Ado et famille
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Ado et famille
L’adolescent, un membre nouveau. Lorsqu’un enfant devient adolescent, la famille est déstabilisée par la présence de ce membre nouveau qui, à la différence d’un nouveau membre (le bébé), est à la fois le même et différent. C’est cette dialectique qui va entrainer la famille dans le tourbillon du changement obligé alors qu’elle doit aussi assurer une continuité sécurisante pour ses membres anciens (les parents et la fratrie). C’est le recours à l’hétérostasie qui va permettre à la famille de passer le cap de l’adolescence qui n’est pas « crise » d’un seul membre mais d’une famille toute entière. Quelques repères systémiques A. LES STADES DE VIE – L. COMBRINCK – GRAHAM (1985) L. Combrinck‐Graham (1985)1 considère le développement de la famille selon quatre grandes étapes. La première est la naissance de l’enfant. La période est alors centrifuge parce que les liens se resserrent entre les générations. Les parents du jeune couple deviennent grands‐parents. La deuxième étape est caractérisée par l’entrée de l’enfant à l’école, par une mobilisation des parents pour le professionnel et par une éventuelle préretraite chez les grands‐parents. L’entrée dans l’adolescence signe le début de la troisième étape. La période est centripète dans le sens où il y a une plus grande distance entre les membres de la famille : les parents briguent une promotion professionnelle et les grands‐parents se questionnent à nouveau sur leur couple après des années où le travail et les enfants économisaient la question. La quatrième étape a lieu lorsque l’adolescent devient un jeune adulte. Les parents ont acquis une stabilité professionnelle et les grands‐ parents ont répondu à la question du couple, quand un des deux ne décède pas ou ne rentre pas en maison de repos. Cette étape est marquée par une faible distance entre tous les membres. Cette vision des étapes d’une famille ne prend pas en compte les mutations sociologiques importantes de celle‐ci, mais a le mérite de penser le changement sur trois générations. Il permet de saisir l’importance du transgénérationnel et de l’intergénérationnel. B. LES FACTEURS DE STRESS – MINUCHIN (1979) « La famille est soumise à une pression interne provenant des changements liés au développement de ses membres et de ses sous‐systèmes ainsi qu’à une pression externe provenant des exigences d’adaptation aux institutions sociales importantes qui ont un impact sur les membres de la famille. Répondre à ces deux catégories de demandes exige une transformation constante de la position des membres de la famille les uns par rapport aux autres, de sorte qu’ils puissent se développer tandis que le système familial maintient sa continuité (…) Les étiquettes pathologiques seraient réservées à des familles qui, devant un stress, accroissent la rigidité de leurs patterns transactionnels et de leurs frontières, et évitent ou s’opposent à toute exploration d’autres patterns »2 1 In Dessoy, E. Rite de passage, cycle de vie et changement discontinu, In L’homme et son milieu – Etudes systémiques, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1999/2000, pp.149-169 2 Minuchin, S. Famille en thérapie, Editions universitaires, Paris, 1979, p. 77 Les stress peuvent, selon l’auteur, provenir de quatre sources différentes. 1 Seul un membre de la famille est touché par un stress extérieur, par exemple des relations difficiles au travail ou la perte d’un emploi pour le père ou la mère ; dans cette situation, la famille, en ressentant le besoin de s’adapter au changement, va avoir pour fonction de soutenir le membre en état de stress. 2 La famille en contact, dans son entièreté, avec des stress extra‐familiaux est un deuxième cas de figure ; il peut s’agir d’une situation de dépression économique, un déménagement, une adaptation à la culture dominante… 3 Il existe des stress lors de problèmes particuliers comme une maladie, un enfant handicapé, un accident. 4 La dernière situation est celle de stress liés aux périodes de transition du développement normal de la famille ; « de nouveaux sous‐systèmes doivent apparaître et de nouvelles lignes de différenciation doivent être tracées. Dans ce processus, des conflits apparaissent inévitablement (…) L’un des facteurs précipitants les plus courants est l’entrée de l’enfant dans l’adolescence ».3 Ainsi l’adolescence, facteur de stress pour la famille, demande un changement dans le chef, et de la famille et du jeune. Il doit continuer à s’adapter aux règles du système familial et celui‐ci doit se modifier pour y inclure le nouveau membre ou plutôt le membre nouveau. C. L’ADOLESCENT ET SA FAMILLE, PARTENAIRES DU PASSAGE A L’AGE ADULTE « La rébellion des adolescents ne sert peut‐être pas seulement à affirmer le début d’indépendance de l’enfant, elle offre, dit L. Hoffman, l’opportunité aux parents, qui un jour seront sans enfants, de tester la nature et la solidité de leur lien conjugal (…) De quelque façon que ce soit, la situation est un micro‐test déterminant si les parents sont assez unis pour survivre au départ éventuel de leur fils. Ainsi le jeune peut recevoir la confirmation qu’il peut quitter réellement ses parents et le problème scolaire disparaît. »4 Dessoy (1996) avance l’hypothèse que le changement d’un individu ne peut se faire que si sa communauté d’appartenance est prête à lui accorder une place et une fonction différente. Ces changements se réalisent via trois phases qui sont celles développées par Van Gennep (1909‐1981) cité par Dessoy, à propos de populations tribales organisant des rites de passage. 