la publication du voyage pittoresque et historique de l`istrie et de la

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la publication du voyage pittoresque et historique de l`istrie et de la
LA PUBLICATION DU VOYAGE PITTORESQUE ET HISTORIQUE
DE L’ISTRIE ET DE LA DALMATIE DE L.-F. CASSAS
ET J. LAVALLÉE DANS LE CONTEXTE DE LA POLITIQUE
NAPOLÉONIENNE EN ILLYRIE
JEAN-PIERRE CAILLET
Université de Paris Ouest
F - Bois-le Roi, 77 av. Foch
UDK: 76 Cassas, L.F.
910.4 (497.4-3 Dalmacija)
910.4 (497.5-3 Istra)
94 (44)“17/18“
Izvorni znanstveni članak
Primljeno: 1. IX. 2010.
Plusieurs spécialistes de la production des décennies autour de 1800 ont
eu lieu de souligner, assez récemment, l’importance de l’œuvre du peintre et
dessinateur français Louis-François Cassas dans le panorama de l’art néoclassique et pré-romantique européen. Dans cette double orientation esthétique, les relevés effectués dès 1782 par Cassas lors d’un voyage en Istrie
et Dalmatie tiennent une place tout à fait notable, avant que l’artiste ne soit
appelé à travailler de semblable manière dans des contrées plus lointaines de
l’Orient méditerranée et ne s’établisse définitivement à Paris pour y dispenser
un enseignement à la célèbre manufacture des Gobelins.
On revient ici sur le détail de l’expédition sur la côte orientale de l’Adriatique et sur ce qui, dans le formation de Cassas, a pu le prédisposer à privilégier les réalisations de ce type. Et dans la mesure où les vues de l’Istrie et
de la Dalmatie ne devaient être publiées qu’en 1802, sous forme de gravures
dans le cadre d’un ouvrage dont le texte est dû à un certain Joseph Lavallée,
on s’attache également à retracer la carrière de ce dernier, et aux circonstances
susceptibles d’avoir déterminé la collaboration des deux hommes. À cet égard,
la personnalité et le parcours de Lavallée peuvent amener à avancer une hypothèse. D’origine noble, mais rallié à la Révolution puis à l’Empire, ce littérateur - au demeurant assez médiocre - devait s’assurer une certaine notoriété par
divers écrits plus ou moins directement à la gloire du régime alors en place. Il
se trouve par ailleurs que, dans sa politique d’expansion méditerranéenne aux
dépens de l’Angleterre, Napoléon Bonaparte allait être amené à s’intéresser à
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ces pays d’Istrie et de Dalmatie, où les français devaient s’implanter à partir de
1806. Et il n’est donc pas du tout exclu que, quelques années auparavant déjà,
le premier consul - et futur empereur - ait manifesté cet aspect de ses intérêts
politiques en favorisant la parution de l’ouvrage en question ; son nom n’apparaît-il pas en toute première place dans la liste des souscripteurs au début
du livre, et pour plusieurs dizaines d’exemplaires à son intention propre ? Au
reste, que l’on connaît des relations respectives de Cassas et de Lavallée pourrait expliquer que Bonaparte se soit intéressé à leur entreprise.
En 1802, la publication à Paris par Joseph Lavallée du Voyage pittoresque et historique de l’Istrie et de la Dalmatie d’après l’itinéraire de
Louis-François Cassas (fig. 1) constituait un apport d’intérêt majeur pour
la connaissance d’un pays encore bien peu familier aux Européens occidentaux. Certes, depuis l’entreprise pionnière de Jacob Spon et George Wheler
en 1675-78,1 la parution de l’ouvrage de l’anglais Robert Adam illustré par
Clérisseau2 puis de celui de l’abbé Fortis3 avaient déjà contribué, quelques
décennies auparavant, à lever le voile sur le riche passé et l’état actuel de
ces mêmes contrées ; mais pour le premier en tout cas, et en dépit de la
Fig. 1. Voyage pittoresque et historique de l’Istrie et de la Dalmatie
d’après l’itinéraire de Louis-François Cassas, vue de Split.
1. J. SPON et G. WHELER, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant,
Lyon, 1678.
