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L'IRIS NOIR
Roman
Collection Fantastique Esotérique
1
Editions Sophianisis
www.sophianisis.net / [email protected]
Distribution
Editions Sophianisis, sophianisis.net
Amazon.fr
Tous droits réservés
Editions Sophianisis
© 2014
Dépôt légal
Bibliothèque cantonale et universitaire, BCU Lausanne
Bibliothèque nationale suisse BN, Berne
1er trimestre 2014
ISBN-10 : 1492167819
ISBN-13: 978-1492167815
2
Claire-Véronique
SCHMIDT
L'IRIS NOIR
Roman
Collection Fantastique
Esotérique
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4
A mon frère, François,
pour les délicieuses années d’enfance
passées dans la connivence partagée
de nos odyssées au cœur du Mystère
Aux disciples de Mani,
d’hier et d’aujourd’hui
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« Homme, n’as-tu jamais goûté de ton sang,
quand par hasard tu t’es coupé le doigt ?
Comme il est bon, n’est-ce pas ? »
Lautréamont, Les Chants de Maldoror
« Le sang se lave avec des larmes »
Victor Hugo
Lucifer :
« Que les damnés obscènes
cyniques et corrompus
fassent griefs de leurs peines
à ceux qu’ils ont élus,
car devant tant de problèmes
et de malentendus
les dieux et les diables en sont venus
à douter d’eux-mêmes »
Jacques Higelin, Champagne
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PROLOGUE
Thalia Lelys, dont c’était le tour de garde, parvint
en salle d’autopsie alors que les policiers amenaient la
civière sur laquelle reposait le cadavre emballé dans
sa housse de plastique blanche. Elle reconnut le
lieutenant Aldric Casenac et l’apostropha :
— De service, lieutenant ?
Il lui sourit et répondit, laconique :
— Faut bien…
La salle n’était éclairée que par les halogènes. Les
policiers poussèrent la civière devant la table de
marbre et y déposèrent le corps emmailloté dans sa
gangue de plastique, avant de se retirer en adressant
un vague salut à la légiste.
— Vous connaissez l’identité de la victime ?
demanda Thalia au lieutenant resté auprès d’elle.
Aldric haussa les épaules en retenant un
bâillement :
— Non. Aucune pièce d’identité, pas de
portefeuille, rien. Un accident de la route. Le
Procureur nous a ordonné d’emmener le cadavre à la
morgue pour autopsie. Un drôle de cadavre…
— Un drôle de cadavre ?
— Vous verrez. Si vous pouviez nous donner un
coup de main pour l’identification…
— Que s’est-il passé ?
— Un couple d’amoureux en goguette qui
s’amusaient à des jeux érotiques… Le genre de truc
déconseillé au volant. Selon leurs dires, la victime a
surgi soudain devant leur voiture.
— Ne serait-ce pas plutôt la voiture qui a
surgi devant elle ?
Il eut un petit sourire amusé :
— Ça dépend du point de vue… Pour le conducteur,
la route était libre. L’instant suivant, elle ne l’était
plus…
— En fait de sensations fortes, il a été servi...
Il eut un sourire entendu. Thalia enfila ses gants de
latex, fit glisser la fermeture éclair de la housse
contenant le cadavre. Un visage d’une pâleur extrême,
des cheveux totalement blancs, et, étrangement, une
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paire de lunettes de soleil posée sur un nez fin. La
bouche était minuscule, comme privée de lèvres, et
ressemblait plutôt à une fente. Le cadavre était habillé
d’un costume noir, pantalons de flanelle, veste cintrée,
cravate également noire sur une chemise immaculée.
— A première vue, le sexe n’est pas évident à
définir, déclara Thalia.
— Je pencherais plutôt pour une femme avec des
traits aussi fins… Ce qui m’intrigue, ce sont les
lunettes… Comment sont-elles restées bien en place
après le choc de l’accident ? Elles auraient dû être
arrachées et voler au loin !
Thalia saisit délicatement la paire de lunettes, mais
elles semblaient solidement fixées à la tête du cadavre.
— Allons bon, qu’est-ce qui coince là ?
Elle se pencha pour examiner la branche et
découvrit qu’elle s’enroulait autour de l’oreille. Avec
beaucoup de précaution, elle la retira. Ce faisant, elle
aperçut, sur le haut de la gorge, deux petites marques
rondes, juste sous la mandibule. Elle saisit son
Dictaphone :
— Je note deux petites plaies circulaires mesurant
chacune 5 millimètres de diamètre sur la région
latérale gauche du cou au niveau de la veine jugulaire
externe. L’écartement entre les deux plaies est de trois
centimètres ; la profondeur et la netteté des blessures
suggèrent l’usage d’un instrument à deux pointes
acérées.
