Nicolas Bouvier - L`esprit Livre

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Nicolas Bouvier - L`esprit Livre
A propos de Nicolas Bouvier
Le nomade éternel
par Mona Ozouf, Le Nouvel Observateur
A peine le recueil de poèmes de Nicolas Bouvier - « le Dehors et le Dedans », une édition enrichie de
nouveaux vers - était-il sur la table que tombait à la radio la nouvelle de sa mort. Pour tous ceux qui ont
noué avec Nicolas Bouvier, à travers ses écrits, une relation fraternelle, c'est une raison de plus pour s'y
attarder : la poésie avait à ses yeux une fonction consolatrice. Et on s'arrête alors tout net devant ces vers
: « Quand tisonner les mots pour un peu de couleur/ne sera plus ton affaire/Quand tout aura revêtu la
silencieuse opacité du houx/ce jour-là/ quelqu'un t'attendra sur le bord du chemin/pour te dire que c'était
bien ainsi/que tu devais terminer ton voyage/tout à fait démuni. » Au long des routes parcourues par
Nicolas Bouvier, de Laponie en Anatolie, du Tibet à l'Irlande, la pensée de la mort l'a toujours
accompagné. Il n'avait, disait-il, jamais pu échapper à la méditation du moment où il faudrait franchir cette
douane aux tarifs inconnus. Il s'en félicitait. Il jugeait funeste la discrétion dont l'Occident entoure ses
morts, et n'avait que dérision pour les enterrements de Genève, avec « leurs visages de beurre, leurs
gants blancs, leurs limousines silencieuses ». La vive conscience de n'avoir à faire sur cette terre qu'un
pauvre parcours transitoire entraîne en revanche à ouvrir l'oeil et l'oreille, à ne rien perdre des bruits, des
couleurs, des odeurs du monde. Nul pathos donc dans son évocation de la mort ; mais l'assentiment, mêlé
de curiosité, pour l'instant d'extrême dénuement, qu'elle doit être tout juste capable de vous arracher cette
phrase : « C'est donc ainsi. »
Or c'est aussi la phrase qui rythme les voyages : voyager, c'est apprendre à mourir. Car Nicolas Bouvier
est un voyageur étrange. Non seulement c'est un Suisse de l'espèce nomade, qui proteste à lui seul contre
l'image rangée, industrieuse et placide de son pays d'horloges et de coucous. Mais parmi toutes les
variétés possibles de voyageurs, il est de ceux qui tiennent le voyage pour une école, non
d'enrichissement, mais d'appauvrissement. La pratique des grands chemins, tout comme la pensée de la
mort, dégonfle l'ego et fait découvrir qu'on n'est rien ; les dangers de la route obligent à se débarrasser des
cargaisons superflues ; la fatigue hallucinatoire de la marche à pied vide l'esprit. Nicolas Bouvier a un
faible pour les pays accordés à ce vide - le Japon frugal, l'Irlande laconique - et pour les paysages
déshérités : une grève allongée dans la brume, deux tourbières désolées, trois chevaux noirs suffisent à
l'exaltation du voyageur.
Que gagne-t-il à tout ce vide, en lui et autour de lui ? D'abord la sûreté du coup d'oeil. Si le voyageur en
sait trop, il y a tout à parier qu'il passera sans les voir devant l'oeil phosphorescent d'un renard, l'arbre
griffu au bord d'un verger taché de neige, la rosette qui brille sur le veston d'un important « comme un petit
oeil irrité », et, au-delà d'un visage solennel, « le filet de vie intérieure comme une humble courette derrière
une porte à fronton ». Ce qu'a tout de suite saisi le voyageur sans préjugés ni bagages. Même si - comme
Nicolas Bouvier dans les dix jours qu'il passe aux îles d'Aran - il a le corps secoué par la fièvre et les
jambes coupées dès qu'il quitte l'édredon bleu de sa chambre chaulée, il a capté dès l'arrivée la sévère
bichromie des îles, la royauté encolérée d'un vent qui ne se lasse jamais, rend les îliens muets, et emporte
sans recours tout sentiment stable du moi.
Une autre promesse encore est faite au voyageur démuni : il peut espérer atteindre ce qu'il y a de plus
difficile dans l'existence humaine ; éviter l'anticipation et la précipitation ; se faire présent au présent ; saisir
l'essentiel en soi, car « la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rend comme ces serviettes
élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels ». Peut-être enfin - car
l'observateur réaliste et minimaliste qu'est Nicolas Bouvier est aussi un visionnaire - aborder « ce terrifiant
point zéro de l'existence, au-delà duquel il doit encore y avoir quel- que chose ». Où le voyage, une fois de
plus, rencontre la mort.
A cet éloge du dénuement, il ne faudrait pas se laisser prendre au point d'en faire un éloge de l'in- culture.
