Qu`est-ce qui fait valeur dans notre société ?

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Qu`est-ce qui fait valeur dans notre société ?
LNA#64 / cycle à propos de l'évaluation
Qu’est-ce qui fait valeur dans notre société ?
Par Albert OGIEN
Sociologue, directeur de recherches au CNRS,
directeur du Centre d’Étude des Mouvements Sociaux et de l’Institut
Marcel Mauss de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
En conférence le 22 octobre
D
ans les sociétés pluralistes et rationalisées dans lesquelles nous vivons, dire « ce qui fait valeur » est une
tâche qui ne peut pas être remplie en dressant une liste de
catégories de jugements tenues pour vraies de toute éternité dont
l’usage s’imposerait à tous. C’est pourtant cette conception
étriquée de la valeur qui semble la plus couramment retenue. Cela tient sans doute au fait qu’elle est défendue, avec
vigueur, par ceux qui mènent un combat pour restaurer la
force de règles morales dont le pouvoir de contrainte leur
paraît s’être affaibli. Pour ces militants, les valeurs sont les
piliers de l’ordre naturel du monde qu’il faut scrupuleusement veiller à respecter : autorité, famille, religion, procréation
normale, sexualité correcte ou patrie. Pour d’autres cependant, les valeurs ne sont pas seulement héritées d’un passé
qu’elles visent à perpétuer, mais peuvent être orientées vers
un futur : la liberté, l’égalité, le droit, la laïcité, la République ou la Raison.
Cette façon de voir pose cependant deux questions. La première est celle de l’autonomie épistémique, c’est-à-dire la
capacité des individus à connaître le monde de façon détachée
de toute forme de détermination. Car comment soutenir
que la manière dont les individus voient le monde n’est pas
influencée par la nature des apprentissages qu’ils ont subis ?
La seconde est celle de l’unicité du monde : peut-on vraiment
concevoir la société comme une entité homogène et si
parfaitement intégrée que tous ses membres partageraient
un unique système de valeurs ? Il paraît plus réaliste de la
saisir comme une composition hétéroclite qui abrite en son
sein une pluralité d’ordres normatifs, à l’intérieur desquels
les individus inscrivent une modalité de leurs rapports à
autrui. Et comme un même individu est amené, au cours
d’une même journée, à inscrire son action dans une multitude
d’ordres normatifs, on peut déduire qu’il maîtrise un grand
nombre de systèmes de valeurs 5.
Les sciences humaines et sociales n’accordent pas toujours
ce caractère intangible et immuable aux valeurs. Il leur arrive
de les envisager soit comme produit des émotions 1, soit
comme phénomène culturel 2 , soit comme guide pour le
jugement et l’action. C’est dans cette dernière perspective
que Dewey a introduit la notion de valuation 3, en posant
que « ce qui fait valeur » se dévoile à mesure que les individus
découvrent ensemble « ce à quoi ils tiennent » dans une
situation d’action précise 4. Et les enquêtes empiriques de
la sociologie ont démontré que, loin d’être des inaltérables
pierres de base de la mora le ou de la société, les valeurs se
constituent dans le contexte de l’activité dans laquelle l’usage
qui en est fait se réalise. Les analyses du pragmatisme et de
la sociologie conduisent donc à conférer une variabilité
essentielle aux valeurs.
Poursuivons cette clarification. On a déjà signalé que la
notion de valeur renvoie tantôt à des institutions sociales
(famille, nation, religion, laïcité, République), tantôt à des
principes qui fondent la commune humanité (dignité, liberté,
égalité, honneur, responsabilité, fidélité). Cette différence
est importante : alors que les institutions sont contingentes
et font en permanence l’objet d’une critique qui les transforme, les principes possèdent une certaine permanence
et sont les ressources qui servent à élaborer cette critique.
Il s’agit donc d’éviter une confusion : ne pas attribuer aux
premières les propriétés des seconds (erreur qui se commet
couramment cependant). On peut ensuite noter que la
notion de valeur se différencie souvent peu de celle de vertu.