Le lieutenant Casenac eut un mouvement de
recul :
— Ok, vous n’avez plus besoin de moi ?
Thalia leva le nez vers le lieutenant en souriant :
— Non. Laissez-moi le rapport de police…
Alors qu’il quittait la salle d’autopsie, trop heureux
de s’éloigner de ce lieu morbide, Aldric Casenac fut
bousculé par une tornade rousse qui s’engouffra dans
la pièce en laissant derrière elle une traînée de parfum
exotique.
— B’jour lieutenant ! furent ses seules paroles.
Il rendit une salutation à peine audible, le doigt
déjà appuyé sur le bouton d’appel de l’ascenseur.
— Tu es en retard, fit remarquer Thalia.
Ariane, son assistante, finissait d’enfiler sa blouse
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et ses gants :
— Désolée…
Puis, se penchant au-dessus de la gorge du
cadavre, elle plaisanta :
— La marque des vampires…
Thalia lui lança un regard amusé avant de tester la
rigidité cadavérique. Elle était à son maximum. Elle
prit le rapport de police des mains de son assistante,
qui venait d’en commencer la lecture, et le consulta à
son tour :
— Etrange… L’accident n’a eu lieu qu’il y a deux
heures, et la rigidité est déjà complète…
Thalia posa le rapport et, se penchant au-dessus
du cadavre, en souleva la paupière gauche. L’œil
devait être révulsé car seul le blanc du globe oculaire
était visible. Mais en regardant plus attentivement,
elle remarqua une tache laiteuse bleutée au centre de
l’œil. Elle saisit une lampe et dirigea le faisceau sur
celle-ci, avant de s’exclamer :
— Tu ne vas pas me croire… Regarde cette tache
bleutée… C’est une pupille !
Elle examina l’œil droit : il était identiquement
blanc, portant en son centre une pupille laiteuse
bleuâtre.
— Une maladie ? hasarda Ariane qui examinait la
paire de lunettes noires qui avaient été retirées
quelques minutes auparavant.
— Si c’est une maladie, je n’ai jamais rien vu de
semblable. Une telle morphologie de l’œil est tout à
fait inconnue.
— Mais une cécité presque certaine… Les lunettes
noires suggèrent une personne aveugle… Ceci
expliquerait sa présence au beau milieu de la route.
— Que faisait une personne aveugle, à deux heures
du matin, sur une route isolée et dangereusement
sinueuse ?
Ariane eut un geste évasif, épaules haussées, bras
écartés, sourcils levés :
— Certainement pas de l’auto-stop…
Thalia défit la cravate, ouvrit la veste, commença à
déboutonner le chemisier. Ariane l’aida à déshabiller
le cadavre. Lorsqu’il fut nu, les deux femmes se
regardèrent, perplexes. Thalia saisit son Dictaphone
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et reprit d’une voix monocorde :
— Aucun organe sexuel secondaire apparent : ni
sein ni aréole. Le pubis est lisse et fermé : pas de
vulve, pas de pénis…
Elle eut un petit raclement de gorge avant de
poursuivre :
— Taille : 175 centimètres. Poids : 57 kilogrammes.
Race blanche de type… apparemment caucasien et
peut-être albinos. La peau est très blanche, laiteuse et
donne l’impression d’être translucide… Morphologie
filiforme. A part les cheveux, aucune pilosité : ni
sourcils ni poils – que ce soit sous les aisselles ou sur
le pubis. En examinant la peau, on ne peut déceler
aucun bulbe pileux à ces endroits, ce qui exclut toute
épilation : le corps est totalement glabre. L’âge est
difficile à déterminer. Des rides au coin des yeux et
sur le front suggèrent néanmoins que la trentaine a
été atteinte.
Les deux femmes retournèrent le corps pour
examiner sa face postérieure, puis l’allongèrent à
nouveau sur le dos :
— Malgré le choc, aucun trauma visible sur le
corps. Nous allons procéder à l’ouverture de la cage
thoracique…
— Arrêtez !
La porte de la salle d’autopsie venait de s’ouvrir
brutalement. Cinq hommes portant des costumes
sombres venaient de faire irruption. L’un d’eux – celui
qui avait crié – brandissait une carte frappée d’un
aigle à trois têtes. Il reprit :
— Vous arrêtez tout. On emmène le cadavre !
— Vous n’êtes pas sérieux ! Nous procédons sur
réquisition du Procureur !
— J’ai une autre réquisition.
Il lui tendit une lettre officielle portant le sceau du
Ministère de l’Intérieur.
— Et la séparation des pouvoirs ? s’offusqua
Thalia.
— Cette affaire ne concerne pas la Justice.
— Et pour quel motif ?
— Vous n’avez pas à le savoir !
