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Chronique politique de la Mauritanie
Sous la direction de Mariella Villasante Cervello
Les Programmes du CJB, n° 11
Les Programmes du Centre Jacques Berque
N° 11 – Juillet 2013
(Rabat – Maroc)
www.cjb.ma
Présentation de la Chronique politique de la Mauritanie
Sous la direction de Mariella Villasante Cervello
La Chronique politique de la République islamique de Mauritanie présente une
synthèse des principaux événements de l’ordre politique, social, économique et culturel à
partir de sources publiées sur Internet, d'entretiens réguliers avec des chercheurs
mauritaniens, et de séjours annuels sur le terrain.
Elle paraîtra deux fois par an, en juillet et en décembre, et sera accompagnée, selon les
livraisons :
•
d’articles courts portant sur l'actualité relative à toutes les sphères de la vie sociale,
politique, économique et culturelle;
•
d'un suivi de l'actualité de la recherche en sciences humaines et sociales,
avec la collaboration d’universitaires souhaitant présenter leurs travaux en cours
et/ou leurs publications;
•
d'articles et d'études inédits ou déjà publiés;
•
de comptes rendus de livres ou de travaux portant sur la Mauritanie.
Appel à contributions
Les chercheurs mauritanistes souhaitant proposer des textes pour la Chronique sont invités à
envoyer leurs propositions d’articles (une page), en précisant dans quelle partie ils se situent :
pour l'actualité (5-10 pages),
pour l'actualité de la recherche (5-10 pages),
pour les articles et études (20 pages ou plus),
et pour les comptes rendus (2-5 pages),
à l'adresse suivante : [email protected]
Le CJB n'entend apporter aucune approbation, ni improbation quant au contenu du texte
qui relève de la seule responsabilité des auteurs.
Sommaire
Chronique politique de la Mauritanie
De la chute du régime de Ould sid’ahmed Taya au désordre politique actuel sur
fond de guerre au Mali (janvier-juin 2013)………………………….……………………………… 9
Mariella Villasante Cervello
Actualité
Réseaux sociaux et débat politique en Mauritanie………………………….…………….….39
Hindou mint Ainina
Articles et études
Yahya ould Hamidoune, grand Mauritanien, homme singulier, mathématicien
d’exception………………………….………………………………………………………….……………………..……43
Alain Plagne
Compte rendu
Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie, 1989 à 2012….… 49
Sidi N'Diaye
Chronique politique de la Mauritanie. De la chute du régime de Ould
Sid’Ahmed Taya au désordre politique actuel sur fond de guerre au Mali
(janvier-juin 2013)
Sommaire
La chute du régime de Maaouya ould Sid’Ahmed Taya, les coups d’État de 2005 et de 2008,
l’installation du gouvernement actuel (2009) ..................................................................... 9
Le coup d’État de Ely ould Mohamed Vall, 3 aôut 2005 ...................................................... 13
Le gouvernement de Sidi ould Cheikh Abdellahi, de mars 2007 à août 2008 .................... 14
Le coup d’État du général Mohamed ould Abdel Aziz, août 2008 ...................................... 15
Le gouvernement du général Aziz, de juin 2009 à fin 2012................................................. 16
Crise institutionnelle, avancée de l’intégrisme et activités terroristes, 2011-2012 ................ 20
La grande déstabilisation politique de la région : chute de Kadhafi, rébellion touareg et guerre
au Mali (2011-2012) ........................................................................................................ 23
La guerre au Mali et ses retombées en Mauritanie............................................................. 25
Le trafic de drogue au cœur de la grande crise saharo-sahélienne ...................................... 26
Un « printemps arabe » qui n’a pas eu lieu en Mauritanie ................................................. 28
Chronique politique de la Mauritanie. Chronique des événements de janvier à
juin 2013
L’image écornée du président Aziz ....................................................................................31
La guerre au Mali et le problème des refugiés ....................................................................31
Une bonne situation macro-économique qui n’a pas d’effets sur la pauvreté ...................... 33
Mouvements sociaux : groupes serviles, minorités noires et travailleurs précaires .............. 34
Les Programmes du CJB, n°11
Chronique politique de la Mauritanie
De la chute du régime de Ould Sid’Ahmed Taya au désordre
politique actuel sur fond de guerre au Mali (janvier-juin 2013)
Mariella Villasante Cervello
Anthropologue, EHESS
Chercheuse associée au CJB
[email protected]
Le régime politique du colonel Maaouya
ould Sid’Amed Taya s’est terminé par un
coup d’État, le 3 août 2005. Ce
gouvernement militaire qui s’était donné des
allures démocratiques après 1990, avait géré
les affaires mauritaniennes sous un mode
autoritaire et répressif durant vingt et un
ans, laissant des traces profondes dans le
système social, économique, politique et
culturel du pays. De telle sorte que l’on peut
dire que l’on vit encore dans la période de
« l’après Taya ».
Après Sid’Ahmed Taya, le pays a connu
une période de déstabilisation politique
importante qui dure jusqu’à présent. Au
premier coup d’État de 2005, suivirent des
élections au suffrage universel en 2007
portant au pouvoir un président civil, le
premier depuis 1978 ; puis, en 2008,
s'ensuivit un second coup d’État. Celui-ci fut
organisé par Mohamed ould Abdel Aziz qui
se fit élire président en 2009. Après cette
période, la situation interne est ordonnée
autour de cinq questions clés : la guerre
contre le terrorisme d’Al-Qaeda au Maghreb
Islamique
(AQMI),
l’expansion
du
fondamentalisme et de l’islamisme politique,
la question du « passif humanitaire »
(touchant la situation des réfugiés après les
exactions du régime de Taya entre 1989 et
1992), l’émergence d’un mouvement de
revendication des droits civiques des
groupes serviles de la société bidân 1,
arabophone ; enfin, l’émergence d’un
mouvement de défense des droits des
communautés
noires
(Haalpulaaren,
1 Dans son sens ethnolinguistique le terme bidân
désigne les arabophones de Mauritanie, et dans son
sens statutaire bidân désigne « personnes de
condition libre ».
Soninké, Wolof) qu'on nomme, en arabe
local (le hassaniyya), sous le terme de kwar.
Dans ce texte, on utilisera l’ethnoterme
bidân et les termes Noirs et/ou Négromauritaniens
pour
désigner
les
communautés issues de la vallée du fleuve
Sénégal.
Pour mieux situer le contexte actuel, il
est
nécessaire
d’apporter
quelques
informations générales sur la période allant
de 2005 à 2012. La chronique des
principaux événements politiques de janvier
à juin 2013 est présentée en page 31.
La chute du régime de Maaouya ould
Sid’Ahmed Taya, les coups d’État de
2005 et de 2008, l’installation du
gouvernement actuel (2009)
Précisons, pour commencer, que la
population mauritanienne est estimée à
3 359 185
habitants,
dont
1 800 000
habitent la capitale avec une population
urbaine de 41 % ; la superficie du pays est
semblable à celle du Mali avec 1 030 000
km2. Près de 70 % de la population vit dans
la pauvreté et dans l’extrême pauvreté. Le
taux d’alphabétisation est de 56 %. En 2010,
il y avait 1 810 Français résidents en
Mauritanie, la communauté mauritanienne
en France étant de 12 473 personnes en
2007. La politique interne et internationale
de la Mauritanie s’oriente, depuis plusieurs
années, vers l’affirmation de la seule identité
arabe et musulmane. Ainsi, en 1999 elle s’est
retirée de la Communauté des pays de
l’Afrique occidentale (CEDEAO) et a poursuivi
son intégration à l’Union du Maghreb Arabe
(UMA). En 2010, le pays a rompu ses
relations avec Israël et s’est rapproché des
9
Les Programmes du CJB, n°11
pays du Golfe, du Soudan, de la Syrie et de
2
l’Iran .
Tout au long de sa courte histoire
républicaine, la Mauritanie a été gouvernée
par des militaires issus du groupe
arabophone bidân, privilégié par les
colonisateurs. En effet, le premier
gouvernement de Mokhtar ould Daddah fut
interrompu par un coup d’État en 1978, et le
second gouvernement civil de Sidi ould
Cheikh Abdellahi, élu en mars 2007, fut
interrompu en août 2008 par le général Ely
ould Mohamed Vall. Au total, sur 52 ans de
vie républicaine, il y a eu seulement 20 ans
de gouvernement civil. Ce, sans compter les
périodes de gouvernements de militaires qui
se sont fait élire « démocratiquement », le
suffrage universel ayant été instrumentalisé
au profit de la classe militaire afin de lui
permettre de rester au pouvoir.
