Analyse du film - Ciné-club Ulm
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Analyse du film - Ciné-club Ulm
jeudi 13 décembre 2001 CINÉ-CLUB NORMALE SUP’ Les nouveaux Monstres - Mario Monicelli, Dino Risi, Ettore Scola FILM ITALIEN, 1978, 115 MIN, AVEC VITTORIO GASSMAN (LE CARDINAL), ORNELLA MUTI (L'AUTOSTOPPIEUSE), ALBERTO SORDI (LE SNOB), UGO TOGNAZZI (LE MARIE), GIANFRANCO BARRA (LE MAFIOSO), ORIETTA BERTI (LA CHANTEUSE), LUIGI DIBERTI (LE PRETRECONTESTATAIRE), EROS PAGNI (PAOLO), YORGO VOYAGIS (LE CUISINIER) Ce n'est que dans un final tonitruant que nous est ménagée une voie d'accès dans l'univers foisonnant des Nouveaux monstres : l'enterrement d'un pitre de music-hall, d'abord solennel, se termine en parade de revue ; une troupe de bouffons danse une farandole autour de la fosse en chantant dans un français approximatif : " j'habite à Paris, mais j'aimerais tant, vivre en Italie ". Ce refrain, qui clôt une série de tableaux plutôt sombres et amers, prend une valeur hautement ironique : ce sont les stéréotypes étrangers de l'Italie et du cinéma italien qui sont visés à travers la satire morale des Italiens. Les monstres : anciens et nouveaux Si le film dialogue avec la comédie italienne en général, la référence principale, ce sont Les Monstres (1963). L'utilisation des sketches avait permis d'accumuler les portraits de monstres générés par les transformations socio-économiques d'après-guerre en mettant en valeur, par un brusque renversement de situation à la fin de chaque séquence, l'hypocrisie de la société bourgeoise et l'illusion de confort, matériel et intellectuel, qu'elle procure. Les Monstres avaient porté à son paroxysme la satire de la société du miracle économique, Les nou- veaux Monstres vont dépeindre une société au bord du chaos. L'évolution du contexte s'est accompagnée d'un changement de tonalité : à la réalisation extrêmement soignée des premiers répondent une mise en scène parfois rudimentaire, une narration heurtée, des dialogues vulgaires, au service d'une impression de crudité. Cette brutalité semble répondre à une double motivation des réalisateurs et des scénaristes. Elle tient d'abord à une conception anti-intellectualiste du cinéma (on se rappelle que Les Monstres avaient raillé l'intelligentsia littéraire, les intellectuels sont une des cibles favorites de Risi). L' attitude créatrice des scénaristes peut être définie comme authentiquement populaire en ce que, refusant d'œuvrer pour une élite bourgeoise, ils prennent en compte les aspirations du peuple italien des années 1970 et ses besoins de consommation spectaculaire. Une critique marxisante y a vu, à l'époque du compromis historique entre la démocratie chrétienne et le parti communiste, la volonté de révéler aux masses une crise morale très profonde, symptôme des contradictions de l'idéologie bourgeoise. La brutalité tient également à la volonté des réalisateurs de s'en prendre aux représentations romantiques de l'Italie et de son cinéma. L' Italie comme pays des liens et des obligations familiales (come una regina), de la passion amoureuse (senza parole), du catholicisme (tantum ergo), en un mot pays de la tradition où les étrangers viennent retrouver le goût des choses vraies, comme les touristes anglo-saxons dans l'auberge miteuse de Hostaria !, est l'objet d'une violente déconstruction. " Ces messieurs dames " La satire sonde les profondeurs de italianité : l'actualité n'est présente qu'en toile de fond (les événements de 68 et les Brigades Rouges sont évoqués par l'automobiliste de Autostop), elle n'intéresse que peu les réalisateurs. En revanche le film dépeint sans concession les tensions constitutives des mœurs italiennes, en particulier les relations hommes/femmes au sens large : amour passion, rapports de couple, désir adultère, amour maternel et cruauté filiale. Ainsi Ornella Mutti est tour à tour une jeune autostoppeuse qui éveille le désir d'un père de famille libidineux et une superbe hôtesse de l'air qui se laisse séduire par un bel étranger terroriste. A chaque fois, elle apparaît comme la victime de la violence masculine, mais peut-être aussi de sa propre impulsivité. Orietta Berti, elle-même chanteuse à succès, très populaire à la fin des années 1970, joue le rôle d'une vedette provinciale dont la voix est l'unique gagne-pain de son ménage et qui, à la fin du sketch, immobilisée dans un fauteuil