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L'IRIS NOIR Roman Collection Fantastique Esotérique 1 Editions Sophianisis www.sophianisis.net / [email protected] Distribution Editions Sophianisis, sophianisis.net Amazon.fr Tous droits réservés Editions Sophianisis © 2014 Dépôt légal Bibliothèque cantonale et universitaire, BCU Lausanne Bibliothèque nationale suisse BN, Berne 1er trimestre 2014 ISBN-10 : 1492167819 ISBN-13: 978-1492167815 2 Claire-Véronique SCHMIDT L'IRIS NOIR Roman Collection Fantastique Esotérique 3 4 A mon frère, François, pour les délicieuses années d’enfance passées dans la connivence partagée de nos odyssées au cœur du Mystère Aux disciples de Mani, d’hier et d’aujourd’hui 5 6 « Homme, n’as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t’es coupé le doigt ? Comme il est bon, n’est-ce pas ? » Lautréamont, Les Chants de Maldoror « Le sang se lave avec des larmes » Victor Hugo Lucifer : « Que les damnés obscènes cyniques et corrompus fassent griefs de leurs peines à ceux qu’ils ont élus, car devant tant de problèmes et de malentendus les dieux et les diables en sont venus à douter d’eux-mêmes » Jacques Higelin, Champagne 7 PROLOGUE Thalia Lelys, dont c’était le tour de garde, parvint en salle d’autopsie alors que les policiers amenaient la civière sur laquelle reposait le cadavre emballé dans sa housse de plastique blanche. Elle reconnut le lieutenant Aldric Casenac et l’apostropha : — De service, lieutenant ? Il lui sourit et répondit, laconique : — Faut bien… La salle n’était éclairée que par les halogènes. Les policiers poussèrent la civière devant la table de marbre et y déposèrent le corps emmailloté dans sa gangue de plastique, avant de se retirer en adressant un vague salut à la légiste. — Vous connaissez l’identité de la victime ? demanda Thalia au lieutenant resté auprès d’elle. Aldric haussa les épaules en retenant un bâillement : — Non. Aucune pièce d’identité, pas de portefeuille, rien. Un accident de la route. Le Procureur nous a ordonné d’emmener le cadavre à la morgue pour autopsie. Un drôle de cadavre… — Un drôle de cadavre ? — Vous verrez. Si vous pouviez nous donner un coup de main pour l’identification… — Que s’est-il passé ? — Un couple d’amoureux en goguette qui s’amusaient à des jeux érotiques… Le genre de truc déconseillé au volant. Selon leurs dires, la victime a surgi soudain devant leur voiture. — Ne serait-ce pas plutôt la voiture qui a surgi devant elle ? Il eut un petit sourire amusé : — Ça dépend du point de vue… Pour le conducteur, la route était libre. L’instant suivant, elle ne l’était plus… — En fait de sensations fortes, il a été servi... Il eut un sourire entendu. Thalia enfila ses gants de latex, fit glisser la fermeture éclair de la housse contenant le cadavre. Un visage d’une pâleur extrême, des cheveux totalement blancs, et, étrangement, une 8 paire de lunettes de soleil posée sur un nez fin. La bouche était minuscule, comme privée de lèvres, et ressemblait plutôt à une fente. Le cadavre était habillé d’un costume noir, pantalons de flanelle, veste cintrée, cravate également noire sur une chemise immaculée. — A première vue, le sexe n’est pas évident à définir, déclara Thalia. — Je pencherais plutôt pour une femme avec des traits aussi fins… Ce qui m’intrigue, ce sont les lunettes… Comment sont-elles restées bien en place après le choc de l’accident ? Elles auraient dû être arrachées et voler au loin ! Thalia saisit délicatement la paire de lunettes, mais elles semblaient solidement fixées à la tête du cadavre. — Allons bon, qu’est-ce qui coince là ? Elle se pencha pour examiner la branche et découvrit qu’elle s’enroulait autour de l’oreille. Avec beaucoup de précaution, elle la retira. Ce faisant, elle aperçut, sur le haut de la gorge, deux petites marques rondes, juste sous la mandibule. Elle saisit son Dictaphone : — Je note deux petites plaies circulaires mesurant chacune 5 millimètres de diamètre sur la région latérale gauche du cou au niveau de la veine jugulaire externe. L’écartement entre les deux plaies est de trois centimètres ; la profondeur et la netteté des blessures suggèrent l’usage