Travail et dépression

Transcription

Travail et dépression
L’Encéphale (2008) 34, 434—439
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
EN BREF
Travail et dépression
F. Raffaitin a,∗, C. Raffaitin-Bodin b
a
b
17, rue des Marronniers, 75016 Paris, France
CMB, 26, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris, France
Reçu le 17 décembre 2007 ; accepté le 18 juin 2008
Disponible sur Internet le 13 août 2008
« Le travail tend au repos et non pas le repos au travail ».
Aristote
psychiatre et patient dans la prise en charge de ces difficultés.
Introduction
Le travail, le stress, la reconnaissance
Étymologiquement, le mot travail vient du latin trepalium
qui désigne un instrument de torture.
D’ailleurs dans la Bible, le travail est présenté comme un
châtiment, ainsi la salle de travail des maternités désigne
un endroit de souffrances, de tourments et de peines [1].
Les relations du travail avec la dépression ont toujours
été importantes et sans doute, plus que jamais, d’actualité
du fait d’affaires récentes avec, en particulier, la survenue
de suicides sur le lieu de travail qui ont fait même dire à
certains que la dépression pouvait être considérée comme
une maladie professionnelle et le suicide comme un accident
du travail !
Même si ces positions sont simplistes du fait même du
polymorphisme étiologique des troubles dépressifs et des
conduites suicidaires, il n’en demeure pas moins que la prise
en compte de la vie professionnelle du patient déprimé pose
souvent aux principaux intervenants des problèmes multiples et variés.
Nous allons tenter dans cet article de donner un certain
nombre de pistes de réflexion, en vue d’aider au mieux les
patients déprimés dans les difficultés professionnelles qu’ils
ne manquent pas de rencontrer.
En particulier, nous tenterons d’indiquer le rôle des principaux acteurs : médecin du travail, médecin généraliste,
Actuellement, on a coutume de désigner sous le terme
de travail une activité rémunérée. Il n’en a pas toujours
été ainsi, puisque l’être humain a travaillé bien avant
l’invention de la monnaie.
Ainsi en échange de son travail, il attend une rétribution.
Cette rétribution est de deux ordres :
∗
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (F. Raffaitin).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008.
doi:10.1016/j.encep.2008.06.006
• d’une part, une rétribution réelle sous forme d’argent :
c’est le salaire ou les honoraires ;
• d’autre part, une rétribution symbolique qui est l’une des
plus importantes. Elle passe d’abord et avant tout par
la reconnaissance. C’est d’ailleurs la plainte la plus fréquemment exprimée par les patients lorsqu’ils viennent
consulter pour des troubles dépressifs en rapport avec
un conflit au travail. C’est le sentiment de ne pas
être reconnu. La non-reconnaissance par autrui est bien
souvent à l’origine d’un sentiment d’autodévalorisation
entraînant alors le déprimé dans un cercle vicieux dans
lequel il s’enferme.
Le travail occupe une place centrale dans le bien-être
psychique d’un individu, du fait même de son pouvoir enrichissant au niveau personnel.
Christophe Dejours indique que la reconnaissance passe
par des jugements proférés par les pairs, les collègues, qui
favorisent en retour un sentiment d’appartenance [3].
Ainsi sont jugés :
Travail et dépression
• d’une part, l’utilité : « ce que je fais est bien et
utile au niveau économique, social, technique ». La
« placardisation » va bien évidemment à l’encontre de ce
jugement d’utilité et est vécue de manière très douloureuse par la personne qui en est l’objet, alors que la
rétribution réelle est en générale maintenue ;
• d’autre part : le beau (la qualification esthétique) que
l’on retrouve d’ailleurs dans de nombreuses expressions :
« c’est de la belle ouvrage », « du beau travail », « c’est un
beau texte », « une belle conférence ». Cette reconnaissance porte sur la qualité du travail et la capacité que le
sujet a à bien le faire. On dira souvent de quelqu’un que
c’est un bon artisan, un bon médecin, un bon professionnel, etc.
Par ailleurs, Christophe Dejours souligne que travailler
n’est jamais uniquement produire, c’est aussi se transformer soi-même et selon sa formule « le sujet rapatrie le
registre du faire sur celui de l’être » [3].
L’identité du sujet adulte passe par la reconnaissance par
l’autre.
