Sociologie des organisations

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Sociologie des organisations
Sociologie des organisations
Bertrand Oberson
Cours no 8 Identité et culture dans les organisations
Eléments théoriques concernant la culture organisationnelle
Toute réflexion axée sur la culture organisationnelle implique d’admettre l’idée selon laquelle
l’être humain est symbolique. En effet, il crée du sens pour comprendre son environnement et
pour s’orienter. En même temps, et c’est bien la particularité de la vie en société, les institutions,
l’environnement dans lequel l’acteur est plongé font également sens, c’est-à-dire qu’ils
« parlent » aux acteurs, lui transmettent des codes, des signaux, des normes qui lui permettent
précisément de connaître son rôle, sa place, ses devoirs et obligations dans des contextes parfois
fort différents. En d’autres termes, la société est symbolique par essence, elle crée et se constitue
en permanence par le sens, la symbolique. « Si nous admettons que l’être humain fonctionne au
sens, c’est-à-dire au sens donné, reçu, sans cesse créé et recréé, alors l’humain est bel et bien
prisonnier de ce qu’il voit. Nous ne parlons pas de la vision physique des choses mais bien de la
vision intérieure où justement loge le sens, lui-même produit par le jeu complexe et incessant des
représentations. Visions du monde en effet, dans la mesure où lorsqu’une chose ne nous dit rien,
elle ne nous dit rien, au point de ne pas la voir, de ne pas la figurer, de l’ignorer absolument »1.
Ce système symbolique est donc constitué de rituels, de règles, de coutumes, de mythes,
d’histoires popularisées avec le temps, il comporte des figures emblématiques telles que le
créateur de l’organisation, les héros fondateurs et leurs idées, etc. Tout ce système symbolique,
dont nous venons brièvement de préciser le contenu, est à rapprocher de la notion de culture et
notamment de la culture organisationnelle.
BO, SA 2009, Sociologie des organisations
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À cet égard, un certain nombre de questions se posent au niveau de la manière d’appréhender la
culture organisationnelle. En effet, des controverses intellectuelles entourent aujourd’hui encore
cette question de la culture organisationnelle, notamment quant à la nature de la culture et donc
de la posture intellectuelle à partir de laquelle il est possible d’en rendre compte. En fait, il y a
deux manières d’envisager la culture organisationnelle, soit comme une variable dépendante, soit
comme une variable indépendante. En d’autres termes, la culture est ce qu’une organisation a ou
ce qu’une organisation est.
Vers une définition de la culture organisationnelle
Il paraît raisonnable de considérer les organisations productives comme étant des systèmes
ouverts sur leur environnement. Ce d’autant plus que l’image d’une organisation, publique ou
privée, fonctionnant en vase clos, sans contact avec l’environnement dans lequel elle puise ses
ressources (à la fois humaines, financières, culturelles) n’est pas imaginable. En d’autres mots,
réfléchir sur le fonctionnement des ensembles organisés sans prendre en considération les
spécificités et l’histoire sociétale de ces derniers n’est pas une position intellectuelle pertinente.
Nombreux sont les articles ou ouvrages montrant que les principes de management et les valeurs
que les organisations productives entretiennent ne sont pas universels mais doivent beaucoup, à la
fois dans leur contenu et dans leur application, à la société au sein de laquelle ces organisations
prennent place. Étudiant la manière dont des entreprises fonctionnent dans la production de biens
relativement similaires, Philippe d’Iribarne2 constate qu’il existe des différences ‘nationales’ dans
les manières de faire.
Une kyrielle de publications insiste sur le fait que les principes de management et de gestion ne
peuvent pas être universels3, mais que des codes culturels liés à l’environnement de
l’organisation peuvent être identifiés jusque dans le langage utilisé par les acteurs4.
1
BOUCHARD S., « Simple symbole - De l'efficacité pratique des systèmes symboliques dans l'organisation. » in
CHANLAT J.-F. (éd.), L'individu dans l'organisation. Les dimensions oubliées, Ste-Foy/Paris, PUL/ESKA, 1990, pp.
589-610.
2
D'IRIBARNE Ph., La logique de l'honneur, Paris, Éditions du Seuil, 1993; D'IRIBARNE Ph., « Comment s'accorder.
Une rencontre franco-suédoise » in D'IRIBARNE Ph. & alli., Cultures et mondialisation, Paris, Éditions du Seuil, 1998,
pp. 89-115.
3
HOFSTEDE G. "Relativité culturelle des pratiques et théories de l'organisation" in Revue française de gestion, no 64,
1987, pp. 10-21.
4
CARROLLS R., Evidences invisibles, Paris, Éditions du Seuil, 1987 ; ADLER N. J., Comportement organisationnel.
