Ce qu`on s`est dit
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Ce qu`on s`est dit
CE QU’ON S’EST DIT ! Stéphane VIGAND – Chargée de mission, Paris Stéphane VIGAND Je vais commencer par me présenter simplement en vous faisant part d’une catastrophe qui est survenue dans ma vie il y a un peu plus de douze ans. Nous partions au bureau, tous les matins avec mon mari, en faisant un bout de chemin ensemble : je prenais ensuite mon bus alors que lui continuait à pied. Un jour, peu de temps après être arrivé à mon bureau, j’ai reçu un coup de téléphone des pompiers qui me demandaient de venir les rejoindre à l’hôpital où ils avaient emmené mon mari après qu’il avait été touché par la foudre en pleine rue. J’ai retrouvé mon mari à l’hôpital, après avoir attendu pendant un long moment, et lorsque j’ai pu le rejoindre il parlait encore. Il semblait très mal, je voyais que c’était très grave mais personne ne pouvait me dire vraiment ce qui pouvait se passer. Tout cela a duré une journée, pendant laquelle j’ai l’ai vu progressivement se paralyser, ne plus pouvoir parler et finalement sombrer dans le coma ! C’est alors qu’il a été transféré dans une unité de soins intensifs où il a été suivi pendant un mois et demi. Mon mari avait à cette époque 33 ans. Nous avions deux petites filles, l’une de 14 mois et l’autre de 4 ans. Après une semaine d’hospitalisation, où on ne m’avait encore donné aucun diagnostic, la chef de service m’a mentionné qu’elle pensait qu’il s’agissait d’un « locked in syndrome » sans m’apporter davantage d’explication. Naturellement je me suis demandée ce que pouvait signifier concrètement un « locked in syndrome » : on m’a répondu « emmuré vivant », mais c’est à dire ? J’ai dû découvrir seule de quoi il s’agissait plus précisément. J’ai compris, seule et petit à petit après qu’il s’est réveillé de son coma, qu’il disposait en fait de toutes ses sensations et de ses facultés intellectuelles malgré le coma. Et un jour, en échangeant avec une infirmière avec qui je m’entendais bien, on m’explique qu’il est possible qu’une personne atteinte d’un « locked in syndrome » s’en sorte, mais que cela prend beaucoup de temps et « qu’avec un peu de chance, mon mari pourra bouger un doigt d’ici un an ». Alors là, ce n’était pas possible, je n’ai pas supporter cette information que je n’ai pas crue ! J’étais persuadée que mon mari allait s’en sortir et que toute ma vie allait recommencer normalement. La réalité aujourd’hui c’est qu’il ne bouge pas un seul doigt, douze ans plus tard. Il est physiquement immobile et s’exprime avec les yeux. Le « locked in syndrome » est un accident vasculaire au niveau du Respect, intimité, dépendance … les pratiques professionnelles interrogées Journées d’étude APF Formation – Unesco -–27, 28 et 29 janvier 2003 p.1 tronc cérébral qui laisse intact certaines fonctions, dont celle des yeux et des paupières en particulier. C’est à partir de ce petit mouvement resté possible qu’il faut trouver une solution pour communiquer. Quand il s’est réveillé du coma, il était trachéotomisé et ne pouvait de toute façon pas parler. Je n’avais pas compris à ce moment là qu’il ne reparlerait pas, personne ne me l’avait dit. Je me suis très vite aperçue qu’il donnait l’impression de me comprendre, et nous avions instauré un code de communication : un clignement des yeux pour me dire oui, et deux pour me dire non. Actuellement, il s’agit toujours de notre code de base. Sa sortie du coma a été très longue. Je me posais beaucoup de questions sur l’état de ses fonctions intellectuelles et au bout de deux mois c’est à travers ces échanges minimaux, que nous avions réussis à instaurer entre nous, qu’il m’a fait comprendre que ces fonctions avaient été préservées. Il a été la première personne à m’apporter cette information ! Il a ensuite été transféré dans un service un peu plus « allégé », mais son état n’avait pas changé. Je me suis rendue compte à quel point cela allait être terrible de ne pouvoir communiquer qu’à travers des réponses « oui/non » : il faut apprendre à poser les questions permettant des réponses simples, cela restait de toute façon très imparfait mais je n’envisageais absolument