2. R. ADAM, Ruins of the Palace of the Emperor Diocletian at Spalato in Dalmatia,
Londres, 1764.
3. Abbé G.-B. FORTIS, Voyage en Dalmatie, Berne, 1778 (il s’agit là de l’édition
princeps de cette ouvrage, dans une traduction de l’italien).
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personnalité du dessinateur qui s’y était trouvé impliqué, l’appartenance du
rédacteur du texte même à la nation anglaise ne jouait évidemment guère
en faveur d’une diffusion en-deçà de la Manche - tout particulièrement
en une période qui voyait l’antagonisme entre français et anglais parvenir
au paroxysme que l’on sait. Précisément, il nous a semblé opportun de
revenir ici, en la replaçant dans le contexte de cette évolution politique,
sur les circonstances de la parution de l’Itinéraire de Cassas ; peut-être en
percevra-t-on alors toute l’opportunité, voire le rôle assez décisif, dans les
développements vers un nouveau rapport de forces que visait alors à établir
Napoléon Bonaparte.
Dans un premier temps, il est évidemment nécessaire de fournir quelques
données sur les auteurs de ce livre. Et c’est par l’évocation de ce qui touche
à Louis-François Cassas que nous commencerons ici dans la mesure où,
chronologiquement parlant aussi bien que quant à la teneur de l’information
ainsi produite, c’est la réalisation in situ de la série des dessins qui a correspondu au véritable moteur de l’entreprise. Pour ce rappel, n’omettons pas
de dire que la tâche nous est grandement facilitée par, outre ce que déclare
Lavallée lui-même dans le cours de son texte, les travaux assez récemment
publiés sur la vie et l’œuvre de Cassas : c’est-à-dire l’importante étude dans
laquelle Duško Kečkemet4 s’est spécialement focalisé sur les dessins des
sites et monuments istriens et dalmates, puis la présentation générale de la
biographie et de la production de l’artiste dans le cadre de l’exposition qui
lui a été consacrée à Cologne et à Tours.5 Il faut d’abord prendre en compte
le milieu familial, la formation de Cassas et les relations qu’il a nouées au
tout début de sa carrière. Né en 1756 à Azay-le-Féron (actuel département
de l’Indre), Louis-François était fils d’un géomètre travaillant à l’amélioration du réseau voyer du royaume ; et aux fins, manifestement, de l’engager
ensuite dans ce sillage, son père le mit en 1770 en apprentissage à Tours
pour le former comme dessinateur de stéréotomie. En 1774, l’ingénieur
Cadet de Limay présentait le jeune homme, alors bien au fait de sa discipline, à son beau-père Aignan-Thomas Desfriches qui, jusqu’à sa mort en
1800, devait compter au nombre des amateurs d’art jouissant d’une certaine notoriété à l’échelle nationale. Desfriches recommanda rapidement
4. D. KEČKEMET, L.F. Cassas i njegove slike Istrie i Dalamacije 1782, in Rad JAZU,
379, Zagreb, 1978, p. 7-200.
5. Louis-François Cassas, 1756-1827, dessinateur-voyageur, Cologne, Wallraf-Richartz-Museum (Graphische Sammlung), puis Tours, Musée des beaux-arts, 1994-95. On
se reportera particulièrement dans ce catalogue, aux chapitres rédigés par ANNIE GILET
(“La vie de L.-F. Cassas”) et UWE WESTFEHLING (“Voyage en Istrie et en Dalmatie”),
respectivement, p. 10-15 et 66-83 de l’édition française.