Suivant le mode du parti unique de Ould
Daddah, Taya créa le Parti républicain
démocratique et social (PRDS), qui cooptait
l’essentiel des classes urbaines aisées et
populaires, et des chefferies traditionnelles,
dans la région de la vallée du fleuve Sénégal
et dans le reste du pays. Taya gouvernait
avec un autoritarisme exacerbé, en
s’appuyant sur la classe des commerçants
enrichis, issus notamment de sa région
d’origine,
l’Adrar ;
également,
en
manipulant
habilement
les
loyautés
restreintes (« tribales » et ethniques) à son
propre profit. Le clientélisme était et reste la
modalité ordinaire pour établir des relations
en vue d’obtenir des postes étatiques, de
l’aide alimentaire, ou des services étatiques ;
il s’agit là d’un héritage colonial. Alors que
l’État, c’est-à-dire l’administration centrale,
n’existe que dans certaines zones urbaines et
ne contrôle pas la grande majorité du
territoire et des populations, le cercle du
pouvoir du président était obligé de
redistribuer les richesses nationales (sous
forme de prébendes, de licitations, de
cadeaux), pour s’assurer un minimum de
paix sociale.
2
Ministère français des
Statistiques mondiales.
Affaires
étrangères,
Photo 1, Taya.
Mais à la longue, les redistributions (à
toutes les élites mauritaniennes) ne
suffisaient pas. Progressivement, l’aile ultra
nationaliste et baasiste de l’entourage de
Taya développa une sorte de paranoïa sur le
« péril négro-africain ». Le président et la
grande majorité de l’élite au pouvoir
reprirent cette idée.
De fait, la situation de concurrence
entre les élites noires francophones formées
depuis l’époque de l’administration coloniale
et les élites arabisantes non scolarisées et
prétendant aux hauts postes de l’État,
aboutit à une crise. La tension ethnique date
de l’époque coloniale car l’administration
française avait imposé la dominance
politique des bidân tout en s’appuyant sur
les fonctionnaires Noirs francophones de la
Vallée, pour créer les ébauches d’un État
dans les années 1950. Dès 1960, ces tensions
allaient marquer l’histoire politique du pays,
avec des revendications de plus en plus
pressantes des Noirs pour acquérir la pleine
égalité sociale et l’accès à la scène politique
nationale d’où ils étaient régulièrement
exclus.
La polarisation ethnique des années
1980-1990
Deux
sortes
de
nationalisme
s’affirmèrent au cours des années 1980 ;
celui des « arabisants » qui prônaient la
supériorité de la langue et de la civilisation
arabes, et celui des élites intellectuelles et
jeunes
auto
nommées
« négromauritaniennes ». Les élites traditionnelles
de la vallée du fleuve Sénégal sont restées,
pour l’essentiel, loyales aux régimes
politiques en place.
Une formation politique fut créée en
1986, les Forces de libération des Africains
de Mauritanie (FLAM), qui publia un
« Manifeste
du
négro-mauritanien
10
Les Programmes du CJB, n°11
opprimé », dans lequel le problème de la
fracture sociale et politique entre les
communautés « arabes » et « noires » de
Mauritanie était présentée sous un angle
exclusivement racialiste, largement inspiré
de l’idéologie de la « négritude » de Senghor.
Les interprétations sur la polarisation
politique en Mauritanie ont insisté sur le
caractère restreint des luttes ethniques,
oubliant qu’en réalité toutes les oppositions
politiques en Afrique de l’Ouest (et ailleurs
dans le continent), ont une part d’ethnicité,
c’est-à-dire de mise en avant des identités
restreintes, les seules qui ont conservé un
sens dans la vie quotidienne ; et,
parallèlement, une part de revendications
citoyennes d’accès à la pleine égalité
nationale. Cela est particulièrement vrai
dans le cas des revendications des minorités
nationales au sein de la Mauritanie, et des
sentiments de solidarité qu’elles réveillent
chez les pays voisins où ces minorités
existent
aussi.
Voilà
un
problème
contemporain hérité des tracés de frontières
coloniales parfaitement incohérents. Ainsi,
les
revendications
des
principales
communautés
noires
mauritaniennes
(Haalpulaaren et FulBe, Soninké et Wolof)
suscitent régulièrement la solidarité des
Haalpulaaren, FulBe et Wolof sénégalais ;
alors que les Soninkés sont moins nombreux
en Mauritanie et semblent moins inquiets
3
quant aux revendications identitaires .
Ces explications étaient nécessaires
pour comprendre que la parution des FLAM,
au discours radical et violent, suscita un
large émoi chez les élites au pouvoir,
provoquant l’avènement d’une grave crise
sociale et politique dans le pays. Cette crise
déborda largement du contexte national et
concerna rapidement le Sénégal, accusé par
Nouakchott de soutenir la dissidence en
Mauritanie. Il faut bien saisir ces deux
éléments (la radicalisation des chauvinismes
arabes et noirs, et les enjeux entre deux
États-Nations formellement existants), pour
comprendre la violence politique extrême
vécue dans les deux pays. Au plan national,
la Mauritanie a vécu le danger d’une guerre
3 Voir Colonisations et héritages actuels au Sahara et
au Sahel, M. Villasante Cervello (dir.), Paris,
L’Harmattan, 2007.
interne, et sur le plan extérieur, deux pays
voisins ont failli entrer en guerre.
Craignant une révolte massive des
« Noirs », Taya décida d’évincer de leurs
postes des milliers de fonctionnaires entre
1986 et 1988. En septembre 1986, vingttrois activistes des FLAM furent jugés pour
« propagande à caractère raciste » ; les
intellectuels Saidou Kane et Tené Youssouf
Guèye furent condamnés à des peines de
prison, ce dernier y trouvera la mort. Un
groupe d’officiers haalpulaaren créa le Front
national des officiers noirs (FRON) au début
de 1987. Le ministre de l’Intérieur, Djibril
ould Abdellahi, annonça qu’un complot avait
été déjoué le 22 octobre impliquant une
cinquantaine d’officiers du FRON. La Cour
spéciale de justice condamna à mort trois
lieutenants : Sy Saidou Daouda, Bâ Seydi et
Sarr Mamadou ; ils furent exécutés le 6
4
décembre 1987 (Villasante, 1998) .
Les tensions politiques, à caractère
ethnique, se renforcèrent en février 1989 ;
plusieurs attaques contre des Mauritaniens
furent enregistrées à Dakar, Rufisque, Thiès
et Kaolack, suivis de représailles à
Nouakchott les 24 et 25 février 1989. La
presse sénégalaise attisa largement les
tensions en s’attaquant aux « belliqueux
beïdanes esclavagistes ». Le 9 avril, un
dernier incident, le meurtre de deux bergers
fulBe par un garde mauritanien, ouvrit la
porte aux affrontements d’une violence
extrême. Les 22 et 23 avril, les Mauritaniens
furent attaqués dans plusieurs villes
sénégalaises, les auteurs étaient surtout des
bandes de jeunes utilisés jadis par le
politicien Wade contre le président Diouf.
Les représailles à Nouakchott, où l’on
entendait parler de milliers de morts, furent
atroces ; les 24 et 25 avril, des centaines de
Noirs accusés d’être des « Sénégalais »
furent tués au marché de la capitale et dans
deux quartiers pauvres où ils habitaient (les
5e et le 6e). Les auteurs étaient surtout des
membres du groupe servile, englobé sous le
terme de hrâtîn, à qui des fonctionnaires et
des militaires auraient promis des bénéfices
matériels pour leur contribution à la défense
de la patrie en danger. Parmi eux, plusieurs
4 Sidi Ndiaye, Le passé violent et la politique du
repentir en Mauritanie : 1989-2012, thèse de
sciences politiques, université de Nanterre, 2012.
11
Les Programmes du CJB, n°11
recevront des terres (surtout des FulBe
5
Jeeri) en échange de leur loyauté .
Dans les deux pays, les autorités ont
laissé les violences se produire sans
6
intervenir, sinon tardivement .
Au Sénégal, les exactions contre les
commerçants
mauritaniens
furent
importantes, les forces de l’ordre se
déclarèrent débordées, aussi bien à Dakar
que dans les villes du fleuve. Les
rapatriements des ressortissants des deux
pays
furent
organisés
avec
l’aide
internationale ; la Mauritanie et le Sénégal
rompirent leurs relations diplomatiques
jusqu’en 1992. Une enquête conjointe de
1992 ne put cependant déterminer le
nombre total de victimes. Les associations
de victimes mauritaniennes avancent un
millier de morts.
Après les violences, le gouvernement de
Taya commence à organiser, avec le soutien
des élites ultra nationalistes, des exactions à
l’encontre des Noirs de Mauritanie,
destinées à les expulser du territoire, pour
qu’ils rejoignent « leur pays », le Sénégal.
Certains auteurs parlent ainsi d’entreprise
de
« nettoyage
ethnique »
organisée
systématiquement par l’État mauritanien.
