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Directeur de la publication : Edwy Plenel
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Jean-Claude Gaudin a remporté la ville en faisant
alliance dans un secteur avec une ancienne
socialiste Lisette Narducci, proche de Jean-Noël
Guérini. Rien de nouveau à Marseille selon vous.
« Marseille est incapable de fonctionner de
façon transparente »
PAR LOUISE FESSARD
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 3 AVRIL 2014
L'astrophysicien Jacques Boulesteix, éliminé des listes
PS dans l'entre-deux tours, a démissionné de toutes ses
fonctions dans la foulée. L'ex-élu fustige l'alliance des
systèmes Gaudin-Guérini et voit dans la défaite de la
gauche une occasion historique ratée par Marseille.
C’est un coup de téléphone d’un journaliste de
Marsactu, qui lui a appris dans l’entre-deux tours
des municipales, qu’il avait été viré en catimini de
la liste socialiste des 13e et 14e arrondissements de
Marseille, déposée la veille en préfecture. « Des
pratiques de voyou », a réagi l’astrophysicien à la
retraite Jacques Boulesteix, ulcéré de ne même pas
avoir été prévenu par ses amis socialistes. Fondateur
du pôle de compétitivité Optitec sur le technopole
de Château-Gombert (13e arrondissement), Jacques
Boulesteix, 66 ans, est très impliqué dans les grands
projets structurants marseillais et notamment dans la
future métropole.
Jacques Boulesteix. Quand Gaston Defferre a pris la
ville en 1953, ça a été dès le début une alliance entre
la droite et la gauche qui a duré jusqu’en 1983, car
Defferre avait été élu avec les voix de la droite. JeanClaude Gaudin était alors son adjoint à l’urbanisme.
L’homme “de droite” fort à Marseille, c’était Defferre
(qui a tenu 32 ans, 11 mois et 28 jours à la mairie), pire
que Manuel Valls aujourd’hui.
Gaudin, c’est la continuation du système defferriste.
Quand j’ai été élu avec Robert Vigouroux en 1989
(maire de Marseille de 1986 à 1995, ndlr), le milieu
universitaire était complètement coupé de la ville,
mon travail a été de le ramener dans le système. Car
Defferre était un parrain : à partir du moment où ces
gens ne dépendaient pas de lui pour leur carrière, leurs
salaires, leur activité, ils ne l’intéressaient pas et il ne
mettait jamais les pieds dans une fac. C’est un système
local de contrôle, de prébende.
Ou plutôt était. Car Boulesteix, élu (sans étiquette) sur
les listes de Jean-Noël Guérini (PS) en 2008, vient
de claquer la porte du Conseil de développement
de Marseille Provence Métropole et de Paca
Investissement, le fonds de co-financement des
entreprises de la région, qu’il présidait. Il explique sur
son blog que cette « cette ville va dans le mur ». « Je
rejoins le bataillon grossissant de Marseillais, parfois
désabusés, beaucoup plus sollicités par l’extérieur que
par nos responsables politiques locaux, et souvent
poussés à l’exil pour réaliser leurs projets », met en
garde le scientifique. Entretien.
C’est pourquoi Marseille a des hommes politiques qui
n’ont pas de convictions, mais seulement des stratégies
personnelles. Les seuls de conviction ont été éliminés,
à gauche – Philippe Sanmarco, Michel Pezet –, comme
à droite – Jean-François Mattei. Car le système ne peut
supporter ça. À mon petit niveau, j’ai été victime de la
même chose.
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Ça a entraîné un état d’esprit particulier qui fait que
Marseille n’est pas du tout une ville de projet. Un
candidat qui dit : « Il nous manque dix milliards
d'euros d’activité par an et 120 000 emplois », n’a
aucune chance d’être élu. Tout projet est plus difficile
à réaliser ici qu’ailleurs, dans le milieu universitaire,
culturel, économique, c’est pour ça que tant de
Marseillais font des projets ailleurs, à Montpellier, à
Grenoble ou à Lyon. La Chambre de commerce et
d’industrie de Marseille est par exemple la seule de
France qui n’a pas eu, durant longtemps, de schéma de
développement économique.
énormément servi de terreau au clientélisme organisé
par petites communautés. C’est naturel dans une ville
d’immigration.
Peut-on résumer la défaite de la gauche à Marseille,
à une sanction du gouvernement comme le fait
Patrick Mennucci ?
