Journaux personnels féminins tenus sous l`occupation

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Journaux personnels féminins tenus sous l`occupation
Journaux personnels féminins tenus sous l’occupation :
Simone de Beauvoir, Hélène Berr, Benoîte et Flora Groult, Édith Thomas
1) Contexte et état de l’art
Cette thèse propose d’étudier un corpus de journaux de femmes et de jeunes
filles tenus sous l'Occupation. Interpellé par le fait que les textes de femmes restaient
mal connus et sous-étudiés par rapport aux journaux d'occupation tenus par des
hommes, Philippe Lejeune, spécialiste des journaux personnels (Lejeune 1990 et
1993), a entrepris d'en dresser une première liste, présentée pour la première fois en
2009 lors d’un colloque à Besançon ; celle-ci est depuis tenue à jour et régulièrement
complétée sur son site Autopacte 1 . Cette liste, qui recense 90 références, fait
apparaître que très peu de ces journaux, bien qu’une partie des textes recensés
aient été publiés, sont parvenus à acquérir une réelle notoriété : tout juste peut-on
citer le Journal de guerre (1990), de Simone de Beauvoir et les Pages de Journal
d'Edith Thomas (1995), tous deux publiés à titre posthume, alors que les auteurs
avaient déjà à leur actif une véritable œuvre littéraire. Le seul texte à avoir connu une
réelle fortune critique lors de sa publication est le Journal à quatre mains (1962), des
sœurs Benoîte et Flora Groult, présenté à l’époque par son éditeur Denoël comme
un « roman ». Cette relative marginalisation des textes d’auteurs femmes est
malheureusement assez banale et se traduit également par un déficit d’études
critiques : par exemple, dans son article « L’année 1942 dans les journaux intimes
des écrivains français », Bruno Curatolo explore un corpus de dix-sept journaux
exclusivement masculins, dont certains auteurs, tels Philippe Jullian et François
Sentein, ne sont pourtant pas plus notoires, voire moins, que les sœurs Groult, ou
encore une Janine Bouissounouse ou une Geneviève Gennari (Curatolo 2011). En
France, un texte a contribué à faire évoluer cette situation : le journal d'Hélène Berr,
publié en 2008 chez Tallandier avec une préface de Patrick Modiano, après que le
manuscrit eût connu un long périple. Immédiatement comparé au journal d'Anne
Franck, étudié en France et à l’étranger (Jaillant 2010, Lejeune 2011, Egelman
2014), ce journal, éblouissant par sa qualité d'écriture, et d'une lucidité sans faille,
offre un aperçu poignant sur le quotidien d'une jeune femme juive sous l'occupation.
Mais il est, en quelque sorte, l’arbre qui cache une forêt textuelle qui reste encore
largement en friche.
2) Corpus
À l’issue d’un processus de sélection opéré sur différents critères de dates, de
lieu géographique, d’âge des diaristes et de représentativité politique et
confessionnelle, 20 journaux féminins tenu sous l’Occupation ont fait l’objet d’une
entrée dans la base de données Frantext (www.frantext.fr). Le corpus noyau proposé
à l’étude pour la thèse sera constitué des quatre journaux d’Hélène Berr, Edith
1
Philippe Lejeune, Journaux féminins
http://www.autopacte.org/biblio3945.pdf
tenus
1
sous
l’Occupation.
Site
Autopacte.
Thomas, Simone de Beauvoir et les sœurs Groult ; le/la candidat.e. sera invité.e à le
compléter avec d’autres textes de la liste, à hauteur d’un nombre raisonnable d’items
(3 au maximum), dont un au moins relèvera d’une écriture dite « ordinaire ».
L’objectif est de panacher cet échantillon de manière à assurer une relative
représentativité sur les questions suivantes : l’âge, le lieu géographique de tenue du
journal (qui induit d’importantes différences, selon que l’on se trouve en zone libre ou
en zone occupée), la confession, et le degré de littérarité. Certains textes sont en
effet le fait d’écrivains confirmés tandis que d’autres se rattachent à une écriture
documentaire d’anonymes ou d’aspirants écrivains : ces disparités formelles et
linguistiques donnent de précieuses indications sur le statut du journal et sa
destination, ou non, à la publication.