d’un instrument à deux pointes acérées. Le lieutenant Casenac eut un mouvement de recul : — Ok, vous n’avez plus besoin de moi ? Thalia leva le nez vers le lieutenant en souriant : — Non. Laissez-moi le rapport de police… Alors qu’il quittait la salle d’autopsie, trop heureux de s’éloigner de ce lieu morbide, Aldric Casenac fut bousculé par une tornade rousse qui s’engouffra dans la pièce en laissant derrière elle une traînée de parfum exotique. — B’jour lieutenant ! furent ses seules paroles. Il rendit une salutation à peine audible, le doigt déjà appuyé sur le bouton d’appel de l’ascenseur. — Tu es en retard, fit remarquer Thalia. Ariane, son assistante, finissait d’enfiler sa blouse 9 et ses gants : — Désolée… Puis, se penchant au-dessus de la gorge du cadavre, elle plaisanta : — La marque des vampires… Thalia lui lança un regard amusé avant de tester la rigidité cadavérique. Elle était à son maximum. Elle prit le rapport de police des mains de son assistante, qui venait d’en commencer la lecture, et le consulta à son tour : — Etrange… L’accident n’a eu lieu qu’il y a deux heures, et la rigidité est déjà complète… Thalia posa le rapport et, se penchant au-dessus du cadavre, en souleva la paupière gauche. L’œil devait être révulsé car seul le blanc du globe oculaire était visible. Mais en regardant plus attentivement, elle remarqua une tache laiteuse bleutée au centre de l’œil. Elle saisit une lampe et dirigea le faisceau sur celle-ci, avant de s’exclamer : — Tu ne vas pas me croire… Regarde cette tache bleutée… C’est une pupille ! Elle examina l’œil droit : il était identiquement blanc, portant en son centre une pupille laiteuse bleuâtre. — Une maladie ? hasarda Ariane qui examinait la paire de lunettes noires qui avaient été retirées quelques minutes auparavant. — Si c’est une maladie, je n’ai jamais rien vu de semblable. Une telle morphologie de l’œil est tout à fait inconnue. — Mais une cécité presque certaine… Les lunettes noires suggèrent une personne aveugle… Ceci expliquerait sa présence au beau milieu de la route. — Que faisait une personne aveugle, à deux heures du matin, sur une route isolée et dangereusement sinueuse ? Ariane eut un geste évasif, épaules haussées, bras écartés, sourcils levés : — Certainement pas de l’auto-stop… Thalia défit la cravate, ouvrit la veste, commença à déboutonner le chemisier. Ariane l’aida à déshabiller le cadavre. Lorsqu’il fut nu, les deux femmes se regardèrent, perplexes. Thalia saisit son Dictaphone 10 et reprit d’une voix monocorde : — Aucun organe sexuel secondaire apparent : ni sein ni aréole. Le pubis est lisse et fermé : pas de vulve, pas de pénis… Elle eut un petit raclement de gorge avant de poursuivre : — Taille : 175 centimètres. Poids : 57 kilogrammes. Race blanche de type… apparemment caucasien et peut-être albinos. La peau est très blanche, laiteuse et donne l’impression d’être translucide… Morphologie filiforme. A part les cheveux, aucune pilosité : ni sourcils ni poils – que ce soit sous les aisselles ou sur le pubis. En examinant la peau, on ne peut déceler aucun bulbe pileux à ces endroits, ce qui exclut toute épilation : le corps est totalement glabre. L’âge est difficile à déterminer. Des rides au coin des yeux et sur le front suggèrent néanmoins que la trentaine a été atteinte. Les deux femmes retournèrent le corps pour examiner sa face postérieure, puis l’allongèrent à nouveau sur le dos : — Malgré le choc, aucun trauma visible sur le corps. Nous allons procéder à l’ouverture de la cage thoracique… — Arrêtez ! La porte de la salle d’autopsie venait de s’ouvrir brutalement. Cinq hommes portant des costumes sombres venaient de faire irruption. L’un d’eux – celui qui avait crié – brandissait une carte frappée d’un aigle à trois têtes. Il reprit : — Vous arrêtez tout. On emmène le cadavre ! — Vous n’êtes pas sérieux ! Nous procédons sur réquisition du Procureur ! — J’ai une autre réquisition. Il lui tendit une lettre officielle portant le sceau du Ministère de l’Intérieur. — Et la séparation des pouvoirs ? s’offusqua Thalia. — Cette affaire ne concerne pas la Justice. — Et pour quel motif ? — Vous