Cette reconnaissance s’exprime dans deux champs :
• d’une part, dans le champ amoureux, c’est
l’accomplissement de soi dans la relation affective
avec l’autre ;
• d’autre part, dans le champ social où la reconnaissance
par l’autre passe par le travail. De nombreux patients ont
souvent des vies affectives très appauvries et ne tiennent
que par la reconnaissance dont ils sont l’objet dans le
cadre professionnel.
Les difficultés dans ce domaine auront alors des conséquences importantes sur le plan psychique avec parfois
l’apparition de pathologies de deuil extrêmement douloureuses, voire d’authentiques dépressions mélancoliques.
Un autre point mérite d’être souligné, c’est l’importance
du travail dans la relation sociale avec les autres individus
en dehors du milieu du travail.
Le travail occupe une place de repère identitaire, social
et culturel. À ce titre, il est intéressant de constater
qu’actuellement on demande plus volontiers à quelqu’un
« que fais-tu dans la vie comme travail » (les américains
demandant combien vaux-tu, quel argent te rapporte ton
travail) que « d’ou viens-tu, qui sont tes parents, tes grandsparents, tes frères et sœurs », ces questions fondamentales
pour la construction identitaire passant au second plan.
On comprend donc dans ce contexte l’apparition de
plus en plus fréquente d’authentiques troubles dépressifs
déclenchés par les difficultés rencontrées au travail.
Reconnaître les signes de la dépression au
travail
En milieu de travail, une personne présentant un état
dépressif pourra alerter son entourage professionnel par des
signes très divers.
Citons parmi ceux-ci :
• les difficultés à prendre des décisions ;
• la baisse de productivité ;
435
•
•
•
•
•
les difficultés de concentration ;
la perte de fiabilité lors de l’exécution de taches précises ;
l’augmentation des erreurs par rapport à l’habitude ;
la prédisposition plus grande aux accidents du travail ;
les retards de plus en plus fréquents.
De plus, ces personnes ont tendance à prendre de plus
en plus de jours de congé de maladie et présentent souvent
une perte d’enthousiasme marquée pour le travail.
Les collègues et supérieurs décrivent souvent une modification du caractère (marquant souvent une rupture avec un
état antérieur) avec apparition d’irritabilité, d’hostilité, de
comportement de retrait ou, au contraire, de dépendance
extrême par rapport aux autres, le sujet ayant tendance,
par exemple, à toujours demander l’aval de ses supérieurs
ou de ses collègues en vue de lui indiquer si ce qu’il fait est
bien fait.
Le sujet peut également être en proie au désespoir, voire
à de la désespérance. Ses collègues sont frappés par son
élocution lente, une fatigue permanente. Par ailleurs, ils
décrivent souvent des éléments en faveur d’un abus d’alcool
ou de toxiques.
Ainsi, il est important pour tout intervenant dans le
domaine de la santé, qu’il soit médecin du travail, médecin généraliste ou psychiatre, d’explorer la spécificité du
contexte professionnel du patient qu’il reçoit. Un certain nombre de questions doivent être posées pendant
l’entretien, afin d’identifier les difficultés liées aux conditions de travail, aux aspects relationnels dans le travail et
aux méthodes de management au sein de l’entreprise.
Certaines questions ouvertes, telles que « comment cela
se passe au travail », « quelle est la qualité des relations
avec vos collègues », « que pensez-vous de vos responsables », « avez-vous été confronté à des changements au
sein de votre entreprise, au niveau de votre statut professionnel, de votre niveau hiérarchique, quel est votre
état d’esprit lorsque vous allez travailler. . . » sont de bons
moyens d’approche.
Le tableau ci-dessous emprunté à SISTEPACA
(Système d’information en santé, travail et environnement de Provence-Alpes Côte-d’Azur) résume les principales
causes de souffrances morales au travail.
Identifier les principales causes de souffrance morale au travail
Liées aux
conditions de
travail
Liées aux
facteurs
humains et
relationnels
Surcharge, sous-charge de travail
Sur- ou sous-qualification
Tâches répétitives monotones
Confrontation à la souffrance des autres
Mutations, changements de poste
Mauvaises conditions de travail et de
sécurité
Agressions verbales
Conflits non extériorisés, non résolus
Mésentente professionnelle : conflit de
valeurs
Absence de reconnaissance de la qualité du
travail accompli, climat d’injustice
« Maladresse » managériale : humiliante,
agressive (dirigeant caractériel), stressante
(dirigeant obsessionnel), isolement
transversal et hiérarchique. . .