Cependant, il y avait des raisons plus
prosaïques au déchaînement de la violence
aveugle et sanguinaire qui saisit les autorités
et leurs bras armés (civils et militaires).
D’une part, l’expropriation de milliers de
paysans haalpulaaren des terres riches de la
région du fleuve pour leur mise en valeur,
suivant la politique de modernisation de
l’agriculture adoptée depuis 1983 (terres que
des hommes d’affaires de la vallée et des
bidân s'approprieront); ainsi que l'expulsion
au Sénégal de plusieurs autres milliers de
paysans.
D’autre part, le vol pur et simple
d'énormes réserves de bétail d’éleveurs
5
O. Leservoisier, La question foncière en
Mauritanie : terres et pouvoirs dans la région du
Gorgol, Paris, L'Harmattan, 1994.
6 M. Villasante Cervello, « Conflits, violences et
ethnicités en Mauritanie, réflexions sur le rôle des
propagandes à caractère raciste dans le
déclenchement des violences collectives de 1989 »,
Studia africana, 12, 2001 ; « La Négritude, une
forme de racisme hérité de la colonisation
française ? », in Marc Ferro (dir.), Le livre noir du
colonialisme : de l'extermination à la repentance
XVIe-XXe siècles, Paris, Robert Laffont, 2003.
FulBe de la région du Guidimakha, proche
du Mali. Comme le note l’ancien
7
administrateur Abdel Kader Isselmou , les
FulBe avaient la malchance d’être riches en
bétail et en or ; en deux jours seulement, la
Société mauritanienne d’élevage et de
commercialisation de bétail reçut, après une
sélection des meilleurs étalons, une centaine
de milliers de têtes de bovins ; de plus, des
milliers de Louis d’or furent saisis par les
forces de l’ordre et par les administrateurs.
Plusieurs milliers de FulBe furent également
expulsés vers le Mali.
Ce qu’on appelle les « événements de
8
1989 » a marqué une rupture dans l’histoire
politique récente des deux pays. Mais ils
restent à l’ordre du jour, surtout en
Mauritanie, où ils ont laissé de profondes
séquelles dans la vie sociale et politique.
N’Diaye (2012, p. 155) signale qu’entre 1986
et 1991, les camps de détention de Jreida,
d’Inal, de Oulata et d’Aioun, entre autres, se
remplirent de prisonniers politiques et de
militaires qui disparurent à jamais. En effet,
en novembre 1990, le pouvoir dénonça avoir
déjoué une nouvelle tentative de coup d’État
et vingt-huit militaires furent exécutés le 28
novembre. Il s’ensuivit une importante
purge au sein des Forces armées, des
emprisonnements
et
des
exécutions
sommaires de centaines de militaires. C’est
ce qu’on appelle « le passif humanitaire » ;
les associations des victimes avancent
qu’entre 1989 et 1990, 1 760 militaires noirs
furent tués, entre 60 000 et 120 000 Noirs
de la vallée furent expulsés vers le Sénégal et
vers le Mali, et 476 villages furent détruits
(Coordination des victimes de la répression,
9
COVIRE) . Les familles expulsées, installées
dans des camps de fortune sur la rive droite
du fleuve Sénégal, furent aidées par des
organismes internationaux (HCR, Croissant
rouge), et dans une moindre mesure par le
gouvernement du Sénégal, alors que le Mali
abandonna simplement les réfugiés à leur
sort.
On a beaucoup parlé à cette époque du
mauvais état de santé du président Taya,
l’accusant de paranoïa et de schizophrénie
après la perte de son épouse, fin 1989.
7 Où va la Mauritanie ?, Panafrika, 2008, p. 86.
8 Voir le compte rendu de Sidi N'Diaye à la page 49.
9 Le Calame du 13 décembre 2012.
12
Les Programmes du CJB, n°11
Pourtant, même en sa qualité de principal
responsable du déchaînement de haine à
l’encontre des Mauritaniens de la Vallée, il
n’était pas le seul à donner les ordres. Des
centaines d’officiers et d’hommes d’affaires
ont soutenu les agissements de cette période
tragique, et la société civile urbaine et
éduquée ne s’est pas soulevée contre les
exactions. Le racisme étatique provoqua une
grande inquiétude au sein de la population.
L’ouverture démocratique, les
élections de 1992, 1997 et 2003
L’ouverture « démocratique » se fit
dans ce contexte marqué par la terreur de la
violence étatique et par le silence des
notabilités religieuses, des intellectuels, des
élites
modernes
et
des
notables
traditionnels. L’armée, divisée en clans
comme d’habitude, ne pouvait accepter
l’installation d’un président qui examine de
près le dossier humanitaire et qui aille
contre l’impunité des responsables des
exactions et des crimes contre les droits
humains commis depuis 1987. Ainsi, Taya
s’engagea à présenter sa candidature et à
assurer la « transition » exigée par les
gouvernements occidentaux au début des
années 1990. Il remporta les élections de
1992 avec le soutien d’un nouveau parti
unique, le Parti républicain, démocratique
et social (PRDS). Et il se fit réélire en 1997 et
en 2003. Mais il s’agissait là, d’une
démocratie de façade, avec une majorité
parlementaire acquise aux ordres du
président qui conservait l’essentiel du
pouvoir politique et, en alliance avec les
milieux d’affaires lié au pouvoir économique
du pays. La corruption et les vols des deniers
de l’État par les administrateurs et les élites
de tout bord devinrent monnaie courante.
Des partis d’opposition furent créés, mais ils
n’eurent jamais de poids sur la scène
politique.
La crise des institutions et le désarroi de
la société mauritanienne à bout de souffle
après tant d’années de pénuries, accentuées
par la crise mondiale, passèrent inaperçues
pour Taya. Le 8 juin 2003, une vraie
tentative de coup d’État éclata au grand jour,
organisée par un groupe de jeunes officiers,
dirigés par le colonel Saleh ould Hanana,
insurgés par tant de désordre au sein de
l’armée. Ils furent mis hors d’état de nuire
après quelques fusillades à Nouakchott ; ce
fut l’annonce d’un grave malaise dans les
rangs des militaires. Taya aurait pu
restructurer les institutions, introduire des
réformes, s’occuper du dossier humanitaire,
mais il n’en fit rien. Quelques mois après, il
se présenta pour la troisième fois aux
élections, et ne changea presque rien à
l’ordre arbitraire et répressif qu’il avait
installé avec le soutien des élites, et dans
lequel tous les Mauritaniens ont participé de
près ou de loin.
Le coup d’État de Ely ould Mohamed
Vall, 3 aôut 2005
La méthode répressive était allée
cependant trop loin, et un mouvement
d’opposition contre Taya s’affirma sous la
gestion du directeur de la Sûreté de l’État, le
colonel Ely ould Mohamed Vall, en poste
depuis 1985. Il s’avèrera plus tard, selon les
déclarations publiques de Aziz, l’actuel
président et apparemment le principal
instigateur du coup d'État de 2005, qu’il n’a
été informé qu’à la dernière minute, et il fut
enjoint de soutenir le complot ou d’aller en
prison ; il choisit alors de suivre le
mouvement de ses cadets (Hindou mint
Ainina,
communication
personnelle,
Nouakchott, avril 2013).
De fait, on ne peut pas dire que ce fut
un coup d'État préparé par l’armée car elle
n’a jamais agi en tant que corps
institutionnel (malgré tout ce qu’affirmait la
propagande officielle) ; on faisait des coups
d’État en son nom, mais c’étaient des
groupes d’officiers qui, en suivant le même
principe segmentaire de factionnalisme dans
la gestion des groupes unis par la parenté,
organisaient les changements au sein de
l’administration. La faction du colonel Ely
ould Mohamed Vall profita donc d’un voyage
de Taya à Bujumbura, pour fomenter un
coup d’État le 3 août 2005. Taya obtint la
protection du prince al-Thani et l’asile
politique au Qatar, où il vit toujours avec son
épouse et leurs quatre enfants, sans jamais
avoir tenté de revenir au pays.
13
Les Programmes du CJB, n°11
Le gouvernement de Sidi ould Cheikh
Abdellahi, de mars 2007 à août 2008
Des élections au suffrage universel
furent organisées le 25 mars 2007, et Sidi
ould Cheikh Abdellahi, un économiste formé
à Grenoble, ancien fonctionnaire de Ould
Daddah et de Taya, fut élu au second tour
avec 52,85 %. Le front des partis
d’opposition dirigé par Ahmed ould Daddah
(Rassemblement des forces démocratiques,
RFD) obtint 47,11 %.
Photo 2, Ely.