3) Sujet
Les axes d’études proposés, au nombre de trois, devront être envisagés en
relation les uns avec les autres.
3.1) Une approche génétique. Le processus éditorial des journaux est
complexe : parfois anthume (Groult, Beauvoir), parfois posthume (Berr, Thomas) il va
donner lieu à l’écriture de paratextes auctoriaux qui vont régir une forme de « pacte
diaristique » sur le modèle du pacte autobiographique (Lejeune 1996, SimonetTenant 2004). Les paratextes éditoriaux, eux, reviennent sur des choix de coupes, de
correction, ou au contraire de fidélité philologique. L’étude de ces avant-textes
(Genette, 2002), couplée avec une étude comparative des manuscrits, lorsqu’ils
existent, permettra d’analyser les stratégies éditoriales et auctoriales visées par les
auteurs ou par les éditeurs. Est-ce la valeur littéraire du journal qui a été mise en
avant, ou au contraire le matériau a-t-il été traité dans une optique documentaire,
voire adapté de sorte à correspondre aux attentes du lectorat auquel il était destiné ?
Il faudra notamment analyser la chronologie des publications, intervenues entre
l’immédiat après-guerre et la décennie 2010, et voir si les évolutions de
l’historiographie – moins manichéenne sur la question de l’Occupation qu’elle a pu
l’être (Paxton 1972, Azéma et Bédarida, 2000, Azouvi 2012) – ont pu avoir une
incidence sur les choix de publication et l’appareillage critique de ces textes. La
comparaison entre différentes versions et transcriptions pourra être facilitée par une
approche quantitative, qui mettra en évidence les éléments ôtés, les ajouts et les
reformulations.
3.2) Une approche thématique. La base de données Frantext permet
d’explorer de façon extensive le vocabulaire d’un texte : listes de fréquences, listes
de vocabulaire permettant de constituer des lexiques, co-occurrences, contextes
d’emploi. Analyser ces textes par ce prisme lexical pourra faire ressortir des
polarisations sémantiques dans les différents journaux : comment est représenté le
vocabulaire de guerre, quelles autres isotopies (travail, politique, études, écriture)
émergent-elles dans ces textes ? Ces constats lexicaux seront à mettre en rapport
avec l’analyse de la situation des diaristes : alors que pour certaines, la guerre, la
survie matérielle, constituent l’essentiel de la vie quotidienne, d’autres auront une
approche plus politisée, voire résistante. L’étude du lexique, entre autres outils
d’analyse, permettra ainsi de dresser une sorte de cartographie de la vie sous
2
l’occupation, et de faire le lien entre des situations (personnelles, confessionnelles,
géographiques) et certaines inflexions idéologiques. On s’intéressera tout
particulièrement à l’émergence ou non, dans ces textes, de revendications
féministes, dans une situation où la guerre bouleverse les équilibres familiaux et
place les femmes au cœur de problématiques de travail (Hélène Berr, Benoîte
Groult) ou de résistance (Édith Thomas).
3.3) La dernière approche sera stylistique et poétique. Plusieurs de ces
femmes, lorsqu’elles ont écrit, avaient déjà commencé une carrière littéraire ;
d’autres s’y destinaient. En ce sens, le journal peut être vu comme un document, qui
revêt diverses fonctions : substitut à la correspondance empêchée (Simonet-Tenant,
2013), aide-mémoire, témoignage, avec les réserves qu’implique un contexte
d’écriture chargé de menaces d’arrestation. Mais on peut aussi le considérer comme
un pan de l’œuvre littéraire, car les diverses notations sur les projets et les travaux
en cours, en font parfois le creuset de l’œuvre à venir. On examinera donc la fonction
qu’ont revêtue ces journaux pour les diaristes : soutien psychologique, « refuge
matriciel » (Didier, 1976) confident, mais aussi recueil de matériaux pour une écriture
fictionnelle ultérieure, ou véritable élaboration littéraire. Dans ce cadre, une approche
du style (qui pourra là encore être facilitée par l’usage de Frantext, grâce à la
recherche de motifs ou de listes de vocabulaire) permettra d’identifier la prégnance
de certains registres de langue, de détecter tantôt certains traits d’oralité, tantôt un
véritable travail syntaxique et lexical. Ces critères d’évaluation seront un indicateur
de la valeur littéraire que souhaitent conférer, ou non, à leur journal celles qui le
tiennent. Cet axe de recherche permettra aussi de questionner les modalités de
reconnaissance publique et critique de ces textes : en effet, leur réception n’est pas
la même selon qu’ils surgissent ex nihilo dans le paysage littéraire ou qu’ils
apparaissent dans la continuité d’une œuvre existante (Meynard, 2012). Un travail de
comparaison pourra donc être entrepris sur les corpus annexes, romanesques en
particulier, des différentes auteurs-diaristes.