436
Liées aux
méthodes de
management
actuelles
F. Raffaitin, C. Raffaitin-Bodin
Évaluation, notation du travail
Niveau d’autonomie, latitude décisionnelle
insuffisants
Objectifs à atteindre
Injonction paradoxale : fixer un objectif,
mais sans en donner les moyens de
l’atteindre
Intensification du travail/stress, cadences
juste à temps
Restructuration qui peut briser le collectif
de travail et la coopération entre les
salariés
Perte du dialogue/déficit d’expression
Précarité de l’emploi, source d’insécurité
Le travail « dépressogène »
Selon l’enquête « Santé mentale en population générale, image et réalité », réalisée en France par l’institut de
veille-sanitaire, les troubles de l’humeur concernent 11 %
des hommes et 16 % des femmes, alors que les troubles
anxieux touchent 17 % des hommes et 25 % des femmes.
Les chômeurs sont deux fois plus touchés que les
actifs et dans la population active, les employés et les
ouvriers sont les plus concernés, viennent ensuite les
artisans et les commerçants. Les interruptions de travail surviennent chez 12 à 37 % des cas, principalement chez les
cadres.
Selon l’OMS, la France est le troisième pays derrière
l’Ukraine et les États-Unis où les dépressions liées au travail sont les plus fréquentes. Cependant, il est difficile
d’appréhender de manière précise les relations entre milieu
de travail et dépression, d’une part, parce que les études
sont relativement peu fréquentes ; d’autre part, du fait que
la dépression est une maladie à l’étiologie multifactorielle
ou l’aspect travail ne représente qu’une partie, certes très
importante, du problème.
Aux États-Unis, les arrêts de travail dus à des troubles
mentaux coûtent chaque année environ 200 millions de journées de travail, ce qui représente un coût de 30 à 44 milliards
de dollars.
Selon le bureau international du travail, ce problème est
sérieusement pris en compte aux États-Unis. Les maladies
dépressives représentent la majeure partie des dépenses
occasionnées par les problèmes médicaux de santé mentale
et d’invalidité.
On commence à voir apparaître, chez de nombreux
employeurs, des stratégies de gestion de programmes
« d’aide à la santé », en vue d’aider les employés à résoudre
leurs problèmes professionnels, familiaux et existentiels,
afin d’améliorer leur productivité .
Au Canada [5], une grande enquête sur la « santé dans les
collectivités canadiennes » portant sur la santé mentale et
le bien-être a été réalisée en 2002. Les résultats éclairent
de manière probante les relations dépression et travail.
Environ 500 000 travailleurs souffrent de dépression. La
plupart d’entre eux (79 %) déclarent que leurs symptômes
nuisent à leur capacité de faire leur travail. Quatre pour cent
des travailleurs de 25 à 64 ans ont souffert de dépression au
cours des 12 mois qui ont précédé l’enquête.
Les travailleurs les plus touchés sont ceux qui font des
quarts de soirée ou de nuit ainsi que ceux qui travaillent
dans le secteur des ventes et des services et ceux occupant
un emploi de col blanc qui sont plus susceptibles que les cols
bleus d’avoir souffert de dépression.
En moyenne, les travailleurs déprimés ont déclaré que
leurs symptômes les avaient rendus totalement incapables
de travailler ou d’exécuter leurs activités normales pendant au moins un mois durant l’année précédant l’étude.
Plusieurs éléments indispensables au rendement professionnel, comme la gestion du temps, la concentration, le travail
d’équipe et la production globale sont particulièrement vulnérables aux symptômes dépressifs.
Un certain nombre de facteurs liés à l’emploi, comme le
travail par quarts, les heures de travail, le stress au travail et
la profession sont associés à la dépression. La prévalence de
la dépression était relativement élevée chez les travailleurs
qui passaient moins de 30 heures par semaine au travail et
plus faible chez ceux qui travaillaient plus de 40 heures.