L'ignorance de Nicolas Bouvier est une innocence seconde, reconquise sur d'immenses connaissances. Il
a raconté dans « Routes et déroutes » son enfance immergée dans les livres, son adolescence dans un
milieu cultivé où passaient Melville, Yourcenar, Hermann Hesse, Musil... Au jeune homme chargé de
savoirs et comblé de dons, promis à une brillante carrière universitaire, la vie avait réservé encore une
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chance. L'intelligence d'un père auquel il peut confier que le taraudent la passion des voyages et le dégoût
d'une existence assise, et qui met une seule condition aux départs hasardeux et aux trajets incongrus :
tout lui raconter au retour. Nicolas Bouvier s'est donc accoutumé très tôt à devoir acquitter en mots ses
errances, ses bivouacs et ses rencontres. Non sans difficulté à vaincre la page blanche, mais avec le souci
de trier les mots les plus justes. Et dans ce serment fait au père a tenu aussi notre immense bonheur de
lecteurs.
© Le Nouvel Observateur, www.nouvelobs.com
a
Un regard épuré et une écriture émerveillée
pour arriver à saisir le grain du monde
par Jacques Meunier, Le Monde
Mieux que personne, Nicolas Bouvier a su donner le change : sous couleur d'évasion, il rapporte des
images qu'il travaille avec la ferveur d'un miniaturiste. Il est concret et visuel. Sa prose, alerte et
émerveillée, fait quelquefois songer à Bruegel et à Chagall. Son goût de l'adjectif l'apparente aux conteurs
orientaux et son art de la digression à Laurence Sterne. Ses carnets de route sont pleins de mots ronds,
de mots chauds, de mots qui font univers. La réussite de cet écrivain-voyageur vient de ce que sa qualité
de voyageur n'annihile pas ses qualités d'écrivain. L'expérience de l'ailleurs le subjugue et, surtout, lui
permet d'affiner son regard et de se délester du superflu. Voyager, pour lui, est autant une affaire de
curiosité que d'hygiène : il part pour dans tous les sens de l'expression en avoir le coeur net.
Nicolas Bouvier est né le 6 mars 1929, au Grand-Lancy, près de Genève. Chétif, introverti, petit dernier
d'une famille de trois enfants, il n'a pas trop aimé ses années d'apprentissage. "J'ai été élevé dans un
milieu huguenot, à la fois rigoriste et éclairé, très ouvert intellectuellement, mais où tout l'aspect émotif de
l'existence était sévèrement géré", me confiait-il un jour. Et, comme au ralenti, avec un rien d'accent
genevois, d'ajouter : "Le mot ``échec`` manquait à mon vocabulaire comme un des jours de la semaine
qu'on aurait escamoté."
Il a raconté dans "Thesaurus pauperum" (revue Gulliver no 2 et 3, juin 1990), dans L'Echappée belle
(Métropolis, Genève, 1996) et dans Routes et déroutes (Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall,
Métropolis, Genève, 1992) comment était née son "impatience du monde". Entre six et sept ans, il lit tout
Jules Verne, Curwood, Stevenson, London et Fenimore Cooper cela lui est facilité par le métier de son
père : bibliothécaire, et il regarde son milieu avec un soupçon d'incrédulité. "A huit ans, je traçais avec
l'ongle de mon pouce le cours du Yukon dans le beurre de ma tartine. Déjà l'attente du monde : grandir et
déguerpir." Le jeune Nicolas sait donc par avance qu'il n'acceptera pas la vie "clés en main" qui lui est
promise. Son désir d'errance ira en s'affirmant.
Vient le temps des "maraudes adolescentes" : Bourgogne, Toscane, Provence, Flandres. Peu à peu,
délaissant sa passion du piano et une brève lubie pour la critique musicale, il étend son rayon d'action :
Sahara, Laponie, Anatolie. Ces différents voyages feront l'objet de quelques articles dans La Tribune et La
Suisse. Une marche de trois jours dans la toundra finlandaise ponctuée de bivouacs à la belle étoile le
convainc qu'il est fait pour l'"état nomade". Après avoir passé deux licences en parallèle (lettres et droit),
étudié un peu le sanscrit et suivi des cours d'histoire médiévale, caressé l'idée d'une thèse (l'étude
comparative de Manon Lescaut et de Moll Flanders), il décide, en compagnie de Thierry Vernet, qu'il tient
pour son "jumeau psychologique" et son "compagnon intemporel", de partir "sans esprit de retour". Ces
deux ans de tribulations, à bord d'une Fiat Topolino, les mèneront de la Yougoslavie jusqu'aux Indes.
Thierry peint et Nicolas écrit. En 1963, huit ans après le début de leur dérive, ils publieront un livre
polyphonique et vagabond, un chef-d'oeuvre : L'Usage du monde (Droz, Genève, 1963; Julliard, 1965; La
Découverte, 1985; Payot, 1992).
Poursuivant son voyage en solo, Nicolas Bouvier s'arrête à Ceylan, où il est saisi par la solitude et la
déprime. Pris par l'ambiance maléfique de la ville de Galle, frappé par une peine de coeur, submergé par
le lieu, il manque de perdre pied. Le Poisson-scorpion (Bertil Galland/Gallimard, 1981, Prix de la critique
1982; Payot, 1990; Folio, 1996) qu'il publiera seulement en 1981 narre cette histoire d'enlisement. Petit
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livre noir, surécrit, le récit, mi-vécu, mi fantasmé, irradié d'exotisme douloureux, fait penser à La Nausée de
Jean-Paul Sartre et à Ecuador d'Henri Michaux.