4) Insertion dans les thématiques du laboratoire
Ce projet de thèse s’inscrit dans les travaux de l’équipe « Ressources,
Normalisation, Annotation et Exploitation », dont l’une des vocations est d’explorer
des corpus à large échelle, en se fondant notamment sur des méthodes de lecture et
d’analyse quantitatives (Rastier, 2001 ; Béhar, 1996). S’insérant dans une campagne
de réécriture de Frantext, le sujet sera l’occasion développer trois aspects propres
aux missions de « Ressources ».
— un aspect méthodologique, avec la formulation de requêtes et de
fonctionnalités qui pourront être développées ad hoc. L’expérience a en effet appris
qu’une outil de recherche comme Frantext progresse plus vite lorsque des
utilisateurs, à partir d’une hypothèse de recherche, conceptualisent l’outil
méthodologique leur permettant d’obtenir le résultat souhaité.
— un aspect fonctionnel, avec le développement d’un modèle de « souscorpus » généralisable à d’autres ensembles textuels. Il s’agit de proposer, à travers
Frantext, sur un ensemble de textes donnés, une information scientifique
complémentaire, pouvant inclure des éléments de genèse, de bibliographie, des
3
manuscrits, des articles et toute autre information pertinente pour mieux connaître le
corpus.
— un aspect d’exploitation, avec la mise en relation d’une approche lexicale, à
la fois quantitative et qualitative, et des aspects de poétique, voire d’histoire. Nous
espérons, à travers un sujet clairement identifié comme littéraire, contribuer à la
pluridisciplinarité des travaux régulièrement appelée de leurs vœux par les instances
de direction du CNRS : en l’occurrence, jeter ici des ponts entre littérature,
linguistique, histoire de l’édition et histoire.
Corpus primaire
1 – Beauvoir, Simone de, Journal de guerre : Septembre 1939 - Janvier 1941, Paris :
Gallimard, 1990 [posth.]
2 – Berr, Hélène. Journal: 1942-1944. Paris : Tallandier, 2007.
3 – Groult, Benoîte, Flora Groult. Journal à quatre mains. Paris: Denoël, 1962
4 – Thomas, Edith, Pages de journal, Paris : Viviane Hamy, 1995 [posth.]
Corpus secondaire
1 – Auroy, Berthe. Jours de guerre: ma vie sous l’Occupation. Paris: Bayard, 2008.
2 - Bood, Micheline, Les Années doubles: journal d’une lycéenne sous l’Occupation. Paris:
Robert Laffont, 1974.
3 – Blocher-Saillens, Madeleine, Témoin des années noires. Journal d’une femme pasteur,
1939-1945. Paris: Les Éditions de Paris, 1998 [posth].
4 – Bouissounouse, Janine, Maison occupée. Paris : Gallimard, 1946.
5 – Collin, Simonne, Sensible girouette, naïvetés et jobardises d’une Française de la zone
libre pendant les années 40, extraits de son journal intime. Monaco: Les Éditions littéraires
de Monaco, 1968.
6 – Deharme, Lise, Journal 1939-1949, Plon ; 1961
7 – Domenach-Lallich, Denise, Une jeune fille libre. Journal 1939-1944. Paris: Les Arènes,
2005.
8 – Gadala, Marie-Thérèse, À travers la grande grille, t.1 and 2. Paris: Éditions de la Plume
d’Or, 1946, s.d.
9 – Gaussen-Salmon, Jacqueline, Une prière dans la nuit. Journal d’une femme peintre sous
l’Occupation. Paris: Payot, 1992.
10 – Gennari, Geneviève, J’avais vingt ans. Journal 1940-1945. Paris: Grasset, 1961.
11 – Moret, Frédérique, Journal d’une mauvaise française. Paris: La Table Ronde, 1973.