3 Ibid. p. 81 Dessoy, E. Rite de passage, cycle de vie et changement discontinu, In. L’homme et son milieu – Etudes systémiques, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1999/2000, pp.149-169 4 Le rite de passage. AU PLAN DE LA COMMUNAUTÉ 1 PHASE Augmentation de la cohésion de la communauté. Dissociation AU PLAN DE LA PERSONNE ère ème 2 PHASE Ritualisation, par mise en scène, des différences et des antagonismes suscités, dans la communauté, par le changement de statut de la personne. ème 3 PHASE La communauté a modifié son organisation qui donne place au nouvel initié “crises” ritualisées dans les deux plans. nouvelle association Mise à l’écart de la personne en “demande” de changement. Rite initiatique que subit la personne en présence d’un “maître. Mise en scène de l’injonction paradoxale et du simple lien. La réussite de l’initiation est reconnue explicitement par la communauté. La personne peut poursuivre son développement personnel. LA FÊTE ATTESTE LA RÉUSSITE DU RITE Lors de la première phase, la « phase de cohésion », la personne sollicite un changement et sa communauté d’appartenance relie ses liens et renforce la complémentarité entre ses membres. Lors de la deuxième phase, dite de « mise en marge », la communauté se divise entre ceux favorables au changement et ceux qui ne le sont pas et par une mise en scène de ces divergences. Lors de la troisième phase, la phase festive, la personne réintègre le groupe en accédant à un nouveau statut reconnu par toute la communauté (souligné par l’auteur). « A présent, il peut grandir et poursuivre son processus d’individuation. Quant à la communauté, elle s’organise différemment, redistribue de nouveaux rôles, intègre les nouvelles normes et se donne une nouvelle stabilité ».5 Quand « ça ne fonctionne pas »… Dessoy a développé ce concept de rite de passage, permettant un changement et l’a utilisé dans un contexte institutionnel, dans le cas d’un enfant présentant des troubles du développement. Il me semble néanmoins s’appliquer à toutes les périodes où développement et changement vont de pair pour favoriser le passage à autre chose. L’enfant est en perpétuels évolution et développement qui se termineront par l’accès à l’autonomie. A tout âge, il est donc possible que ce développement s’arrête et empêche l’accès à une autre étape. Mais, jusqu’à l’adolescence, l’enfant ne pense pas à se séparer de ses parents dont il idéalise encore les statuts, même s’il a des désirs depuis la petite enfance d’assouvir à certains de ses besoins et désirs seul. Ensuite, le temps est arrivé de mettre concrètement en place son autonomie. Dans le cas de certaines adolescences qui se compliquent, je ne perçois pas souvent de réels désirs de séparation, mais plutôt des impossibilités de faire autrement qui conduisent à la rupture. 5 Dessoy, E. Rite de passage, cycle de vie et changement discontinu, In L’homme et son milieu – Etudes systémiques, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1999/2000, pp.149-169 C’est comme si ces adolescents rencontrés dans ma pratique (institution d’hébergement pour adolescents présentant des troubles des conduites – délinquance, consommation – et des troubles du comportements avec ou non rupture familiale) cherchaient d’abord et avant tout une place en famille ou une autre place que celle qu’ils possédaient avant de penser à se séparer. Les révoltes m’apparaissent alors comme des demandes de changement en famille avant d’être des demandes d’autonomie. C’est comme s’ils percevaient inconsciemment la nécessité de mettre le nez sur les relations en présence avant de passer à autre chose. L’enfant qui devient adolescent sent monter en lui des désirs autres qui le poussent à se séparer. Il ne peut que difficilement lutter contre ses pulsions. Son corps et son langage montrent aux yeux de tous qu’il est dans une autre phase de son développement. Pour que le corps puisse accomplir son travail en lien avec l’évolution psychique, il est nécessaire qu’ils aient la possibilité de vivre des situations de séparation et non de rupture avec leur famille. Les comportements délinquants, par exemple, mettent en place une rupture et non une séparation parce que la