Une approche multiculturelle, Ottawa, Éditions Reynald Goulet, 1994.
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Sur la base de ce qui vient d’être dit se pose dès lors une question importante pour notre propos :
l’organisation productive, quelle qu’elle soit, peut-elle être productrice d’un système de
représentations et d’une culture spécifique, et ne pas être réduite à un réceptacle de cultures
sociétale, communautaire ou professionnelle ? Pour Renaud Sainsaulieu, qui a travaillé sur cette
question, il ne fait pas de doute que la réponse à cette question est positive. La vie quotidienne
dans les organisations est créatrice de sociabilités, de codes, de coutumes spécifiques. Il existe,
par conséquent, des sociabilités collectives et des communautés d’entreprise. Celles-ci se créent
par le truchement du vivre-ensemble. « À force de travailler ensemble, les gens élaborent des
règles, des valeurs et des pratiques communément admises pour gérer leurs relations de solidarité
et d’entraides, de complémentarités techniques et d’autorité, de formation et d’information, de
contrôle et d’évaluation. […] C’est-à-dire leur capacité à créer et à défendre l’objet majeur de
toute vie en société que sont les formes de sociabilités fondées sur l’expérience et susceptibles de
réguler des actions collectives »5. L’enjeu de toute communauté est bien de défendre les valeurs
et les principes qui sont au fondement du vivre-ensemble, de la régulation de groupe qui a été
constituée avec le temps. Le véritable enjeu des luttes et des résistances au changement est le
maintien de l’ensemble professionnel communautaire qui s’impose comme enjeu de l’action
collective. Mais cette culture, ou ces sociabilités professionnelles, ne sont pas que défensives,
inactives ou ‘improductives’.
Au contraire, la culture, les identités collectives sont des principes très puissants de l’action
collective. Les coutumes, les règles que les collectifs se donnent (dans un mouvement de création
continu) ne prennent sens que rapportées aux fins d’une action commune, d’un projet commun.
L’existence d’intérêts communs ne peut, à lui seul, expliquer l’action collective. Encore faut-il
qu’un projet, qu’une action puisse réunir les acteurs sous une même bannière. « […] C’est le plus
souvent un conflit qui permet à une identité collective de se constituer, c’est dans l’action que se
déterminent les objectifs du groupe, par opposition à ce qui existe déjà ou à ce qui est proposé par
ailleurs ; c’est dans l’action que le groupe se structurera, adoptera des formes institutionnelles, et
qu’apparaîtront des possibilités d’alliances et des antagonismes»6. Il ne suffit pas, en effet, de
constater la présence d’interactions entre individus pour en conclure à l’existence d’une
communauté partagée. Un collectif ne peut se définir par la proximité unique de ses membres.
5
SAINSAULIEU R., Sociologie de l'entreprise. Organisation, culture et développement, Paris, Presses de Sciences Po
et Dalloz, 1997.
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Des sociabilités professionnelles émergent dès lors qu’un projet commun existe et qu’une action
collective se mette en place. Encore faut-il, au préalable, que les acteurs élaborent des règles
communes et légitimes qui puissent orienter leurs actions7. Une communauté de travail ne peut se
créer que dans la mesure où un projet commun existe et qu’une action collective puisse avoir lieu.
Par ailleurs, il est évident que pour que ces règles soient efficaces et qu’elles soient en mesure de
permettre la réalisation d’une action commune, il faut que cette régulation soit légitime aux yeux
des acteurs.
Ceci posé, il paraît quelque peu ambitieux de penser qu’une organisation possède une culture
globale à laquelle tous les acteurs appartiennent. Comme une communauté d’intérêts ne peut se
fonder que dans l’action, il y a fort à penser que les organisations sont elles-mêmes le lieu d’une
différenciation identitaire par corps de métier, par strate hiérarchique. En effet, tous les individus
d’une même organisation ne sont pas amenés à se côtoyer en permanence. L’action, le travail,
s’effectuent le plus souvent en petits groupes, selon les spécialisations notamment. Dans ce cadre,
nous assistons bien souvent à l’apparition d’identités collectives plurielles au sein des
organisations productives8.
6
REYNAUD E., "Identités collectives et changement social: les cultures collectives comme dynamique d'action" in
Sociologie du travail, no 2, 1982, pp. 159-177.
7
REYNAUD J.D, Les règles du jeu. L'action collective et la régulation sociale, Paris, Éditions Armand Colin, 1997.
8
GIAUQUE D., Moteurs de l’adhésion des acteurs dans le cadre des partenariats public-privé-associatif, Projet
11674, HEVs, Hes-so, Sierre, juillet 2005, pp. 21-27. http://www.sgvw.ch/sektor/news/rapport_ppa_hevs.pdf
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