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Louis-François au duc de Rohan-Chabot, qui avait institué une académie
de dessin dans laquelle enseignaient plusieurs artistes de premier plan des
dernières décennies de l’Ancien Régime. Naturellement prédisposé à cette
orientation par sa formation initiale, Louis-François y devint l’élève de Lagrenée le Jeune pour le relevé de monuments antiques ; et il acquit d’autre
part, grâce aux leçons de Le Prince, l’intérêt pour le voyage et le dessin des
paysages. La conjonction de ces capacités parfaitement complémentaires
devait alors déterminer la duc de Rohan-Chabot à l’envoyer en Italie, où il
allait séjourner une première fois de 1779 à 1783 et rencontrer, notamment,
le futur accompagnateur de Bonaparte en Égypte (et plus tard directeur du
musée du Louvre) Dominique Vivant Denon ; principalement installé à
Rome, Louis-François se rendit aussi en Campanie et, à l’automne 1782,
en Sicile.6
C’est juste avant cette dernière expédition que se situe la mission en
Istrie et Dalmatie. Cassas, dont le talent se trouvait donc dès lors reconnu
à sa juste valeur, avait été sollicité depuis Trieste par - pour reprendre les
propres termes de Joseph Lavallée dans la publication de 18027 - “une société d’amateurs des beaux-arts, des magnifiques tableaux de la nature et
des pompeux débris de l’Antiquité”, désireuse de faire relever quelques
sites des environs pour en faire ensuite tirer des gravures à Vienne sous le
patronage de l’empereur Joseph II, aux mains duquel se trouvaient, depuis
le traité de Campo Formio en 1797, les anciennes possessions vénitiennes
incluant, outre Trieste et ses abords immédiats, l’Istrie et la Dalmatie. La
traversée maritime depuis Pesaro, avec apparemment une navigation très
rapprochée du littoral nord-est de l’Adriatique avant de toucher Venise,
donna à Cassas l’occasion de se rendre compte du potentiel monumental de
ces régions : d’où, suivant ce que rapporte Lavallée,8 le projet qu’il conçut
de poursuivre jusque là sa mission, amplifiant largement ainsi le dessein de
ses commanditaires. Quelques-uns de ces derniers résolurent de l’accompagner depuis Venise, où l’embarquement fut opéré le 27 mai 1782 ; mais
ils renoncèrent dès le retour à Trieste après un bref périple istrien à Rovinj
(Rovigno), Pula (Pola) et Koper (Capodistria). Cassas se mit alors en quête
d’autres compagnons : se présentèrent le consul français à Trieste Bertrand,
le fils du prince de Pars, administrateur des postes dans cette même cité, et
l’avocat et homme de lettres Grappin. Les deux premiers devaient être du
6. MADELEINE PINAULT-SØRENSEN, Le voyage en Sicile, ibid., p. 84-95.
7. J. LAVALLÉE, Voyage... de l’Istrie et de la Dalmatie..., p. 63.
8. Voir J. LAVALLÉE, Voyage... de l’Istrie et de la Dalmatie..., p. 63-153 passim, pour
le détail de ce que nous résumons ici.
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voyage jusqu’à Rijeka (Fiume) via de nouveau Pula et Rovinj ainsi que,
cette, fois Novi Grad (Cittanova). Ensuite, seul devait demeurer Grappin,
jusqu’au terme d’une expédition dont l’avancée extrême fut, au-delà de
Split (et des sites voisins de Salone et de Klis), le cours de la rivière Cetina.
Le retour à Trieste advint le 10 août 1782 ; Cassas repassa alors à Venise, où il revit ses commanditaires, puis regagna Rome. Il devait y être
appelé en 1784 à suivre en Turquie le comte Choiseul-Gouffier, nouvel
ambassadeur de France à Constantinople ; les nouveaux dessins et peintures qu’il produisit là en abondance allaient évidemment conforter sa réputation. Après un second séjour à Rome de 1787 à 1791 puis le retour à
Paris, Cassas devait finalement se voir confier, à la Restauration, le poste
d’inspecteur des travaux et de professeur de dessin à la Manufacture des
Gobelins. À sa mort, survenue en 1827, il pouvait fort légitimement apparaître comme l’un des premiers grands artistes orientalistes en même
temps que promoteur zélé de l’esthétique néo-classique, et non sans avoir
donné aussi dans une veine pittoresque que le Romantisme naissant allait
bientôt privilégier.
