l`histoire au miroir de l`art : (d)

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l`histoire au miroir de l`art : (d)
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Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific
L’HISTOIRE AU MIROIR DE L’ART : (D)ÉCRIRE LA CATASTROPHE AU TIBET
LITERARY CREATION AND HISTORY: DESCRIBING THE TIBETAN DISASTER
François ROBIN
INALCO
Thématique D : Créations artistiques et imaginaires
Theme D: Artistic and Imaginary Creations
Atelier D 01 : Minorités Tibétaines de la République Populaire de Chine - Créations
artistiques et littéraires contemporaines
Workshop D 02: Tibetan Minorities in the People's Republic of China: Modern Artistic and
Literary Creations
4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique
4th Congress of the Asia & Pacific Network
14-16 sept. 2011, Paris, France
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes
© 2011 – François ROBIN
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L’HISTOIRE AU MIROIR DE L’ART : (D)ÉCRIRE LA CATASTROPHE AU
TIBET F. Robin
INALCO1
Malgré une situation politique critique, la production littéraire de langue tibétaine au Tibet est
depuis vingt-cinq ans pléthorique. La littérature a d’abord été encouragée, encadrée et
financée par l’État chinois au début des années 1980 avant de conquérir un certain degré
d’autonomie. Elle reste toutefois sous surveillance : ainsi, le récit de l’histoire des soixante
dernières années doit se plier à une téléologie sinocentrée, selon laquelle les Tibétains
opprimés devaient être libérés des forces occidentales hostiles pour revenir dans le giron
chinois, afin d’y connaître les joies du développement économique sous la tutelle
bienveillante et salvatrice du Parti communiste chinois. Or, depuis 2007, plusieurs
productions culturelles ont paru qui contestent ce grand récit sinocentré et dominant. Après
avoir dressé l’évolution du traitement littéraire de l’histoire récente du Tibet, on réfléchira aux
raisons qui peuvent avoir présidé à un tel changement. En particulier, on se demandera si les
nouvelles audaces des Tibétains dans le champ culturel doivent être interprétées comme une
plus grande tolérance de la part des autorités, ou ressortissent à une autre explication.
Les limites de la critique
En 1978 paraissait en Chine « La Cicatrice », une nouvelle qui dénonçait la violence,
l’hypocrisie et la corruption pendant la Révolution culturelle (1966-1976). Elle inspira une
avalanche d’autres textes. Cette apparente liberté de ton, toutefois, était strictement encadrée
par les autorités qui avaient compris la nécessité de cette catharsis littéraire pour contribuer à
évacuer le traumatisme collectif des dix années écoulées. L’ensemble de ces textes furent
regroupés sous le terme de « littérature des cicatrices » (ch. : shanghen wenxue). Trois ans
plus tard, en 1981, la littérature tibétaine pénétra dans cette brèche autorisée, avec la nouvelle
« Le Barde »2, du plus éminent écrivain tibétain de cette période de renaissance, Dondrupgyäl
(1953-1985). Elle décrivait le destin tragique d’un conteur de Gésar, célèbre et immense
épopée tibétaine, culminant avec le détail des tortures infligées au barde par les Gardes
rouges. Quatorze ans plus tard, Le Vautour dans la tempête (1995) de Chime Dorje (né en
1941)3 était le premier roman tibétain, et encore le seul à ce jour, à prendre la Révolution
culturelle comme ancrage temporel, décrivant les souffrances d’un jeune historien tibétain
accusé à tort d’éprouver de la nostalgie pour le « vieux » et « féodal » Tibet avant sa
« libération » par la Chine.
Mais, sous des apparences critiques, ces textes n’exprimaient nul doute envers la bonne foi
des dirigeants communistes : les souffrances du peuple et des « minorités » étaient imputées
en bloc à l’ignominieuse et providentielle Bande des Quatre, et les chants de l’épopée
finissaient par résonner à nouveau dans les rues, tandis que le jeune historien conservait une
foi inébranlable dans un Parti communiste rénové.
1
Par souci de lisibilité, les noms propres tibétains sont donnés dans le corps du texte en transcription
phonologique mais répertoriés dans la bibliographie selon la translittération de Wylie.
2
Don grub rgyal 1997a.
3
’Chi med rdo rje 1995.
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L’histoire au miroir de l’art : (d)écrire la catastrophe au Tibet
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Ces deux exemples illustrent les limites de la contestation autorisée de l’histoire officielle de
la République populaire de Chine par les autorités culturelles, au Tibet comme en Chine : la
critique de la révolution culturelle y est acceptée tant qu’elle épargne le Parti. En cela, la
marge de liberté accordée aux auteurs tibétains ne se distingue pas de celle accordée aux
écrivains Han.