Le nouveau président de facto Ely ould
Mohamed Vall, des Awlâd Busba’a, annonça
qu’il dirigerait un gouvernement de
transition
et
que
des
élections
démocratiques seraient tenues en 2007. Ely
comptait, encore une fois, avec le soutien des
élites militaires et financières de la région de
l’Adrar et de l’Inchiri, d’où il était originaire,
alors que l’armée est largement composée de
ressortissants de l’est (sharg) du pays. Il
organisa
un
référendum
sur
des
amendements constitutionnels le 20 juin
2009 et créa également l’organisme qui,
désormais, devait organiser les élections, la
Commission électorale indépendante (CENI)
(Jeune Afrique, juin 2009).
Ely ould Mohamed Vall fut l’un des
rares militaires putschistes à renoncer au
pouvoir et à remplir ainsi sa promesse
initiale. Cependant, en tant que « président
de la transition », Ely ne s’attaqua pas du
tout au dossier humanitaire, ni à la
restructuration de l’armée, accusée de
détournements massifs des deniers publics.
Cela restait en effet illusoire dans la mesure
où il avait participé activement dans la mise
en place des répressions et des exactions
contre
les
populations
noires
mauritaniennes et qu’il s’était lui-même
enrichi au cours de son mandat comme
directeur de la Sûreté de l’État, une structure
étatique crainte pour ses méthodes
violentes, et dont le fonctionnement reste
obscur et opaque. L’ancien président Ely est
allé jusqu’à nier la déportation de Noirs dans
une radio locale, ce qui provoqua un
scandale parmi les auditeurs (CRIDEM du 3
juin 2013).
Photo 3, Sidi.
Sidi, 69 ans, originaire du Brakna, des
Ideidba, réputé pour sa grande moralité et
son érudition, était le candidat du colonel
Mohamed ould Abdel Aziz, allié et
concurrent d’Ely ould Mohamed Vall. Il
fallait barrer la route au candidat de
l’opposition, Ahmed ould Daddah, soutenu
par Ely, mais aussi au candidat de Taya,
Zeine ould Zeidane, et à un autre candidat
de la gauche, Mohamed ould Mouloud. Dans
sa campagne électorale, Sidi avait obtenu un
bon accueil auprès des classes populaires
urbaines et des communautés de la vallée
qui furent sensibles à ses promesses de
campagne de s’attacher à ouvrir le « dossier
humanitaire ». Pendant le court mandat de
Sidi, la société civile mauritanienne
commença à s’affirmer enfin, avec
l’émergence légale des associations de
défense des droits citoyens des proches des
victimes noires de la répression militaire, et
de défense des droits humains en général,
contre l’esclavage et contre la discrimination
et le racisme anti noir.
14
Les Programmes du CJB, n°11
La question de « l’esclavage interne »
est une constante dans le pays avant,
pendant et après la colonisation. Il s’agit de
l’actualisation de formes extrêmes de
dépendance personnelle qui associent des
serviteurs à des familles et à des groupes de
parenté, de manière héréditaire, en suivant
les lignages féminins, le tout censé être
légitimé du point de vue islamique. L’État et
la société mauritanienne connaissent ainsi le
paradoxe de se guider par la loi islamique,
qui considère les esclaves comme des biens
meubles
et
recommande
leur
affranchissement ; et par la loi moderne,
inspirée de la Constitution de la Ve
République française, qui affirme l’égalité et,
en conséquence, interdit toute forme de
dépendance personnelle et l’existence d’un
statut servile. Le fait est que les deux
référents de droit coexistent, et que les
revendications d’égalité des serviteurs ne
faisaient référence qu’au droit moderne,
situation qui a changé tout récemment
comme on le verra plus loin. Toutes les
communautés ethniques de Mauritanie ont
un système hiérarchique qui distingue les
personnes en deux statuts, libres et nonlibres, avec des nobles (associés à la religion
ou à la guerre), des groupes de métiers
endogames, et un groupe servile au sein
duquel on distingue divers niveaux de
dépendance personnelle. Dans le pays, les
serviteurs de la société bidân, arabophone,
sont d’origine africaine, et ils sont très
nombreux,
l’on
estime
qu’ils
représenteraient entre 40 % et 50 % de la
population totale. En effet, selon le
recensement de 1965, le seul qui tint compte
du statut social après la colonisation, les
esclaves et les affranchis représentaient
43 % de la population (RIM, 1972; Bhrane,
2000, p. 197). C’est pour cette raison que
leur situation sociale, économique et
politique représente un problème central
dans la société, et que des mouvements de
revendication de leurs droits civiques ont vu
le jour depuis 1978. Les serviteurs des
communautés noires minoritaires ne sentent
pas (encore ?) le besoin de défendre leurs
10
droits à l’égalité sociale .
10 Sur cette question voir Bhrane et d’autres auteurs
in Groupes serviles au Sahara : approche
comparative à partir du cas des arabophones de
Le président Sidi promulgua une loi
criminalisant l’esclavage, avec de lourdes
peines de prison et d’amendes aux
contrevenants, le 8 août 2007. Depuis lors,
et malgré les difficultés d’application de
cette loi, les dénonciations des victimes de
l’esclavage et d’autres formes extrêmes de
dépendance, sont devenues publiques et
plus courantes que par le passé, et comptent
désormais avec le soutien des associations
civiles concernées. On citera en particulier le
groupe Initiative pour la résurgence du
mouvement abolitionniste (IRA), dirigé par
Biram ould Dah Abeid, qui a souligné, pour
la première fois sur la scène politique, la
délicate question de la place de l’islam dans
la légitimation des pratiques serviles.
Pour ce qui est du problème des
réfugiés au Sénégal, le président Sidi
organisa leur retour, avec le soutien du Haut
commissariat aux réfugiés (HCR), à partir de
mars 2008, processus qui se terminera en
mars 2012. D’autre part, il s’occupa
également d’améliorer un tant soi peu
l’extrême pauvreté rurale et citadine et, pour
faire face à la crise alimentaire de 20072008, le président créa la Banque des
céréales, supprima les taxes douanières du
riz, et instaura des subventions pour
l’électricité et le gaz. D’autres réformes
sociales étaient prévues par Sidi, y compris
une Commission de vérité qui devait
enquêter sur les méfaits du régime de Taya.
Mais il tenta d’avancer trop vite, ou de
manière
maladroite,
dans
les
restructurations de l’administration et de
l’ordre social, affrontant directement le
groupe d’officiers qui l’avait mis au pouvoir.
Comme on le verra plus loin, cette période
est aussi celle du début des attentats
terroristes d’AQMI en Mauritanie.
Le coup d’État du général Mohamed
ould Abdel Aziz, août 2008
Le général Mohamed ould Abdel Aziz,
fraîchement promu chef de la garde
présidentielle, fomenta un coup d’État le 6
Mauritanie, M. Villasante-de Beauvais (dir.), CNRSÉditions, 2000.
15
Les Programmes du CJB, n°11
août 2008, le justifiant par le « manque de
fermeté du président (civil) dans la lutte
contre le terrorisme. » Le même jour, le
président civil avait signé le renvoi de ses
fonctions du général Aziz, ainsi que des
changements au sein de la hiérarchie
militaire. Ce fut la goutte d’eau…
Photo 4, Aziz.
Dans
un
premier
temps,
la
communauté internationale condamna le
coup d’État et exigea le retour du président
Sidi, mais en fin de comptes et après des
intermédiations de personnalités – dont
Kadhafi, alors président de l’Union africaine,
qui donna son soutien sans failles à Aziz –
un « Accord cadre » fut établi à Dakar en
juin 2009. Sidi accepta de démissionner
pour que le président de facto, le général
Aziz, puisse organiser des élections
présidentielles. Ces arrangements avec les
principes démocratiques ordinaires ne
semblent pas rares dans les régions saharosahéliennes. Mais il n’en reste pas moins
qu’ils sont complètement illégitimes du
point de vue constitutionnel. Le pire étant
peut-être, que les victimes des coups d’État
aient été forcées d’accepter les conditions
humiliantes de leur propre déchéance,
présentées,
après
coup,
comme
indispensables
pour
« rétablir
la
démocratie ».
Le gouvernement du général Aziz, de
juin 2009 à fin 2012
Le général Aziz, né en 1956 à Akjoujt,
est issu de la qabîla des Awlâd Busba’a,
comme le général Ely ould Mohamed Vall. Il
assigna à résidence le président Sidi, et sous
la pression de l’Union européenne et des
États-Unis, le libéra seulement en décembre
2008. Depuis lors, Sidi s’est installé dans
son village natal de Lemden, et s’est retiré de
la vie politique.
Le président de facto remplaça son
uniforme par un costume et démissionna
officiellement de la présidence en juin 2009.