pas que ça puisse être une situation qui perdurerait sur le long terme. L’orthophoniste passait souvent dans la chambre de mon mari, entourée par une équipe de jeunes étudiantes. Un jour j’ai demandé à l’une de ces jeunes femmes s’il existait des codes pour nous permettre de palier l’incapacité de communication du moment. Elle me répondit que non, au contraire, car cela risquait de l’éloigner de l’envie de réapprendre à parler. Elle me conseilla de ne surtout pas trouver de code de substitution au langage ! Les bras m’en sont tombés, mais je n’ai pas lâché mon objectif de réussir à communiquer avec mon mari en l’absence de sa possibilité de parler. Ensuite, une amie m’a suggéré de mettre l’alphabet en colonne sur un tableau afin de l’utiliser à travers ses clignements de paupières. Ce code a fonctionné dès le premier jour et nous continuons à l’utiliser aujourd’hui. Malgré ses imperfections, ce code permet à mon mari de s’exprimer comme chacun d’entre nous … sauf qu’il le fait lettre par lettre. Avec le temps, nous nous sommes familiarisés avec ce code et j’arrive souvent à découvrir le mot qu’il exprime avant qu’il ait terminé de le désigner. Malgré tout, je dois dire que cela reste quelque chose qui n’est pas très simple. Dans mon souvenir, certainement très subjectif, la première chose que mon mari m’est dite est « je t’aime ». Nous avons ensuite entrepris d’écrire un livre en commun, chacun écrivant de son côté afin de raconter notre aventure mais depuis nos deux points de vue. J’ai découvert en le lisant que son propre Respect, intimité, dépendance … les pratiques professionnelles interrogées Journées d’étude APF Formation – Unesco -–27, 28 et 29 janvier 2003 p.2 souvenir de sa première phrase était « j’ai mal aux pieds ». Il était dans un lit d’hôpital trop petit pour lui qui, depuis trois mois, lui faisait souffrir une torture sans que personne n’ait pu réussir à s’en rendre compte. J’espère que les lits ont grandi depuis car mon mari n’est pas si grand que cela et qu’il dépassait déjà les normes anciennes ! Je me suis ensuite attachée à l’apprivoisement des infirmières et des aide-soignantes, car, si moi je savais qu’il était intellectuellement intègre je ne suis pas certaine que cela avait été dit au sein du service. Aussi, les infirmières et aide-soignantes traitaient mon mari comme un petit enfant. Je me rappelle entre autres que nombres de ses affaires lui ont été volées sous son nez ce qui, à la limite, nous prêtait à rire. En revanche la façon dont il était traité était beaucoup moins drôle au tout début, certainement par méconnaissance de son cas. J’ai donc été continuellement très présente pour tenter d’expliquer et de faire comprendre au personnel qu’il était nécessaire de le considérer autrement que comme un « légume », ce qui est parfois très difficile à faire entendre. Je tiens également à parler du rôle des amis qui m’ont accompagné au départ et qui sont toujours là auprès de moi, de ceux qui se sont raccrochés en route et de certains que nous avons vu une première fois mais qui ne sont jamais revenus. L’étape suivante a été son transfert dans un centre de rééducation, que je voulais proche de Paris où nous habitons. Compte tenu de la situation je tenais en effet à rester présente. Pendant les quatre premiers mois après sa sortie de coma il ne voulait pas voir ses enfants, il refusait de se montrer à eux dans l’état où il était. Mais ma fille aînée qui avait cinq à l’époque ne le comprenait pas, et j’ai dit à mon mari qu’il était important pour elle qu’elle puisse voir son père pour son anniversaire qui est au mois d’octobre. Face à toutes ces épreuves je me sentais réellement très seule. Le « locked in syndrome » était quelque chose de très mal connu il y a douze ans, on pense par exemple aujourd’hui qu’il y a 250 « locked in » en France alors qu’ils n’étaient peut-être qu’une dizaine à ce moment là. Les médecins étaient donc très démunis pour me dire quoi que ce soit, ils ne savaient pas ce que l’on pouvait attendre de son évolution. Ce contexte est important car je pense qu’aujourd’hui les choses se passeraient différemment. Le jour des cinq ans de ma fille, je l’amène donc à