n’avez pas à le savoir ! Déjà, les quatre acolytes saisissaient le corps afin de le glisser dans sa housse en plastique. Thalia réagit 11 vivement : — Hé ! Vous ne portez pas de gants ! — C’est un détail sans importance, renchérit l’homme qui devait être leur supérieur. — Qui êtes-vous ? Il eut un sourire méprisant et lui présenta à nouveau sa carte. Elle put y lire Agent Spécial Abriel Shalit. Et un logo à trois initiales : ASS. Elle plongea dans son regard – des yeux très gris et déterminés : — Abriel Shalit. Un nom israélien ? — Je suis juif, ça vous pose un problème ? Il eut un sourire énigmatique puis s’adressa à ses coreligionnaires : — Ok les gars, on y va. — Attendez ! Qu’est-ce qui me prouve que votre réquisition est légale ? Il lui tendit son portable : — Vous voulez appeler le Ministre ? Elle eut un signe de dénégation. Vu l’heure, l’appel ne serait guère apprécié. Et puis elle n’était pas flic. Alors qu’ils quittaient la salle, le lieutenant Shalit se retourna et lança aux deux femmes : — Allez dormir, il est 4 heures 30 du mat’. Je sais ce que c’est que de bosser sans horaire… Cette soudaine prévenance de la part d’un homme qui avait fait aussi brutalement irruption dans la salle d’autopsie était surprenante. En fait, elle signifiait certainement quelque chose du genre : « Ne vous occupez plus de cette affaire. » Il leur adressa un bref salut de l’index et disparut derrière les portes. Thalia retira ses gants d’un geste contrit, appuya sur la pédale de la poubelle et les y laissa tomber. Son assistante n’avait pas bronché. La stupéfaction était encore lisible dans son regard. — C’est fini, lui dit à voix basse Thalia, ils sont partis. — Mais enfin… — Que voulais-tu que je fasse ? Il avait un mandat, ils étaient cinq et tous les cinq bien décidés à emmener le cadavre. — Thalia ! s’exclama-t-elle sur un ton de reproche, on ne voit ça que dans les films ! 12 Elle ne répliqua rien. Ariane reprit : — Tu as vu aussi bien que moi : le cadavre avait des yeux étranges, une peau laiteuse et totalement glabre, aucun organe sexuel et un type racial indéfinissable… — Oui. — Et puis, il portait cette étrange marque semblable à une morsure… — Une morsure inflige une blessure symétrique, en laissant les marques des mâchoires supérieure et inférieure. Il n’y avait pas de telles marques symétriques… — Imagine une jolie paire de canines palatines, mais pas leur complément mandibulaire. — Il aurait fallu procéder à un prélèvement dans la blessure pour déterminer s’il s’agissait là d’une morsure. Si on y avait trouvé de la salive, humaine ou animale… — Humaine ? — Pourquoi pas ? Mais je doute que cet examen ait été positif. Une morsure laisse d’autres marques encore. Et elles sont rarement aussi nettes. Ce n’est pas ces blessures qui m’intriguent, mais ces yeux, cette peau laiteuse… — Les men in black, susurra Ariane. Thalia lui jeta un regard oblique. — Oui, reprit Ariane, ces hommes sensés apparaître lors de manifestations étranges liées aux extraterrestres. Tu sais, comme dans le film avec Will Smith et… — Tu devrais arrêter les DVD. Nous sommes des légistes, pas des chasseurs de phénomènes. — Mais le cadavre qu’ils ont emmené est un phénomène ! Thalia lui sourit et coupa court : — Je n’ai pas envie d’aller dormir. Je t’offre un verre ? — Volontiers. Ça me changera du café froid. Dehors, l’air était frais. Une petite brise bienvenue après l’environnement stérilisé de la morgue. Thalia marchait d’un pas rapide, Ariane suivait en trottant sur ses escarpins. C’était une jolie femme, la trentaine, 13 un peu ronde et très dynamique, pourvue d’une crinière rousse et bouclée qu’elle peinait souvent à rassembler sous le bonnet stérile, et d’une poitrine généreuse. Elle se montrait sensuelle, enjouée et définitivement fâchée avec les horaires qu’elle était incapable de tenir… quand elle ne les oubliait pas. Mais c’était une assistante travailleuse, perspicace et d’agréable compagnie. Thalia, elle, se montrait davantage secrète, voire énigmatique. A quarantequatre ans, elle demeurait une belle femme, avec des traits fins encadrés par une abondante chevelure noire, une peau mate et