1959,l’Indeetl’exil
Mais, dans ce paysage aseptisé, les spécificités de l’histoire tibétaine des années 1950 ont fait
quelques apparitions discrètes. Ainsi, l’écrivain Anyön Tashi Dondrup, dans sa nouvelle
« Pays de neiges, monde de conscience »4, évoquait en 1995 un jeune homme disparu pour
échapper à son destin de moine. Un personnage déclarait : « D’aucuns disent qu’il est parti
dans le Kham, d’autres au Tibet Central, et d’autres qu’il s’est enfui en Inde »5. L’allusion
s’arrêtait là. Dans « Espoir » de Trabha (1995)6, l’un des personnages mentionnait l’Inde en
passant : « On raconte aussi que le mari de Tchamkyi se serait enfui en Inde »7. La nouvelle
« Retrouvailles » de Drongbu Dorje Rinchen8 a pour thème central les retrouvailles entre une
mère et son fils Tänpa, de retour d’exil en Inde après une si longue durée que tous le croient
mort depuis longtemps. Voici comment les protagonistes expliquent la fuite en Inde du héros :
« – Il n’est pas facile de revenir d’Inde.
– Tänpa s’est-il enrichi ?
– Évidemment ! S’il n’avait pas fait fortune pendant toutes ces années, pourquoi serait-il resté
en Inde jusqu’à maintenant ? »9
Ainsi, s’il est question de difficultés dont on ne saura rien (politiques ? économiques ?
sociales ?), le narrateur tait les motifs de la fuite en exil, qu’il associe à une promesse
d’enrichissement. Or, les deux mille Tibétains qui fuient en Inde tous les ans depuis le début
des années 1980, traversent l’Himalaya d’abord et avant tout pour pouvoir rencontrer le dalaïlama. Peu ont l’ambition de s’enrichir dans un pays inconnu, pauvre, dont ils ne parlent pas la
langue, ne connaissent pas le système de fonctionnement et supportent mal le climat. Les
mentions de l’Inde sont donc aussi rares qu’elles sont lacunaires.
1958:larébellionenAmdo
Plus que 1959 ou la révolution culturelle, l’année 1958 (sous sa forme abrégée nga brgyad)
représente l’année des catastrophes pour les Tibétains de la province de l’Amdo, qui couvre le
nord-est du Tibet et est réparti sur les provinces chinoises du Qinghai, du Gansu et du
Sichuan. En effet, une massive rébellion anti-communiste y fut sévèrement matée, suivie par
la tragique famine du Grand bond en avant. Les dégâts humains et culturels furent immenses,
mais restent encore méconnus, en raison d’un double silence officiel : sur le conflit sinotibétain de 1958 et sur le Grand bond en avant en Chine. Cette omerta explique que, pour les
Tibétains de l’Amdo, l’étiquette de « révolution culturelle » soit apposée non pas à la seule
période 1966-1976, comme ailleurs en Chine, mais sur la période 1958-1976.
4
A smyon Bkra shis don grub 1999a.
« Gsar bu rnams kyi gras su kho rang Rgya gar du bros song zhes sgrog mkhan yang yod » (A smyon Bkra shis
don grub 1999a : 353).
6
Bkra bha 1995.
7
“Da ring Byams skyid kyi khyo ka Rgya gar la bros song zer” (Bkra bha 1995 : 49).
8
’Brong bu Rdo rje rin chen 2001.
9
’Brong bu rdo rje rin chen 2001 : 275.
5
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1958 figurait jusqu’à récemment dans quelques nouvelles seulement, toujours en arrière-plan :
dans « Confidences d’un prisonnier »10, deux anciens codétenus de « 58 » célèbrent un quart
de siècle plus tard leur solide amitié forgée en prison. Deux nouvelles de Dondrupgyäl,
« Tsultrim Gyatso » (1985)11 et « Le vieux à la tête dure »12 (date inconnue), lui font une
place aussi. La nouvelle « Journal au bord du chemin » de Drongbu Dorje Rinchen13 (1992)
met en scène un homme qui s’apprête à rendre une visite inattendue à un compagnon de camp
de travail de 1958. L’année 1958 est donc associée à la prison, aux camps de travail, mais les
auteurs ne fournissent aucun autre détail.
