêmement contradictoires. La loi exigeait que les « Esquimaux » soient classés dans la catégorie des « Indiens » ou des « non Indiens », et la Cour suprême était prête à assumer cette tâche. En 1946, les poursuites judiciaires intentées contre Viola Desmond, précurseure canadienne de l’Américaine Rosa Parks, représentent un autre moment important dans l’histoire de la classification raciale dans la loi. Viola Desmond, âgée de 32 ans, était propriétaire d’un salon de beauté de Halifax. Sa voiture était tombée en panne pendant un voyage d’affaires à New Glasgow, en Nouvelle-Écosse et, puisqu’elle devait attendre que sa berline Dodge soit réparée, elle est allée voir un film au cinéma Roseland. Viola Desmond a demandé un billet pour la salle principale, mais elle a essuyé un refus du caissier, un Blanc, qui lui a proposé un billet pour le balcon en lui expliquant qu’il était « désolé » mais qu’il n’avait « pas le droit de vendre des billets pour la salle principale aux gens comme vous ». Reconnaissant tout de suite qu’on lui refusait un siège en raison de sa race, Viola Desmond a spontanément décidé de s’asseoir dans la salle principale. Le gérant du cinéma, un Blanc, et le chef de police, un Blanc lui aussi, ont alors arrêté Mme Desmond et ont littéralement traîné la menue jeune femme, qui mesurait quatre pieds et onze pouces et qui pesait moins de 100 livres, hors du cinéma pour l’emmener en prison50. 49 50 Re Eskimos, 117. His Majesty the King v. Viola Irene Desmond, Public Archives of Nova Scotia, RG39, « C » Halifax, v.937, Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, no 13347; The King v. Desmond (1947), 20 Maritime Provinces Reports 297 (Cour suprême de la Nouvelle-Écosse). Pour une analyse plus complète de l’affaire, voir Backhouse, Colour-Coded, chapitre 7. 21 Le lendemain matin, elle a comparu devant le magistrat de police – lequel était blanc – de New Glasgow et a été accusée d’évasion fiscale. Cet incroyable stratagème juridique était essentiel car il n’existait pas de lois officielles pour justifier la ségrégation raciale dans les cinémas. Les autorités ont donc eu recours à la loi provinciale sur les lieux de spectacles, cinématographes et divertissements (Theatres, Cinematographs and Amusements Act), selon laquelle les clients du cinéma devaient payer une taxe d’amusement calculée d’après le prix du billet. Ainsi, le Roseland Theatre exigeait quarante cents pour une place dans la salle principale, et trente cents pour une place au balcon. Ces prix incluaient une taxe de trois cents (salle principale) et deux cents (balcon). Puisque Viola Desmond avait insisté pour s’asseoir dans la salle principale alors qu’elle avait acheté une place au balcon, elle devait un cent en taxe. Viola Desmond était la seule personne non blanche au tribunal pendant son procès. Personne ne lui a indiqué qu’elle avait le droit d’avoir recours à un avocat ou de demander un ajournement. Elle s’est efforcée d’expliquer qu’elle avait tenté, en vain, d’acheter une place plus chère dans la salle principale, mais on ne l’a pas écoutée. Reconnue coupable, elle s’est vue imposer une amende de vingt dollars, ainsi que les frais juridiques afférents. Ébranlée par son arrestation et sa condamnation, Viola Desmond est rentrée à Halifax et a commencé à organiser la communauté noire pour l’aider à contester cette décision. Femme d’affaires issue de la classe moyenne, mariée à un barbier noir, Viola Desmond était propriétaire du salon « Vi’s Studio of Beauty Culture », qui offrait des services de coiffure et d’esthétique à une clientèle noire et blanche dans la vieille partie du Nord d’Halifax. À son école, la Desmond School of Beauty Culture, on formait des esthéticiennes noires provenant de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et du Québec, qui avaient toutes été refusées par les écoles d’esthétique réservées aux Blanches. Viola Desmond a parlé avec un certain nombre de dirigeants de la communauté noire