une allure tout en élégance majestueuse, ce qui lui avait valu le surnom de « Princesse perse » de la part de ses collègues. D’un naturel indépendant et solitaire, elle était demeurée célibataire. Ariane ne lui connaissait aucune liaison. D’ailleurs, c’est quelque chose qu’elle n’avait jamais compris, depuis cinq ans qu’elle était son assistante. — Au fait, comment va Octave ? lança Thalia. — Bien… Il propose toujours que tu nous rejoignes pour une virée spéléo… Thalia eut une grimace : — Lui, je comprends, mais toi qui passes tes journées entre la morgue et la salle d’autopsie, tu n’as pas plutôt envie de grand air ? — Mais j’aime aussi la spéléo ! s’exclama-t-elle d’une moue contrite. Thalia n’en crut pas un mot. Elle savait qu’Ariane aurait suivi son Octave jusqu’au bout du monde, quand bien même elle rêvait de soirées passées au coin du feu, entre repas aux chandelles, projections de DVD et séances câlines. Ariane était ce genre de femmes qui moulent leur vie sur les passions de leur compagnon. Quelle importance ? Cela lui convenait mieux que de demeurer célibataire. Il y a quatre ans, Octave et elle avaient rompu et la pauvre Ariane était devenue l’ombre d’elle-même, ne souriant plus, ne sortant plus un seul bon mot, ne sortant plus tout court, passant son temps à ruminer. Thalia avait bien essayé de la secouer en tentant de la convaincre de vivre pour elle-même : peine perdue. Ariane n’était rien sans un Jules – enfin, en l’occurrence sans un Octave. Trois mois de calvaire – pour elle et pour les 14 autres. Parce qu’une assistante qui pratique les autopsies comme on démonte un jeu de lego, l’esprit ailleurs, c’était vite devenu insupportable. Aussi, quand l’Octave avait réapparu dans la vie d’Ariane, tout était redevenu « normal » : les DVD, la spéléo, les dîners aux chandelles, le parachutisme, les câlins et les projets de maternité – cause de la rupture. Bref. Une histoire banale pour une femme d’exception. C’est ce que se répétait souvent Thalia. Lorsqu’elles furent installées au bar du lounge La Carotte Verte – on se demande où les tenanciers vont chercher les noms de leur troquet – Ariane avait l’œil pétillant. Elle n’avait pourtant encore rien consommé. Le verbe au bord des lèvres, elle s’empressa de commander tout en appondant ses préoccupations du moment : — Deux Campari orange ! Tu sais, Thalia, ça me turlupine ce cadavre. C’est vrai, il ressemblait à rien avec sa peau diaphane, ses yeux blancs, et sa bouche… Oh, cette petite bouche, si fine, si semblable à une fente…Et cette absence de sexe ! Je te jure. Je ne veux pas t’embêter avec ça, mais il y a des témoignages crédibles de gens crédibles qui ont rencontré des êtres étranges dont la description correspond tout à fait à notre cadavre ! Thalia lui lança un regard désabusé : — Ariane, on ne le reverra plus ce cadavre. Oubliele ! — Tous décrivent ces êtres comme vêtus à l’identique de costumes noirs, chapeaux et cravate sur une chemise blanche. Une peau très blanche elle aussi et une bouche presque inexistante… Enfin, certains témoignages divergent, mais ce que nous avons vu correspond absolument à ce genre de descriptions faites par les témoins. Thalia haussa un sourcil : — J’admets n’avoir jamais vu une telle chose. Mais que veux-tu que nous fassions ? — Tu as déjà entendu parler des Agences Spéciales ? — Oui, dans les séries TV. — Les fictions ne sont souvent que de pâles reflets 15 de la réalité. Il n’y a pas que les agences connues comme la DST, la DGSE, le Mossad, la CIA, le FBI, la NSA ou le NORAD. Il y a des officines bien plus secrètes encore. Tellement secrètes qu’on ignore jusqu’à leur nom. — Certes, Ariane. Mais nous sommes des légistes, pas des enquêtrices de police criminelle ni des investigatrices en phénomènes paranormaux ! A quoi cela te sert-il de t’échauffer la cervelle ? — Et à qui pensais-tu avoir affaire avec cet Abriel Shalit ? J’ai vu la carte, moi aussi. Agent spécial, c’était écrit en toutes lettres ! Et ce logo, avec cet aigle à trois têtes ! Je suis sûre qu’il fait partie d’une police secrète… Thalia but une gorgée de Campari en songeant que la vie commune d’Ariane avec