Et deuxième défaut, quand on étudie la corruption
dans les pays arabes, on voit que c’est un système de
rente complètement opposé aux investissements qu’ils
auraient dû faire. C’est d’ailleurs l’un des facteurs des
printemps arabes. À Marseille, nous sommes dans un
système très parallèle. Il n’y a pas d’investissements
dans les quartiers, à part les quelques centaines de
millions d’euros de la rénovation urbaine, qui n’ont
rien changé. Depuis 1998, l’argent du conseil général,
dirigé par la gauche, a beaucoup plus arrosé l’extérieur
de Marseille que la ville centre. Certains choix ont
même été faits contre Marseille. Sous Vigouroux,
Lucien Weygand (président du département des
Bouches-du-Rhône de 1989 à 1998, ndlr) avait ainsi
refusé tout financement à la ville, tout en favorisant
l’émergence des concurrences extérieures comme la
création de l’Arbois, où il voulait créer une « ville
nouvelle » qui aurait enfoncé encore plus Marseille. La
gare TGV, dont le bon sens eût voulu qu’elle se situe
à l’aéroport de Marignane, fut également construite en
pleine campagne aixoise.
Mais à partir du moment où la précarité, avec des
familles monoparentales, atteint un tel niveau, le
clientélisme devient inapte à répondre aux besoins
locaux. Sylvie Andrieux s’est fait coincer pour
716 000 euros (la députée PS a été condamnée en
mai 2013 à un an de prison ferme pour détournement
de fonds publics, son procès en appel aura lieu en
juin 2014, ndlr), c’est ridicule par rapport aux besoins
aujourd’hui des quartiers.
La déroute marseillaise est d’un autre ordre, avec
une amplification due au système local. Il y a
effectivement la sanction gouvernementale, plus un
délitement de la société des quartiers nord.
Il y a eu une abstention de désillusion, de rejet, ainsi
qu’une autre abstention sociologique très forte dans
les quartiers nord. Pourquoi va-t-on voter ? Parce
qu’on est intégré, qu’on travaille dans une entreprise,
on habite dans un quartier, on discute, les autres
vont aussi voter, et c’est un moyen d’affirmer sa
personnalité en prenant sa part dans un groupe. À partir
du moment où les gens ne connaissent même pas leur
voisin de palier, n’ont pas de travail depuis dix ans, ce
qui était déjà le cas de leurs parents, il y a une partie
grandissante de l’abstention qui n’est même plus du
rejet.
C’est un effondrement du système clientéliste dans
ces quartiers ?
Et chaque fois que l’argent du clientélisme du conseil
général vient petitement sur ces quartiers, ce n’est
jamais pour changer la donne sur le long terme.
C’est pour entretenir la situation, la conserver, pour
maintenir un statu quo. Patrick Mennucci a été plombé
par l’alliance des deux systèmes, Gaudin sur la ville et
Guérini sur le département.
Le clientélisme a permis un temps de jouer
cette intégration dans un groupe, en entretenant le
communautarisme des vagues successives d’immigrés
(italiens, arméniens, algériens, pieds-noirs, comoriens,
etc.). Émile Temime, l’historien des migrations
marseillaises, avait mené une étude sur l’appartenance
identitaire revendiquée des Marseillais et, à force
de doubles appartenances, il arrivait à une ville de
plus de 3 millions d’habitants ! C’est ça qui a
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2016, ndlr) en la liant à la fusion du département
des Bouches-du-Rhône, ce qui la retarderait de deux
ans. C’est-à-dire que la métropole ne démarrerait
vraiment qu’en 2020. Et il ne faudra sans doute plus
trop compter sur les subsides du gouvernement pour
Marseille dans les années à venir…
Le PS marseillais serait donc le « négrier de
l’immigration » comme l’a rabâché jusqu’à la
nausée Stéphane Ravier, le candidat FN qui a
remporté la mairie des 13e et 14e arrondissements ?
Non, car il y a des militants et un travail associatif
formidable dans ces quartiers, mais il n’y a pas
d’action publique qui permette d’envisager une sortie
de modèle, aussi bien à droite qu’à gauche. Les zones
franches urbaines (créées par Jean-Claude Gaudin,
ndlr) coûtent par exemple entre 30 000 et 35 000
euros par emploi créé, et encore beaucoup d’emplois
sont juste relocalisés. C’est un système dérogatoire
qui est théoriquement provisoire. Mais sans modèle
économique derrière, cela ne change pas les choses.
Donc, il n’y aura pas de réforme politique structurelle.
Et je suis sceptique sur le renouveau économique.
Car on ne décide pas comme ça de remonter la
pente. Il faut tout un contexte, des outils de suivi des
entreprises, de dialogue, de maillage, de cohérence,
d’accompagnement. Et nous avons un retard abyssal
que nous avions essayé de combler avec Jean Viard
dans le programme de Patrick Mennucci.
C’est le député UMP Guy Teissier qui est pressenti
pour présider la communauté urbaine de Marseille
où la droite dispose d’une très confortable majorité
absolue. Que peut-on en espérer ?
Il faut arrêter avec les zones prioritaires. On ne peut
plus continuer comme ça, sans vision de sortie de
modèle social et économique. Car sinon on maintient
ces quartiers dans la précarité extrême sans perspective
de les changer à terme. Et la situation se dégrade.