Les travailleurs déprimés sont plus susceptibles d’avoir
des problèmes au travail. Environ 29 % des travailleurs qui
ont vécu un épisode dépressif récent ont déclaré avoir réduit
leurs activités au travail, en raison d’un problème de santé
de longue durée. Cette proportion est le triple de celle des
travailleurs sans antécédents de dépression (10 %).
Par ailleurs, les auteurs de l’étude soulignent que « 13 %
des travailleurs ayant souffert de dépression ont déclaré
au moins un jour au cours des deux dernières semaines
où, pour des raisons émotionnelles ou de santé mentale
ou en raison de l’usage d’alcool ou de drogues, ils ont dû
garder le lit, réduire leurs activités normales ou faire un
effort supplémentaire pour accomplir leurs activités quotidiennes. Seulement 1 % des travailleurs sans antécédents
de dépression ont déclaré avoir pris un jour d’incapacité au
cours des deux dernières semaines pour des raisons de santé
mentale »[5].
De plus, 16 % des travailleurs qui ont déclaré un épisode
dépressif récent ont été absents du travail au cours de la
dernière semaine, soit le double de la proportion de 7 % de
ceux n’ayant jamais vécu d’épisode dépressif.
Enfin, cette étude montre que la dépression peut avoir
des répercussions à « long terme » sur le rendement au travail. En effet, les travailleurs ayant souffert de dépression
sont quatre fois plus susceptibles, deux ans plus tard, de
déclarer avoir réduit leurs activités au travail à cause d’un
problème de santé physique ou mentale de longue durée,
comparativement aux travailleurs qui n’avaient pas vécu un
épisode dépressif récemment ; de même, ils sont 1,8 fois
plus susceptibles de déclarer avoir pris au moins un jour
d’incapacité au cours des deux dernières semaines.
Le burn out
Le burn out syndrome des anglo-saxons, le Kaloshi (mort
par la fatigue au travail au Japon) sont des syndromes
d’épuisement professionnel.
Le burn out est caractérisé par un épuisement émotionnel, une perte d’efficacité professionnelle pouvant conduire
à une autodévalorisation qui se complique assez fréquemment d’une symptomatologie franchement dépressive.
Selon Didier Truchaud [6], on distingue trois stades :
Travail et dépression
• en outre, le burn out complet touchant environ 4 à 7 %
des travailleurs se manifestant par une symptomatologie
dépressive, un absentéisme et des arrêts de maladie ;
• le burn out moyen (25 % des travailleurs) avec malaise au
travail, baisse de rendement et sentiment de frustration ;
• enfin, on estime à 16 % le nombre de travailleurs à risque
de burn out.
C’est donc un syndrome extrêmement fréquent et de
nombreux auteurs s’accordent à incriminer dans sa genèse
les conditions d’organisation du travail ainsi que la qualité
des rapports entre employeurs et employés.
Certains types d’individus sont particulièrement à
risque ; par exemple, les sujets introvertis qui ont tendance
à garder leur angoisse pour eux et sont volontiers isolés. De
même, les individus présentant un profil comportemental
de type A, c’est-à-dire des personnes compétitives, volontaires, dynamiques et avides de reconnaissance, mais qui
ont, en général, une hygiène de vie psychique et physique
médiocres et dont l’esprit de compétitivité engendre un
certain isolement par négligence des relations sociales. De
même, les personnes évitantes devant les obstacles sont plus
enclines à présenter un burn out.
Le cas particulier du burn out des médecins
Certaines branches professionnelles sont très exposées.
Ainsi, certaines études estiment que près de 40 % des médecins sont des personnes à risque pour le burn out.
En fait, selon les termes d’Isabelle Gautier [4], les
médecins se sentent actuellement beaucoup plus désenchantés par leur activité qu’il y a quelques années,
certains se sentent désemparés face à l’évolution de
leur métier, nombreux sont ceux qui sont dans un état
d’isolement et d’acharnement professionnel les conduisant
à des abus d’alcool ou d’automédication. Elle individualise un certain nombre de facteurs favorisant le burn out.
