1 en salle - Revue Zinzolin
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1 en salle - Revue Zinzolin
EN SALLE L’ŒIL DU CYCLONE Go Go Tales de Jean-Pierre Denis Disons-le d’entrée : il n’est, de toute évidence, pas normal de célébrer le retour en salles de Ferrara ; pas normal car le réalisateur n’a jamais cessé de tourner. Le dernier film que nous ayons pu voir de lui au cinéma est Mary. C’était en 2005. Depuis, r.a.s pour qui n’a pas l’occasion de fréquenter les festivals. Le réalisateur n’est pourtant pas resté inactif. Depuis, il a réalisé pêle-mêle Go Go Tales (2007), Chelsea Hotel (2008), Napoli, Napoli, Napoli (2009), 4:44 Last day on earth (2011). Le dernier ne sortira chez nous qu’en 2013 ; celui d’avant reste invisible ; le second n’est sorti qu’en dvd ; le premier sort (enfin !) ce mercredi dans nos salles. Le film a tardé à sortir, attardons nous à expliquer pourquoi. On sait peu de choses en réalité si ce n’est que le film, dont les droits France appartenaient vraisemblablement à Wild Bunch, était bloqué – par qui, par quoi ? Par une actrice, un producteur ? Un billet de loto perdu ? La situation était, de réputation, impossible à résoudre. Toujours est-il que par un formidable tour de passe-passe s’étant déroulé presque sous nos yeux, Go Go Tales est récupéré par le distributeur Capricci et est visible soudainement dans nos salles. Nous aimerions bien savoir comment cela s’est produit, comme les spectateurs d’un tour de magie curieux d’en connaître les ficelles. Personne n’y croyait plus et voilà que Go Go Tales apparaît sous nos yeux ébahis. Comme quoi, croire en la fameuse/ fumeuse magie du cinéma, c’est aussi croire en son monde : on nous réserve, à nous spectateurs, de jolis enchantements. Introduire ce texte par cet aspect sur la fabrication, les coulisses de la distribution du film, c’est introduire Go Go Tales, je veux dire, vraiment l’introduire. Go Go Tales, sans littéraliser, parle de cela : le monde du cinéma, en petit et en grand. Ses petits producteurs, ses grands producteurs ; ses spectateurs, ses acteurs ; ses petits et gros investisseurs ; son puissant petit milieu et ses furieuses grandes marges. Le film narre toute une nuit passée à l’intérieur du Ray Ruby’s Paradise, club de strip-tease étonnant vivant sur une économie précaire : Ray Ruby, le tenant du lieu, doit quatre mois de loyer à sa propriétaire qui menace de le mettre à la porte fissa. Durant tout ce temps, le Paradise arrivait à survivre grâce aux apports financiers de Johnie, frangin de Ray et propriétaire d’un salon de coiffure huppé. Ray quant à lui traficote et calcule avec son comptable comment remporter le jackpot à 18 millions au LOTO. Ray a beaucoup joué, acheté beaucoup de tickets et il est l’heure, au début de la nuit, de regarder à la télé si le tirage va payer. Voilà côté coulisses. Durant ce temps, le Baron, directeur de la salle, accueille les clients, leur paye des bouteilles de champagne quand bien même les caisses sont vides, pour les choyer, les fidéliser. Il a bien du mal. La plupart d’entre eux, les nouveaux et jeunes clients, partent au début de la nuit au moment où le plus ancien des spectateurs du club, un vieux de la vieille, fête sa cinq-centième danse payée. La clientèle change mais peine à se renouveler au Paradise. Une réunion de crise, discussion de comptoir, s’improvise à côté du bar. Ray Ruby calme tout le monde : l’avenir du Paradise, c’est la clientèle chinoise. Pour preuve, un petit groupe est assis aux premiers rangs et crache les billets qui viennent s’accrocher aux vêtements des danseuses. Celles-ci sont de vraies professionnelles. Elles assurent le show comme si de rien n’était. Pourtant, dans les loges, elles menacent de faire grève si elles ne sont pas payées à la fin de la nuit. Voilà déjà un moment qu’on leur promet leur salaire. Dans Go Go Tales, l’argent est un véritable problème, un gros problème. 