7 juillet 2014. The Edge of Tomorrow, Les Cycles

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7 juillet 2014. The Edge of Tomorrow, Les Cycles
EDGE OF TOMORROW, LES CYCLES DU TEMPS
Réalisation : Doug Liman
Genre : Science-fiction
Sortie : juin 2014
« Le poids le plus lourd. — Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus
solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il
faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien
de nouveau, au contraire ! Il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir,
tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite
et le même ordre — et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moimême. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau — et toi avec lui, poussière des
poussières ! » — Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le
démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es
un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! » Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que
tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question « veux-tu cela
encore une fois et une quantité innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur
toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t’aimes toimême pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » — Nietzsche, Le
Gai Savoir, § 341
“I believe I can see the future
Cause I repeat the same routine
I think I used to have a purpose
But then again
That might have been a dream.”
Nine Inch Nails, Every Day Is Exactly The Same (With Teeth, 6)
Confronté dans un futur proche à une invasion extraterrestre, le commandant Cage est enrôlé, malgré lui et
son manque de préparation, dans une bataille contre des « aliens » sur les plages du nord de la France
destinée à contrer leur progression et les empêcher d’envahir l’Angleterre. Dès son arrivée sur le sol français,
le « héros » découvre que contrairement aux anticipations du Général Brigham, commandant des de l’UDF
(United Defense Forces, les forces de défenses unies), les extraterrestres (appelés Mimis) ont anticipé leur
débarquement et les attendent, leur attaque tournant rapidement au massacre. Lui-même ne réussit à
survivre que quelque minutes au cours desquelles il parvient néanmoins à tuer un extraterrestre beaucoup
plus gros que les autres dont le sang se répand sur son corps et se mêle au sien, le piégeant ainsi dans une
boucle temporelle mise en place par l’Omega (l’alien qui contrôle tous les autres) et qui lui permet de revenir
à un point de départ (son arrivée sur la base) chaque fois qu’il est tué. Tant que son sang ne sera pas mélangé
à celui d’un autre être humain, Cage aura la possibilité de revivre la même journée chaque fois qu’il mourra.
Cette idée de boucle temporelle n’est pas sans rappeler le célèbre concept d’éternel retour chez Nietzsche.
Dans les deux cas, en effet, une puissance extérieure permet à un personnage (chez Nietzche il s’agit du
lecteur lui-même (« te », voir § 341 du Gai savoir cité plus haut)) de revivre une journée indéfiniment (« il
faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois »). Mais d’emblée une différence
capitale apparaît entre les deux modèles : dans Edge of Tomorrow, le personnage revit certes la même journée
– dans le sens où tous les protagonistes font et disent la même chose dans le même ordre au même instant, ce
qui lui permet d’ailleurs d’anticiper et de prévoir – mais sans qu’il soit concerné par cette répétition à
l’identique. Il conserve en effet ses souvenirs passés (des journées précédentes par conséquent) ainsi que
l’expérience (notamment sensori-motrice) acquise lors des entrainements ou des batailles répétées. C’est
ainsi que, de combattant totalement inexpérimenté, incapable de contrôler son équipement et de se battre, il
devient rapidement un expert susceptible d’éliminer de nombreux extraterrestres au cours des
affrontements. Or Nietzsche précise bien que le thème de l’Eternel retour ne prévoit pas cette évolution du
personnage associé à la boucle temporelle : « et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! Il faut que
chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir ». Et plus loin : « L’éternel sablier de l’existence
sera retourné toujours à nouveau — et toi avec lui, poussière des poussières ! ». En quoi cette différence
s’avère-t-elle fondamentale et permet-elle d’éclairer un aspect important de la pensée nietzschéenne ?
Certes, le contexte des mises en scène paraît diamétralement différent, légitimant (dans un premier temps) le
soupçon d’un rapprochement tout à fait stérile et tiré par les cheveux. D’un côté un film de science-fiction
cherchant à mêler les genres (aliens, boucles temporelles, débarquement et stratégie militaire). De l’autre une
simple expérience de pensée destinée à définir les modalités des valeurs affirmatrices dans une éthique
prenant le contre-pied du nihilisme (dire « oui » à la vie, c’est être capable d’accepter et de relever le défi posé
par cette expérience : tolérer de revivre son existence à l’identique, chaque événement, chaque pensée ou
chaque émotion étant supposés revenir un nombre incalculable de fois).