En outre, « l’abnégation dangereuse », caractéristique du
médecin se voulant infatigable, cherchant à se dépasser
en permanence. « L’isolement » du médecin, qui se vivant
volontiers comme indépendant, ne sollicite pas pour luimême l’aide de confrères, alors qu’il est souvent confronté
à des situations fortement anxiogènes. La « dénégation »
de tous les symptômes que le médecin peut éventuellement présenter, en particulier une fatigue permanente,
des céphalées, des troubles digestifs, mais également un
sentiment d’épuisement psychique avec anxiété, baisse de
l’estime de soi, conduisant souvent à d’authentiques états
dépressifs ou l’on retrouve des troubles de l’attention, de
la mémoire et de la vigilance, une irritabilité, un manque
de contrôle émotionnel et une hypersensibilité. De même,
il existe une perte de l’investissement au niveau de la profession. Il est important au moindre de ces signes que le
médecin aille demander l’avis d’un confrère.
Aspects pratiques
L’arrêt de travail chez le patient déprimé
L’état dépressif, aussi bien dans sa phase aiguë que dans les
semaines qui suivent l’amélioration, provoque en général
437
une atteinte importante des capacités cognitives. Le ralentissement psychomoteur, un des symptômes cardinaux de la
dépression, est responsable d’une inaptitude temporaire au
travail qui entretient le sujet dans sa souffrance et favorise
les idées d’incapacité souvent responsables d’un sentiment
d’inutilité, voire d’incurabilité. Le repos est donc l’une des
composantes essentielles du traitement des états dépressifs permettant au patient d’attendre dans des conditions
adéquates les effets du traitement.
Les effets de l’arrêt de travail sont thérapeutiques avec
la suppression temporaire de l’une des causes de la souffrance dépressive permettant ainsi une mise à distance des
situations anxiogènes liées au travail.
L’arrêt de travail a, par ailleurs, le mérite de la clarté.
Il est, en effet, préférable pour un patient déprimé de se
trouver en arrêt plutôt que de continuer à se rendre à
son bureau en ayant ses capacités objectivement diminuées
par la dépression, cet état pouvant alors générer chez ses
collaborateurs et supérieurs hiérarchiques une appréciation
péjorative. Dans ces situations, l’arrêt de travail a un rôle
protecteur pour le patient déprimé.
Dans d’autres cas, les effets thérapeutiques d’un arrêt
de travail sont difficiles à évaluer par le médecin : il s’agit
de patients déprimés qui relient la cause de leurs maux
exclusivement à un conflit d’ordre professionnel. Certes
l’arrêt de travail, mettant à distance ce conflit, apaise dans
un premier temps la souffrance dépressive, mais il risque
de figer une dynamique psychique (activée par ce que le
patient vit à son travail) et rendre difficile la reprise de
travail.
Par ailleurs, lorsque l’arrêt de travail apparaît comme
étant injustifié par l’employeur, cette situation ne fait alors
que majorer le sentiment de dévalorisation dont souffre le
patient.
Il est parfois, dans cette perspective, utile de se faire
aider par le médecin du travail qui peut prononcer une inaptitude temporaire.
L’annonce du diagnostic de dépression à
l’entourage professionnel
L’annonce du diagnostic de dépression à l’entourage professionnel est extrêmement délicate. L’image de la dépression
a quelque peu évolué ces dernières années, il n’en demeure
pas moins que dans le vécu qu’en ont encore trop de gens,
elle est considérée, à tort, comme un signe de faiblesse
pouvant porter préjudice au patient.
Dans ce contexte, on conseillera, bien évidemment, au
patient la plus grande discrétion possible sur les causes de
son arrêt de travail [2].
Le problème est un peu différent lorsque les troubles ont
été suffisamment bruyants pour interférer avec l’entourage
professionnel. Le patient présentant un état maniaque ou
un état mixte, voire un état mélancolique inquiétera son
entourage professionnel avec des conséquences éventuelles
fâcheuses sur la poursuite de sa carrière. Dans ce cas une
collaboration avec le médecin du travail est tout à fait indispensable. Le psychiatre, avec l’accord du patient, pouvant
le contacter en vue de l’informer du diagnostic et surtout
des soins qui lui sont prodigués, curatifs mais surtout préventifs, qui devraient permettre une meilleure stabilisation et
438
donc ne pas trop interférer avec la poursuite de son activité
professionnelle.
Rôle du médecin du travail : la reprise de travail,
l’aptitude et l’inaptitude
Apte à travailler
Une personne est apte à travailler si rien chez elle ne justifie
qu’elle soit mise en repos. Le médecin traitant, généraliste ou spécialiste, peut juger qu’une personne soit apte
à reprendre une activité professionnelle, mais le patient
« doit » être orienté vers le médecin du travail pour évaluer
son aptitude à un poste de travail précis.