La carrière de Joseph Lavallée n’est pas aujourd’hui d’un relief comparable, en dépit d’un certain renom dont jouit le personnage sous la Révolution et l’Empire. En fait, seul Quérard, dans le dictionnaire de littérature
qu’il publia en 1830,9 devait s’attacher à recueillir les éléments d’information dont nous disposons aujourd’hui. Né à Dieppe en 1747 et d’extraction
noble - marquis de Bois-Robert -, notre auteur fut d’abord officier. Mais son
homosexualité lui valut, à la demande même de sa famille, d’être embastillé
à la fin de l’Ancien Régime. Libéré en 1789, il adhéra aux idées politiques
du moment. On lui reconfia ensuite un commandement militaire, puis il
obtint une fonction à la chancellerie de la Légion d’honneur après la création de celle-ci. Il déploya parallèlement une activité soutenue à la Société
philotechnique de Paris (dont il fut secrétaire perpétuel) et dans d’autres
sociétés adonnées à la littérature, aux sciences, aux arts - ou à l’agriculture
- établies dans la capitale ou le département de Seine-et-Marne, et correspondit également avec une société homologue de Göttingen. Lui-même
homme de lettres, la liste de ses travaux de plume s’avère assez fournie, et
quelque peu hétéroclite : y voisinent, notamment, une tragédie sur la figure
romaine de Manlius Torquatus, un “tableau philosophique” du règne de
9. J.-M. QUÉRARD, La France littéraire, ou dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France, ainsi que des littérateurs étrangers qui
ont écrit en français, plus particulièrement pendant les XVIIIe et XIXe siècles, IV, Paris,
1830, p. 637-639.
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Louis XIV, des éloges en prose des généraux Marceau, Desaix, Joubert, de
l’écrivain Lemierre et de l’architecte Wailly, des poèmes sur les tableaux
d’Italie et les exploits de Bonaparte ; on y relève aussi le texte d’un Voyage
dans les départements de la France par une société d’artistes et de gens de
lettres, commentant des dessins de L. Brion et des tableaux géographiques
du père de ce dernier, publié en treize cahiers à Paris de 1792 à 1800. Cette
publication anticipe donc singulièrement, par sa nature et le mode de collaboration qu’elle induit, celle du Voyage... de l’Istrie et de la Damatie... qui
devait advenir deux ans plus tard. Et avant de nous refocaliser en propre
sur cette dernière, il n’est sans doute pas superflu de faire état du jugement
que portait Quérard sur le texte du Voyage dans les départements de la
France... : à savoir, l’appréciation plutôt péjorative d’un écrit “rédigé avec
précipitation [...contenant] plusieurs erreurs matérielles, et [se ressentant]
du style démagogique de l’époque où il [avait été produit]”. Autant de critiques, en effet, dont on pourra ci-après se demander dans quelle mesure
elles ne pourraient pas aussi s’appliquer à l’ouvrage qui ici nous concerne.
Mais pour en terminer brièvement, pour l’immédiat, avec la carrière de Lavallée, notons que sa bonne fortune cessa avec la chute de l’Empire : retiré
à Londres à la Restauration, il devait d’ailleurs y mourir dès 1816.
On ignore malheureusement dans quelles circonstances Cassas et Lavallée se sont mis en rapport. On sait simplement que dès l’année suivant son
expédition, l’artiste se préoccupait d’assurer la diffusion de ses relevés par
le biais de la gravure. En témoigne une lettre en date du 2 décembre 1783,
adressée depuis le château de la Roche-Guyon (où il enseigne alors le dessin
aux enfants du duc de la Rochefoucauld) à son premier protecteur Desfriches:
il y fait état d’un courrier que vient de lui adresser le gouverneur de Trieste,
dans lequel celui-ci lui rapporte la satisfaction qu’on a eue de ses productions
à la Cour (sous-entendu, d’Autriche), et le presse de les faire graver à Paris
par un artisan de son choix ; ce à quoi, précisément, déclare s’occuper Cassas,
évoquant son travail de mise au point et insistant sur la difficulté qu’il éprouve
à trouver quelqu’un de compétent pour traiter à la fois “les marines, les figures
et les paysages”.10 Une autre lettre au même destinataire, de janvier 1784 et
de Paris alors, renchérit sur l’ “abîme de difficultés” qu’entraîne cette quête ;
Cassas parle là simplement de ses “vues de Trieste”, mais il est probable qu’il
y englobe toute la série de l’Istrie et de la Dalmatie.11 Puis le 22 mai 1787, de
10. J. DUMESNIL, Histoire des plus célèbres amateurs français, Genève, 1858 (et
rééd. 1973), t. 3, p. 204-206 (on pourra d’ailleurs aussi, p. 341-343 de ce même ouvrage,
la notice biographique sur Cassas).