Octave devait traverser une mauvaise passe. Dans ces moments-là, Ariane se raccrochait au mystérieux, à l’étrange ou au politique… Histoire de se sentir vibrer pour quelque chose. — Il a de nouveau dit que ce n’était pas le moment ? demanda Thalia. Ariane lui lança un regard perdu : — Quoi ? Qui ? De qui tu parles ? — D’Octave. — Laisse Octave en dehors de ça. Je te parle de choses plus sérieuses. « Tiens, intéressant, songea Thalia, Octave n’est soudain plus le premier sujet de préoccupation d’Ariane. » Elle pouvait toutefois légitimement se demander si le sujet « paranormal » était préférable à celui d’Octave… Ariane avait toujours été passionnée… pour ne pas dire excessive. C’est ce qui faisait son charme. Thalia s’interdit toutefois de penser qu’Ariane subissait une contrainte physiologique, la « poussée d’hormones-bébé » comme celle-ci aimait à le répéter. Octave avait dit oui à l’idée d’une progéniture… il n’avait jamais dit quand. — Que l’agent spécial Abriel Shalit soit membre d’une officine secrète ne nous regarde en rien. D’ailleurs, nous n’aurons jamais le déplaisir de le revoir… Ariane parut déçue, arrêtée dans son envol. Elle 16 but une longue gorgée de son apéritif et remarqua d’un ton soudain grave : — Sais-tu pourquoi j’ai voulu devenir légiste ? Thalia lui lança un regard interrogateur. — Parce qu’il y a autant de manières de mourir que de vivre. Parce que les destinées les plus banales peuvent devenir soudain intéressantes lorsqu’une mort inopinée et singulière précipite leur terme... Et parce que je n’ai jamais compris comment la vie peut brutalement s’échapper d’un corps… Tu es là, bien vivante. Tu sors dans la rue, une voiture te renverse et, pfuit, plus personne. Un corps, de la matière inerte. Ce qui faisait Thalia n’est plus là… Partie ailleurs… Où ? — Tu verses dans le mysticisme… — Ne me dis pas que tu ne t’es jamais posé ces questions ? — Jamais en dehors des heures de travail. — Parfois, je trouve que tu ressembles à une machine… — Je suppose que ce n’est pas un compliment. — Tu décroches parfois ? — Oui. Lorsque je bois un verre en ta compagnie et que je rentre à pied, à travers le parc, en profitant de sa fraîcheur… En l’occurrence, c’est toi qui ne parviens pas à décrocher… Ariane se pencha vers elle et demanda : — Sincèrement, tu n’aimerais pas savoir ? — Savoir quoi ? — Pour notre cadavre, les men in black, l’agent spécial Shalit ? — A mon avis, soupira Thalia en se calant dans son fauteuil, c’est le genre d’histoires où plus on en apprend, moins l’on en sait. Un peu comme les poupées russes : une énigme dans une énigme dans une énigme… Ce genre de questionnement est semblable à un labyrinthe, et si l’esprit s’y égare, il finit par ne plus jamais en ressortir. — Alors dis-moi : pourquoi es-tu devenue légiste ? — Pour donner des causes plausibles à des morts inexpliquées. — Tu ne me dis pas tout... — Je suis comme toi : je m’interroge sur ce 17 passage par la mort. Mais au lieu de chercher un « ailleurs » impalpable, je préfère me concentrer sur la réalité, sur ce que je peux voir, toucher et observer. Le reste n’est que spéculation… — Tu ne crois pas à la pérennité de l’âme ? — Je n’en sais rien, Ariane. Je me contente de faire mon métier du mieux que je peux – et je pense qu’ainsi je rends service. S’il doit y avoir un dieu quelque part et qu’il juge sur les actions, je pense ne pas avoir à en rougir. Ne dit-on pas que l’on juge l’arbre à ses fruits ? Moi, ça me convient de me contenter d’agir… Ariane l’observa avec une mine grave. Elle aurait aimé une autre réponse, sans doute. Mais Thalia n’avait que celle-ci à offrir. Son travail était toute sa vie. Une manière comme une autre de se concentrer sur le « réel » afin d’échapper, peut-être, à des questions plus douloureuses… Il était presque cinq heures. Le bar était vide. Le barman faisait sa caisse. Thalia s’étira. Elle n’avait pas vraiment envie de rentrer. Ariane non plus, manifestement. Octave pouvait continuer à dormir. La musique douce passant en fond sonore donnait envie de se caler plus profondément encore dans les fauteuils confortables. Dehors, la nuit pâlissait. Des lueurs