TRIBUNE DE FABIENNE DARGE dans Le Monde le 04 mai 2015

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TRIBUNE DE FABIENNE DARGE dans Le Monde le 04 mai 2015
TRIBUNE DE FABIENNE DARGE dans Le Monde le 04 mai
2015
LE THÉÂTRE PUBLIC FACE À LA CRISE ET À L'INCULTURE
Le Monde, 4 mai 2015.
"De semaine en semaine, pour ne pas dire de jour en jour, les
nouvelles tombent, qui annoncent le désengagement des villes
dans le théâtre public, et le démantèlement de tout un édifice
construit à partir du début du XXe siècle. On a déjà parlé, dans ces
colonnes, de Blanc-Mesnil, de Montpellier, de Tourcoing, où le
maire UMP élu en 2014 a décidé, en février, de retirer sa
subvention à cette salle historique de la décentralisation à la
française, qui dépend(ait) du Théâtre du Nord, le centre
dramatique national de Lille. La liste n’est pas exhaustive.
Derniers en date : le Théâtre national de Toulouse (TNT) – qui est
en fait un centre dramatique national – a appris, fin mars, que la
ville retirait 10 % de sa subvention, ce qui représente, selon
Agathe Mélinand, qui le codirige avec Laurent Pelly, 233 000
euros, soit l’équivalent de 5,5 salaires ou de 60 représentations, et
ce, alors que leur saison 2015-2016 était déjà bouclée, les
contrats signés, etc. Même chose à Chambéry, où, début avril, la
scène nationale de Savoie apprenait que la mairie avait décidé de
baisser de 22 % sa subvention annuelle.
Même une institution comme le Festival d’Avignon n’est pas
épargnée, puisque la maire (PS), Cécile Helle, a annoncé, le 16
mars, qu’elle baissait de 5 % sa subvention, ce qui correspond à
un manque à gagner de 49 000 euros. On peut avoir une vue
d’ensemble de ces coupes claires en consultant la « cartocrise »
qui circule sur Internet (intitulée « Culture française tu te meurs »),
hébergée par la plate-forme libre OpenStreetMap, qui recense les
festivals, structures et associations culturelles supprimés depuis
les municipales de 2014.
Lire : La « cartocrise culturelle » ou la crise de la culture en une
carte
Plus de notion des enjeux
Certes, la crise est là, qui touche tous les secteurs de la société.
Mais ce n’est pas seulement d’argent qu’il s’agit. Toute une
génération de politiques et de « décideurs » semble n’avoir plus
aucune notion de ce que le service public du théâtre (de la culture
en général, ou de l’audiovisuel, ou…) signifie. Les fondamentaux
sont perdus, le socle théorique et politique qui a fondé tout cet
édifice, et que l’on pourrait résumer par la fameuse phrase de
Jean Vilar – « le théâtre, au premier chef, est un service public,
tout comme le gaz, l’eau, l’électricité » –, est devenu
complètement friable.
On coupe les budgets non seulement parce que l’argent manque,
mais parce qu’on n’a plus de vraie notion de la mission, et des
enjeux – alors même que les politiques, de droite ou de gauche,
agitent, depuis les événements de janvier, le terme de «
république » comme un mantra.
Le metteur en scène Jean-Pierre Vincent, qui vient de créer à
Marseille un superbe En attendant Godot (Le Monde du 20 avril) et
qui est devenu, à 72 ans, la conscience politique et réflexive du
théâtre français, n’y va pas par quatre chemins. Citant le
philosophe allemand Theodor W. Adorno, il parle même d’une «
désartification » d’une élite politique et médiatique devenue, selon
lui, « déculturée », et qui méprise le théâtre et « l’intelligence
critique qu’il permet ».
« La dégradation des moyens économiques a permis une
libération de la paresse intellectuelle, analyse-t-il. On est revenu
aujourd’hui, alors même que nous sommes sous un gouvernement
de gauche, à une France de boutiquiers, digne de celle que
représentait Labiche dans ses pièces. La vie théâtrale en France
est d’une créativité et d’une vitalité foisonnantes, mais elle
n’intéresse pas les personnes en situation de pouvoir, qui
semblent avoir perdu toute notion de ce que sont l’imagination et la
gratuité », ajoute le metteur en scène.
Un art « élitiste »
Cette perte de visibilité du théâtre est en général justifiée, là aussi,
par des arguments comptables. Les statistiques nous apprenant
que 8 % de la population française fréquente les théâtres, et que
les jeunes mettraient peu les pieds dans les salles, on ne pourrait
décemment continuer à subventionner à cette hauteur un art aussi
« élitiste ». On objectera que 8 % de la population française, ce
n’est pas rien, et que, pour labourer le terrain depuis des années,
nous pouvons témoigner que les salles de France et de Navarre
sont pleines, et souvent pleines de jeunes gens, de Saint-Denis à
Béthune, de Reims à Avignon, de Valence à Rennes, de SaintEtienne à Bobigny. Le paradoxe, c’est que le théâtre est taxé
d’élitisme par une élite qui n’y va pas, quand elle fréquente l’opéra,
qui reste un art moins présent dans la vie courante des jeunes
gens d’aujourd’hui.
Peut-être serait-il temps, là comme ailleurs, de sortir des logiques
purement comptables – le nombre de spectateurs, le nombre de
clics sur Internet… Si la vie théâtrale en France est aussi brillante,
aussi accueillante pour les créateurs du monde entier, ce n’est pas
seulement un phénomène décoratif et économique. On peut
penser que cette exception culturelle a quelque peu à voir avec
des enjeux de civilisation, et que le théâtre, cet art anthropologique
par nature, est justement ce qui apprend à l’homme que son
humanité dépasse largement les relations purement marchandes.
Par ailleurs, sur le plan comptable, on en arrive à des absurdités :
nombre de petits théâtres de banlieue ou de région subissent des
pressions pour ouvrir leur programmation à des formes «
populaires ». L’argent public est alors utilisé pour subventionner
des divertissements liés à la télévision et à des circuits
commerciaux, ce qui n’est pas sa mission.
Le démantèlement en cours pourrait avoir de lourdes
conséquences à long terme. On nous accusera sans doute de
jouer les Cassandre. On se permettra de rappeler que Cassandre
est justement… un personnage de théâtre. Un mythe, c’est-à-dire
un récit fabuleux qui nous élève au-dessus de la trivialité
quotidienne."