1 EN SALLE La salle de spectacle demeure le lieu d’une illusion parfaite. Malgré la crise qui gronde et fait trembler les murs en coulisses, les clients semblent pleinement satisfaits du spectacle et le visage des danseuses ne trahit aucunement leur ras-le-bol. C’est que cette salle porte bien son nom, est le lieu du spectacle par excellence, comme le cinéma l’est pour nous, spectateurs de Go Go Tales. Par ailleurs, le grand tour de force de Ferrara, est de nous faire rentrer au Ray Ruby’s Paradise dès lors que nous rentrons dans la salle de cinéma. Nous ne quittons guère l’endroit que pour aller sur le trottoir de sa devanture. Le client du club est un spectateur de cinéma. Il paye sa place pour sa satisfaction personnelle, et paye davantage encore s’il est comblé. Aussi, c’est lui qui fait marcher l’entreprise. La salle de spectacle est la salle du spectacle dans Go Go Tales. On y voit défiler toutes sortes de situations et d’individus rocambolesques: vaudeville italien, histoire à dormir debout racontée – ça tombe bien – au bar, propriétaire hurlante très haute en couleurs, dog dévorant des hot-dogs bio, coiffeur peroxydé avec son chiwawa (et cousin pas si éloigné de Warren Beatty dans Shampoo) etc. Sans oublier les filles bien entendu. Belles et sexy, elles proposent aux spectateurs toute une gamme scénique très hétéroclite : la vampire-girl, la fille de l’espace, la rousse incendiaire ; elles portent des noms de scène tels que « Monroe ». Autant de filles que de genres et d’incarnations d’univers. Mais comme au cinéma, et c’est ce qui contribue aussi à faire de Go Go Tales un film remarquable, le spectacle ne forme pas une bulle isolée du monde. Bien au contraire, la salle du Ray Ruby’s Paradise est un endroit privilégié pour observer comment va le monde. Il en va bien évidemment de l’économie du lieu et de sa clientèle. Sur ses écrans de surveillance, Ray Ruby comme Ferrara (les deux, c’est mon intime conviction, partagent beaucoup) voient et voient tout venir. Go Go Tales, grand film sur une crise financière sur le point d’éclater est tourné en 2007. La Grande Récession éclate à l’automne 2008. Ainsi, le Ray Ruby’s Paradise est exactement l’œil d’un cyclone économique déjà monumental. Il s’ouvre dans un espace d’observation du monde privilégié, encore « debout » mais menacé à chaque seconde qui passe de craquer sous la pression et le vacarme du monde qui l’entoure. Les énergies déployées de la comédie aident naturellement à cette déflagration progressive. Les tables valsent, les scénarios volent, les cabines à UV flambent. Nombre d’événements se déclenchent nourrissant un chaos qui petit à petit s’invite jusqu’à envahissement total. D’abord lieu organisé selon des répartitions dans l’espace (les filles dans leurs loges, le comptable dans son bureau, le patron de salle dans la salle, le cuisinier en cuisine…) que Ray contrôle depuis ses caméras de surveillance, le club cède sous la tension de ses occupants et se fait déborder de toute part. Les lieux s’effondrent et s’interpénètrent faisant tomber leurs fonctions et règles factuelles. Ne nous étonnons pas de voir la cuisine transformée en salon privé le temps d’une scène. Ne nous étonnons pas de voir le propre patron du club se faire refuser l’entrée d’une de ses salles par une de ses employées. Ne nous étonnons pas d’entendre les filles hurler après leur argent dans la salle pendant qu’une des leurs joue au piano une douce sonate. Avec le temps au Paradise, tout cède et tout craque, espaces