l’hôpital pour qu’elle voit son père. Elle était évidemment au courant de ce qui lui était arrivé, en tout cas comme elle pouvait le comprendre à son âge. Lorsque nous sommes entrées dans la chambre d’hôpital, le monde s’est écroulé pour ma fille. Cela a aussi été terrible pour mon mari, mais le premier pas avait été franchi. Respect, intimité, dépendance … les pratiques professionnelles interrogées Journées d’étude APF Formation – Unesco -–27, 28 et 29 janvier 2003 p.3 Nous avons attendu quelques jours et je suis venue avec ma deuxième fille pour qu’elle revoit également son père. Elle avait alors 18 mois. Elle marchait. Sa réaction a été très différente : elle a couru dans les couloirs, a sauté sur le lit de son père en disant « papa ». Cela a été le premier éclat de rire de mon mari depuis sa sortie de coma. J’ai le sentiment que notre vie a recommencé à ce moment là, en tout cas pour notre famille. Cela a aussi montré à toute l’équipe qui le soignait qu’il était important d’accompagner mon mari. Pendant l’année qui a suivi, les problèmes se sont accumulés les uns après les autres. Mon mari est resté allongé pendant plus de quatre mois et lorsque que nous avons voulu le rasseoir cela lui a provoqué une double phlébite… Nous avons appris au fur et à mesure, avec mon mari, tout ce que représente la maladie : l’interprétation et l’appropriation de ce que disent les médecins, la lenteur et l’imprévisibilité du rétablissement… Aujourd’hui mon mari peut manger et boire presque normalement, il a une vie sociale qui est au maximum de ce qu’elle peut être. Mais tout cela se réalise douze ans plus tard, et nous n’aurions jamais pu le savoir à ce moment là. Je ne voulais pas lâcher mon espoir de rétablissement et j’ai donc cherché à instaurer une dynamique de rétablissement. Souvent des personnes m’appellent car un de leurs proches vient d’être atteint par ce syndrome. Ces personnes veulent voir mon mari, elles veulent me voir. Je me suis aperçue que ce n’était pas une bonne chose car il est important pour elles qu’elles conservent leurs espoirs du début, de la découverte du syndrome en fonction de leurs propres repères de personnes valides. L’acceptation du handicap requiert un certain temps pour comprendre que tout est relatif. Lorsque des personnes me demandent si mon mari a fait des progrès je peux dire que oui, mais en prenant du recul car moi je ne vois pas ces progrès au quotidien. Cette relativité du rétablissement est difficile à expliquer à une famille qui vient d’être confrontée à un nouveau handicap. Chacun doit suivre son propre chemin, en passant fatalement par des épreuves difficiles. Je voudrais revenir sur le problème récurrent de la nom parole de mon mari tout au long de cette aventure. Il s’est évidemment retrouvé dans des services où personne n’a jamais vraiment pris le temps de le traduire, alors que le code qu’il utilisait était très basique et qu’il aurait suffi de compter ses clignements de paupières pour pouvoir communiquer avec lui. Mais cela demande du temps, et il est regrettable que les infirmières n’en aient pas suffisamment. Toutefois, dans certains centres de rééducation où mon Respect, intimité, dépendance … les pratiques professionnelles interrogées Journées d’étude APF Formation – Unesco -–27, 28 et 29 janvier 2003 p.4 mari a été suivi il y a eu une ou deux infirmières qui ont pris ce temps nécessaire à communiquer avec lui et qui sont donc devenues ses infirmières préférées. Grâce au travail de ces infirmières la vie s’allégeait tout à coup de façon considérable pour moi, puisqu’il pouvait alors communiquer en mon absence alors que pendant de très nombreux mois j’étais toute sa parole et si je n’étais pas là il était limité à des réponses binaires par « oui » ou par « non ». Cela m’a notamment permis de partir de temps en temps en week-ends pour me détendre, ce que j’ai fait très rarement et uniquement après que j’ai été convaincue qu’il était entouré par une équipe soignante où au moins une des infirmières le comprenait. A ce sujet j’ai une anecdote tout à fait significative. Pour savoir quelles infirmières étaient en charge des week-ends, mon mari le demandait à l’infirmière