d’Halifax, qui ont organisé une rencontre de l’association nouvellement formée Nova Scotia Association for the Advancement of Colored People (NSAACP). La question de savoir s’il fallait interjeter appel de la condamnation de Viola Desmond et entreprendre des activités de financement pour cette initiative a provoqué certains débats internes. Les personnes qui préconisaient la prudence semblaient être motivées par la crainte de favoriser un mouvement de ressac raciste, par l’hésitation à recourir à la loi pour confronter la ségrégation raciale, et par le doute que l’admission égale aux salles de spectacle était une question cruciale. Certains ont écrit au journal noir pour indiquer que l’emploi et le logement étaient des causes beaucoup plus pressantes. Les partisans de l’élimination de la ségrégation raciale dans les lieux publics ont éventuellement eu gain de cause et la NSAACP a uni ses forces à la presse noire pour appuyer la contestation judiciaire. 22 Sous-jacente à la dissension interne, une question, posée par certains : Viola Desmond avait-elle tenté de « passer » pour une Blanche le soir de son arrestation 51? Les antécédents familiaux de Viola Desmond étaient complexes, avec une diversité raciale qui rendait difficile la caractérisation raciale ferme. Elle était née dans une famille bien en vue de la classe moyenne, qui se disait de « couleur ». Son père et son grand-père paternel étaient tous deux des barbiers autonomes et des hommes d’affaires qui gagnaient bien leur vie dans le secteur North End d’Halifax. La mère de Viola, Gwendolin Irene Davis, était la fille d’un ministre baptiste, Henry Walter Johnson, lequel a été décrit par l’un de ses descendants comme étant « peut-être sept-huitième Blanc » et « de race mélangée ». En décrivant la désignation raciale du grand-père maternel de Viola Desmond, ce descendant a signalé : « Son père était un propriétaire de plantation blanc... Je ne peux rien vous dire au sujet de sa mère – je ne sais pas. C’est de là que vient la race mélangée. Henry Walter Johnson était peut-être sept-huitième blanc – qui est Blanc, qui est Noir, je ne sais pas52 ». La grand-mère maternelle de Viola Desmond, Smith, était habituellement désignée comme étant « blanche »53. Les problèmes de la classification raciale sont bien illustrés par une histoire raciale mélangée comme celleci. Même au sein de la famille de Viola Desmond, on ne s’entendait pas sur la désignation. En raison de l’histoire raciale des grands-parents maternels de Viola, certains membres de la famille disaient que Gwendolin Irene Davis était une « Blanche », tandis que pour d’autres, elle était une « Noire »54. Certains ont affirmé qu’il s’agit d’un principe fondamental de l’idéologie raciale, ancré dans l’histoire de l’esclavage, qu’une personne qui ne possède ne serait-ce qu’un seul ancêtre « noir » est alors est désignée comme étant une « Noire », indépendamment de 51 Pour une référence aux allégations voulant que Viola Desmond voulait passer pour une Blanche, consulter l’interview avec Wanda Robson, la sœur de Viola Desmond, réalisée par Constance Backhouse, North Sydney, 22 mars 1995. 52 Interview avec Wanda Robson, sœur de Viola Desmond, réalisée par Constance Backhouse, North Sydney, 22 mars 1995. 53 Interview avec Wanda Robson, sœur de Viola Desmond, réalisée par Constance Backhouse, North Sydney, 22 mars 1995. 