Déjà, les quatre acolytes saisissaient le corps afin
de le glisser dans sa housse en plastique. Thalia réagit
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vivement :
— Hé ! Vous ne portez pas de gants !
— C’est un détail sans importance, renchérit
l’homme qui devait être leur supérieur.
— Qui êtes-vous ?
Il eut un sourire méprisant et lui présenta à
nouveau sa carte. Elle put y lire Agent Spécial Abriel
Shalit. Et un logo à trois initiales : ASS. Elle plongea
dans son regard – des yeux très gris et déterminés :
— Abriel Shalit. Un nom israélien ?
— Je suis juif, ça vous pose un problème ?
Il eut un sourire énigmatique puis s’adressa à ses
coreligionnaires :
— Ok les gars, on y va.
— Attendez ! Qu’est-ce qui me prouve que votre
réquisition est légale ?
Il lui tendit son portable :
— Vous voulez appeler le Ministre ?
Elle eut un signe de dénégation. Vu l’heure, l’appel
ne serait guère apprécié. Et puis elle n’était pas flic.
Alors qu’ils quittaient la salle, le lieutenant Shalit
se retourna et lança aux deux femmes :
— Allez dormir, il est 4 heures 30 du mat’. Je sais
ce que c’est que de bosser sans horaire…
Cette soudaine prévenance de la part d’un homme
qui avait fait aussi brutalement irruption dans la salle
d’autopsie était surprenante. En fait, elle signifiait
certainement quelque chose du genre : « Ne vous
occupez plus de cette affaire. » Il leur adressa un bref
salut de l’index et disparut derrière les portes.
Thalia retira ses gants d’un geste contrit, appuya
sur la pédale de la poubelle et les y laissa tomber. Son
assistante n’avait pas bronché. La stupéfaction était
encore lisible dans son regard.
— C’est fini, lui dit à voix basse Thalia, ils sont
partis.
— Mais enfin…
— Que voulais-tu que je fasse ? Il avait un mandat,
ils étaient cinq et tous les cinq bien décidés à
emmener le cadavre.
— Thalia ! s’exclama-t-elle sur un ton de reproche,
on ne voit ça que dans les films !
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Elle ne répliqua rien. Ariane reprit :
— Tu as vu aussi bien que moi : le cadavre avait
des yeux étranges, une peau laiteuse et totalement
glabre, aucun organe sexuel et un type racial
indéfinissable…
— Oui.
— Et puis, il portait cette étrange marque
semblable à une morsure…
— Une morsure inflige une blessure symétrique,
en laissant les marques des mâchoires supérieure et
inférieure. Il n’y avait pas de telles marques
symétriques…
— Imagine une jolie paire de canines palatines,
mais pas leur complément mandibulaire.
— Il aurait fallu procéder à un prélèvement dans la
blessure pour déterminer s’il s’agissait là d’une
morsure. Si on y avait trouvé de la salive, humaine ou
animale…
— Humaine ?
— Pourquoi pas ? Mais je doute que cet examen ait
été positif. Une morsure laisse d’autres marques
encore. Et elles sont rarement aussi nettes. Ce n’est
pas ces blessures qui m’intriguent, mais ces yeux,
cette peau laiteuse…
— Les men in black, susurra Ariane.
Thalia lui jeta un regard oblique.
— Oui, reprit Ariane, ces hommes sensés
apparaître lors de manifestations étranges liées aux
extraterrestres. Tu sais, comme dans le film avec Will
Smith et…
— Tu devrais arrêter les DVD. Nous sommes des
légistes, pas des chasseurs de phénomènes.
— Mais le cadavre qu’ils ont emmené est un
phénomène !
Thalia lui sourit et coupa court :
— Je n’ai pas envie d’aller dormir. Je t’offre un
verre ?
— Volontiers. Ça me changera du café froid.
Dehors, l’air était frais. Une petite brise bienvenue
après l’environnement stérilisé de la morgue. Thalia
marchait d’un pas rapide, Ariane suivait en trottant
sur ses escarpins. C’était une jolie femme, la trentaine,
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un peu ronde et très dynamique, pourvue d’une
crinière rousse et bouclée qu’elle peinait souvent à
rassembler sous le bonnet stérile, et d’une poitrine
généreuse. Elle se montrait sensuelle, enjouée et
définitivement fâchée avec les horaires qu’elle était
incapable de tenir… quand elle ne les oubliait pas.
Mais c’était une assistante travailleuse, perspicace et
d’agréable compagnie. Thalia, elle, se montrait
davantage secrète, voire énigmatique. A quarantequatre ans, elle demeurait une belle femme, avec des
traits fins encadrés par une abondante chevelure
noire, une peau mate et une allure tout en élégance
majestueuse, ce qui lui avait valu le surnom de
« Princesse perse » de la part de ses collègues. D’un
naturel indépendant et solitaire, elle était demeurée
célibataire. Ariane ne lui connaissait aucune liaison.