chef. Un jour où ma belle-sœur l’accompagnait, l’infirmière chef a refusé de lui répondre en lui disant qu’il n’avait pas à le savoir. Il a alors fait traduire à ma belle sœur le mot suivant : « C … O … N … N » … je ne continue pas à épeler le mot mais tiens à souligner que c’est à partir de ce jour là qu’il a été respecté. Cela a fait le tour de l’hôpital et de ses médecins, mais toute l’équipe avait au moins enfin réellement compris la situation de mon mari. La relation entre nous et l’infirmière chef n’était pas simple, ni pour les uns ni pour les autres, et il se trouve que notre territoire d’entente s’est constitué autour de ce mot là … qui a ensuite incité beaucoup plus de gens à se donner de la peine pour comprendre mon mari. Sachez donc que si vous vous trouvez un jour face à des personnes dans cette situation, elles cherchent d’abord et avant tout à être entendues. Il faut réussir à leur donner la parole. Qu’elle qu’en soit la façon, il existe toujours une solution qui permet d’éviter tellement de frustrations ! Au-delà de ce problème essentiel du code de communication, il nous a fallu aussi nous fixer des défis tout au long de cette période. Les progrès physiques n’arrivant pas, nous avons cherché à les supplanter par d’autres. Nous avons trouvé un ordinateur qu’il pouvait faire fonctionner avec les yeux, avec lequel il pouvait écrire une ligne en deux heures. Il utilise d’ailleurs encore aujourd’hui cet ordinateur qui lui a aussi offert une reconversion professionnelle puisqu’il va sortir bientôt son troisième livre. Cet ordinateur a constitué une première victoire. Petit à petit d’autres défis ont pris le relais pour lui permettre de « surmonter », même s’il n’est certainement pas si clair que le handicap soit entièrement surmonté … en tout cas pour l’accepter et passer à autre chose. Je pense qu’en s’organisant, avec le temps, mon mari a pu retrouver une indépendance et une autonomie en particulier au travers de la parole et de l’écriture. Progressivement il est devenu moins dépendant de nous tous, et il mène actuellement sa vie de père grâce à sa forte présence dans la famille. Sa parole est très synthétique et lorsque nos enfants lui demandent par exemple une autorisation, pour quelle que raison que ce soit, ils Respect, intimité, dépendance … les pratiques professionnelles interrogées Journées d’étude APF Formation – Unesco -–27, 28 et 29 janvier 2003 p.5 savent que si c’est « oui » il n’y a pas de problème et que si c’est « non » ils ne peuvent argumenter et le « non » est définitif. Ce qui peut faciliter beaucoup les choses pour moi ! Lorsque les enfants me posent une question qui ne m’arrange pas vraiment, je les renvoie vers leur père et la réponse est vite trouvée. Nos filles ont aujourd’hui 13 et 17 ans. Elles traduisent leur père avec une facilité naturelle. Nous avons aussi eu un autre enfant depuis, un garçon âgé de 10 ans aujourd’hui qui lui refuse de traduire son père même s’il le comprend très bien. Je pense que ce refus de le traduire est passager car je me suis aperçue que, lorsque je n’étais pas là, il était tout à fait capable d’utiliser le code, avec lequel il est né et qui constitue probablement comme une seconde pour lui. Il a su user et abuser de ce code, par exemple quand je le retrouvais devant la télévision alors que je savais qu’il n’était pas sensé pouvoir la regarder à ce moment là et qu’il me répondait « mais papa m’a dit deux fois oui ». Or comme vous l’avez compris, aussi bien que lui, le double clignement de paupières que lui avait adressé mon mari n’était pas en l’occurrence un double oui mais un non. Si bien qu’actuellement, lorsque son père a vraiment quelque chose à lui dire il le lui écrit. Ceci me permet de conclure en disant que le dialogue entre eux existe, et que c’est ce qui est primordial. Je pourrais vous raconter beaucoup d’autres choses mais je voudrais surtout vous redire encore qu’il est essentiel de bien être attentif à ceux qui sont dans le silence. Ils sont bien là et ont envie d’être entendus. Respect, intimité, dépendance … les pratiques professionnelles interrogées Journées d’étude APF Formation – Unesco -–27, 28 et 29 janvier 2003 p.6