Considérons, par exemple, une liste de « valeurs » glanée
par hasard sur internet : austérité, civisme, courage, dévouement, discipline, égalité, fidélité, générosité, honnêteté,
hospitalité, humilité, justice, liberté, loyauté, patriotisme,
piété, plaisir, paix, respect de l’ordre établi, respect de la
nature, recherche du savoir, excellence, séniorité, tolérance,
travail, volonté. Comment départager, dans cette liste, les
valeurs des vertus ? Alors qu’une vertu est une qualité de
l’être humain qui se définit de façon abstraite à l’aide de
critères du bien de nature censément universelle, une valeur
P. Livet, Émotions et rationalité morale, Paris, éd. PUF, 2002.
1
2
Eurobaromètre Standard, Les valeurs des Européens, Bruxelles, TNS, 2012. Les
« valeurs » retenues et classées en ordre d’importance dans ce baromètre sont : les
droits de l’homme, le respect de la vie humaine, la paix, la démocratie, les libertés
individuelles, l’État de droit, l’égalité, la solidarité, la tolérance, l’épanouissement
personnel, les respect des autres cultures, la religion.
J. Dewey, La formation des valeurs, Paris, éd. La Découverte, 2012 (traduction
et introduction de A. Bidet, L. Quéré et G. Truc).
3
4
H. Frankfurt, The Importance of What We Care About, Cambridge, CUP,
1988 ; E. Hache, Ce à quoi nous tenons, Paris, éd. La Découverte, 2012.
8
A. Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, éd. PUF, 2012.
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est un type de vertu que tous les membres d’un groupe social
devraient partager et qui devient un marqueur d’identité
collective. Prenons un exemple : si l’avidité, la férocité,
l’égoïsme sont des valeurs du monde concurrentiel du néolibéralisme, il ne semble pas que ces traits passeraient pour
des vertus louables que tous devraient adopter ; sur l’autre
bord, le projet d’une société plus égale défend des valeurs de
solidarité, d’équité et de coopération, qui ne sont pas des
vertus mais des engagements. Autre exemple : si la haine
du juif, la violence contre les ennemis, la destruction de la
culture et la soumission aveugle au chef sont des valeurs
du nazisme, on peut espérer que personne ne pourra dire
que ce sont là des vertus que l’être humain devrait cultiver
(sauf lorsque celui qui le fait est un propagandiste qui exalte
le nouvel homme aryen). Un premier critère de définition
de la valeur est donc le fait qu’elle transforme une vertu en
un attribut d’un groupe social. Un autre se dégage de la
distinction entre norme et valeur. Alors que la première est
une injonction à se comporter d’une manière codifiée qui
s’impose à tous par crainte de la sanction, la seconde n’a
aucune force contraignante : la référence à une valeur n’a
pas à être justifiée – même si sa pertinence peut être contestée
dans tel ou tel cas 6.
La clarification ne s’arrête pas là. Il est aujourd’hui devenu
crucial de distinguer deux acceptions du mot valeur : social
ou arithmétique. Une valeur est sociale lorsqu’elle sert à
organiser le jugement ordinaire et à expliquer une conduite ;
elle est arithmétique lorsqu’elle procède d’une opération (la
valorisation) qui consiste à traduire une chose ou un acte en
une donnée chiffrée dont la validité est admise par convention 7. La forme la plus commune d’une valeur de ce genre
est le prix d’une commodité sur un marché. S’il est devenu nécessaire de séparer ces deux acceptions, c’est qu’elles
tendent à se confondre, en particulier depuis que les catégories du raisonnement gestionnaire ont envahi les formes
de jugement ordinaire 8. Ce qui pose une question : peut-on
réduire une valeur sociale à une valeur arithmétique ? Pour
répondre à cette question, on peut examiner ce qui se passe
dans le domaine du politique.