11. Ibid., p. 206.
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Rome, et à Desfriches encore, il prie ce dernier de se faire donner à Paris, chez
le graveur Mathieu “une épreuve de sa gravure d’après [son] dessin de Spalatro (sic)” ; il avait donc, entre temps, fait affaire avec cet artisan. En définitive
pourtant, ce devait être Née qui devait avoir en charge l’opération pour le livre
publié en 1802.
Quant au projet de réalisation de celui-ci, on peut penser que la notoriété que s’était désormais acquise Cassas et les implications multiples
de Lavallée ont, d’une manière ou d’une autre, favorisé leur rencontre à
Paris même. L’artiste trouvait là enfin le moyen de divulguer cette partie de
son œuvre avec, très certainement, l’espoir d’en tirer un substantiel profit
pécuniaire. Et l’homme de lettres devait assez naturellement être porté à
s’engager dans une entreprise similaire à celle du Voyage dans les départements de la France... pour laquelle nous signalions, ci-dessus, sa collaboration avec les dessinateurs Brion père et fils, et qui n’avait pas non plus
nécessité son propre déplacement sur les lieux qu’il s’agissait de décrire.
De fait, pour la première partie de l’ouvrage, consistant en un panorama
historique et ethnographique de l’Istrie et de la Dalmatie, Lavallée opéra
une compilation de ce qu’il avait lu chez les auteurs que nous mentionnions
au tout début du présent article (auteurs dont il cite les noms, sans toutefois
préciser qu’il en est entièrement débiteur, et en ne manquant pas, de très
partialement stigmatiser la morgue et le défaut d’objectivité de l’anglais
Adam !) ; se greffent à cet amalgame d’observations de “seconde main”
des lieux communs plus propres à l’époque révolutionnaire et aux décennies suivantes, opposant la grandeur des réalisations de la Rome antique
à l’inculture quasi totale des populations actuelles. Le deuxième volet du
texte a pour objet l’évocation du voyage de Cassas, avec la succession de
ses étapes ; on peut penser que c’est de le bouche même de l’artiste - ou par
l’intermédiaire d’un proche de ce dernier ? - que Lavallée a eu toutes les
informations à ce sujet et qui, par leur précision même quant aux trajets et
aux dates, apparaissent très fiables.
Comme nous l’annoncions en préambule, il s’impose sans doute de replacer cette publication dans un contexte bien spécifique.12 Les français
allaient en effet bientôt s’établir dans ces régions, en conséquence des
clauses du traité de Presbourg (26 décembre 1805) : rappelons que l’Au12. Pour tout ce qui suit, et compte tenu de l’énormité de la bibliographie napoléonienne, nous renvoyons simplement à A. FIERRO, A. PALLUEL-GAILLARD et J. TULARD, Histoire et dictionnaire du Consulat et de l’Empire, Paris, 1995, où l’on trouvera
de multiples références complémentaires ; et, pour ce qui a trait plus spécifiquement au
contexte régional, à G. BOSETTI, De Trieste à Dubrovnik, une ligne de fracture de l’Europe, Grenoble, 2006, p. 123 sq.
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triche, alors tout juste vaincue par Napoléon à Austerlitz, devait y céder à
ce dernier les anciennes possessions vénitiennes que lui avait précédemment assurées, en 1797, le traité de Campo Formio. Mais il n’est pas exclu
que, sans certes encore passer au tout premier plan, les intérêts français
pour le littoral oriental de l’Adriatique aient remonté à quelques années
auparavant. Car n’oublions pas que Bonaparte a mené d’assez longue date
une véritable politique méditerranéenne : le premier jalon devait en être
son implication pour la défense de Toulon contre les Anglais en 1793 ; il y
a eu ensuite un projet d’attaque de Malte, et l’occupation des îles ioniennes
; puis est évidemment intervenue, aussitôt après l’achèvement de la campagne d’Italie en 1797, l’implantation en Égypte. Et tout au long de ces
développements, c’est naturellement l’Angleterre qui, alors que les autres
nations se voyaient contraintes à céder, demeurait l’irréductible ennemie
que Napoléon devait, à partir de 1806, décider de réduire par le blocus ;
dans l’optique de ce dernier plan, précisément, des ports comme Trieste
et Rijeka, par lesquels s’opéraient encore des liaisons anglaises avec le
continent, pouvaient apparaître d’un intérêt stratégique assez considérable.