bleutées venaient se refléter dans la baie vitrée. Quelques rares passants apparaissaient fugacement derrière celles-ci, l’un promenant son chien, l’autre ramenant une baguette de pain sous le bras. Un petit matin ordinaire dans une ville ordinaire et paisible. Le regard perdu au travers des vitres, Thalia se laissait bercer par la douceur des lieux, lorsque soudain elle eut un sursaut : là, derrière la vitre, un étrange visage venait d’apparaître : une face émaciée, très blanche, portant des lunettes à soleil et un couvre-chef démodé. — Qu’y a-t-il ? demanda Ariane qui avait vu le sursaut de Thalia. La silhouette disparut. — Rien, bredouilla Thalia. Je crois que je me suis assoupie. — Tu m’en diras tant, lui répondit Ariane dans un 18 rire. Nous ne sommes pas très sages. Nous devrions aller nous coucher. Ce soir nouvelle garde. Nous prenons notre service à midi. Je n’ai pas envie de commencer avec la mine défaite ni de finir sur les genoux ! — C’est plus que raisonnable. Elle se saluèrent sur le trottoir. Ariane allait reprendre sa voiture au parking de l’hôpital jouxtant la morgue, Thalia rentrerait à pied, comme à son habitude. La rue luisait sous les réverbères. Thalia emprunta le sentier qui traversait le parc public. Par-dessus les frondaisons des arbres, des taches laiteuses commençaient à poindre dans le ciel. Mais sous le couvert, il faisait encore sombre. Elle marchait d’un pas rapide et décidé, emplissant ses poumons d’air matinal. Le parc, elle le connaissait par cœur. Elle y avait joué étant enfant, elle avait disputé des parties de cache-cache, grimpé dans ses arbres, lancé sur son étang des bateaux faits de coquilles de noix où un morceau de mouchoir en papier accroché à un curedent faisait office de voile – jusqu’à ce que les canards les coulent en leur montrant trop de curiosité. C’était « son » parc, son refuge et même le lieu de ses premiers baisers. Elle eut un soupir. Ce genre d’évocations la contrariait, parce qu’elle ne goûtait guère le sentimentalisme. Ou alors fallait-il admettre que passé la quarantaine on ne puisse empêcher les réminiscences… — Hé ! la p’tite dame, on se balade toute seule ? Thalia se retourna. Un homme la suivait, à quelques mètres. Elle ne répondit pas et reprit sa marche, à la même allure. Elle n’était pas pusillanime. — Tu sais pas dire bonsoir ? reprit la grosse voix. Il accéléra le pas. Elle se retourna brusquement : — Et vous ? Vous vous êtes perdu ? Il partit d’un gros rire : — Celle-là, on m’l’avait encore jamais faite ! — Alors perdez cette détestable habitude de suivre les inconnues ! 19 — Mais c’est qu’elle a du caractère, la dame ! Et du cran ! J’te fais pas peur ? — De quoi devrais-je avoir peur ? Il parut décontenancé, puis se reprit : — Bon alors, j’te fais un dessin ? Thalia demeura immobile, se contentant de jauger l’homme. Le fait de lui faire face, de ne pas chercher à s’enfuir devait le déstabiliser. Une telle attitude ne correspondait pas à ce à quoi il s’attendait. Il dut se sentir humilié, car soudain il se jeta sur elle avec un grognement bestial. Thalia lui asséna un coup du plat de la main dans l’artère carotide. L’homme cassa en deux, tenant sa gorge, s’étranglant dans la douleur. Elle se pencha vers lui et lui susurra à l’oreille : — Je suis médecin légiste. Mon métier, c’est d’ouvrir les cadavres. Mais je peux aussi me livrer à une petite séance de vivisection, pour me changer des habitudes… Le gars roulait de gros yeux atterrés. Des yeux exorbités, qui regardaient au-delà de Thalia. Il appuya une main sur le sol, puis s’enfuit sans demander son reste. Lorsque Thalia se retourna, elle aperçut à quelques mètres une silhouette tout de noir vêtue, portant un chapeau mou. Son visage semblait irradier la lumière. C’était la même apparition que tout à l’heure, derrière les vitres du bar. Mais elle ne disparut pas. Au contraire, elle demeura immobile et Thalia devina un regard qui la scrutait derrière les lunettes noires. — Vous êtes courageuse, lui adressa l’apparition, d’une voix étrange, à la fois nasillarde et métallique, sans que les lèvres n’aient bougé. — Qui êtes-vous ? demanda Thalia. — La