Depuis la fin des années 1970, un nouveau modèle d’exercice du pouvoir s’est imposé : « gouverner au résultat » – en
entendant la notion de résultat au sens particulier de mesure
du degré de réalisation des objectifs chiffrés à l’aide d’indicateurs de performance 9. Dans ce modèle, la notion
de valeur renvoie moins aux catégories morales propres au
processus de décision politique qu’aux données de quantification qui alimentent le calcul de l’efficacité de l’action
publique 10. Dans ce dispositif, chacun des éléments de la
chaîne administrative de mise en œuvre d’une décision doit
être « valorisé » – c’est-à-dire doté d’un coût – afin de savoir
précisément où et comment réaliser les « gains de productivité » permettant de réduire le financement de l’État. L’instrument de cette valorisation est l’évaluation, qui détaille la
dépense globale engagée par une politique publique en trois
agrégats : le coût par unité de production, l’efficience des
actions menées, et la productivité de chacun des agents
impliqués. Et c’est en croisant ces trois types de données
qu’il devient possible de gouverner en imposant une logique
du résultat et de la performance. Cet asservissement
volontaire du politique au chiffre modifie insensiblement la
conception du politique et celle de la nature du rapport qui
lie les citoyens à leur État.
Cette modification est souvent rapportée à la victoire du
néo-libéralisme et à son corollaire : la transformation du
gouvernement en agent de la déréglementation, prônant la
concurrence comme mode de régulation des rapports
sociaux et favorisant la marchandisation des biens publics.
Tout cela renvoie sans doute à des tendances bien réelles.
Mais, en arrière-plan, un autre phénomène opère, moins
facile à cerner et à critiquer : la numérisation du politique.
C’est-à-dire la mise en place d’un système de contrôle dans
lequel les données de quantification qui façonnent le processus de prise de décision politique sont standardisées,
homogénéisées et stockées dans des bases et des fichiers
rendus compatibles afin de pouvoir être traitées et re-traitées
R. Ogien, Le rasoir de Kant, Combas, éd. de l’Éclat, 2003.
6
7
F. Vatin (éd.), Évaluer et valoriser, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail,
2013.
A. Ogien, L’esprit gestionnaire, Paris, éd. de l’EHESS, 1995.
8
9
A. Ogien, Désacraliser le chiffre, Versailles, éd. Quaé, 2013.
E. Suleiman, Le démantèlement de l’État démocratique, Paris, éd. du Seuil, 2005.
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de façon chaque fois particulière, selon les besoins et
les circonstances. Un des effets de la numérisation tient à
ce qu’elle conduit les professionnels du chiffre à créer des
« réalités informationnelles » (c’est-à-dire des entités statistiques idéalisées) sur la base desquelles les gouvernants définissent de façon anticipée l’efficacité des politiques publiques
et fixent des objectifs chiffrés permettant d’accomplir cette
anticipation.
Avec le progrès des techniques de quantification, le chiffre
cesse d’être un instrument de savoir et d’aide à la décision
pour devenir la source même des règles qui déterminent
l’orientation de l’action publique. C’est aujourd’hui au
moyen de la définition de variables et de l’élaboration d’algorithmes que les gouvernants reconfigurent la nature des
tâches administratives et l’étendue des missions de service
public. C’est également de cette manière que s’imposent
la restructuration d’une institution ou d’un établissement comme celle des modalités d’exercice d’un métier (du
public comme du privé). Et ces transformations finissent
par prendre la force de l’évidence dans la douce routine des
saisies informatiques. Voilà comment s’impose, à bas bruit,
l’évidence d’une idée pourtant absurde : l’État est une organisation qui doit être gérée comme on gère une entreprise,
en y introduisant les modes de direction en vigueur dans
l’univers marchand.
Ce n’est là qu’un des effets de l’emprise que la numérisation
des activités humaines tend à prendre sur nos vies. Mais
il illustre bien un des paradoxes des sociétés modernes : la
valeur arithmétique tend à y devenir le critère dominant
de définition de « ce qui fait valeur » alors même qu’elle ne
reflète que très vaguement – voire plus du tout – « ce à quoi
nous tenons ».
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