Cet épisode, dont Nicolas Bouvier aura du mal à se défaire, explique peut-être son engouement immédiat
pour le Japon, où, entre 1964 et 1965, il semble renaître à lui-même. Le pays, en plein décollage
économique, le fascine et le stimule. Il y trouve bonheur et insertion. Les mots-clés de son esthétique
nomade reviennent alors sous sa plume : légèreté, gaieté, courage, mais aussi la série de ses thèmes
favoris qui se déclinent à partir de la même lettre de l'alphabet : la fatigue, la flânerie, la fraîcheur, la
fatalité, la frugalité, les femmes. Japon (Rencontre, Lausanne, 1967), réédité sous le titre de Chronique
japonaise (L'Age d'homme, Lausanne, 1975; Payot, 1989) et augmenté, à la suite d'un troisième séjour,
dresse le portrait historique et moral d'une société, mais il porte aussi, en filigrane, le credo de l'auteur :
pour s'exposer, il faut faire tomber l'armure. Pour renaître et retrouver ses sensations, pour toucher à
l'essentiel, il faut d'abord se détruire...
Myope et gaucher, sujet à la neurasthénie, bon buveur, Nicolas Bouvier affiche en public une élégance
fraternelle et sereine. Dandy dans l'expression, soignant son négligé et s'abritant derrière un humour
feutré, il ne sacrifie cependant rien de sa vie intérieure. Ceux qui le rencontrent sont moins impressionnés
par sa carrure littéraire que par ce qui, de toute façon, l'aurait distingué eût-il été juge, pianiste ou
chaudronnier : c'était une belle personne. Rien, chez lui, ne trahit le "petit homme", le littérateur envieux et
condescendant. Il est tel qu'il se montre dans ses voyages. L'attention toujours en éveil et, sous la
paupière tendre, l'oeil narquois.
Poète, photographe, iconographe, homme de radio et de télévision, guide touristique en Chine, professeur,
visiteur aux Etats-Unis, Nicolas Bouvier aura été comme dans Kipling le Sais de Me Youghal un homme
protée. Sédentaire, il change volontiers de casquette, comme si la diversité devait compenser l'immobilité
provisoire. Cette polarité se retrouve dans sa production littéraire : il équilibre les livres "à façon", comme
Vingt-cinq ans ensemble (Une histoire de la Télévision suisse romande (trois volumes), SSR, Lausanne,
1979), Les Boissonnas, une dynastie de photographes (Payot, Lausanne, 1983) ou L'Art populaire
(Desertina Verlag, Pro Helvetia, 1991), par des recueils de textes extrêmement libres et fortement écrits,
tels que Journal d'Aran et d'autres lieux (Payot, 1990) et Le Hibou et la Baleine (Zoé, Genève, 1993). Peu
importe qu'il voyage ou non puisque, rompu au principe de la "double distillation", il se re-souvient. Voilà
pourquoi, aussi, reclus dans sa thébaïde de Cologny, il aime passer de longues heures entre sa femme,
ses deux enfants, ses livres, ses disques et ses chats. Eliane "toute droite sortie d'un poème de Paul-Jean
Toulet" sera une compagne d'escale et d'escapades, une femme qui lui ressemble et à qui il dédie ce qui
finalement, à ses yeux, a le plus de prix : ses poèmes (Le Dehors et le Dedans, La Découverte, 1991).
Nicolas Bouvier manquera beaucoup à la tribu informelle des écrivains-voyageurs. Non parce qu'il était un
chef de file honneur qu'il récusait, mais parce que, sans lui, il leur semblera plus difficile de trouver le mot
juste, que les images fugaces risqueront de s'éclipser, que le grain du monde, enfin, si délicat à fixer,
pourrait bien, par maladresse ou inadvertance, leur échapper. André Breton, dont il n'appréciait guère le
ton péremptoire, avait bien vu le danger : le réel s'appauvrit de n'être pas énoncé.
© Le Monde, www.lemonde.fr
a
L'échappée belle
par Michel Audétat, L'Hebdo
Il y a bientôt trente ans de cela, sur une île au large des côtes coréennes, Nicolas Bouvier s'était arrêté
devant des tombes chamaniques. Paysage bosselé et d'un vert tendre. Lumière matinale. Quelque chose
de léger qui flotte dans l'air. Rien dans ce cimetière qui évoque le châtiment, la douleur, mais une sorte de
béatitude ensommeillée à laquelle on s'accorde sereinement. C'était un lieu parfait, d'une simple évidence,
comme il s'en présente parfois au voyageur disponible qui se laisse conduire par la route. Nicolas Bouvier
avait alors pensé: «Je reviendrai mourir ici.»
Nicolas Bouvier n'est pourtant pas mort en Corée mais à Genève où il était né, en mars 1929, et on reste
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devant cette disparition avec le sentiment d'une dette énorme. «L'usage du monde», «Chronique
japonaise», «Le poisson scorpion», «Journal d'Aran et d'autres lieux», «Le dehors et le dedans»... Ces
livres nous ont fait aimer le monde, nous l'ont rendu moins étranger, un peu plus fraternel et habitable.