L’aptitude à un poste donné est une obligation et un privilège exclusif du médecin du travail. Légalement, il est seul
habilité à décider si le salarié est médicalement apte au
poste de travail défini par l’employeur. Ni l’avis du médecin traitant (généraliste ou psychiatre), ni la décision du
médecin conseil de la Sécurité sociale ne peuvent lui être
imposés. Celui-ci peut évaluer si le patient a les capacités physiques, cognitives et psychiques afin d’exécuter un
travail précis. C’est lui qui connaît le mieux le contenu du
travail qu’exerce le patient.
Déclaration d’inaptitude temporaire partielle
En cas de déclaration inaptitude temporaire partielle, l’avis
d’inaptitude temporaire peut être nuancé avec des propositions d’aménagement de poste soumises à l’employeur
(article L. 241.10.1 du Code du travail). Des réserves sont
formulées sur l’aptitude du salarié, mais pour un délai limité
et la plus grande prudence s’impose.
Si l’employeur dispose d’une possibilité d’aménager le
poste de façon temporaire (travail non isolé, horaires normaux, etc.) et en tout état de cause dans la limite de la
période que doit impérativement fixer le médecin du travail, le contrat de travail sera alors aménagé de manière
temporaire.
S’il n’existe pas d’emploi disponible, il ne restera plus
à l’employeur qu’à proposer au salarié la suspension de
l’exécution du contrat de travail pour la durée prescrite par
le médecin, avec pour conséquence possible, la suppression
de la rémunération.
Aussi, en cas d’inaptitude temporaire, le médecin du travail doit demander au médecin traitant ou au psychiatre de
prescrire un arrêt de travail afin que le salarié bénéficie des
indemnités journalières.
Il faut souligner ici « l’importance de la visite de préreprise ».
Le Code du travail (article R. 241-51, quatrième alinéa)
offre aux salariés la possibilité de bénéficier d’une visite de
préreprise qui a pour objet de permettre, alors que le salarié
est toujours en suspension du contrat de travail, d’envisager
avec le médecin du travail, la façon dont la reprise pourra
s’effectuer.
Cette visite, hélas facultative, peut être demandée par
le salarié lui-même, son médecin traitant ou le médecin
conseil de l’organisme de Sécurité sociale. Elle permet de
repérer les difficultés possibles lors de la reprise d’emploi et
d’anticiper les solutions à mettre en œuvre (aménagement
du poste, reclassement à un autre poste).
F. Raffaitin, C. Raffaitin-Bodin
Aucun avis d’aptitude n’est délivré à l’issue de cette
visite. L’avis d’aptitude sera établi par le médecin du travail
lors de la reprise effective du travail.
C’est au cours de cette visite de préreprise que le retour
à l’activité professionnelle sera envisagé, avec éventuellement la mise en place de mesures d’adaptation du poste ou
du temps de travail (par exemple, temps partiel thérapeutique).
La seule réserve pouvant être faite concerne les postes
où les fonctions cognitives sont fortement mobilisées et où
leur altération peut entraîner des risques pour le salarié ou
des tiers.
Chez les déprimés, lors de cette visite de préreprise,
le médecin du travail pourra, en collaboration avec le
psychiatre, proposer un poste aménagé non isolé, non anxiogène en vue de prévenir un raptus suicidaire.
Les traitements
La compatibilité avec le travail doit guider dans les
choix thérapeutiques. Ainsi, les traitements médicamenteux doivent être prescrits en tenant compte des effets
délétères sur les fonctions cognitives : les doses de tranquillisants seront à adapter dans cette perspective, les
effets dysmnésiants des benzodiazépines seront systématiquement évalués. Le choix d’un antidépresseur se fera en
première intention vers des produits peu sédatifs, non anticholinergiques car ces traitements sont usités au long cours
et doivent interférer le moins possibles avec la concentration.
Aspects législatifs
Notion de santé mentale au travail
La notion de santé mentale au travail a été introduite par la
loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 qui prévoit
expressément que le contrat de travail doit être exécuté de
bonne foi. À cette fin, l’employeur est donc tenu de tout
mettre en œuvre pour prévenir ou faire cesser des actes de
harcèlement sexuel ou moral.