D’ailleurs, c’est quelque chose qu’elle n’avait jamais
compris, depuis cinq ans qu’elle était son assistante.
— Au fait, comment va Octave ? lança Thalia.
— Bien… Il propose toujours que tu nous rejoignes
pour une virée spéléo…
Thalia eut une grimace :
— Lui, je comprends, mais toi qui passes tes
journées entre la morgue et la salle d’autopsie, tu n’as
pas plutôt envie de grand air ?
— Mais j’aime aussi la spéléo ! s’exclama-t-elle
d’une moue contrite.
Thalia n’en crut pas un mot. Elle savait qu’Ariane
aurait suivi son Octave jusqu’au bout du monde,
quand bien même elle rêvait de soirées passées au
coin du feu, entre repas aux chandelles, projections de
DVD et séances câlines. Ariane était ce genre de
femmes qui moulent leur vie sur les passions de leur
compagnon. Quelle importance ? Cela lui convenait
mieux que de demeurer célibataire. Il y a quatre ans,
Octave et elle avaient rompu et la pauvre Ariane était
devenue l’ombre d’elle-même, ne souriant plus, ne
sortant plus un seul bon mot, ne sortant plus tout
court, passant son temps à ruminer. Thalia avait bien
essayé de la secouer en tentant de la convaincre de
vivre pour elle-même : peine perdue. Ariane n’était
rien sans un Jules – enfin, en l’occurrence sans un
Octave. Trois mois de calvaire – pour elle et pour les
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autres. Parce qu’une assistante qui pratique les
autopsies comme on démonte un jeu de lego, l’esprit
ailleurs, c’était vite devenu insupportable. Aussi,
quand l’Octave avait réapparu dans la vie d’Ariane,
tout était redevenu « normal » : les DVD, la spéléo, les
dîners aux chandelles, le parachutisme, les câlins et
les projets de maternité – cause de la rupture. Bref.
Une histoire banale pour une femme d’exception.
C’est ce que se répétait souvent Thalia.
Lorsqu’elles furent installées au bar du lounge La
Carotte Verte – on se demande où les tenanciers vont
chercher les noms de leur troquet – Ariane avait l’œil
pétillant. Elle n’avait pourtant encore rien consommé.
Le verbe au bord des lèvres, elle s’empressa de
commander tout en appondant ses préoccupations du
moment :
— Deux Campari orange ! Tu sais, Thalia, ça me
turlupine ce cadavre. C’est vrai, il ressemblait à rien
avec sa peau diaphane, ses yeux blancs, et sa bouche…
Oh, cette petite bouche, si fine, si semblable à une
fente…Et cette absence de sexe ! Je te jure. Je ne veux
pas t’embêter avec ça, mais il y a des témoignages
crédibles de gens crédibles qui ont rencontré des êtres
étranges dont la description correspond tout à fait à
notre cadavre !
Thalia lui lança un regard désabusé :
— Ariane, on ne le reverra plus ce cadavre. Oubliele !
— Tous décrivent ces êtres comme vêtus à
l’identique de costumes noirs, chapeaux et cravate sur
une chemise blanche. Une peau très blanche elle aussi
et une bouche presque inexistante… Enfin, certains
témoignages divergent, mais ce que nous avons vu
correspond absolument à ce genre de descriptions
faites par les témoins.
Thalia haussa un sourcil :
— J’admets n’avoir jamais vu une telle chose. Mais
que veux-tu que nous fassions ?
— Tu as déjà entendu parler des Agences
Spéciales ?
— Oui, dans les séries TV.
— Les fictions ne sont souvent que de pâles reflets
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de la réalité. Il n’y a pas que les agences connues
comme la DST, la DGSE, le Mossad, la CIA, le FBI, la
NSA ou le NORAD. Il y a des officines bien plus
secrètes encore. Tellement secrètes qu’on ignore
jusqu’à leur nom.
— Certes, Ariane. Mais nous sommes des légistes,
pas des enquêtrices de police criminelle ni des
investigatrices en phénomènes paranormaux ! A quoi
cela te sert-il de t’échauffer la cervelle ?
— Et à qui pensais-tu avoir affaire avec cet Abriel
Shalit ? J’ai vu la carte, moi aussi. Agent spécial,
c’était écrit en toutes lettres ! Et ce logo, avec cet aigle
à trois têtes ! Je suis sûre qu’il fait partie d’une police
secrète…
Thalia but une gorgée de Campari en songeant
que la vie commune d’Ariane avec Octave devait
traverser une mauvaise passe. Dans ces moments-là,
Ariane se raccrochait au mystérieux, à l’étrange ou au
politique… Histoire de se sentir vibrer pour quelque
chose.