roulant, devient elle-même une poupée, à l'image de celles dont elle s'entoure. Alberto Sordi, poussé par une épouse tyrannique et peut-être aussi par un sentiment de jalousie envers son frère, place sa mère, malgré elle, dans un asile de vieillards. La femme est presque exclusivement objet, et lorsqu'elle prend le dessus, c'est pour mieux en objectiver une autre. En creux se construit donc une masculinité dominatrice, voire prisonnière de son illusion de domination ; c'est ce que vient illustrer la quasi omniprésence de l'automobile, thème cher à Risi (que l'on songe aux courses poursuites effrénées d'Au nom du peuple italien ou des virées ébouriffantes de Gassman et Trintignant dans Le Fanfaron). Déjà dans Les Monstres, un homme demandait conseil à sa femme pour la couleur de leur nouvelle voiture qui allait, aussitôt achetée, servir à embarquer la première prostituée venue. Dans Les nouveaux Monstres, elle est le symbole de l'hypocrisie masculine, à la fois voiture familiale et, féminisée par le prénom que son propriétaire lui donne, objet d'une possession quasi adultère (Autostop); la Rolls blanche de Pronto soccorso est un instrument de séduction (draguer se dit en italien " remorquer ") qui, malgré sa couleur et sa forme, est incapable de jouer le rôle d'une ambulance, non seulement parce que tous les hôpitaux refusent le blessé mais surtout parce que son propriétaire, pressé par un rendez-vous, a du mal à passer du rôle d'obsédé sexuel décadent à celui d'infirmier. L'automobile est le thème privilégié de la satire d'une masculinité exhibitionniste qui, en période de crise, a perdu son charme et son éclat : les bourreaux des cœurs et leurs jolies conquêtes ont disparu de l'écran. La tentative de séduction de Autostop tourne mal ; le grand sensuel de Pronto soccorso, malgré un abondant récit de ses exploits, nous est présenté sans compagnie féminine et semble bien désorienté, dans le dédale de rues de la Rome fasciste. L'opacité de la société italienne L'absence de repères semble être un des fils conducteurs du film. Ainsi Jean Gili note à propos des Nouveaux Monstres :" Passé le boom artificiel des années 1960, passé le grand moment de l'illusion du bienêtre avec ses laissés-pour-compte de la croissance économique, il reste un pays sans point de référence où tout devient possible. " Le film dénonce ainsi la réalisation de ce qui, quelques années auparavant, était impensable. Quelques sketches mettent en effet en scène cette banalisation du scandale : une hôtesse de l'air peut croire au grand amour (certes un grand amour façon film publicitaire) alors que son amant se sert d'elle pour faire exploser son avion en plein vol ; des parents vendent leur fille pour un film pornographique (Pornodiva). De façon plus polémique, la satire de l'Eglise (motif récurrent depuis les années soixante, repris l'année précédent la sortie des Nouveaux Monstres dans Signore e Signori buona Notte) montre une hiérarchie catholique en contradiction totale avec les principes qu'elle professe. Ainsi Vittorio Gassman apparaît sous les traits d'un ecclésiastique dont la soutane, par un habile contraste, rappelle davantage le démon que la pourpre cardinalice. Ainsi la réplique du prêtre de la paroisse : " vous nous avez encore possédés " dénonce de façon saisissante la scandaleuse et diabolique manipulation des foules à laquelle se livre l'Eglise. La fin de la comédie italienne ? Malgré un fort sentiment de désillusion, la satire n'est jamais nostalgique. Bien au contraire, elle ne manque pas de tourner en dérision cette nostalgie qui pourrait sembler à l'origine de l'utilisation de la forme consacrée du film à sketches. Sacrifiant au motif particulier du spectacle dans le spectacle, l'Uccello della Val padana et l'Elogio funebre illustrent cette cruelle démystification du genre lui-même : la vaste salle de bal provinciale où la chanteuse entonne l'air fortement rythmé de " la nostalgia " est à la fois scintillante et minable ; le renversement du sketch final qui fait du cimetière une scène de music-hall, laisse éclater une gaieté grossière et grimaçante. Le cinéma met en scène son déclin et son essoufflement ; Les nouveaux Monstres est peut-être l'une des dernières grandes comédies italiennes. Laurent Baggioni Actualités Demain : A Domani, de Gianni Zanasi, à 20h30, en avant-première. http://www.eleves.ens.fr:8080/cof/cineclub/ [email protected]