Certes, la parution du livre de Cassas et Lavallée est intervenue quatre
années avant l’implantation française en Istrie-Dalmatie et l’instauration
de ce blocus ; et elle se place en l’année même où était conclue la paix
d’Amiens (25 mars 1802), par laquelle se trouvait suspendu le conflit avec
l’Angleterre. On sait bien toutefois que, dans l’esprit des deux belligérants,
il ne s’agissait là que d’une trêve provisoire ; et sa rupture devait en effet
être consommée dès le 13 mai 1803. Il n’est donc pas interdit de conjecturer que la publication du Voyage... d’après l’itinéraire de Cassas a pu
commencer à attirer l’attention de Bonaparte sur les contrées en question.
On ne manquera pas de noter, à cet égard, que celui qui n’était encore que
le premier consul de la République a eu parfaitement connaissance de cette
entreprise éditoriale ; mieux même, il apparaît au premier rang, et avec la
commande à son nom de plusieurs dizaines d’exemplaires, des souscripteurs de l’ouvrage. On pourrait d’ailleurs encore penser que Bonaparte a pu
être au courant du lancement de l’entreprise, voire l’encourager de quelque
manière ; en effet, Lavallée ne lui était peut-être pas inconnu, puisque nous
rappelions ci-dessus qu’il devait occuper une fonction à la chancellerie de
la légion d’honneur, précisément par le premier consul par décret du 19
mai 1802 ; en outre, Vivant Denon, homme de confiance de Bonaparte
pour la chose artistique, aurait pu pour sa part chaudement recommander la
promotion de l’œuvre d’un dessinateur qu’il avait personnellement connu
en Italie. Il resterait, bien entendu, à approfondir l’enquête dans diverses
sources - notamment peut-être dans la correspondance du premier consul
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ou de certains de ses proches - pour confirmer ce que nous ne présentons ici
que comme des éventualités ; mais l’investigation à cet égard pourrait être
assez longue et laborieuse. Du moins ne nous a-t-il pas semblé inopportun,
dans un premier temps, d’avancer ici une hypothèse à même de lever le
voile sur ce qui a pu déterminer une parution qui, alors que les autres séjours de Cassas en Orient avaient dû émousser ses souvenirs d’une mission
de vingt ans auparavant, advenait bien tard pour l’artiste.
SAŽETAK - SUMMARIUM
OBJAVA VOYAGE PITTORESQUE ET HISTORIQUE DE L’ISTRIE
ET DE LA DALMATIE L.-F. CASSASA I J. LAVALLÉEA
U KONTEKSTU NAPOLEONSKE POLITIKE U ILIRIJI
Nekoliko specijalista za razdoblje oko 1800. god. nedavno su naglasili
važnost djela francuskog slikara i crtača Louis-François Cassasa u europskoj
neoklasičnoj i predromantičkoj umjetnosti. Vrlo su zapaženi crteži koje je od
1782. izradio Cassas, za svog putovanja u Istru i Dalmaciju, i koji su 1802., kao
gravire bili objavljeni u djelu koje je napisao Joseph Lavallée, koji se, premda
plemićkog podrijetla, opredijelio za Revoluciju pa za Carstvo, te se latio literature da bi laskao režimu. Kako se u svojoj politici širenja po Sredozemlju na
uštrb Engleske, Napoleon Bonaparte zainteresirao za Istru i Dalmaciju, koje su
Francuzi i zauzeli od 1806., nije isključeno da bi se nekoliko godina ranije, on –
prvi konzul i budući car – upravo zbog tog razloga zauzeo za objavu navedenog
djela. Njegovo se ime ne nalazi slučajno na prvom mjestu u popisu pretplatnika
na početku knjige, od koje je nekoliko desetaka primjeraka bilo namijenjeno
njemu na raspolaganje.
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