— Il a de nouveau dit que ce n’était pas le
moment ? demanda Thalia.
Ariane lui lança un regard perdu :
— Quoi ? Qui ? De qui tu parles ?
— D’Octave.
— Laisse Octave en dehors de ça. Je te parle de
choses plus sérieuses.
« Tiens, intéressant, songea Thalia, Octave n’est
soudain plus le premier sujet de préoccupation
d’Ariane. » Elle pouvait toutefois légitimement se
demander si le sujet « paranormal » était préférable à
celui d’Octave… Ariane avait toujours été
passionnée… pour ne pas dire excessive. C’est ce qui
faisait son charme. Thalia s’interdit toutefois de
penser
qu’Ariane
subissait
une
contrainte
physiologique, la « poussée d’hormones-bébé »
comme celle-ci aimait à le répéter. Octave avait dit oui
à l’idée d’une progéniture… il n’avait jamais dit quand.
— Que l’agent spécial Abriel Shalit soit membre
d’une officine secrète ne nous regarde en rien.
D’ailleurs, nous n’aurons jamais le déplaisir de le
revoir…
Ariane parut déçue, arrêtée dans son envol. Elle
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but une longue gorgée de son apéritif et remarqua
d’un ton soudain grave :
— Sais-tu pourquoi j’ai voulu devenir légiste ?
Thalia lui lança un regard interrogateur.
— Parce qu’il y a autant de manières de mourir
que de vivre. Parce que les destinées les plus banales
peuvent devenir soudain intéressantes lorsqu’une
mort inopinée et singulière précipite leur terme... Et
parce que je n’ai jamais compris comment la vie peut
brutalement s’échapper d’un corps… Tu es là, bien
vivante. Tu sors dans la rue, une voiture te renverse
et, pfuit, plus personne. Un corps, de la matière
inerte. Ce qui faisait Thalia n’est plus là… Partie
ailleurs… Où ?
— Tu verses dans le mysticisme…
— Ne me dis pas que tu ne t’es jamais posé ces
questions ?
— Jamais en dehors des heures de travail.
— Parfois, je trouve que tu ressembles à une
machine…
— Je suppose que ce n’est pas un compliment.
— Tu décroches parfois ?
— Oui. Lorsque je bois un verre en ta compagnie et
que je rentre à pied, à travers le parc, en profitant de
sa fraîcheur… En l’occurrence, c’est toi qui ne parviens
pas à décrocher…
Ariane se pencha vers elle et demanda :
— Sincèrement, tu n’aimerais pas savoir ?
— Savoir quoi ?
— Pour notre cadavre, les men in black, l’agent
spécial Shalit ?
— A mon avis, soupira Thalia en se calant dans son
fauteuil, c’est le genre d’histoires où plus on en
apprend, moins l’on en sait. Un peu comme les
poupées russes : une énigme dans une énigme dans
une énigme… Ce genre de questionnement est
semblable à un labyrinthe, et si l’esprit s’y égare, il
finit par ne plus jamais en ressortir.
— Alors dis-moi : pourquoi es-tu devenue légiste ?
— Pour donner des causes plausibles à des morts
inexpliquées.
— Tu ne me dis pas tout...
— Je suis comme toi : je m’interroge sur ce
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passage par la mort. Mais au lieu de chercher un
« ailleurs » impalpable, je préfère me concentrer sur
la réalité, sur ce que je peux voir, toucher et observer.
Le reste n’est que spéculation…
— Tu ne crois pas à la pérennité de l’âme ?
— Je n’en sais rien, Ariane. Je me contente de faire
mon métier du mieux que je peux – et je pense
qu’ainsi je rends service. S’il doit y avoir un dieu
quelque part et qu’il juge sur les actions, je pense ne
pas avoir à en rougir. Ne dit-on pas que l’on juge
l’arbre à ses fruits ? Moi, ça me convient de me
contenter d’agir…
Ariane l’observa avec une mine grave. Elle aurait
aimé une autre réponse, sans doute. Mais Thalia
n’avait que celle-ci à offrir. Son travail était toute sa
vie. Une manière comme une autre de se concentrer
sur le « réel » afin d’échapper, peut-être, à des
questions plus douloureuses…
Il était presque cinq heures. Le bar était vide. Le
barman faisait sa caisse. Thalia s’étira. Elle n’avait pas
vraiment envie de rentrer. Ariane non plus,
manifestement. Octave pouvait continuer à dormir. La
musique douce passant en fond sonore donnait envie
de se caler plus profondément encore dans les
fauteuils confortables. Dehors, la nuit pâlissait. Des
lueurs bleutées venaient se refléter dans la baie vitrée.