Il laissa son poste au président de
l’assemblée nationale, Ba M’Baré, le premier
Noir à occuper la présidence intérimaire
dans l’histoire du pays. Pour soutenir sa
campagne, il créa le parti Union pour la
république (UPR), avec les cadres du PRDS de
Taya et les notabilités traditionnelles qui
restent des auxiliaires de l’administration
étatique. En effet, les familles de notables de
toutes les communautés ethniques, appelées
« féodalités » par les démocrates du pays,
continuent à recevoir des salaires et figurent
dans un tableau de commandement créé par
les administrateurs coloniaux. D’après
Abdelkader Isselmou (2008, p. 148), en
1989, le ministère de l’Intérieur payait sous
forme
de
« cadeaux »
713
chefs
traditionnels, dont les montants étaient
déterminés en fonction de l’importance du
commandement exercé. En contrepartie, et
ce, depuis l’époque coloniale, les chefs
traditionnels (de confédérations, de tribus,
de fraction, ou de lignages) s’occupent de la
collecte des impôts, du règlement des
conflits et de la recherche de personnes
poursuivies par la justice. Ils ont été très
influents lors de l’organisation des exactions
dans la région du fleuve, mais aussi lors de
l’organisation des élections, inspirant de
manière ouverte les votes de leurs
11
« administrés » .
Le général Aziz faisait partie du premier
cercle du pouvoir politique mauritanien
depuis longtemps. Il était dans la garde
présidentielle de Taya. Puis il participa dans
le complot contre Taya, avec son cousin Ely.
Cependant, en 2007, il avait soutenu la
candidature de Sidi qui l’avait promu
général en janvier 2008. Malgré leurs bons
rapports, Sidi décida de se soustraire de son
influence grandissante, notamment en
matière de lutte anti-terroriste et le limogea
le 6 août au matin. Le soir même, Aziz fit un
11 Sur cette question voir Parenté et politique en
Mauritanie : essai d'anthropologie historique, M.
Villasante-de Beauvais, Paris, L’Harmattan, 1998.
16
Les Programmes du CJB, n°11
coup d’État qu’il avait préparé, de toute
évidence, depuis longtemps.
armés en territoire malien, avec ou sans
l’armée malienne.
La campagne d’Aziz fut très populiste, il
se présenta comme le « président des
pauvres » qui allait « sauver le pays et
rectifier la transition vers la démocratie ». Il
fut le premier politicien à organiser des
manifestations dans les quartiers populaires
de Nouakchott, à offrir une diminution des
prix des aliments de base, et à promettre des
grands travaux d’infrastructure en eau et en
électricité. Aziz obtint même les voix des
Noirs des FLAM, grâce à ses critiques des
« excès » de Taya contre les communautés
de la Vallée. En effet, il faut rappeler que le
25 mars 2008, alors qu’il était encore un
chef d’État de facto, Aziz réalisa un acte
symbolique très important dans la ville de
Kaédi, capitale du Gorgol (l’ancien État du
Fuuta Tooro des Haalpulaaren, qui s’étend
sur la rive gauche du fleuve), dénonçant les
excès commis par le régime de Taya et
présidant une « prière à la mémoire des
victimes de Taya ». Il annonça également
des indemnisations aux proches des
victimes, ce qui lui valut l’acceptation
générale de la population, des chefferies, et
même du dirigeant historique des FLAM,
Ibrahima Sarr.
Sur le plan économique, le pays s’est
ouvert au libéralisme et surtout aux
investissements étrangers dans les mines
d’or, de cuivre et de pétrole ; les mines de fer
et la pêche restent des sources importantes
de revenus pour le pays. En 2011, les
principales exportations ont concerné l’or
(13,4 %), les mollusques (10,3 %), le cuivre
(7,3 %), le pétrole (4,4 %), et le poisson
(4 %); alors que les principaux postes de
produits d’importation étaient le pétrole
(25,3 %), les pièces détachées (10,7 %) et les
céréales (4 %) (FMI, 2012). Deux grandes
entreprises extractives sont présentes dans
le pays, d’abord la canadienne Kinross qui
exploite une mine d’or à ciel ouvert sur le
site de Tasiast ; grâce à une augmentation
considérable de la production (+ 7 %),
Kinross a obtenu une extension de la
concession dans une zone de transhumance
de nomades (Mauriweb, AFP, CRIDEM du 8
mai). D’autre part, l’entreprise britannique
Tullow Oil, leader mondial d’exploitation du
pétrole et du gaz, qui a obtenu neuf licences
d’exploration offshore couvrant 750 km de
littoral (42 000 km2). L’exploitation sera
effectuée avec ses partenaires, dont Gdf
Suez, Petronas et Kufpec. Enfin, Tullow Oil
vient d’obtenir un contrat d’exclusivité pour
l’exploitation du gisement de gaz de Banda
(CRIDEM du 8 mai). La participation des
entrepreneurs mauritaniens dans ces
entreprises
multinationales
s’organise
toujours dans le cadre du clientélisme
tribalo-étatique habituel depuis la période
du régime de Taya. Un nombre important
des partenaires et gestionnaires font partie
de la parentèle du président Aziz.
Le 18 juillet 2009, Aziz fut élu au
premier tour avec 52,58 % des voix, alors
que Messaoud ould Boulkheyr, du Front
national pour la défense de la démocratie
(FNDD) obtenait 16,29 % et le RFD d’Ahmed
ould Daddah 13,66 %. L’opposition dénonça
une fraude électorale, mais le Haut conseil
institutionnel valida l’élection. Dès son
accession au pouvoir, Aziz s’est présenté
comme le « sauveur de la Mauritanie de la
menace terroriste d’AQMI ». Le soutien
international qu’il a obtenu se fonde sur
cette légitimation de son rôle de chef d’État.
Pour rendre crédible la capacité du pays
d’affronter la menace islamiste armée, Aziz a
procédé à une restructuration des forces
armées, les réunifiant sous l’autorité d’un
chef d’état-major, le général Mohamed Ould
Ghazouani, y compris le Bataillon pour la
sécurité présidentielle (BASEP). La solde des
militaires a été augmentée et Aziz a envoyé
des émissaires aux casernes de l’intérieur du
pays pour renforcer leur « loyauté » au
régime. Enfin, depuis 2010, il a mené
plusieurs expéditions contre les groupes
Pourtant, les bons résultats macroéconomiques (5,3 % de croissance en 2012,
6,9 % prévue en 2013 selon le FMI) ne
bénéficient pas à la majorité de la
population. En juin 2012, le HCR estimait
que 67 % des Mauritaniens vivaient dans la
pauvreté et l’extrême pauvreté. De plus, les
très mauvaises récoltes de 2011 (un déficit
de 40 %), et la sécheresse de 2012 ont
augmenté considérablement les besoins
d’aide alimentaire. Ainsi, le HCR estime que
cette année, 1,1 million de personnes en
auront besoin en Mauritanie (4,6 millions au
17
Les Programmes du CJB, n°11
Mali et 6,4 millions au Niger). Cela sans
compter les réfugiés, nous y reviendrons.
La situation des droits humains
Les promesses sociales du général Aziz
n’ont pas été accomplies et une année après
son élection, les partis de l’opposition réunis
dans le front de Coordination de
l’opposition démocratique (COD), ainsi que
les associations de défense des droits
humains
et
citoyens,
dénoncent
l’incompétence de son gouvernement, le
racisme d’État et, de manière générale,
l’autoritarisme et la répression revenus au
pays, comme au temps de Taya. Dans le
cadre de la lutte anti-terroriste et du
déclenchement de la guerre au Mali, le
gouvernement impose ce qu’il considère une
remise de l’ordre social et politique.
Le général Aziz ne pouvait pas faire
l’impasse sur le dossier humanitaire, ainsi il
a restructuré en 2009 la Commission
nationale des droits de l’homme (CNDH)
créée par le général Ely en 2006. En mars
2009, cette instance a fait signer un
protocole d’accord aux 244 victimes de la
répression de Taya identifiées par l’État, en
échange d’une indemnisation de 2 millions
d’UM (5 119 €), d’un terrain, et du
renoncement à porter plainte pour les
exactions subies. Cet arrangement qui se
fonde sur l’impunité et le déni de justice des
responsables des violences étatiques contre
la communauté noire est dénoncé par les
associations humanitaires et les partis de
l’opposition. Cela d’autant plus que le
dossier humanitaire a été déclaré fermé le 3
janvier 2013, alors que la Coordination des
victimes de la répression (COVIRE) dénonce
la mort de 1 760 militaires Noirs entre 1987
et 1991. Ainsi, en définitive, la CNDH de
Mauritanie ne remplit pas son rôle, en
particulier elle ne remet pas en question la
loi d’amnistie de 1993, qui protège les
militaires des plaintes sur leurs violations
des droits humains. Cette instance est une
simple façade du gouvernement d’Aziz pour
faire croire au public national et
international que « la Mauritanie respecte
les droits humains ». Or, le rapport
d’Amnesty international pour l’année 2012
fait état d’une situation préoccupante
(utilisation excessive de la force contre les
manifestants ; recours à la torture,
notamment dans le cas de 18 personnes
jugées pour terrorisme ; restrictions de la
liberté d’expression et de réunion ;
disparition forcée de 14 prisonniers ;
expulsion d’au moins 3 000 migrants du
Sénégal, du Mali et de la Guinée ; 7 cas de
libération de personnes retenues en
esclavage ; et condamnation à mort de 8
personnes, dont 3 mineurs).