C’est ce qu’ont fait Jean-Claude Gaudin et Jean-Noël
Guérini. On ne peut plus dépenser l’argent public
comme avant. Il faut trouver des effets de levier
économiques, sociaux.
Jean-Claude Gaudin va poursuivre sa politique de
compromis, pour que surtout rien ne se passe. Maryse
Joissains (réélue maire d’Aix-en-Provence, ndlr) va
continuer à faire ce qu’elle veut dans son coin, les
autres aussi, et ils feront semblant de voter tous
ensemble de temps en temps.
Que va devenir la future métropole voulue par
le gouvernement socialiste, mais qui risque de
basculer à droite ?
Un seul exemple : le plan local d’urbanisme (PLU)
est censé être élaboré par la communauté urbaine de
Marseille. Jamais cela n’a été fait sous Gaudin comme
sous Caselli : chacun des 18 maires fait son PLU de
son côté, puis le conseil communautaire approuve un
truc qui est la somme de tous les PLU. C’est ça qui
tue l’intercommunalité actuelle : l’intérêt général n’est
pas la somme des intérêts particuliers.
Il faut rappeler l’énorme erreur de Defferre, qui,
à la fin des années 1970, a refusé la communauté
urbaine, parce qu’il avait peur de la banlieue rouge
autour de Marseille. Tout ce qui a été fait par l’État
sous Defferre, comme Fos-sur-Mer, Cadarache, n’était
pas dans une logique métropolitaine et donc pas fait
pour développer Marseille. Sans dynamisme de la
métropole, nous ne pourrons pas remonter le retard et
les habitants vont continuer à le payer.
Il y a une balkanisation des territoires dans la mesure
où les documents de planification se font sur des
zones relativement petites avec une réelle pression
des habitants. On a figé les territoires : urbain,
agricole, naturel, industriel. Pour changer des schémas
d’aménagement du territoire, il faut dix ans. Et jusqu’à
2020, il ne se passera rien. D’ailleurs quand on regarde
les noms des futurs conseillers métropolitains, on
cherche quand même ceux qui vont pouvoir faire
autre chose que s’asseoir et voter. Même chose au
conseil municipal, la liste des seize rescapés PS au
Les choses ne sont pas complètement figées, car
la gauche a vraisemblablement perdu les futures
métropoles de Paris, Lille, Toulouse et de Marseille.
C’est un handicap terrible pour le développement de
la démocratie participative. Je crois savoir que le
gouvernement réfléchit à repousser un peu la création
de la métropole (prévue par la loi au 1er janvier
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conseil municipal est affolante : la majorité vient de
la liste de Samia Ghali, on retrouve la famille Masse,
Garo Hovsepian, Karim Zéribi, etc. Pour changer de
système, ça va être dur !
là, la ville va prendre un retard supplémentaire car
je ne vois pas qui va désormais porter ce projet. J’ai
travaillé quelques semaines avec des collaborateurs
de Gérard Collomb à Lyon ; il reprend très vite nos
idées et quinze jours après c’est déjà dans la chaîne
administrative. Ici, cela fait des années qu’on prêche
dans le désert.
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Si on prend en compte le taux d’abstention
historiquement élevé (42,72 %), Jean-Claude
Gaudin a décroché son quatrième mandat avec
seulement 24,28 % des voix des électeurs inscrits
sur les listes marseillaises. Ce système, qui veut
qu’on élise une équipe tous les six ans, est-il caduc ?
Pour l’anecdote, je n’ai fait appel à Jean-Claude
Gaudin qu’une fois. Nous avions recruté à Optitec
deux personnes avec des emplois aidés, dont une jeune
femme issue de l'immigration en grande difficulté
avec deux enfants. Son mari perd son travail, il
est en formation, pas de place à la crèche, elle me
dit : « Je vais arrêter ». Car pour avoir une place
à la crèche, il faut que les deux parents travaillent
(Marseille compte 10 532 places d'accueil petite
enfance, tous modes confondus, soit par exemple une
place pour sept enfants dans le 3e arrondissement, le
plus pauvre, ndlr). J’ai envoyé une lettre à Gaudin,
il a réglé ça dans les 24 heures. C’est anormal ce
système de fonctionnement ! Cette ville est incapable
d’adapter ses règles aux évolutions de la société et de
faire en sorte de fonctionner un minimum de façon
transparente.
Oui, c’est un système de droite qui est complètement
caduc : « Votez tous les six ans, faites-nous confiance
et si vous n’êtes pas d’accord, vous le direz dans les
urnes. » Il faut introduire de la citoyenneté dans toutes
les politiques, et du débat public. Marseille est une
ville où il n’y a pas de débat public et qui n’a d’ailleurs
aucun organisme pour ça. C’est ce que nous avions
essayé de faire avec le conseil de développement de
Marseille Provence Métropole.
Il y a beaucoup de sujets sur lesquels il pourrait y avoir
au moins une co-construction, je ne dis même pas une
co-décision. Ou a minima des référendums locaux. Et
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