Pour autant, il apparaît également que ce rapprochement permet d’éclairer certains aspects de la pensée de
Nietzsche demeurés jusqu’ici quelque peu cachés, lesquels confèrent en retour à Edge of Tomorrow le statut
improbable d’une expérience de pensée chargée de définir les contours d’une nouvelle éthique.
La comparaison entre les deux protagonistes engagés dans les boucles temporelles (d’un côté le Commandant
Cage, de l’autre le lecteur auquel s’adresse Nietzsche) semble permettre de révéler une sorte de relent
métaphysique – plus spécifiquement : de platonisme – dans l’éthique nietzschéenne. C’est en effet que le
personnage de son Eternel retour est figé dans une immobilité où il n’évolue pas lui-même, ne tend vers rien,
demeure purement passif face à la répétition de son existence. Il n’apprend pas, ne possède aucune fin mais
se contente de revivre. Ce choix n’est en rien fortuit de la part du philosophe : permettre à son lecteur
d’évoluer à la manière de Cage ce serait par la même retirer à l’expérience toute signification et toute portée.
Corriger une journée ou même un seul événement de son existence serait par là même le biffer et ainsi le nier.
Changer c’est supprimer. C’est donc refuser d’affirmer, y compris les phases les plus douloureuses ou ingrate
de la vie. L’éthique de l’affirmation ne peut se réfugier dans la facilité de la correction ou de l’effacement : elle
doit faire face. Tout prendre sans rien jeter. C’est ce qui légitimite d’ailleurs le titre donné par Nietzsche à son
aphorisme (« le poids le plus lourd »).
Paradoxalement, cette nécessité d’une répétition à l’identique fige le protagoniste dans une immobilité qui en
ferait presque une Idée platonicienne : immuable et virtuellement éternel à travers le Retour, insensible au
déroulement du temps et à l’histoire, toujours identique à lui-même. Autant d’éléments qui donnent
l’impression de verser du coté des valeurs métaphysiques que Nietzsche combat par ailleurs. Le prisonnier de
la boucle du temps ne peut représenter les Aéronautes de l’esprit, autres grandes figures mobilisées par le
philosophe à la même période :
« Nous autres aéronautes de l’esprit. — Tous ces oiseaux hardis qui s’envolent vers des espaces
lointains, toujours plus lointains, — il viendra certainement un moment où ils ne pourront aller plus
loin, où ils se percheront sur un mât ou sur quelque aride récif — bien heureux encore de trouver ce
misérable asile ! Mais qui aurait le droit de conclure qu’il n’y a plus devant eux une voie libre et sans fin
et qu’ils ont volé si loin qu’on peut voler ? Pourtant, tous nos grands initiateurs et tous nos précurseurs
ont fini par s’arrêter, et quand la fatigue s’arrête elle ne prend pas les attitudes les plus nobles et les plus
gracieuses : il en sera ainsi de toi et de moi ! Mais qu’importe de toi et de moi ! D’autres oiseaux
voleront plus loin ! » Nietzsche, Aurore, § 575
Bien sûr Nietzsche précise, dans ce texte, que chacun des oiseaux en question s’arrête, pétrifié par la fatigue
(« tous nos grands initiateurs et tous nos précurseurs ont fini par s’arrêter »), semblant ainsi rejouer
l’immobilisme que nous avons décelé dans le texte portant sur l’Eternel retour (Gai Savoir, § 341). Pourtant
l’idée générale est bien celle d’un infini qui s’ouvre devant les Aéronautes, d’une absence de limite, d’un
champ ouvert qui permettrait tous les progrès, toutes les avancées et toutes les conquêtes (« Mais qu’importe
de toi et de moi ! D’autres oiseaux voleront plus loin ! »). La tension entre les deux figures (Aéronaute / éternel
renaissant) est palpable car toutes les deux illustrent bien le même symbole de l’Affirmateur, du contempteur
des valeurs nihilistes et métaphysiques. Celles que Nietzsche attaque lorsqu’il dénonce la maladie des
« philosophes », refusant toute forme d’évolution ou de mouvement tant ils sont fragiles, incapables de
supporter le changement, ses risques et ses menaces. Ainsi l’illustre un passage du Crépuscule des Idoles,
parmi tant d’autres possibles à travers l’œuvre du philosophe :
« Vous me demandez de vous dire tout ce qui est idiosyncrasie chez les philosophes ?... Par exemple leur
manque de sens historique, leur haine contre l’idée du devenir, leur égypticisme. Ils croient faire
honneur à une chose en la dégageant de son côté historique, sub specie aeterni, — quand ils en font une
momie. Tout ce que les philosophes ont manié depuis des milliers d’années c’était des idées-momies, rien
de réel ne sortait vivant de leurs mains. Ils tuent, ils empaillent lorsqu’ils adorent, messieurs les idolâtres
des idées, — ils mettent tout en danger de mort lorsqu’ils adorent. La mort, l’évolution, l’âge, tout aussi
bien que la naissance et la croissance sont pour eux des objections, — et même des réfutations. Ce qui est
ne devient pas ; ce qui devient n’est pas... » Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, La « Raison » dans
la philosophie, § 1
Comment résoudre cette tension apparente ? Comment faire en sorte que l’affirmateur puisse à la fois se
glisser dans le costume de ces deux figures a priori contradictoires (Aéronaute / éternel renaissant) ? Se
porter vers l’avenir, refuser le poids écrasant du passé, de l’histoire, de la mémoire, est-ce autre chose que
nier toute forme de répétition à l’identique ? De retour du Même ?