Lepasséinterditqu’onaffiche
Ces allusions furtives à 1959, à l’exil et à « 58 » ne figuraient que marginalement dans les
textes littéraires jusqu’en 2007. Mais, depuis lors, plusieurs productions littéraires et
culturelles ont pris pour thème central la confrontation armée à la fin des années 1950 entre
Chinois et Tibétains. La manière explicite dont ils la décrivent et la dénoncent conteste le
mode narratif jusque là dominant, fait principalement de silence ou, au mieux, d’allusions.
Ces productions sont encore rares, puisqu’on dénombre cinq livres, une chanson et un film.
Ce sont :
1° Un volume de Mémoires14 (Joies et malheurs de l’enfant de Nagtsang, Nagtsang Nulo,
2007)15
2° Deux recueils d’interviews de témoins âgés survivants par un même auteur, Jamdo
Rinzang (À l’écoute attentive de mon pays natal, n.d.1 et Mon pays natal et la Libération
pacifique, n.d.2)16
3° Un roman (La Tempête rouge de Tsering Dondrup, 2009)17
4° Un essai (La démarcation entre le ciel et la terre, Shogdung, 2009)18
5° Une chanson (1958, de Tashi Dondrup, en 2008)
6° Un film documentaire composé d’interviews réalisé dans la région de Golok, en Amdo
(Nature’s Gift, de Tashi Sangwo, 2010)
Leur faible nombre ne doit pas cacher leur portée : la chanson a été amplement téléchargée
sur des téléphones portables, le livre de témoignages a atteint un tirage record avec plusieurs
dizaines de milliers d’exemplaires pour une population de 6 millions dont la moitié seulement
est alphabétisée. L’essai a connu quatre éditions clandestines au moins.
10
A smyon Bkra shis don grub 1999b.
Don grub rgyal 1997b.
12
Don grub rgyal 1997c.
13
’Brong bu Rdo rje rin chen 1992. Pour une traduction voir Drongbu Dorje Rinchen 1998.
14
Selon P. Nora, la différence entre « Mémoires » et « autobiographie » est la suivante : « … Les Mémoires
étant, pour schématiser, le récit d’une inscription individuelle dans l’histoire, supposant une légitimité reconnue
par la position sociale ou les actions personnelles, donc l’exploration d’un donné ; l’autobiographie consistant,
au contraire, dans la découverte de soi par l’exploration de sa personnalité. Le mémorialiste visa la transmission,
l’autobiographe cherche le ‘connais-toi toi-même’ ». Mais, dans les deux cas, la dimension littéraire est
impliquée dans la démarche de prétention à la vérité » (Nora 2011 : 8-9).
15
Nags tshang 2007. La publication d’une traduction en anglais est en cours d’étude chez Duke University Press.
16
Bya mdo Rin bzang n.d.1 et Bya mdo Rin bzang n.d.2.
17
Tshe ring don grub 2006. Le livre indique une publication en 2006, mais il est paru en réalité en 2009. Le
début du premier chapitre de ce roman avait paru dès 2002 dans les pages littéraires du journal Nouvelles en
tibétain du Qinghai (Mtsho sngon bod yig gsar ’gyur).
18
Zhogs dung 2009.
11
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Pourquoi maintenant ?
Comment expliquer cette soudaine apparition et le succès de textes, chansons et images
déplorant les violences de 1958 ? Écartons l’hypothèse d’une simple coïncidence. Il nous
semble qu’on assiste à un phénomène de « remémorialisation culturelle » (« cultural
remembrance »19). Plusieurs facteurs ont concouru à ce phénomène.
Il a fallu d’abord la relative autonomisation ou émancipation du champ culturel : les livres
précités ont tous été publiés hors des grandes maisons d’édition tibétaines, qui ont refusé les
manuscrits ou n’ont pas été sollicitées. La chanson est une production privée et le film réalisé
dans le cadre d’une ONG.
Ensuite, il a fallu que la scène littéraire tibétaine se déplace de Lhasa, dans les années 1980, à
l’Amdo, depuis le milieu des années 1990. La très grande majorité des écrivains tibétains
d’aujourd’hui provient de la région de l’Amdo. Sont arrivés à maturité littéraire les enfants et
les petits-enfants des victimes du traumatisme collectif des massacres puis de la famine de
1958-1960.
La conscience de la disparition annoncée des derniers témoins et survivants joue également un
rôle. Dans le recueil de témoignages, chaque entretien commence par une question de type :
« Alors, grand-père (grand-mère, tante), pouvez-vous nous parler de 1958 ? » Les interviewés
opposent tous un refus, principalement parce que la mémoire de ces années noires leur est
encore douloureuse. L’interviewer expose alors sa démarche : « Vous allez bientôt mourir,
vous et tous ceux de votre génération, alors que ferons-nous quand les derniers témoins auront
disparu ? » Le témoin âgé finit par consentir à se souvenir à voix haute de cette époque
maudite, et les scènes décrites sont proprement terrifiantes.