C'est une oeuvre dense et forte, dans laquelle on respire, qui prend le large, offre des bonheurs de lecture
à chaque ligne, mais où tremble également une conscience inquiète: celle d'un homme qui, aussi loin qu'il
soit allé, n'a jamais eu l'intention de se fuir.
«L'usage du monde», son premier livre, traverse les pays balkaniques, les vastes terres anatoliennes,
l'Iran et l'Afghanistan avant d'arriver à ce constat: «Comme une eau, le monde vous traverse et pour un
temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant
cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui,
paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.»
On passe son enfance le nez dans les atlas, derrière les murs de la bonne société genevoise, et on se
retrouve un jour dans une Fiat Topolino zigzaguant sur les routes d'Asie centrale. Comme Charles-Albert
Cingria, Blaise Cendrars ou Ella Maillart, Nicolas Bouvier appartient à cette Suisse vagabonde qui n'a
jamais eu beaucoup de goût pour les ambiances confinées et les macérations locales. Comme Paul
Valéry, il a par ailleurs toujours eu le sentiment que l'Europe n'est pas grand-chose d'autre qu'un petit
promontoire de l'Asie.
Sa première échappée belle («L'usage du monde»), en 1953 et en compagnie du dessinateur Thierry
Vernet, l'entraîne donc vers l'Est, à travers cette continuité, pas seulement territoriale, qui nous relie
intimement aux extrémités de l'Asie jaune. Au-delà il y a encore le Japon: celui que Bouvier retrace dans
les «Chroniques japonaises», léger, drôle, terriblement aimable avec ses temples et ses bordels, plus
proche de Rabelais que de Mishima. Plus loin on quitte l'Orient pour l'Occident: Bouvier attendra la
soixantaine avant de se risquer en Amérique.
Iconographe et écrivain, Nicolas Bouvier fut plus discrètement porté par une âme de musicien. Devant la
beauté du monde, il voulait «ouvrir l'oeil pour rendre justice aux choses, dresser l'oreille pour déchiffrer la
musique qui seule les fait tenir ensemble...» («Le poisson scorpion»). Mais les mots peuvent-ils rendre
quelque chose de cette musique? Chez Bouvier, l'écriture fut toujours une longue patience. Il lui fallait
attendre que les souvenirs décantent, rassembler ce qui était dispersé, et se mettre à l'établi. Son oeuvre
n'est pas large, moins de dix livres, mais sculptée avec une précision d'orfèvre et finement concentrée.
On aurait tort d'imaginer le voyage comme un agrément. Chez Bouvier, il vide, use, érode, épuise, tanne la
peau, détraque le corps, entame la chair, fait chèrement payer la liberté intérieure qu'il délivre malgré tout.
A la fin du «Poisson scorpion», récit fiévreux et halluciné d'un séjour à Ceylan, figure cette citation de
Louis-Ferdinand Céline: «La pire défaite en tout c'est d'oublier et surtout ce qui vous a fait crever.» Mais le
voyage ramène aussi à l'essentiel, apprend la frugalité, dépouille, rend poreux, allège.
Paradoxalement, c'est par cette approche du vide que s'éprouve pleinement la connivence avec le monde.
Il y a parfois, dans les voyages de Bouvier, des creux où le temps lui-même paraît suspendu. Comme
cette arrivée en Iran: «Un soir, on atteint une ville déjà obscure où de minces balcons à colonnes et
quelques dindons vous font signe. On y boit avec deux soldats, un maître d'école, un médecin apatride qui
vous parle allemand. On bâille, on s'étire, on s'endort. Dans la nuit la neige tombe, couvre les toits, étouffe
les cris, coupe les routes... et on reste six mois à Tabriz, Azerbaïdjan.»
Images du corps
Par Jean Starobinski, Introduction à Le Corps, miroir du monde (extrait)
Le point de départ de Nicolas Bouvier collectionneur d'images n'était pas un savoir tout fait. Le
repérage érudit et l'histoire lui ont moins importé que l'attrait exercé par les figures, leur horreur ou leur
grâce, leur qualité inspiratrice. En tout ce qu'il faisait, il aimait aller aux gens et aux choses avec sa
seule aptitude à s'émerveiller, c'est-à-dire avec ce don que possède, selon l'admirable formule de
Baudelaire, "l'enfant amoureux de cartes et d'estampes". Mais, dans sa quête, il avait un premier
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bagage qui lui venait de la fréquentation des poètes et des artistes qui eux-mêmes avaient recouru à
ce don d'émerveillement. Un oeil dûment averti par Klee, Michaux, Brauner, Soutter, n'a pu manquer
de déceler leurs annonciateurs et précurseurs, qui n'attendaient que d'être exhumés des in-folios où
ils étaient ensevelis. "J'ai donc, écrit Bouvier, passé des heures de félicité absolue, à découvrir cet
immense archipel des images qui m'a autant cultivé que les études ou les voyages que j'ai pu faire ou
ferai peut-être encore. Sans compter le plaisir presque gustatif que c'est que de cadrer, photographier,
tirer soi-même, dans le silence de la chambre noire, les documents qu'on a dénichés"
("Bibliothèques", La Guerre à huit ans, Genève, Zoé, 1999, p.45).