question est prématurée. — Vous me suiviez ? — En quelque sorte… — Pourquoi ? — Vous protéger. — Et bien, il semble que j’en sois capable toute seule ! — Ce n’est pas de cela dont je voulais parler. Quoique s’il avait fallu… — Trop aimable. Vous attendiez que je fasse mes 20 preuves ? — Oui. Mais pas sur ce terrain-là. — Vous savez parler autrement que par énigme ? — Appelez-moi donc Sphinx, si cela vous est plus commode. — Et bien, monsieur Sphinx, qu’attendez-vous de moi ? — Que vous nous aidiez. — Nous ? — Nous. Elle attendait une précision qui ne vint pas. Comme il restait immobile, elle enchaîna : — Comment voulez-vous que je vous aide si je ne sais pas qui vous êtes ? Et en quoi pourrais-je bien vous être utile ? — Faites confiance à votre assistante. — Mon assistante ? — Ariane est d’une nature brillante, quoiqu’un peu brouillonne. — Vous connaissez Ariane ? — Nous connaissons qui nous voulons. — Non, arrêtez, c’est une blague ! La caméra cachée au parc public ? — Nous n’avons aucun sens de l’humour. La phrase venait d’être prononcée sur un ton si glacial que Thalia en frissonna malgré elle. — Je dois vous poser des questions, c’est ça ? — Essayez. — Bon. Puisque vous connaissez qui vous voulez… La victime que nous devions autopsier, mon assistante et moi, est une des vôtres ? — Exact. — Et vous êtes… vous êtes… quoi en sommes ? — Mauvaise question. — Ok. Je formule autrement : on ne nous a pas laissé pratiquer l’autopsie de votre, heu... coreligionnaire, parce que nous aurions découvert des choses vraiment très inhabituelles ? — L’examen sommaire vous l’a déjà prouvé. — Vous êtes… heu… des extraterrestres… — Non. — Une race mutante ? — Non. 21 — Pourtant, vous différez du type humain. — Oui. — Bon. Alors vous êtes un type humain différent ? — Non. — Je ne comprends pas. Si vous n’êtes ni extraterrestre, ni un type humain différent, ni une autre race… — Une autre race, oui. — Vous m’avez répondu non ! — Vous avez dit race « mutante ». — Bien. Vous voulez de la précision. Continuons. Des gens sont au courant de… de votre existence. Ils vous ont déjà rencontrés par le passé ? — Oui. — Depuis longtemps ? — Depuis toujours. Thalia demeura un instant bouche bée. Puis, bien qu’elle répugnât à aborder ce genre de questions et surtout sous cet angle-là, elle demanda : — Les gouvernements sont au courant de votre existence ? — Bien sûr. Sans cela il n’y aurait jamais eu d’agent Shalit dans votre salle d’autopsie. Thalia accusa le coup. Pourquoi était-ce à elle qu’une telle rencontre arrivait ? Pourquoi pas à Ariane qui mourait d’envie de tour savoir sur ce genre de phénomène ? — Je vous l’ai dit : votre assistante est un peu trop brouillonne. — Vous lisez dans mes pensées ? — Parfois. Elle dut faire un certain effort pour reprendre le fil d’une pensée claire tant elle était impressionnée par cette incroyable rencontre. — C’est bien, vous ne vous laissez pas envahir par vos émotions. Vous les contrôlez. Elle porta la main à la gorge où elle ressentait depuis quelques minutes une certaine gêne. — Nous ne pouvons pas empêcher cela, lui dit son interlocuteur. Lorsque nous communiquons avec vous, cela fait souffrir votre gorge. Vous serez enrouée quelques jours. Elle reprit : 22 — Si je dois vous aider, est-ce à cause de cet agent Shalit ? — Entre autres. — A cause de l’agence qui l’emploie ? — Je viens de vous répondre. L’agence et l’agent sont identiques pour nous. — Ce sont vos ennemis ? — Ce sont les vôtres aussi. — Mais je ne me connais pas d'ennemis... Il eut un petit sourire convenu. Elle demeura immobile, les bras ballants, perplexe, tandis qu'il reprenait : — Mais vous n’avez rien à redouter d’eux. Pour le moment. — Pour le moment ? — Ils ignorent que nous nous sommes rencontrés. — S’ils l’apprenaient ? — Je serai là. — Vous êtes un ange gardien ? — Non. — Vous ne connaissez pas non plus le deuxième degré ? — C’est une tournure mentale typiquement humaine que nous ne partageons pas avec vous. Comme l’humour. Mais j’en comprends le sens. Face à cet être sans émotion, des pensées se mirent à tournoyer dans l’esprit de Thalia. Des récits que lui avait rapportés Ariane