Cette question ouvre la voie à une hypothèse permettant d’entrevoir la résolution de cette contradiction. Et si
le modèle privilégié de l’Eternel retour ne se trouvait pas dans ce fameux § 341 du Gai savoir cité
précédemment mais bel et bien dans la figure du Commandant Cage incarné par Tom Cruise ? Un personnage
qui, au-delà du contexte de science-fiction propre au film, permettrait de dépasser le paradoxe d’un
affirmateur cantonné à la réception totalement passive de l’identique. Un héros qui, placé dans un contexte
pourtant similaire (se rejouant sans variation), trouverait en lui-même les ressources de son évolution, de sa
tension vers l’avenir dans un présent pourtant éternellement recommençant. De manière tout à fait
surprenante au premier abord, Cage ne voit en effet pas cette journée se répétant comme un éternel présent
mais bien comme la matière même de son passé et de son avenir. Certes, ce présent n’en est pas un pour sa
mémoire qui conserve les traces des journées précédentes et qui sait donc les distinguer. Mais son redéploiement des axes temporels (passé / présent / futur), sa remise en ordre du cours du temps tient surtout
à son attitude face à l’action, à sa prise en charge de la situation, à sa décision de progresser, de faire toujours
mieux le jour suivant. Il trouve ainsi l’avenir dans la trame de son présent. Il recrée du possible et du différant
à partir d’une matière pourtant destinée à demeurer identique. Cette vertu créatrice fait de lui un affirmateur,
dans la liaison conceptuelle très tôt mise en scène dans la pensée de Nietzsche.
C’est ainsi que les liens entre boucle temporelle et évolution du personnage compliquent l’expérience de
pensée mise en scène par Nietzsche dans le Gai Savoir. Il est clair que Cage ne progresse que pour sortir du
cycle dans lequel il est pris et gagner la guerre. Le retour n’est pas une fin valable en elle-même, ni un moyen
destiné à évaluer l’existence. Il permet simplement l’évolution du Commandant jusqu’à ce qu’il soit
suffisamment fort pour remporter le combat et tuer l’Omega. Dans ces conditions, la progression tend à
annuler la répétition. La ligne droite à briser le cercle. Tandis que chez Nietzsche l’Eternel renaissant validait
son existence en y restant (par l’Eternel retour), dans Edge of Tomorrow cette dernière ne prend sens et ne se
réussit qu’en quittant l’infini recommencement, en retrouvant une existence qui se déploie dans une
temporalité horizontale et non plus cyclique. Une histoire qui dure, au sens proprement bergsonien du temps,
c'est-à-dire qui est à la fois cumulatrice (elle conserve le passé) mais aussi créatrice, apparition perpétuelle
d’une irréductible nouveauté. Comme si, de manière tout à fait paradoxale, la réussite de l’expérience que
constitue à coup sûr l’Eternel retour résidait dans la fin du cycle. L’arrêt du recommencement. Une existence
qui n’aurait pas besoin de valider constamment son passé en y revenant, mais qui pourrait le conserver tel
quel car son regard serait déjà tout entier porté devant. Vers l’horizon, le cadre de développement d’un futur
encore à venir et à construire. Un enfant qui pourrait demeurer chameau, sans risque d’un écrasement par le
temps.