Au détour des livres feuilletés, le regard enfantin s'effraie devant certaines images, cherche à les fuir,
y revient en fraude: il évite et réitère tout ensemble sa frayeur, transformant son angoisse en
fascination. D'autres images, en revanche, par leur drôlerie ou leur tendresse sont ressenties comme
inépuisablement bienfaisantes. Dis-moi quelle image t'attire, je te dirai qui tu es. On a construit des
tests projectifs sur ce principe. Dans son choix d'images, Nicolas Bouvier a établi un journal de ses
explorations iconographiques et s'est confessé par voie indirecte, peut-être à son insu, avec toute sa
curiosité du fantastique et de la douleur. En effet, les images choisies par Nicolas Bouvier le
dépeignent lui-même, en révélant, par delà les normes habituelles du beau, l'attrait de l'étrange,
l'intérêt pour les cultures (amérindiennes ou orientales) qui ignoraient la nôtre, le penchant pour le
risible, quand c'est au prix du rire qu'on peut faire face à l'horrible.
Je conjecture volontiers que Nicolas Bouvier a collectionné ces images si souvent cruelles pour se
dépayser et se mettre lui-même à l'épreuve de l'étrangeté, de même que dans ses voyages il a voulu
renoncer à ses vieilles certitudes, s'infliger le dénuement le plus rude, pour parvenir à mettre à nu
l'essentiel.
Nicolas Bouvier, le regard retrouvé
par Daniel Girardin, conservateur du Musée de l'Elysée, Lausanne
Fasciné par le voyage, Nicolas Bouvier prépara dès le début des année cinquante un périple qui lui
fera parcourir en voiture la route de l'Orient, de Genève à Ceylan, en passant notamment par la
Yougoslavie, la Macédoine, la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan, puis l'Inde et Ceylan. Il poursuivra plus
tard sa quête jusqu'au Japon, où il séjournera régulièrement.
De son premier voyage entrepris avec le peintre et dessinateur Thierry Vernet, de juin 1953 à
décembre 1954, Nicolas Bouvier écrira quelques années plus tard un livre, qui fera date dans la
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littérature française, " L'Usage du Monde " . Celui-ci transcrit avec humour, ironie et sensibilité un
sens du monde puisé dans la rencontre et l'échange, dans l'émerveillement toujours recommencé de
la route à faire. La découverte de paysages et de cultures différentes, vécue dans l'idée d'un
nécessaire dépouillement physique et intellectuel, d'un abandon progressif de ce qui a été appris,
procure quant à elle liberté et émotions. Un état d'esprit résumé par Henri Michaux dans une formule
que Nicolas Bouvier aimait citer : " toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis,
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tu t'es laissé mettre dans la tête - innocent ! - sans songer aux conséquences " .
Le récit s'arrête au Khyber Pass, au départ de Thierry Vernet. Nicolas Bouvier continua seul le
voyage, à travers l'Inde jusqu'à Ceylan. Les photographies présentées dans cet ouvrage couvrent
l'intégralité du voyage, de Genève à Ceylan.
En 1952, un an avant son départ, Nicolas Bouvier avait interrogé Ella Maillart sur les conditions de
route et de voyage jusqu'à Madras, un chemin qu'elle avait déjà parcouru deux fois, et qui était alors
peu ou pas fréquentable. " Partout où des hommes vivent, un voyageur peut vivre aussi", lui avait-elle
répondu. Dans cette réponse laconique, mais essentielle, réside toute la philosophie qui guidera
Nicolas Bouvier. Le photographe Henri-Cartier Bresson ne s'exprimait pas différemment en affirmant :
" je ne voyageais pas, je vivais dans les pays ".
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Nicolas Bouvier fit très vite la même expérience, et comprit alors qu' " un voyage se passe de motifs. Il
ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est
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le voyage qui vous fait, ou vous défait " . Ou plus imagé : " on ne voyage pas pour se garnir
d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince,
vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat
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de savon dans les bordels " .
Cette manière de vivre, aux antipodes du tourisme actuel ou de l'acte de loisir, a été la garantie d'une
authentique découverte de la culture des autres. Et pour Nicolas Bouvier le reflet permanent de sa
propre réalité, miroir fascinant dans lequel il pouvait observer la silhouette nue mais authentique de sa
propre identité culturelle.
Pèlerin d'exception, " pérégrin " disait-il, Nicolas Bouvier acquit la subtile et profonde intelligence d'un
monde qui était celui du flâneur et du nomade. Filtrée par le temps, tamisée par la mémoire, décantée
par l'écriture, dynamisée par l'imagination, son expérience est devenue un récit existentiel, plus
proche d'une philosophie de la vie que de la stricte littérature de voyage. Il s'intègre, avec une
originalité et un talent particuliers, dans une tradition suisse documentaire exceptionnelle, de Karl
Bodmer à Ella Maillart. Du point de vue littéraire, il dit avoir une " dette " envers toute une filiation
littéraire romande marquée par l'expérience initiatique du voyage, notamment Blaise Cendrars et
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Charles-Albert Cingria . Sans oublier le Genevois Rodolphe Töpffer, le premier à utiliser le très
britannique concept d' " usage du monde ".