54 Wanda Robson a décrit Gwendolin Irene Davis comme étant une « Blanche »; interview avec Wanda Robson, sœur de Viola Desmond, réalisée par Constance Backhouse, North Sydney, 22 mars 1995. Sharon Clyke Oliver, J.D., nièce de Viola Desmond et fille d’Emily (Desmond) Clyke, a décrit Gwendolin Irene Davis comme étant une « Noire », en soulignant : « Elle était la fille du révérend Henry Johnson, un ministre baptiste noir de New Haven, Connecticut, originaire de Virginie. Sa mère, mon arrière-grand-mère, était blanche et est morte quand ma grand-mère Gwendolin était jeune. Le révérend Johnson a amené Gwendolin en Nouvelle-Écosse alors qu’elle était vers la fin de l’adolescence. Mme Elizabeth Parsons, une femme merveilleuse de Lucasville, l’a prise en pension jusqu’à ce qu’elle épouse mon grand-père, Jim Davis. Gwendolin, mère de 13 enfants, a participé activement au sein du groupe des femmes noires d’Halifax pour améliorer les conditions sociales des femmes et des enfants. Elle s’est fortement identifiée à la communauté et à la race noire. Je sais que grand-mère serait très bouleversée si l’histoire affirmait que la mère de Viola était une Blanche.» Communication de Sharon Oliver à Constance Backhouse, par courriel, 6 février 2001. 23 la couleur de sa peau 55. Dans une décision rendue en 1920 par la Ontario High Court, on désigne l’enfant d’une mère « blanche » et d’un père « noir » comme une personne « de couleur »56. Selon les instructions données aux recenseurs canadiens lors des premiers recensements du 20e siècle, « les enfants issus du mariage entre des gens de race blanche, noire ou jaune » devraient être « inscrits en tant que Noirs, Chinois, Japonais, Indiens, selon le cas »57. Et pourtant, les tensions vécues au sein d’une société raciste par les familles de race mélangée sont retombées sur les enfants de James et Gwendolin Davis. La sœur benjamine de Viola se rappelle que les enfants se moquaient d’eux à l’école, en leur disant : « Ils pensent peut-être que vous êtes Blancs parce qu’ils ont vu votre mère à la journée des parents, mais ils n’ont pas encore vu votre père ». Viola Desmond se désignait elle-même comme étant de « race mélangée » et de « couleur », ce dernier terme étant en vogue durant les années 30 et 4058. Les preuves ne confirment pas les suppositions voulant que Viola Desmond ait tenté de passer pour une Blanche au cinéma Roseland le soir de son arrestation. Il semble qu’elle n’était pas au courant de la politique de ségrégation des places; elle a d’abord demandé une place dans la salle principale parce qu’elle était myope et qu’elle voyait mieux les images lorsqu’elle était plus près de l’écran. Quand on lui a dit d’aller au balcon, elle a décidé de rester, mue par un effort conscient de revendication pour la communauté noire de la Nouvelle-Écosse, et non pas dans le but de se déclarer Blanche. Les Noirs qui ont remis en question les raisons d’agir de Viola Desmond ont éventuellement été mis en minorité. La communauté noire a solidement appuyé Viola Desmond en recueillant des fonds pour embaucher un avocat, et a soutenu ses efforts en vue d’obtenir un dédommagement. Malgré leurs efforts combinés, ils ont essuyé un échec cuisant : la Cour suprême de Nouvelle-Écosse a rejeté la demande d’examen judiciaire en 194759. L’échec de la bataille juridique a donné lieu à une nouvelle et 55 F. James Davis, Who Is Black? One Nation’s Definition, (University Park : Pennsylvania State University Press, 1991). 56 Gordon v. Adamson (1920), 18 Ontario Weekly Notes, 191 à 192 (Ontario High Court). 57 Voir, par exemple, W. Burton Hurd, « Origines raciales et lieux de naissance du peuple canadien », Recensement du Canada 1931, v.13 (Ottawa : Approvisionnements et services, 1942), vi. 58 Wanda Robson parle de l’identification raciale de sa sœur en ces termes : « Est-ce que Viola se serait définie comme étant de « race mélangée »? Bien sûr. Feriez-vous une erreur en la décrivant comme étant Noire? Je ne pense pas. Je suis de la génération qui a été élevée dans le fierté d’être Noir. Viola est de toute évidence Noire. Je sais ce que je suis, elle est ma sœur. » Interview avec Wanda Robson. 