Quelques rares passants apparaissaient fugacement
derrière celles-ci, l’un promenant son chien, l’autre
ramenant une baguette de pain sous le bras. Un petit
matin ordinaire dans une ville ordinaire et paisible. Le
regard perdu au travers des vitres, Thalia se laissait
bercer par la douceur des lieux, lorsque soudain elle
eut un sursaut : là, derrière la vitre, un étrange visage
venait d’apparaître : une face émaciée, très blanche,
portant des lunettes à soleil et un couvre-chef
démodé.
— Qu’y a-t-il ? demanda Ariane qui avait vu le
sursaut de Thalia.
La silhouette disparut.
— Rien, bredouilla Thalia. Je crois que je me suis
assoupie.
— Tu m’en diras tant, lui répondit Ariane dans un
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rire. Nous ne sommes pas très sages. Nous devrions
aller nous coucher. Ce soir nouvelle garde. Nous
prenons notre service à midi. Je n’ai pas envie de
commencer avec la mine défaite ni de finir sur les
genoux !
— C’est plus que raisonnable.
Elle se saluèrent sur le trottoir. Ariane allait
reprendre sa voiture au parking de l’hôpital jouxtant
la morgue, Thalia rentrerait à pied, comme à son
habitude.
La rue luisait sous les réverbères. Thalia emprunta
le sentier qui traversait le parc public. Par-dessus les
frondaisons des arbres, des taches laiteuses
commençaient à poindre dans le ciel. Mais sous le
couvert, il faisait encore sombre. Elle marchait d’un
pas rapide et décidé, emplissant ses poumons d’air
matinal. Le parc, elle le connaissait par cœur. Elle y
avait joué étant enfant, elle avait disputé des parties
de cache-cache, grimpé dans ses arbres, lancé sur son
étang des bateaux faits de coquilles de noix où un
morceau de mouchoir en papier accroché à un curedent faisait office de voile – jusqu’à ce que les canards
les coulent en leur montrant trop de curiosité. C’était
« son » parc, son refuge et même le lieu de ses
premiers baisers. Elle eut un soupir. Ce genre
d’évocations la contrariait, parce qu’elle ne goûtait
guère le sentimentalisme. Ou alors fallait-il admettre
que passé la quarantaine on ne puisse empêcher les
réminiscences…
— Hé ! la p’tite dame, on se balade toute seule ?
Thalia se retourna. Un homme la suivait, à
quelques mètres. Elle ne répondit pas et reprit sa
marche, à la même allure. Elle n’était pas pusillanime.
— Tu sais pas dire bonsoir ? reprit la grosse voix.
Il accéléra le pas. Elle se retourna brusquement :
— Et vous ? Vous vous êtes perdu ?
Il partit d’un gros rire :
— Celle-là, on m’l’avait encore jamais faite !
— Alors perdez cette détestable habitude de suivre
les inconnues !
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— Mais c’est qu’elle a du caractère, la dame ! Et du
cran ! J’te fais pas peur ?
— De quoi devrais-je avoir peur ?
Il parut décontenancé, puis se reprit :
— Bon alors, j’te fais un dessin ?
Thalia demeura immobile, se contentant de jauger
l’homme. Le fait de lui faire face, de ne pas chercher à
s’enfuir devait le déstabiliser. Une telle attitude ne
correspondait pas à ce à quoi il s’attendait. Il dut se
sentir humilié, car soudain il se jeta sur elle avec un
grognement bestial. Thalia lui asséna un coup du plat
de la main dans l’artère carotide. L’homme cassa en
deux, tenant sa gorge, s’étranglant dans la douleur.
Elle se pencha vers lui et lui susurra à l’oreille :
— Je suis médecin légiste. Mon métier, c’est
d’ouvrir les cadavres. Mais je peux aussi me livrer à
une petite séance de vivisection, pour me changer des
habitudes…
Le gars roulait de gros yeux atterrés. Des yeux
exorbités, qui regardaient au-delà de Thalia. Il appuya
une main sur le sol, puis s’enfuit sans demander son
reste. Lorsque Thalia se retourna, elle aperçut à
quelques mètres une silhouette tout de noir vêtue,
portant un chapeau mou. Son visage semblait irradier
la lumière. C’était la même apparition que tout à
l’heure, derrière les vitres du bar. Mais elle ne
disparut pas. Au contraire, elle demeura immobile et
Thalia devina un regard qui la scrutait derrière les
lunettes noires.
— Vous êtes courageuse, lui adressa l’apparition,
d’une voix étrange, à la fois nasillarde et métallique,
sans que les lèvres n’aient bougé.
— Qui êtes-vous ? demanda Thalia.
— La question est prématurée.
— Vous me suiviez ?
— En quelque sorte…
— Pourquoi ?