comme nerfs. Et si Ray ne trouve pas d’argent avant la fin de la nuit, le cyclone les emportera tous. Il faut voir que la lucky jacket de Ray porte bien son nom. Tôt dans la soirée, il apprend qu’il a touché le jackpot au loto. Chance et malchance étant les deux faces d’une même pièce, il s’avère que son comptable n’arrive plus à retrouver le fameux billet gagnant. La tension du film se déploie sur cette recherche. Si le billet est perdu, tous autant qu’ils sont d’individus au Paradise, sont perdus eux aussi. Si le billet est trouvé…mais ça, c’est une autre histoire. En attendant d’atteindre le bout de la nuit, le Paradise devient aussi malade que Ray de ne pas trouver le ticket de loto gagnant. Il faut dire que le club porte son propre nom. L’homme fait corps avec son établissement et il n’est rien de plus logique que de les voir se tordre les entrailles. Les murs du Paradise portent et finissent par dégueuler la maladie du jeu de Ray. Plus la nuit avance, plus des liasses entières de tickets de loto débordent des murs, des tiroirs et bouches d’aération. Ray Ruby est malade, vive Ray Ruby ! C’est que l’homme ne vit vraiment pas sur l’argent – c’est même tout l’inverse –, n’aime pas s’asseoir dessus. On lui promet une place au soleil, sorte d’horizon hollywoodien où tout serait plus facile pour lui, il s’en moque. On lui promet le jackpot à 18 millions, mais il est joueur, incorrigiblement joueur. Par-dessus tout ça, son Paradise n’est pas une entreprise : il ne fonctionne selon aucun cahier des charges. S’il faut certes des clients, ceux-ci ne seront rois qu’un temps, pas à l’abri d’être mis à la porte quand bien même ils consommeraient sagement. Les danseuses quant à elles sont celles qui sont puissantes par-dessus tout. Elles obtiennent tout des hommes, pigeons mirés sur leurs silhouettes divines, et s’expriment comme elles le veulent. Ray, s’il est un directeur de club, est aussi un directeur d’acteurs. L’alter-ego de Ferrara enfin. Le monologue final en est la preuve ultime et géniale. La famille du Paradise est la seule qui compte, comme les équipes de tournage du réalisateur. Faire vivre le club, faire des films, ils font ça pour eux, farouchement indépendants et débrouillards, chaotiques et beaux, en dehors de la règle et romantiques. En cela, Go Go Tales rejoint une série de films, certainement les plus passionnants de ce début d’année (Sport de filles, Lothringen ! et, toutes réserves gardées, Les chants de Mandrin), filmant leur propre politique de création au travail dans et envers la règle comme système 2 EN SALLE puissant et dominant. Un cinéma filmant le monde qui l’entoure et règne, un cinéma revendiquant avec souveraineté son indépendance et sa propre manière de faire. Finissons enfin par rendre un hommage à Ben Gazarra, auquel nous pensons tous en voyant Go Go Tales. Dans Meurtre d’un bookmaker chinois de John Cassavetes, il interprétait Cosmo Vitelli, lui aussi tenant d’un club de strip-tease en proie à des problèmes de dettes. Lui aussi adorait les filles qui travaillaient avec lui. Pour lui aussi, seule la vie du club importait. Pour Cassavetes aussi, l’indépendance était précieuse. Alors il n’est pas trop tard, il ne le sera jamais, d’aller encore au Crazy Horse West de Los Angeles. Cosmo Vitelli nous y accueille toujours. Et puisque nous sommes en France, et qu’il faut bien passer par la côte Est des États-Unis pour nous y rendre, arrêtez-vous donc au Ray Ruby’s Paradise de New-York sur la route. Et ne partez pas au premier train, ce serait dommage. SIMON LEFEBVRE Le 10 février 2012 Go Go Tales d’Abel Ferrara (États-Unis, Italie ; 2007 ; 1h45) Avec : Willem Dafoe, Bob Hoskins, Matthew Modine… Date de sortie : 8 février 2012 3