59 Le bref de certiorari a été rejeté par le juge de la Cour suprême Maynard Brown Archibald, siégeant seul, et une fois de plus après révision par les juges John Doull, Robert Henry Graham, William Francis Carroll et William Lorimer Hall. L’examen judiciaire a été argumenté sur les questions techniques de compétence et d’application régulière des règles de procédures, sans aucune référence manifeste à la race. Même si les juges étaient tous au courant de l’importance raciale de l’affaire, la décision reposait uniquement sur les motifs de compétence et de procédure, ce qui a permi aux juges de se retrancher derrière des détails techniques et 24 courte querelle interne, car certains Noirs affirmaient que Viola Desmond était un « agitateur racial » qui, en raison de son héritage blanc maternel, se donnait des grands airs et avait voulu s’asseoir là où elle n’aurait jamais dû s’asseoir60. Mais il s’agissait d’une opinion vraiment minoritaire – la plupart des observateurs ont indiqué que la contestation judiciaire avait donné lieu à un regain de la conscientisation raciale au sein de la communauté noire. L’avocat blanc qui avait défendu Viola Desmond a remis ses honoraires à la NSAACP, qui a utilisé ces fonds pour financer plusieurs campagnes fructueuses en faveur de l’intégration dans le milieu de travail61. Le révérend William Pearly Oliver, commentant l’importance des actions menées par Viola Desmond quelques années plus tard, a déclaré que « les efforts actifs en vue d’obtenir des droits avaient rehaussé le prestige de la communauté noire dans toute la province » et « favorisé la plupart des actions positives » qui ont suivi62. Les six cas décrits précédemment offrent une série d’aperçus de l’élaboration historique de l’identité raciale au sein du système juridique canadien au cours de la première moitié du XXe siècle. Pour reprendre les mots de Himani Bannerji, ces dossiers révèlent de multiples versions de l’« identité », avec des moments de « distinction » et des moments de « glissement ». Il semble que la réponse à sa question sur la « passion de l’appellation », nommément qui la vit comme quelque chose de positif, comme la création d’une communauté, et qui, au contraire, la vit comme une exclusion, est assez claire63. Les Blancs ont profité des classifications raciales hiérarchiques qui ont été tracées par les législateurs et juges canadiens, tandis que les gens de couleur se sont vus systématiquement refuser l’accès à une pleine participation civique, à la justice sociale, aux occasions économiques et aux services publics. Le fait d’être Blanc a toujours été une identité raciale positive qui confère des privilèges, des pouvoirs et des droits extraordinaires. Indiscutablement, il doit y avoir eu de nombreux moments dans l’histoire canadienne où des personnes et des communautés de couleur ont fait valoir leurs multiples identités raciales avec une grande fierté et dans la reconnaissance d’un patrimoine commun. Mais les dossiers judiciaires ne renferment que très peu de traces de l’utilisation des lois canadiennes en tant qu’outil de valorisation de la participation civique et de la justice sociale au sein de la multitude des communautés racialisées. abstraits pour rejeter les demandes d’égalité raciale présentées par les Noirs et d’invoquer le pouvoir de la loi pour soutenir des politiques de places racistes. 60 Walter A. Johnson, un haligonien noir travaillant comme chef du service d’Immigration, a critiqué Viola Desmond en ces termes lors d’un congrès annuel du Parti libéral à Ottawa en octobre 1948; voir « N.S. Negroes Libelled by Attack », Truro, N.S. The Clarion 3:8 (13 octobre 1948), p. 1. 61 Backhouse, Colour-Coded, p. 271. 62 Colin A. Thomson, Born with a Call : A Biography of Dr William Pearly Oliver, C.M., (Dartmouth, N.S. : Black Cultural Centre, 1986), p. 84. 63 Himani Bannerji, Thinking Through : Essays on Feminism, Marxism, and Anti-Racism, (Toronto : Women’s Press, 1995) pp. 17, 20-21. 