Enfin, on peut se demander dans quelle mesure a filtré jusqu’au Tibet l’injonction de devoir
de mémoire qui est en vigueur dans la société de l’exil, le dalaï-lama exhortant avec succès
ses congénères d’exil, aussi humbles qu’ils soient, à mettre leurs mémoires par écrit.
Du côté du pouvoir chinois, peut-on évoquer un assouplissement des politiques de pratique
mémorielle ? C’est peu probable. Tsering Dondrup, l’auteur du roman La Tempête rouge, a
été démis de son poste de directeur des archives de Henan, grâce auquel il avait un accès
privilégié aux statistiques confidentielles. L’essayiste Shogdung, éditeur dans une maison
d’édition officielle, a été mis au secret pendant sept mois en 2010, soupçonné d’« incitation au
séparatisme ». Le jeune chanteur Tashi Dondrup qui a interprété la chanson « 1958 » a été
arrêté en décembre 2009 et condamné à quinze mois de rééducation par le travail. Jamdo
Rinzang, qui a recueilli les témoignages des survivants, a été torturé et se déplacerait avec
difficulté. Seul le mémorialiste Nagtsang Nulo semble indemne pour l’instant, malgré
l’interdiction tardive de son livre, après cinq années de circulation. Il est possible qu’il soit
protégé par son statut prestigieux d’ancien vice-juge à la Cour Populaire de son district.
Nagtsang Nulo a publié en ligne un texte expliquant aux jeunes Tibétains l’importance de la
connaissance de l’histoire de sa propre « nationalité »20. Selon lui, elle seule permet d’éviter la
19
“I use the term ‘cultural remembrance’ here to designate the complex set of mnemonic practices through
which collective views of the past are continuously being shaped, circulated, reproduced, and (un)critically
transformed with the help of media” (Rigney 2009 : 6).
20
Nags tshang Nus blo 2011. Je remercie X. de Heering (EHESS, Inalco) pour m’avoir signalé ce texte.
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haine interethnique et le séparatisme, mais aussi de prendre conscience de l’importance de
l’égalité entre les peuples au sein d’un même pays et de la nécessité de chercher à se
développer pour ne pas être avalé par un peuple plus puissant que soi. L’allusion est claire.
Nagtsang Nulo fait sienne sans le savoir la phrase de F. Rastier : « dépassant les circonstances
d’une déposition, le témoignage revêt[…] une valeur d’éducation, seule justification de ce
qu’on a appelé ‘devoir de mémoire’. Il laisse transparaître une volonté didactique : il demande
plutôt justice que vengeance ; il entend prévenir, après avoir sanctionné. Il ne s’agit pas de
prêchi-prêcha, mais de résistance »21.
En conclusion, ces productions culturelles sont autant de mises en pratique d’un « droit de
mémoire » encore interdit, la période évoquée ne pouvant être discutée ouvertement et ne
faisant pas l’objet d’une recherche scientifique et historique accessible en Chine ni, bien sûr,
au Tibet. Au travers de ces « pratiques mémorielles » culturelles, des artistes, intellectuels et
écrivains tibétains exercent une résistance culturelle et historique car elles contestent la vision
chinoise univoque de l’histoire récente des relations sino-tibétaines. L. Aragon avait déclaré
après 1945 qu’il avait pratiqué pendant la guerre la « contrebande littéraire », qu’il définissait
comme « l’art d’éveiller des sentiments formidables avec des mots autorisés »22. Pendant
vingt-cinq ans, plusieurs écrivains engagés mais prudents ont eu recours à cette méthode, faite
principalement d’allusions, de silences, de métaphores. Mais depuis 2007, plusieurs acteurs de
la scène culturelle tibétaine semblent avoir décidé de se passer de cet artifice et d’exposer au
grand jour une représentation sans concession d’un « passé qui ne passe pas ». Cette nouvelle
attitude confirme qu’on peut considérer le champ culturel au Tibet comme un ersatz de
société civile, dans un contexte de domination. En effet, au travers des prises de parole (écrite,
chantée, filmée) publique se forme « un socle de références culturelles communes, […qui]
appelle au réveil des consciences, réanime le sentiment d’appartenance et favorise
l’engagement »23. C’est bien là le propre d’une société civile.
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21
Rastier 2010 : 117.
Riding 2010 : 279.
23
Benestroff 2010 : 44. Sur cette interprétation du champ culturel tibétain aujourd’hui comme embryon de
société civile, voir Robin à paraître.
22
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