Un recensement biométrique annoncé
en février 2009 est lancé en mai 2011,
destiné à élaborer un état civil moderne et à
établir ainsi des listes électorales fiables. Il y
aurait deux registres, l’un pour les
Mauritaniens nés sur le sol national et un
autre pour ceux nés à l’étranger. Cependant,
la procédure soulève un tollé de
protestations des Noirs mauritaniens qui
considèrent qu’elle est discriminatoire. Il y a
eu plusieurs manifestations, durement
réprimées, dans les villes de Kaédi et de
Maghama, mais aussi à Nouakchott. Une
association de jeunes, « Touche pas à ma
nationalité », a été créée pour dénoncer le
racisme
d’État.
D’après
eux,
les
fonctionnaires demandent aux Noirs les
actes de décès du ou des parents.
Officiellement, on refuse le biais raciste de
ces questions. D’autre part, la procédure du
recensement se mêle avec la politique
d’expulsions massives de migrants illégaux
venant des pays voisins, le Sénégal, le Mali
et la Guinée notamment. D’où le sentiment
traumatisant des Noirs du pays et des
étrangers
irréguliers
Noirs
d’être
constamment agressés (NoorInfo du 9 mai
2013). Nous y reviendrons plus loin.
Photo 5, TPMN.
18
Les Programmes du CJB, n°11
Le « dossier humanitaire » concernant
les exactions des militaires contre les Noirs
et la promesse du président Sidi d’établir
une Commission de vérité, ainsi que la
demande d’abrogation de la loi d’amnistie de
1993, n’ont jamais été évoqués sous le
gouvernement d’Aziz. La répression violente
reste à l’ordre du jour comme moyen
ordinaire de faire taire l’opposition, qui
s’exprime de plus en plus dans la rue. Le
régime déclare qu’il n’y a pas de prisonniers
politiques, mais cela est faux car plusieurs
personnes accusées d’appartenir aux
groupes islamistes (salafistes, AQMI), ou de
défense des droits civiques (TPMA, IRA) sont
incarcérées. De nombreuses disparitions et
morts suspectes sont aussi dénoncées par les
proches et par les associations humanitaires
(Amnesty international, Mauritanie 2012).
Le bâtonnier de l’ordre national des avocats,
Ahmed Salem ould Bouhoubeyni et l’avocat
Brahim ould Ebetty, très respectés dans le
pays, dénoncent régulièrement les graves
violations des droits humains, le transfert de
détenus vers des prisons secrètes, l’usage de
la torture, et le terrorisme d’État (Jeune
Afrique, Noor Info du 4 septembre 2012 et
du 8 octobre 2012).
Pourtant, lors de son discours annuel
d’août 2012, dit la « Rencontre avec le
peuple » le président Aziz a déclaré à Atar
qu’il a atteint 70 % de son programme
électoral de 2009. Mieux, la situation
économique serait « très bonne », les
frontières seraient sécurisées grâce aux
réformes de l’armée ; le problème du « passif
humanitaire » serait réglé ; le recensement
se passe au mieux et il est presque terminé ;
la répression des manifestations n’est pas
plus forte que dans d’autres pays, mais
« normale ».
Enfin, d’après Aziz, il n’existe plus
d’esclavage, seules restent les « séquelles »
qui sont la pauvreté et l’ignorance. Il est allé
jusqu’à déclarer « n’est esclave que celui qui
veut l’être », en reprenant une phrase
courante de toute l’élite bidân du pays.
Pourtant, un fait montre la crispation du
régime sur le problème de l’esclavage : en
avril 2012, un militant anti esclavagiste,
président du collectif Initiative pour la
résurgence du mouvement abolitionniste
(IRA), Biram ould Dah Abeid, a brûlé des
livres anciens qui légitiment l’esclavage et
qui font toujours référence chez les oulémas
de Mauritanie. Biram voulait attirer
l’attention sur l’absurde de la législation
mauritanienne, qui, d’une part, condamne et
criminalise l’esclavage et d’autre part,
considère légitimes des écrits anciens sur
l’esclavage. Mais l’acte fit scandale, il fut
capturé et mis en prison le 29 avril ; le 27
juin, les juges déclarent la nullité des
poursuites, mais il fut libéré seulement le 3
septembre. Biram a organisé, avec SOS
Esclaves, la première « Caravane contre
l’esclavage », de Néma à Nouakchott, le 24
janvier dernier (Le Calame du 17 août 2012
et du 24 janvier 2013). Il doit terminer sa
tournée dans la vallée du fleuve en juin.
Il est important de noter que le Quai
d’Orsay s’est prononcé en faveur de l’IRA le
28 février 2013, déclarant que « la France
est fermement engagée dans la lutte contre
toutes les formes d’esclavage. Nous saluons
à ce titre l’engagement de l’association IRA
Mauritanie, à l’origine de l’initiative « La
caravane contre l’esclavage et pour la
liberté » (African Press Organization, 28
février 2013). Rappelons qu’en 2010, le Prix
des droits de l’homme de la République
française a été décerné à Boubacar ould
Messaoud, président de SOS Esclaves.
Probablement pour calmer les choses, le
gouvernement vient de créer, en avril, une
Agence nationale pour la lutte contre les
séquelles de l’esclavage, l’insertion et la lutte
contre la pauvreté, habilitée à porter plainte
et défendre des personnes à recouvrer leurs
droits. Elle a été placée sous la direction d’un
ancien ministre de la Communication,
Hamdi ould Mahjoub. Or, cette agence est
dénoncée par les dirigeants des groupes de
défense des droits des hrâtîn, dont Samory
ould Beye, co-fondateur de El Hor, qui
considèrent qu’elle a été mise en place pour
leurrer les Mauritaniens et qu’elle a
également des visées électoralistes. De fait,
aucune concertation n’a été proposée par les
autorités, et aucun rapport de la situation
nationale de la question servile n’a été
organisé au préalable. On dénonce
également la mise sous tutelle des hrâtîn par
le biais de cette agence censée les
représenter alors que c’est un bidânî qui est
le président. Samory insiste sur un point
crucial de cette question, celle qui concerne
l’urgence d’une véritable réforme foncière
19
Les Programmes du CJB, n°11
qui mette un terme à la surexploitation de la
main-d’œuvre servile par les propriétaires
bidân. Autant de raisons qui font penser que
cette agence ne résoudra aucun problème et
qu’elle disparaîtra rapidement.
Crise institutionnelle, avancée de
l’intégrisme et activités terroristes,
2011-2012
Le parlement mauritanien devait être
renouvelé en novembre 2011, conjointement
avec les maires du pays, mais depuis lors, le
gouvernement repousse sans cesse la date
des élections et demande la fin du
recensement en cours pour organiser le
scrutin. Le président de l’Assemblée
nationale, Messaoud ould Boulkheyr, ancien
militant anti esclavagiste, a demandé la
formation d’un gouvernement d’union
nationale pour sortir de la crise, mais Aziz a
refusé même d’en parler. Les partis de
l’opposition réunis dans une Coordination
de
l’opposition
démocratique
(COD),
dénoncent cet état de choses et demandent
régulièrement, depuis deux ans, le départ
pur et simple du président Aziz. Il est accusé
de vouloir attendre l’élection présidentielle
de 2014 pour se faire réélire, et obtenir la
majorité au parlement et dans les mairies.
De son côté, l’Union européenne, qui finance
en large partie les élections mauritaniennes,
a exprimé son inquiétude que les élections
législatives et municipales ne soient pas
encore prévues à la fin 2012. Aux dernières
nouvelles, les élections devraient se tenir
avant la fin de cette année, même si la
participation des partis de l’opposition reste
à confirmer.
Les mouvements islamistes existent en
Mauritanie depuis les années 1970, mais ils
se sont répandus pendant l’époque de Taya,
sous forme de mouvements d’étudiants et de
syndicats ; puis sous une forme censée être
« potentiellement violente » d’après le
gouvernement au milieu des années 1990 ;
ce qui a provoqué l’emprisonnement de
nombreux activistes. Par la suite, l’islamisme
politique a profité de l’appui des
pétrodollars, de la guerre en Afghanistan et
de la vague des mouvements islamistes dans
le monde arabe et musulman des années
2000 pour prendre une forme structurée et
développer un discours qui est resté dans le
sillage du discours islamiste global,
relativement modéré mais constituant une
base arrière idéologique solide pour tout le
spectre islamiste, y compris le mouvement
jihadiste AQMI (Hindou mint Ainina,
communication personnelle, Nouakchott,
avril 2013).