25 De nombreux Canadiens croient à tort que leur histoire est sans « race » et, par comparaison, innocente de racisme64. Pourtant, nos législateurs et juges ont régulièrement établi des désignations raciales qui ont bouleversé les droits devant la loi. Reconnaître que la classification raciale hiérarchique a été désastreuse pour les gens de couleur est la première étape vers la réconciliation dans le dossier historique du privilège blanc non mérité. Nous ne pouvons entamer des débats sur les stratégies et les politiques anti-racisme si nous demeurons ignorants de l’histoire du racisme au Canada qui, pourtant, se fait sentir un peu partout. Les sociétés ne sont pas façonnées par accident. Le niveau du privilège blanc qui existe encore aujourd’hui dans le paysage politique, économique et social du Canada, et dans son système juridique, n’est pas le fruit du mérite blanc. Il est le résultat direct d’une discrimination raciale individuelle et systémique. Les historiens et autres chercheurs peuvent jouer un rôle marquant dans ce dossier. Nous devons explorer les manifestations passées et présentes du racisme et produire des analyses et des présentations convaincantes de l’injustice raciale qui sous-tend les structures juridiques, politiques, économiques et sociales du Canada. Nous devons nous assurer que cette recherche est présentée aux législateurs, juges, décideurs, étudiants, ainsi qu’au grand public. L’information doit être produite dans une foule de formats qui englobent les publications universitaires ainsi que les documentaires, la radio, la télévision, les journaux et les magazines. Des organismes tels que RadioCanada, l’Office national du film et d’autres organismes à vocation culturelle, gouvernementaux et non-gouvernementaux, doivent prendre part à ces projets. Nous devons également nous préparer à répondre aux Canadiens qui hausseront les épaules en disant : « Et alors ? ». Les historiens et autres chercheurs devront bâtir un dossier solide pour convaincre l’opinion publique que les injustices passées exigent des excuses publiques, des mesures de redressement et des mesures positives et créatives pour démanteler l’héritage du racisme historique. Les efforts de transformation de la conscience canadienne provoqueront inévitablement de l’incrédulité, des comportements défensifs, de la résistance et de l’hostilité. Bon nombre de Canadiens blancs sont très heureux de vivre dans la confortable hypothèse selon laquelle ils n’ont pas de préjugés raciaux et doivent leur statut social à leur seul mérite. Bon nombre ne partageront pas la critique publique du privilège blanc non mérité. La révision de l’histoire et de la mythologie canadiennes en vue d’inclure l’ampleur de la racialisation pourra donner lieu, au départ, à des débats enflammés et à des querelles douloureuses. Le chemin de la réconciliation sera probablement long et sinueux. Mais ce n’est pas une raison pour hésiter à s’attaquer aux injustices historiques. Il faut simplement reconnaître que les relations risquent de se fragiliser avant de devenir plus saines. Lorsque les Canadiens auront reconnu leur culpabilité par rapport à l’héritage des fruits du racisme, l’étape suivante sera de tracer un nouveau chemin de construction raciale. Il peut être tentant de saisir la puissante critique de la classification raciale pour 64 Pour une analyse fouillée de la mythologie canadienne de l’« absence de race » et l’« innocence stupéfiante » du racisme, voir Backhouse, Colour-Coded, p. 1-14. 26 demander l’élimination de toutes les désignations raciales; mais cela serait trop prématuré. Les adeptes de la « neutralité raciale » font fi du fait que notre société a été bâtie sur des siècles de division et de discrimination. Promouvoir le « daltonisme » en tant qu’idéal pour l’avenir immédiat revient à fermer les yeux sur la continuation de la suprématie blanche dans la société canadienne. Les modèles bien établis de discrimination raciale exigent des mesures concertées et multidirectionnelles, dont bon nombre nécessiteront l’utilisation des classifications racialisées pour annuler des siècles de privilège blanc non mérité. Les leçons tirées de l’histoire montrent bien que les stratégies en faveur de l’équité raciale ne devraient pas être fondés sur des concepts d’identité raciale identiques pour les Blancs et les gens de couleur. Les