sur des phénomènes « d’abductions », de disparitions mystérieuses et autres sujets inexplicables qu’elle n’avait jamais pris au sérieux. — Ne mélangez pas tout ! La complexité de la réalité échappe aux capacités cognitives humaines. Usez de votre sens de la logique et de la déduction, en bon médecin légiste. Ne vous égarez pas dans les spéculations. — C’est pour ça que vous m’avez choisie ? Moi plutôt que mon assistante ? — Oui. Votre assistante est souvent dans le vrai. Mais la vérité qu’elle perçoit est semblable aux images d’un kaléidoscope. L’esprit brouillon d’Ariane saute d’un reflet à l’autre et ne parvient pas à la synthèse. — Il faut que je l’écoute ? 23 — Procédez en médecin légiste. Un effet constaté, une cause à déterminer. Je sais que vous ne brûlerez pas les étapes. Vous êtes pragmatique. — Et je suis sensée découvrir quoi ? Le Saint Graal ? — En quelque sorte. — Ça n’est pas vraiment pragmatique comme découverte ! — Je faisais allusion à votre deuxième degré typiquement humain. Si vous voulez une autre réponse : la vérité. — La vérité ? La vérité sur quoi ? — Sur nous. Sur vous. Sur le vieux lien qui unit votre race et la nôtre. Certains l’ont déjà découvert par le passé. Cela n’a eu aucune incidence sur l’histoire. Mais les temps ont changé et la vérité doit trouver sa place dans le monde. — Un programme politique ? ironisa Thalia. — En quelque sorte. Bien que la politique nous soit chose étrangère. Nous préférons parler de calendrier. Thalia ne put s’empêcher de penser avec ironie que l’Epiphanie des men in black était proche. Voilà qui réjouirait Ariane ! — Je vous déconseille de parler de notre rencontre et de notre échange avec votre assistante. Elle se montre très à l’aise dans le paranormal parce qu’elle n’y a jamais été réellement confrontée. Elle est comme ces enfants qui frissonnent avec délice des histoires de monstres qu’ils se racontent mais qui font pipi dans leur culotte dès qu’un bruit insolite retentit dans leur armoire de chambre. Il vaudrait mieux pour elle qu’elle apprenne d’abord à discipliner sa pensée et à faire le tri entre ses désirs et la pure réalité. L’aube pointait, la clairière où ils se parlaient était devenue plus claire. — Je dois prendre congé, lui dit son interlocuteur. — Attendez, encore une question : ce qui a tué votre coreligionnaire, ce n’est pas l’accident de voiture, n’est-ce pas ? — Qu’est-ce qui vous incite à une conclusion aussi hâtive ? — Les marques sur sa gorge : deux petites blessures qui pouvaient faire songer à une morsure. 24 Mais il n’y avait aucun épanchement sanguin. Je ne sais pas comment vous êtes faits : vous devez certainement posséder un système sanguin ou assimilé… Comme il ne répondait pas, elle s’enhardit : — Toutes les espèces vivantes animales possèdent un tel système. Vous ne pouvez pas faire exception à la règle. Je n’ai pas eu le temps de procéder à l’autopsie ni à aucun prélèvement, mais je suis certaine d’une chose : ce cadavre était aussi sec qu’une coquille vide. — Excellente observation. — C’est ce qui a causé la mort. — Non. C’est une conséquence post mortem. Au revoir. Il fit un demi-tour sec et s’éloigna vivement, si vivement qu’il disparut rapidement à la vue de Thalia. On eut dit non qu’il marchait mais qu’il flottait audessus du sol. Elle demeura de longues minutes, dans l’air rafraîchi du matin, se demandant si elle ne venait pas d’être victime d’une hallucination. Mais tout cela avait été si réel… Et si déstabilisant. Elle rentra chez elle d’un pas plus mesuré. Les pensées se bousculaient dans son esprit. Et comble de tout, elle ressentait un désagréable mal de gorge qui semblait s’amplifier. Elle décida pourtant d’aller se coucher, morte de fatigue, tira les rideaux de la chambre à coucher, ôta ses vêtements à la hâte et se laissa choir dans le lit. En jetant un œil à son réveil, elle rendit compte avec étonnement qu’il était déjà sept heures du matin. C’était incompréhensible, car entre le moment où elle avait fait cette étrange rencontre et son retour chez elle, il n’aurait pas dû s’écouler plus de quarante-cinq minutes. Or, c’était deux heures qui lui manquaient ! 25