De fait, la Mauritanie connaît depuis
une dizaine d’années, l’expansion d’un
mouvement
conservateur
et
fondamentaliste, de « retour aux sources de
la religion », qui concerne, comme nous le
savons, la plupart des pays du Maghreb et
du Machreq ; ce fondamentalisme s’est
politisé pour devenir « islamiste » et se
manifeste par l’adhésion aux appels à la
violence de groupes terroristes qui
instrumentalisent l’islam. Le terrorisme
islamique existe bel et bien dans la région
saharo-sahélienne,
au-delà
des
instrumentalisations
de
certains
gouvernements qui agitent le danger
terroriste pour justifier leurs méthodes
répressives. En effet, certains auteurs
dénoncent les agissements militaristes des
gouvernements et vont jusqu’à nier
l’existence de groupes terroristes ; ainsi par
exemple l’anthropologue Jeremy Keenan
accuse les gouvernements américain et
algérien des prises d’otages et d’attentats
dans le but d’installer des bases militaires
dans la région et de s’assurer du soutien de
leurs populations dans la « lutte contre la
12
terreur » .
En Mauritanie, le mouvement religieux
conservateur se manifeste par l’expansion
des activités des imams des mosquées, qui,
par exemple à Nouakchott, sont passées de
58 en 1989 à 914 en 2002 (Yahya ould ElBara,
communication
personnelle,
Nouakchott, avril 2013). Ces imams sont
largement financés par les États du Golfe et
développent des activités censées socialiser
en particulier les enfants, les jeunes et les
femmes dans le cadre des « véritables
valeurs de l’islam ». Un peu à la manière des
Frères musulmans en Égypte. Leur succès
dans les quartiers populaires de la capitale
est très important. Ils s’occupent des plus
pauvres, des enfants et des femmes. En
particulier, ils ont réussi à changer la mode
vestimentaire des femmes, qui depuis
12 J. Keenan, The Dark Sahara. America’s War on
Terror in Africa, Pluto Press, 2009.
20
Les Programmes du CJB, n°11
quelques années s’habillent avec des
chemises de manches longues au dessous de
leurs voiles, et certaines mettent aussi des
gants et/ou des chaussettes ; choses
inexistantes dans le passé récent.
L’intolérance vis-à-vis de ceux qui ne
suivent pas les coutumes islamiques est
aussi exprimée ouvertement, ainsi par
exemple, si jadis, les personnes se sentaient
libres de faire ou non le ramadan, de nos
jours ceux qui ne le font pas sont
ouvertement critiqués (Ahmed ould Cheikh,
communication personnelle, Nouakchott,
avril 2013). Le développement des activités
terroristes dans la région saharo-sahélienne
agit directement sur l’endurcissement des
discours anti-occidentaux et sur la mise en
avant des « valeurs de l’islam ». Le
« printemps arabe » n’a pas eu lieu dans le
pays, dans tous les cas pas de la manière
dont il s’est organisé et exprimé dans le reste
des pays de la région. Certes, en 2011, il y a
eu
des
manifestations
contre
le
gouvernement, centrées sur les demandes de
citoyenneté, mais sans remettre en question
la séparation de la religion et du politique.
Les idées progressistes existent bel et bien
en Mauritanie, mais elles concernent un
petit groupe de jeunes intellectuels qui se
contentent de discuter dans les salons des
maisons et dans certains cafés du centre de
Nouakchott (modalité de socialisation
récente elle aussi), et certains parmi eux
passent à l’action en adhérant aux
associations de défense des droits humains.
D’autres se réunissent dans le cadre des
partis et des associations, et la liberté
d’expression actuelle leur permet de publier
des communiqués, des articles d’opinion ou
d’organiser des manifestations. Comme
ailleurs dans le monde, les questions de
société sont aussi discutées dans les réseaux
sociaux et s’organisent autour de deux
questions clés : l’islam et l’esclavage. [Voir
l’article de Hindou mint Ainina à la page
39].
Les groupes terroristes islamistes et
leurs activités
Comme nous le savons, depuis 2005,
trois groupes terroristes se sont installés
dans l’Ouest saharo-sahélien et utilisent le
Nord du Mali comme centre de leurs
activités :
AQMI
(2007),
le
MUJAO
(Mouvement pour l’unicité et le jihad en
Afrique de l’Ouest) (2009), et Ansar Eddine
(fin 2011). Cette région saharienne qui
échappe au contrôle étatique a toujours été
une zone d’échanges commerciaux entre les
populations du Sahel, du Sahara et du Nord
de l’Afrique. Dès le début des années 1990,
elle est devenue un lieu de trafic de drogue et
d’armes. L’implantation des groupes
terroristes n’est donc pas étrangère à cette
situation en tous points comparable aux
régions amazoniennes de trafic de drogues
où agissent également des mouvements
terroristes et/ou d’organisations criminelles
(Pérou, Colombie, Bolivie, Brésil).
De
son
côté,
le
mouvement
indépendantiste touareg, le Mouvement
national de libération de l’Azawâd (MNLA)
fut créé en octobre 2011 à partir d’un
rassemblement du Mouvement national de
de l’Azawâd, de l’Alliance Touareg MaliNiger et de soldats déserteurs de l’armée
libyenne. Malgré leurs objectifs politiques
distincts, le MNLA a établi des alliances avec
les groupes terroristes de Naser Dine et
d’AQMI, finalement il a été vaincu
militairement en juin 2012.
Le terrorisme islamique d’AQMI s’est
manifesté pour la première fois en
Mauritanie le 4 juin 2005, lorsqu’une bande
armée attaqua la garnison d’une lointaine
base militaire saharienne à Lemgheity, et tua
15 soldats. Cette bande était dirigée par
Abdelmalek Droukdel, devenu « émir »
d’AQMI en 2005, le nouveau chef d’al-Qaeda,
Ayman al Zawahiri, accepta son allégeance
en 2006. L’importance médiatique du label
« al-Qaeda » semble avoir joué un rôle
central dans la relation, réelle ou virtuelle,
établie entre les bandes armées du GSPC
(Groupe salutiste pour la prédication et le
combat) et les chefs d’al-Qaeda. Quel est le
programme de Droukdel ? Il est ambitieux :
intégrer tous les mouvements jihadistes du
Maghreb et du Sahel, soutenir l’Irak et
l’Afghanistan, utilisant le sud de l’Algérie et
le Nord du Sahara comme zones de repli et
de formation militaire et idéologique des
militants. Cela pour la partie « idéologique
islamique », car une partie fondamentale des
activités d’AQMI est le trafic de drogue, la
prise d’otages occidentaux et autres activités
criminelles.
21
Les Programmes du CJB, n°11
Photo 6, Abdel Malek Droukdel, chef AQMI.
En 2007, quatre touristes français
furent pris en otages en Mauritanie et furent
exécutés par les ravisseurs, des jeunes
mauritaniens, trois parmi eux ont été
condamnés à mort pour ces crimes le 20 mai
2010. Plusieurs embuscades furent menées
par AQMI en Mauritanie : le 27 décembre
2007 à Ghallawiya, et le 15 septembre 2008
à Tourine, où 11 soldats mauritaniens furent
tués. Cette dernière action fut menée par le
chef de guerre Mokhtar Belmokhtar,
fondateur de la katiba GIA en 1992, membre
du GSPC en 1998, grand trafiquant de
drogue, d’armes et de cigarettes (ce qui lui
vaut le surnom de « monsieur Marlboro »).
Il tisse des liens étroits dans le Nord du Mali
avec les chefferies traditionnelles, épouse
des femmes maliennes et s’affranchit de la
direction de Droukdel entre 2007 et 2008.
Belmokhtar occupe un rôle de premier plan
dans le conflit armée au Nord du Mali, et il
était secondé par Abou Zeid, un autre chef
algérien issu du FIS et du GIA qui se réclame
« véritable jihadiste », ce qu’il tentera de
prouver en assassinant l’otage britannique
Edwin Dyer en 2008 ; et l’otage français
Michel Germaneau en juillet 2010. Abou
Zeid a été tué au Nord du Mali en février
2013.
Photo 7, Otages d’AQMI.