Très précis, observateur entomologiste au regard exercé, Nicolas Bouvier n'a pas tardé à découvrir la
photographie, qui est l'un des moyens d'expression traditionnels du voyageur. Elle l'encouragea à
exercer sa passion des détails et des fragments, à mettre en valeur les objets les plus humbles, qui
retrouvaient ainsi une pleine existence, isolés du chaos du monde. La photographie lui devint peu à
peu familière et lui permit de garder trace de la fulgurance des émotions ou de la simple beauté des
visages. Ce trait typiquement photographique deviendra même une constante de son style littéraire, et
il gardera, au-delà du long et douloureux travail des mots, la vivacité des découvertes au jour le jour,
relatées avec humour et ironie.
Le voyage de Genève à Ceylan a été sa première expérience photographique, mais il n'en a publié le
résultat qu'au compte-gouttes. Avoir réalisé le voyage et le livre avec le peintre et dessinateur Thierry
Vernet, qui a remarquablement illustré celui-ci de dessins, est certainement une première et délicate
censure. Car, de fait, le type de photographie pratiquée par Nicolas Bouvier était contradictoire avec le
projet d'écriture de son livre. Elle ne s'accordait guère à la dimension universelle de la pensée qu'il
exprime dans L'Usage du Monde.
La photographie n'y aurait joué qu'un rôle d'illustration partielle et trop pauvre d'une réalité ramenée à
sa pure contingence, dans un univers d'écriture où le sens des couleurs, des odeurs ou des sons,
ainsi que le trait ironique ou humoristique, sont des dimensions essentielles à la compréhension.
L'écriture montre l'unité du monde telle que Nicolas Bouvier la pense, alors que la photographie en
révèle la diversité telle qu'il l'a vécue.
Nicolas Bouvier s'est souvent exprimé sur le travail que représentait pour lui l'acte d'écriture. Presque
dix ans se sont écoulés entre le début du voyage et la première publication de L'Usage du Monde.
Entre-temps, il trie ses notes, prend de la distance, décide d'oublier ce qu'il ne veut restituer, rêve son
voyage, écoute les innombrables musiques qu'il avait enregistrées, écrit, rature, gomme, perd ses
manuscrits, réécrit, louvoie de doute en doute. Là, les photographies qu'il avait soigneusement
réalisées lui auront servi de carnet de notes mentales, profondément inscrites dans ses souvenirs par
son acte de photographe. Elles se situent dans le texte comme les " photographies verbales " de
Blaise Cendrars. Chez Nicolas Bouvier, le caractère descriptif de la photographie est étroitement mêlé
au style de narration.
Son écriture est ainsi faite de traits visuels ramenés à la mémoire et tributaires de l'image
photographique, qui provoquent une très forte impression de réalité par le sens du fragment et du
détail, au créateur d'un récit d'idées. Une particularité que Jacques Meunier résume par cette
excellente formule à propos de L'Usage du Monde : " fait de scènes et de tableaux, ce journal
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ressemble à un album de photos qui aurait réchappé d'un désastre " .
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Liées intimement à son style d'écriture, les photographies de Nicolas Bouvier ne sont ni les simples
éléments d'une archéologie de l'inspiration ni les notes de voyage secondaires et peu signifiantes
chargées de sauver le tout du naufrage de l'oubli. Elles ont un sens en dehors du projet d'écriture,
lorsqu'elles forment un ensemble autonome et cohérent. Pour lui, la photographie est une " autre
façon de raconter ", beaucoup plus directe. C'est en fait une autre approche, une autre lecture,
presque un autre projet, même si les interactions sont permanentes.
Ce premier voyage est aussi celui de la jeunesse, de l'enthousiasme et de l'amitié entre Nicolas
Bouvier et Thierry Vernet, un moment de la vie qui ne sera jamais plus, vécu comme une forme
d'affranchissement ou de rite d'initiation. L'écriture, quelques années plus tard, transcrira cette
expérience. Mais la photographie en garde, elle, une trace immédiate et directement perceptible.
Les photographies de Nicolas Bouvier sont d'une grande simplicité, souvent émouvantes, et elles
révèlent beaucoup de leur auteur lui-même. Scènes de genre, chevaux, artisans, femmes ou mères,
soldats armés surgissant brusquement des bois, fumeurs d'opium ou joueurs de bozkachi peuplent un
monde qui se déplace littéralement autour de la vieille Topolino, engloutis petit à petit par l'hiver de
Tabriz puis les grands paysages d'Asie, obstacles sublimes et insaisissables. Ces paysages imposent
leur esthétique monumentale et révèlent l'état de profond bonheur que le voyageur éprouve en les
découvrant là-bas, au bout d'une route qui serpente sans fin dans la chaleur.
Si le portrait est pour Nicolas Bouvier un rapport de confiance qui lui interdit toute image " volée ", le
paysage est la face primaire, violente et fascinante du voyage. La photographie se lit instinctivement,
et chacun la comprend à sa manière, en fonction de son vécu, de sa culture, de son inconscient.