De plus, l’employeur doit respecter et faire respecter
les principes généraux de prévention en matière d’hygiène
et de sécurité. Il est ainsi tenu de prendre toutes les
mesures nécessaires pour assurer la sécurité et « protéger
la santé ‘‘physique et mentale’’ des travailleurs » de
l’établissement. À défaut, sa responsabilité pénale peut
être engagée. L’employeur doit donc tout mettre en œuvre
pour prévenir ou mettre fin aux actes de harcèlement sexuel
ou moral dans l’entreprise (C. trav., art. L. 230-2).
Comment faire la part des choses quand un salarié se
déclare « déprimé » à cause de sa situation de travail ?
Le médecin du travail et le psychiatre peuvent adresser
leur salarié ou patient à des consultations de pathologies
professionnelles spécialisées dans la souffrance au travail (hôpital Cochin à Paris, hôpital Raymond-Poincarré à
Garches) qui tentent d’établir ou d’infirmer une relation
causale entre le travail et le syndrome dépressif. Un questionnaire et un dossier très complet concernant l’entreprise
et la situation de travail sont alors établis avant la consultation.
Travail et dépression
Il n’y a encore aucun tableau médicolégal qui régisse la
dépression comme maladie professionnelle.
En revanche, des cas de suicides sur le lieu du travail ont
donné lieu à une reconnaissance d’accident du travail.
Un arrêt notable du « 22 février 2007 (pourvoi no 0513771) » étend cette solution au salarié ayant commis une
tentative de suicide à son domicile alors qu’il était en arrêt
maladie, son équilibre psychologique ayant été gravement
compromis par la dégradation continue des relations de
travail. « En définitive, l’accablement psychologique dans
lequel se trouve enfermé le travailleur suicidaire tisse ou
exacerbe un lien de dépendance vis-à-vis de son employeur
qui ne s’est pas rompu (et que lui-même n’est pas parvenu à
briser) après la fin de sa journée. La qualification d’accident
du travail signifie littéralement que le salarié se sent poursuivi par son travail en dehors de la sphère professionnelle ».
La reconnaissance en accident du travail se fait par le médecin conseil de la CPAM, cette décision pouvant être contesté
devant le TASS.
Conclusions
Ces quelques réflexions soulignent la complexité des relations entre travail et troubles dépressifs. Ces relations ne
sont pas univoques et témoignent du côté un peu passionnel
que prend actuellement le débat sur cette question.
Non la dépression n’est pas une maladie professionnelle !
Cependant, ses relations (causes ou effets) avec le travail
invitent à une collaboration étroite entre médecin du travail, psychiatre et médecin généraliste afin de dénouer les
situations conflictuelles de souffrance au travail et de traiter
439
(et prévenir) les dommages causés par la maladie dépressive
sur la vie professionnelle.
Sources juridiques
• Loi no 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation
sociale ;
• article L 230-2 IIg du Code du travail (responsabilité
pénale employeur) ;
• arrêt de la Cour de cassation du 21 juin 2006 (pourvoi
no 05-43914) ;
• arrêt de la deuxième chambre civile du 22 février 2007
(pourvoi no 05-13771).
Références
[1] Comte-Sponville A. Dictionnaire philosophique. Paris: Presse
Universitaire de France Éditeur; 2001. p. 595.
[2] Henry C, Raffaitin F, Gerard A. Dépression et entourage. In: Olié
J-P, Poirier M-F, Loo H, editors. Les maladies dépressives, 2e ed.
Paris; 2003: Flammarion éditeur. [Édition 622 à 627].
[3] Dejours C. Conjurer la violence : travail, violence et santé. Paris:
Payot Éditions; 2007.
[4] Gautier I., Le burn out des médecins. Bulletin du conseil départemental de l’ordre des médecins de la ville de Paris 2003;86.
[5] Rapports sur la santé. La dépression et les problèmes au travail.
Étude fondée sur les données tirées de l’enquête sur la santé
dans les collectivités canadiennes — santé mentale et bien-être
(2002) et sur l’enquête nationale sur la santé de la population
menée de 1994 à 1995 à 2002 à 2003. 2004;18(1).
[6] Truchaud D. Épuisement professionnel et burn out concept,
modèle, intervention. Paris: Dunod; 2004.

Documents pareils