désignations racialisées ne devraient pas être autorisées au service des prétentions des Blancs par rapport à leurs droits. Mais lorsque ces désignations sont nécessaires pour permettre aux communautés historiquement opprimées de renverser les injustices sociales, il s’agit alors d’un mécanisme constructif et juridiquement justifiable pour assurer une pleine participation civique et la justice sociale pour les gens défavorisés sur le plan racial. L’identification raciale ne doit pas être autorisée pour maintenir les hiérarchies raciales passées et présentes, mais uniquement pour les éliminer. Comme le soutient Bannerji : « Les identités doivent être des signes et des signaux de l’avenir – elles doivent s’adresser aux personnes en tant que collectivités de résistance, en les interpellant dans leurs noms de la résistance, au-delà des « carcans »65. Pour atteindre une pleine reconnaissance des niveaux historiques et actuels de racisme au Canada, il faudra réaliser beaucoup d’autres études. La « race » est une construction mythique, mais le « racisme » ne l’est pas. Pour documenter toutes les dimensions de la pratique raciste, il faut mieux comprendre la construction historique de l’identification raciale. Le présent document aborde l’incidence de la racialisation dans la loi, mais de nombreuses questions sont encore sans réponse. Comment les Canadiens « blancs » se sont-ils séparés des personnes et groupes qu’ils désignent comme « différents sur le plan racial »? Dans quelle mesure les groupes subordonnés sur le plan racial ont-ils bâti leur propre identité raciale? Quelles combinaisons de facteurs ont été utilisées par les Blancs pour définir la « race » au fil du temps? Ces mêmes facteurs sont-ils acceptés par les communautés subordonnées sur le plan racial ou est-ce qu’elles préfèrent utiliser des méthodes d’identification distinctes? Quelle a été l’incidence pratique de cette distinction raciale sur les Blancs et sur les autres communautés racialisées? Avons-nous enregistré des preuves d’une résistance au processus de racialisation? De la part des Blancs? Au sein des groupes subordonnés racialement? En partant du principe que de telles preuves existent, quelles voies de résistance ont été fructueuses, et quelles stratégies ont échoué? Est-il possible d’élaborer des politiques qui utilisent les identifications raciales au service des travaux de lutte contre le racisme, mais qui rejettent les identifications raciales qui continuent de privilégier les Blancs? La publication récente d’une série de livres sur l’histoire des races et du racisme au Canada ne fait que commencer à effleurer la question. Il reste beaucoup d’aspects à étudier. 65 Bannerji, Thinking Through, p. 37. 27 Pour répondre à ces questions, il sera important d’éviter les modèles pernicieux du passé, dans le cadre desquels des chercheurs, législateurs, avocats et juges blancs ont monopolisé le pouvoir d’élaborer des politiques et classifications raciales sans consulter ou veiller à assurer la participation des groupes subordonnés sur le plan racial. Dans les efforts de réconciliation raciale, c’est aux groupes minoritaires que revient le pouvoir en matière de définition et d’analyse raciale. Les membres des groupes subordonnés sur le plan racial doivent être au cœur de la conception des recherches futures, de la hiérarchisation des programmes de recherche, de la conduite et de la diffusion de toutes ces études. Le regrettable héritage laissé par des siècles de racisme fait en sorte que les groupes subordonnés sur le plan racial connaîtront probablement des désaccords internes au sein des communautés raciales de situation différente. La perspective de ces difficultés ne doit pas nous décourager; il faut absolument s’assurer que toutes les recherches sur l’identité raciale demeurent supervisées et dirigées par des groupes minoritaires. Il s’agit probablement de la leçon la plus évidente que nous ait donnée l’histoire juridique canadienne.