Abstraite - elle restitue en noir et blanc -, figée dans l'espace et dans le temps, isolée du chaos du
monde, elle est une apparition sous forme d'énigme, un doigt posé sur une bouche invisible.
Cette puissance du visuel est souvent évoquée par l'écriture de Nicolas Bouvier comme une
diabolique image subliminale. Elle grave la pupille et jalonne d'inconscients codes de lecture les mots,
aspirés par le réel hors de la pensée et de l'imaginaire.
Ces photographies inédites, retrouvées incidemment dans l'atelier de Nicolas Bouvier après sa mort,
reflètent aussi les valeurs traditionnelles que leur confèrent les lois du temps : celle d'un voyage
impossible aujourd'hui, celle de la mise en perspective de cultures et de paysages transformés, aux
confins troubles de la nostalgie. Nicolas Bouvier a souvent fustigé l'ethnocentrisme de l'Occident et a
tout fait pour y échapper. Mais le désastre contemporain est malheureusement bien réel, confirmant le
pessimisme d'un Claude Lévi-Strauss qui s'offusquait du trop grand " souci de l'effet " de la
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photographie dite de voyage, dans un livre dont le titre - Tristes tropiques - est déjà en lui-même un
implacable réquisitoire.
Or les photographies de Nicolas Bouvier échappent totalement à cette constatation, car elles sont
encore le strict reflet subjectif de son expérience. Il n'aura pas eu à tricher, du moins jamais dans un
sens de manipulation des apparences. Sa curiosité, son respect des gens et sa volonté de conjurer la
" surdité au monde ", sa relative innocence - il n'est pas photographe professionnel - assurent à ses
images une authenticité essentielle, qui se décèle au premier regard.
La mode de la photographie de voyage est trop souvent apparentée à un vaste jeu de cache-cache, la
parodie du spectacle d'un monde perdu, dans lequel des nomades mythiques cachent les signes
extérieurs de leur modernité pour revêtir les apparences d'un passé disparu. Et à juste titre regretté.
De ce point de vue, les photographies de Nicolas Bouvier sont d'une sincérité absolue, et cette valeur
ajoutée n'est pas sans conséquence positive sur la réception qui leur est réservée aujourd'hui. Le
dialogue de Nicolas Bouvier avec son environnement naturel et culturel devient ainsi le regard d'un
monde moderne fasciné sur un monde désormais clos, nymbé du mythe des origines.
L'intérêt porté à la photographie dans notre culture est récent et le statut de celle-ci a profondément
changé. La photographie de reportage comme acte original d'un auteur est devenue exceptionnelle.
L'ère numérique a certes globalisé la mise en circulation des images, mais elle l'a paradoxalement
appauvri, en qualité et en originalité, et elle lui impose des codes nouveaux. Présente dans tous les
musées, la photographie est devenue l'heureux moyen d'expression de nombreux artistes, elle génére
dans le marché de l'art des sommes considérables, et elle est entrée, enfin, dans le domaine de la
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réflexion universitaire. De nombreux travaux photographiques, restés sans diffusion durant des
dizaines d'années, font l'objet d'une attentive réévaluation. C'est le cas des photographies de Nicolas
Bouvier.
Ce décalage entre deux moments distincts de la civilisation et le nouveau regard porté à l'expression
photographique mettent - tardivement - les photographies de Nicolas Bouvier en valeur. Dans une
période d'engouement pour l' " invitation au voyage " propice au regard rétrospectif, ces deux seules
notions auraient suffi à les faire sortir de l'ombre. Or elles sont plus que cela. Le contenu des images,
la qualité du regard, l'émotion pure, mais aussi le sens donné à ce projet, s'ajoutent à tous ces
éléments et le créditent d'une forte cohérence.
Ces photographies comportent également un aspect autobiographique en ce qu'elles dévoilent la
vitalité et la présence de l' " homme réel ", à travers une vision qui n'est ni une narration ni une fiction.
Chroniqueur de l'image, voyageur qui écrit Sur la route de l'Orient et au Japon, Nicolas Bouvier a
photographié, et il est devenu plus tard iconographe, c'est-à-dire " chercheur d'images " pour des
éditeurs, une démarche qui l'a conduit à réfléchir aux sens de celles-ci et à la diversité de leurs
usages. Il a ainsi mis en valeur les photographies des autres, recherché et reproduit des gravures, des
dessins et des aquarelles par dizaine de milliers, de bibliothèques en collections privées.
Il a constitué une collection iconographique, véritable musée imaginaire, et avait acquis avec le temps
une très grande culture visuelle, en témoignent ses brillantes chroniques d'images. Il a également écrit
un ouvrage sur les Boissonnas - une fameuse famille de photographes genevois - dont le plus
célèbre, Fred, a parcouru au tournant du XXème siècle la Grèce et l'Egypte, sur les traces d'Ulysse et
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de Moïse .
A l'occasion d'une rétrospective consacrée à Ella Maillart en 1990 au Musée de l'Elysée, Nicolas
Bouvier avait exprimé la claire distinction entre les voyageurs qui écrivent - parmi lesquels il se range 9
et les écrivains qui voyagent . Dans son cas, il serait juste de parler de voyageur qui photographie
plutôt que de photographe qui voyage. C'est une catégorie à part, caractérisée par de multiples
aspects - ethnographiques notamment - dont le propre est celui de l'appartenance au monde avant
toute autre considération..