— Vous protéger.
— Et bien, il semble que j’en sois capable toute
seule !
— Ce n’est pas de cela dont je voulais parler.
Quoique s’il avait fallu…
— Trop aimable. Vous attendiez que je fasse mes
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preuves ?
— Oui. Mais pas sur ce terrain-là.
— Vous savez parler autrement que par énigme ?
— Appelez-moi donc Sphinx, si cela vous est plus
commode.
— Et bien, monsieur Sphinx, qu’attendez-vous de
moi ?
— Que vous nous aidiez.
— Nous ?
— Nous.
Elle attendait une précision qui ne vint pas.
Comme il restait immobile, elle enchaîna :
— Comment voulez-vous que je vous aide si je ne
sais pas qui vous êtes ? Et en quoi pourrais-je bien
vous être utile ?
— Faites confiance à votre assistante.
— Mon assistante ?
— Ariane est d’une nature brillante, quoiqu’un peu
brouillonne.
— Vous connaissez Ariane ?
— Nous connaissons qui nous voulons.
— Non, arrêtez, c’est une blague ! La caméra
cachée au parc public ?
— Nous n’avons aucun sens de l’humour.
La phrase venait d’être prononcée sur un ton si
glacial que Thalia en frissonna malgré elle.
— Je dois vous poser des questions, c’est ça ?
— Essayez.
— Bon. Puisque vous connaissez qui vous voulez…
La victime que nous devions autopsier, mon
assistante et moi, est une des vôtres ?
— Exact.
— Et vous êtes… vous êtes… quoi en sommes ?
— Mauvaise question.
— Ok. Je formule autrement : on ne nous a pas
laissé pratiquer l’autopsie de votre, heu...
coreligionnaire, parce que nous aurions découvert des
choses vraiment très inhabituelles ?
— L’examen sommaire vous l’a déjà prouvé.
— Vous êtes… heu… des extraterrestres…
— Non.
— Une race mutante ?
— Non.
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— Pourtant, vous différez du type humain.
— Oui.
— Bon. Alors vous êtes un type humain différent ?
— Non.
— Je ne comprends pas. Si vous n’êtes ni
extraterrestre, ni un type humain différent, ni une
autre race…
— Une autre race, oui.
— Vous m’avez répondu non !
— Vous avez dit race « mutante ».
— Bien. Vous voulez de la précision. Continuons.
Des gens sont au courant de… de votre existence. Ils
vous ont déjà rencontrés par le passé ?
— Oui.
— Depuis longtemps ?
— Depuis toujours.
Thalia demeura un instant bouche bée. Puis, bien
qu’elle répugnât à aborder ce genre de questions et
surtout sous cet angle-là, elle demanda :
— Les gouvernements sont au courant de votre
existence ?
— Bien sûr. Sans cela il n’y aurait jamais eu
d’agent Shalit dans votre salle d’autopsie.
Thalia accusa le coup. Pourquoi était-ce à elle
qu’une telle rencontre arrivait ? Pourquoi pas à Ariane
qui mourait d’envie de tour savoir sur ce genre de
phénomène ?
— Je vous l’ai dit : votre assistante est un peu trop
brouillonne.
— Vous lisez dans mes pensées ?
— Parfois.
Elle dut faire un certain effort pour reprendre le fil
d’une pensée claire tant elle était impressionnée par
cette incroyable rencontre.
— C’est bien, vous ne vous laissez pas envahir par
vos émotions. Vous les contrôlez.
Elle porta la main à la gorge où elle ressentait
depuis quelques minutes une certaine gêne.
— Nous ne pouvons pas empêcher cela, lui dit son
interlocuteur. Lorsque nous communiquons avec
vous, cela fait souffrir votre gorge. Vous serez enrouée
quelques jours.
Elle reprit :
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— Si je dois vous aider, est-ce à cause de cet agent
Shalit ?
— Entre autres.
— A cause de l’agence qui l’emploie ?
— Je viens de vous répondre. L’agence et l’agent
sont identiques pour nous.
— Ce sont vos ennemis ?
— Ce sont les vôtres aussi.
— Mais je ne me connais pas d'ennemis...
Il eut un petit sourire convenu. Elle demeura
immobile, les bras ballants, perplexe, tandis qu'il
reprenait :
— Mais vous n’avez rien à redouter d’eux. Pour le
moment.
— Pour le moment ?
— Ils ignorent que nous nous sommes rencontrés.
— S’ils l’apprenaient ?
— Je serai là.
— Vous êtes un ange gardien ?
— Non.
— Vous ne connaissez pas non plus le deuxième
degré ?
— C’est une tournure mentale typiquement
humaine que nous ne partageons pas avec vous.
Comme l’humour. Mais j’en comprends le sens.