12 – Régnier, Paule, Journal, Plon, 1953.
13 – Pouquet, Jeanne, Journal sous l’Occupation en Périgord. 1942-1945. Monaco: Éditions
du Rocher, 2006.
14 – Réweliotty, Irène-Carole, Journal d’une jeune fille. Paris: La Jeune Parque, 1946.
15 – Schroeder, Liliane, Journal d’occupation : Paris 1940-1944. Chronique au jour le jour
d’une époque oubliée, Paris : François-Xavier de Guibert, 2000.
16 – Torrès, Tereska, Une Française libre. Paris : Phébus, 2000.
Bibliographie
Jean-Pierre Azéma, François Bédarida (dir.) La France des années noires, t.1 and 2, Paris:
Seuil, 2000
4
François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire. Paris:
Fayard, 2012.
Henri Béhar, La Littérature et son golem, Paris, Champion, 1996.
Michel Braud, « Journal littéraire et journal d'écrivain aux XIXe et XXe siècles. Essai de
définition », in Pierre-Jean Dufief (dir.), Les Journaux de la vie littéraire, P.U. Rennes,
2009.
— La Forme des jours. Pour une poétique du Journal personnel, Seuil, « Poétique », 2006,
327 p.
Bruno Curatolo et François Marcot (dir.), Ecrire sous l’Occupation. Du non-consentement à la
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Béatrice Didier, Le Journal intime, PUF, Littératures modernes, 1976.
Pierre-Jean Dufief (dir.), Les Journaux de la vie littéraire, P.U. Rennes, 2009.
Zoé Egelman, « Lire et être lu. Littérature et catastrophe dans le Journal d’Hélène Berr » ;
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Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 2002.
Lise Jaillant, « A Masterpiece Ripped from Oblivion : Rediscovered Manuscripts and the
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Cécile Meynard (dir.), Les Journaux d’écrivains : enjeux génériques et éditoriaux (Grenoble,
21-23 octobre 2010), Berne : Peter Lang, 2012, p. 265-279
Véronique Montémont, « “Quinze ans et la guerre en même temps” : journaux de jeunes
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génériques et éditoriaux (Grenoble, 21-23 octobre 2010), Berne : Peter Lang, 2012, p.
265-279
— « Visages du conflit dans le journal personnel : journaux féminins sous l’Occupation »,
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Robert O. Paxton, Vichy France, Old Guard and New Order. New York: Knopf, 1972.
Philippe Lejeune, Cher Cahier: enquête sur le journal de jeune fille. Paris: Seuil, 1990 ;
— Le Moi des demoiselles. Paris: Seuil, 1993.
– Le Pacte autobiographique. Paris: Seuil, 1996 (éd. revue)
–
Journaux
féminins
tenus
sous
l’Occupation.
Site
Autopacte.
http://www.autopacte.org/biblio3945.pdf
– « Le Journal d’Hélène Berr », Ecrire sous l’Occupation. Du non-consentement à la
Résistance, France-Belgique-Pologne 1940-1945, Presses Universitaires de Rennes,
2011, p. 15-23.
François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001.
Françoise Simonet-Tenant, « “L’étrange défaite” (mai-juin 1940) : polyphonie des diaristes »,
Autobiographie et Histoire d’Ibn Khaldoun à nos jours, Actes du colloque international
tenu à Carthage (23-25 novembre 2006), textes réunis et présentés par Hedia Khadar et
Emna Beltaïef, Tunis, 2010, p. 223-236.
– Le Journal personnel, Paris, Téraèdre, 2004.
— Journal personnel et correspondances (1785-1839). Les affinités électives, AcademiaBruylant, 2013.
Françoise Simonet-Tenant et Catherine Viollet (dir.), Journaux personnels, Genesis n°32,
Presses Universitaires de la Sorbonne, mars 2011.
Catherine Viollet, « “Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir”. Micheline Bood,
Journaux 1939-1947 », dans Sylvie Lannegrand et Véronique Montémont (dir.),
Résistances intérieures : visages du conflit dans le journal personnel, à paraître en 2015
aux Presses universitaires de Rouen et du Havre.
Contact : Véronique Montémont : veronique.montemont[arobase]univ-lorraine.fr
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