L'Oeil du voyageur est le titre que Nicolas Bouvier et Jacques Meunier avaient retenu pour un projet
de publication commune, qui n'a pas abouti, mais qui aurait été constitué de textes basés sur leur
correspondance. Ce choix prouve l'intérêt que Nicolas Bouvier portait, jusque dans la littérature, à sa
propre expression photographique, comme extension de son oe il et comme image mentale. C'est à
cet art du regard, talentueux et subtil, qu'il nous renvoie.
Personne n'avait vu jusqu'à aujourd'hui l'ensemble des photographies réalisées par Nicolas Bouvier
lors de son premier voyage, restées en friche près de cinquante années. Fantômes d'un destin qui se
forgeait sur les routes poudreuses et témoins d'un bonheur libre et joyeux, elles suggèrent une
atmosphère plus qu'elles ne constituent une chronique précise des événements du voyage. Distantes,
éparses et fragiles au début du voyage, elles acquièrent au fil des kilomètres, en parfaite adéquation à
leur auteur, une force intérieure jubilatoire, traversée par la lumière éclatante de l'Orient.
1 Nicolas Bouvier, L'Usage du Monde, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992. La première édition a paru en 1963 chez Droz à Genève.
2 Henri Michaux, Poteaux d'angle, Paris, Gallimard, 1981, p. 9
3 Nicolas Bouvier, L'Usage du monde, Paris, Payot, 1992, p.12
4 Nicolas Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Paris, Payot, 1990, p.46
5 cf l'article de Gérald Froidevaux, " Ecriture et voyage en Suisse romande, de Béat de Muralt à Nicolas Bouvier ", in La Licorne,
Poitiers, 1989, pp. 179-188.
6 Jacques Meunier, Le Monocle de Conrad, Paris, Petite Bibliothèque Payot , 1993, p. 244
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7 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955
8 Nicolas Bouvier, Boissonnas, une dynastie de photographes 1864-1983, Lausanne, Payot, 1983
9 cf Ella Maillart, La Vie immédiate, Lausanne, 24 Heures, 1991
Daniel Girardin, conservateur du Musée de l'Elysée, Lausanne
© Hoëbeke
Le routard
Articles sur Nicolas Bouvier
http://www.routard.com/mag_dossiers/id_dm/11/nicolas_bouvier.htm
Une écriture hallucinée pour une oeuvre
hallucinante
Une oeuvre sculptée avec la précision d'un orfèvre
Son œuvre en dix livres a vu le jour après avoir macéré pendant de longues années, si bien
qu'une fine couche de passé recouvre ses écrits et ses photographies. La dualité de sa
démarche, alliant récit et réflexion, confère une certaine intemporalité à son écriture. Tel un
alchimiste de l'écriture, il a forgé ses livres dans la plus grande intimité, en les frottant au
réel mouvant qu'est le monde. Pétri par la vie d'autrui et les références érudites, le travail de
forçat de Nicolas Bouvier tire sa force dans cette volonté de rendre, dans un vocabulaire
opaque, pesant ou lacunaire, l'expérience de l'âme vagabonde aérienne et enivrante. Pour
lui, l'écriture est toujours une longue patience. Il lui faut attendre que les souvenirs
décantent, regrouper ce qui était éparpillé, et se mettre à l'établi. " Longue patience,
recherche et attente du mot juste qui rendrait aux rencontres, aux voix, aux paysages, aux
routes leur fraîcheur native et les contours précis qu'on avait perçus."
De L'Usage du monde au Journal d'Aran et d'autres lieux (Irlande, Chine, Corée), en passant
par Le Poisson scorpion (Ceylan) et les Chroniques japonaises, l'œuvre de Bouvier, sculptée
avec la précision d'un orfèvre, nous fait aimer la quintessence du monde. Une œuvre dans
laquelle on respire, qui prend le large et revient avec une conscience inquiète, car aiguë de
la réalité. Son périple dans l'espace initie à un autre voyage, au cœur des mots.
Nicolas Bouvier, également photographe, est presque peintre dans son écriture. De son
souci de la minutie résulte une écriture relevant de l'enluminure, verbale ou
photographique.
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L'éloge de la disparition
Dans ses livres, on découvre que le désir éperdu de partir suppose une prise de risque
maximale. Il garde, comme un cadeau, cet adage millerien : " Plongez, mais si vous plongez
avec une bouée, vous êtes certain de vous noyer."
L'écriture, comme le voyage, est pour Bouvier un exercice de disparition. Ses textes sont une
véritable mise en jeu de lui-même. Ses voyages se font objet littéraire, sans rapports aux
récits de voyage traditionnels. Lui-même préfère les nomades qui écrivent aux écrivains qui
bourlinguent, car les premiers font preuve à l'égard des mots d'une liberté que n'ont pas les
seconds.
" La dialectique de la vie nomade est faite de deux temps : s'attacher et s'arracher. On
n'arrête pas de vivre ce couple de mots tout au long de la route. "
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