Face à cet être sans émotion, des pensées se
mirent à tournoyer dans l’esprit de Thalia. Des récits
que lui avait rapportés Ariane sur des phénomènes
« d’abductions », de disparitions mystérieuses et
autres sujets inexplicables qu’elle n’avait jamais pris
au sérieux.
— Ne mélangez pas tout ! La complexité de la
réalité échappe aux capacités cognitives humaines.
Usez de votre sens de la logique et de la déduction, en
bon médecin légiste. Ne vous égarez pas dans les
spéculations.
— C’est pour ça que vous m’avez choisie ? Moi
plutôt que mon assistante ?
— Oui. Votre assistante est souvent dans le vrai.
Mais la vérité qu’elle perçoit est semblable aux images
d’un kaléidoscope. L’esprit brouillon d’Ariane saute
d’un reflet à l’autre et ne parvient pas à la synthèse.
— Il faut que je l’écoute ?
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— Procédez en médecin légiste. Un effet constaté,
une cause à déterminer. Je sais que vous ne brûlerez
pas les étapes. Vous êtes pragmatique.
— Et je suis sensée découvrir quoi ? Le Saint
Graal ?
— En quelque sorte.
— Ça n’est pas vraiment pragmatique comme
découverte !
— Je faisais allusion à votre deuxième degré
typiquement humain. Si vous voulez une autre
réponse : la vérité.
— La vérité ? La vérité sur quoi ?
— Sur nous. Sur vous. Sur le vieux lien qui unit
votre race et la nôtre. Certains l’ont déjà découvert par
le passé. Cela n’a eu aucune incidence sur l’histoire.
Mais les temps ont changé et la vérité doit trouver sa
place dans le monde.
— Un programme politique ? ironisa Thalia.
— En quelque sorte. Bien que la politique nous soit
chose étrangère. Nous préférons parler de calendrier.
Thalia ne put s’empêcher de penser avec ironie
que l’Epiphanie des men in black était proche. Voilà
qui réjouirait Ariane !
— Je vous déconseille de parler de notre rencontre
et de notre échange avec votre assistante. Elle se
montre très à l’aise dans le paranormal parce qu’elle
n’y a jamais été réellement confrontée. Elle est comme
ces enfants qui frissonnent avec délice des histoires de
monstres qu’ils se racontent mais qui font pipi dans
leur culotte dès qu’un bruit insolite retentit dans leur
armoire de chambre. Il vaudrait mieux pour elle
qu’elle apprenne d’abord à discipliner sa pensée et à
faire le tri entre ses désirs et la pure réalité.
L’aube pointait, la clairière où ils se parlaient était
devenue plus claire.
— Je dois prendre congé, lui dit son interlocuteur.
— Attendez, encore une question : ce qui a tué
votre coreligionnaire, ce n’est pas l’accident de
voiture, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui vous incite à une conclusion aussi
hâtive ?
— Les marques sur sa gorge : deux petites
blessures qui pouvaient faire songer à une morsure.
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Mais il n’y avait aucun épanchement sanguin. Je ne
sais pas comment vous êtes faits : vous devez
certainement posséder un système sanguin ou
assimilé…
Comme il ne répondait pas, elle s’enhardit :
— Toutes les espèces vivantes animales possèdent
un tel système. Vous ne pouvez pas faire exception à la
règle. Je n’ai pas eu le temps de procéder à l’autopsie
ni à aucun prélèvement, mais je suis certaine d’une
chose : ce cadavre était aussi sec qu’une coquille vide.
— Excellente observation.
— C’est ce qui a causé la mort.
— Non. C’est une conséquence post mortem. Au
revoir.
Il fit un demi-tour sec et s’éloigna vivement, si
vivement qu’il disparut rapidement à la vue de Thalia.
On eut dit non qu’il marchait mais qu’il flottait audessus du sol. Elle demeura de longues minutes, dans
l’air rafraîchi du matin, se demandant si elle ne venait
pas d’être victime d’une hallucination. Mais tout cela
avait été si réel… Et si déstabilisant.
Elle rentra chez elle d’un pas plus mesuré. Les
pensées se bousculaient dans son esprit. Et comble de
tout, elle ressentait un désagréable mal de gorge qui
semblait s’amplifier.
Elle décida pourtant d’aller se coucher, morte de
fatigue, tira les rideaux de la chambre à coucher, ôta
ses vêtements à la hâte et se laissa choir dans le lit. En
jetant un œil à son réveil, elle rendit compte avec
étonnement qu’il était déjà sept heures du matin.
C’était incompréhensible, car entre le moment où elle
avait fait cette étrange rencontre et son retour chez
elle, il n’aurait pas dû s’écouler plus de quarante-cinq
minutes. Or, c’était deux heures qui lui manquaient !
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