famille ne les accepte pas. Il me semble que et la famille et le jeune se donnent la possibilité de ne pas se séparer via le symptôme présenté par le jeune lors de cette période qui devrait le conduire à l’autonomie. La question est la suivante : est‐ce que le jeune « a envie » de se séparer de sa famille ou y a‐ t‐il encore trop de « points à régler » pour qu’il puisse le faire ? Parallèlement, est‐ce que la famille « a envie » de se séparer de ce jeune ou a‐t‐elle encore trop besoin de sa présence pour continuer à fonctionner ? Via cette modélisation, Dessoy souligne que l’enfant est enfant de sa culture et qu’il est important de concevoir un arrêt du développement dans une double perspective : psychologique et culturelle. Par rapport à la scolarité, par exemple, l’enfant possède des capacités qui vont lui permettre de réussir ou non, mais elles ne sont pas les seuls facteurs prédictifs. « Bien que le développement psychologique décrit par Piaget suive le même profil pour chacun d’entre nous, il reste qu’un enfant baigne dans une culture familiale et communautaire et que cette culture a le pouvoir de bloquer le processus de croissance, en induisant ce que nous appelons débilité mentale, mais aussi phobie scolaire, tentative de suicide, délinquance et psychose. »6 Un passage momentanément avorté Que se passe‐t‐il dans les familles pour que leurs adolescents soient un jour arrêtés par la police, renvoyés des écoles ou, n’y allant pas, placés en institution ? Cet échec momentané du passage à l’âge adulte pourrait se comprendre en fonction de deux concepts développés par Nagy (1973) : la loyauté et la légitimité et plus précisément, la légitimité destructrice. Nagy envisage la loyauté comme une force régulatrice des systèmes. Il estime qu’elle est existentielle dans le sens où l’enfant l’éprouve à l’égard du don de vie qu’il a reçu de ses parents et dont il veut s’acquitter. Pour être un membre loyal à sa famille, on doit « incorporer » ces attentes. Selon l’auteur, « l’individu est toujours loyal envers ses origines ; s’il ne peut pas l’être ouvertement, il le sera de façon voilée. La loyauté se manifeste alors d’une manière indirecte, sous forme de symptômes ».7 6 Dessoy, E. Le refus de l’école. Une application possible du rite de passage. In. L’homme et son milieu – Etudes systémiques, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1999/2000, pp.195-218 7 Dessoy, E. Le refus de l’école. Une application possible du rite de passage. In. L’homme et son milieu – Etudes systémiques, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1999/2000, pp.195-218, p.48 Dans une relation, un équilibre est indispensable entre ce que chacun donne (mérites) et reçoit (dettes) pour sauvegarder la qualité essentielle de la relation. Le bilan total doit être équitable même si la balance est continuellement en mouvement. Dans une relation symétrique, l’équilibre est fondé sur la réciprocité des services rendus. Quand la relation est asymétrique c’est‐à‐dire que deux personnes très différentes par leurs capacités et leurs statuts (inégalités distributives) sont en relation, il n’est plus possible de prendre l’équivalence entre leurs concessions mutuelles comme critère d’équité. Il peut aussi s’agir de réciprocité dans cette situation mais elle est présente sur trois générations : les enfants devenus adultes s’occuperaient de leurs propres enfants de façon « désintéressée ». Tout individu est, selon l’auteur, légitimé de façon constructive ou de façon destructrice. Pour qu’elle soit constructive, l’enfant doit avoir reçu assez de reconnaissance en regard de ses mérites. Les situations familiales génératrices de la légitimité destructrice sont multiples, mais se rassemblent par la caractéristique de l’échec des parents de ne pas avoir honoré le droit que l’enfant possède dès sa naissance. « Cela se produit quand ils le négligent physiquement ou matériellement, mais aussi quand ils lui imposent continuellement des objectifs inaccessibles, quand ils abusent de sa loyauté en le confrontant avec leur méfiance chronique, quand ils font de lui la seule et unique source de confiance pour eux‐mêmes, quand il est forcé de trahir un parent pour obtenir de l’affection de l’autre, ou quand il est parentifié : l’enfant assume ce rôle imposé et, par la suite, en cas d’échec des parents, il en est rendu coupable. Le dévouement de l’enfant n’est pas remarqué ».8 Dans la clinique, la légitimité destructrice se manifeste par des attitudes d’insoumission aux autorités, par de la toxicomanie, par des comportements autodestructeurs… Penser l’adolescent dans sa famille ouvre des portes sur la compréhension de cette crise dite obligatoire au développement intrapsychique de l’adolescent, mais surtout subie par la famille tout en étant nécessaire à son évolution. 8 Heireman, M. Du côté de chez soi – la thérapie contextuelle de I. Bosormeny-Nagy, ESF, Paris, 1989, p. 59