En 2009, il y eut plusieurs attentats en
Mauritanie. Le 23 juin un professeur Nordaméricain fut tué à Nouakchott par deux
jeunes d’AQMI (apparemment issus du
groupe servile bidân). Le 17 juillet la police
affronte et capture les assassins du
professeur Nord-américain. Le 8 août, il y
eut un attentat suicide près de l’ambassade
de France et deux gendarmes français furent
blessés. Le 28 septembre, l’armée arrête 7
jihadistes d’AQMI près du Mali. Le 29
novembre, 3 espagnols furent enlevés à
Nouakchott; trois jours avant, 3 français
avaient été enlevés au Mali. Le 18 décembre,
2 touristes italiens furent enlevés. Le 31
décembre, AQMI demande 4,8 M € pour
libérer les 3 espagnols. Le 26 février 2010,
l’armée mauritanienne capture 3 jihadistes
d’AQMI et en capture 18 autres dans la région
de Chagatt (nord-est). Le 25 mai, les 3
jeunes, accusés d’avoir tué 4 touristes
français à Aleg, furent condamnés à mort, et
9 autres furent emprisonnés. En juillet, le
gouvernement adopte une loi contre le
terrorisme qui facilite le « repentir » des
terroristes qui déposent les armes. Le 11
juillet, il y eut une expédition francomauritanienne
pour
libérer
Michel
Germaneau, mais elle tourna mal et l’otage
fut tué par Abou Zeid. Le 25 août, une
colonne d’AQMI attaqua la caserne de Nema
et vola des armes. En septembre 2010, Abou
Zeid organise la prise de 7 otages d’Areva à
Arlit (Niger), où il fit la connaissance du chef
d’Ansar Eddine, Ag Ghali. Les otages furent
libérés. Plus tard, il devint l’intermédiaire
entre AQMI et Ansar Eddine au Mali. Le 18
septembre, d’autres combats ont lieu entre
l’armée mauritanienne et AQMI au Nord du
Mali (Ras el Ma, près de Tombouctou). Il y
eut 12 jihadistes et 5 mauritaniens tués. Le
lendemain l’aviation mauritanienne fit un
raid aérien. AQMI affirma avoir tué 19
Mauritaniens et dénonce la présence de
soldats français sur le sol mauritanien. Le 20
octobre, 3 jihadistes furent condamnés à
mort pour une fusillade qui tua un policier.
Le 21 novembre, l’armée mauritanienne
affirme que 28 jihadistes, dont certains
avaient 14 ans, ont déserté et se sont rendus.
Le 20 décembre, l’armée démantèle le
réseau de trafic de drogue dit « Polisario »
(car 90 % des membres étaient Sahraouis),
dans le Nord du Mali. Après 2011, les actions
d’AQMI vont se déplacer surtout au Nord du
Mali.
Le second groupe armé de la scène
mauritano-malienne est issu d’une scission
d’AQMI en 2009, lorsque le chef de guerre
mauritanien Hamada ould Mohamed
Kheirou s’éloigne de Droukdel et fonda le
22
Les Programmes du CJB, n°11
Mouvement pour l’unicité et le jihad en
Afrique de l’Ouest (MUJAO). Kheirou était
connu des autorités mauritaniennes depuis
2005, lorsqu’il fut capturé pour avoir
attaqué une mosquée qui, d’après lui, n’était
pas « véritablement islamique ». Il réussit à
s’évader habillé en femme ; en 2009 il fut
capturé à Bamako et fut relâché en 2010,
lors des négociations pour la libération de
l’otage Pierre Carmatte. Kheirou avait
intégré AQMI en 2009 au Mali, mais très vite,
il critiqua Droukdel parce qu’il nommait des
chefs algériens aux postes importants et ne
distribuait pas bien les butins de guerre. En
2011, il s’affranchit de la hiérarchie de
Belmokhtar et de son lieutenant Abou Zeid
et, à la fin de l’année, il fonda le MUJAO avec
des jihadistes Noirs (Sénégalais, Maliens,
Guinéens), dont ceux de la secte Boko
Haram du Nigeria. Kheirou est considéré
comme étant très dangereux et son
mouvement radical attire plus de jeunes
jihadistes mauritaniens, algériens et noirs
qu’AQMI (Le Calame, octobre 2012). En
octobre 2011, ses hommes prirent 3 otages à
Tindouf ; le 3 mars 2012 ils firent un attentat
à la gendarmerie de Tamanrasset, en avril ils
prirent 7 algériens en otage à Gao. Parmi les
chefs de guerre du MUJAO se trouvent :
Abdel Hakim Sahraoui (Gao), Oumar
Hamada (arabe de Tilemsi, Nord Gao), et
Bilal Hicham (nigérian). En juin 2012, le
MUJAO, en alliance avec AQMI, réussit à
expulser les Touaregs du MNLA de Gao. Les
actions de guérilla menées actuellement à
Gao sont le fait des hommes du MUJAO et,
selon les sources françaises, les villages
proches de cette ville ont été gagnés à leur
cause (Jeune Afrique du 12 février 2013).
ans, un homme des Ifoghas de Kidal, qui a
fait ses armes en Libye, au sein de la Légion
islamique. A la fin de 1990, avec les Accords
de Tamanrasset mettant fin au soulèvement
touareg, les dirigeants se divisèrent et Ghali
fonda le Mouvement populaire pour la
libération de l’Azawâd. En 1999, il se
radicalise avec le Jammat al Tabligh du
Pakistan, mais ne prône pas le jihad. En
2003,
Bamako
lui
demande
son
intermédiation pour libérer les 32 otages
européens de Abou Zeid. En 2010, il négocie
encore la libération d’otages à Kidal. Dans le
cadre de la réactivation des revendications
des Touaregs face à Bamako, Ghali prétend à
la direction du MNLA fondé en juillet 2011.
Mais on le juge trop proche d’AQMI et
d’Alger, il décida alors de fonder un
mouvement séparé, Ansar Eddine.
Le mouvement de Ghali attire non
seulement des Touaregs mais aussi des
Sahraouis et des « Arabes » du Mali, qui
sont en fait des bidân de la confédération
des Awlâd Brabish, mais aussi des Kunta et
des Awlâd Da’ud. Son lieutenant est Oumar
ould Hamaha, un targui de Tombouctou,
idéologue et chef de guerre qui a menacé la
France d’attentats suicides. Ghali a établi
une alliance importante avec le successeur
de l’amenokal (chef politique traditionnel)
des Ifoghas, charge à laquelle il avait
prétendu sans succès. L’amenokal Intallah
Ag Attahar choisi son fils Alghabass Ag
Intallah pour lui succéder. Intallah est très
respecté dans le Nord du Mali, il est devenu
l’ambassadeur
d’Ansar
Eddine,
et
l’intermédiaire avec Bamako car il est
également député.
La grande déstabilisation politique de
la région : chute de Kadhafi, rébellion
touareg et guerre au Mali (2011-2012)
Photo 8, Khairou, JA.
Le troisième groupe armé du Mali est
Ansar Eddine, il représente un mouvement
touareg d’islamistes qui était proche du
MNLA. Son dirigeant est Iyad Ag Ghali, 54
L’année 2011 marque un tournant dans
les faits politiques au Maghreb et dans la
région saharo- sahélienne. La chute de
Kadhafi, grâce à l’intervention militaire
française, fut, comme nous le savons, le
déclencheur d’un vaste mouvement de
recomposition politique dans les pays
voisins, avec des retombées bien plus
importantes que le « printemps arabe » né
en Tunisie et élargi à l’Egypte. Après la
destruction du régime de Kadhafi, des
23
Les Programmes du CJB, n°11
milliers de Touaregs (entre 2000 et 4000)
qui faisaient partie de l’armée libyenne,
reprirent le chemin de retour au Nord du
Mali avec la ferme intention de se battre
pour « libérer les terres de l’occupation de
Bamako ».
Le MNLA fut créé en juillet 2011, sous le
commandement du colonel Mohamed
Najem, de l’ex-armée libyenne. Il s’agit d’un
mouvement indépendantiste qui revendique
la création de l’État de l’Azawâd (Kidal,
Tombouctou et Gao). Dans cette zone
habitent des Arabes (bidân), des Peul et des
Songhaï, les Touaregs ne représenteraient
que 10 % de la population (selon le député
de Tombouctou, Haidara). On estime qu’il y
a 550 000 Touaregs au Mali, dont la
population est de 14 500 000 habitants
(1 628 000 à Bamako, 36 % d'urbains). Les
combattants viennent de Libye, mais ils sont
aussi des déserteurs de l’armée malienne et
d’autres sont de jeunes du Nord du Mali. Il y
a trois niveaux de commandement avec, à
leur tête, un ancien militaire de Kadhafi et
un déserteur de l’armée malienne. Au
premier échelon se trouvent le colonel
Mohamed Najem et Bouna Ag Attiyoub ; au
second, Assalath Ag Khabi et le colonel
Machlanani ; et au troisième, le colonel Iba
Ag Mossa et le commandant Hassan Habré.
Chaque échelon dispose de 150 voitures,
environ 40 officiers qui dirigent des unités
de combattants plus réduites (Baba Ahmed,
Jeune Afrique, 23 janvier 2012).
Le 24 janvier 2012 eut lieu un
affrontement entre le MNLA et l’armée
malienne à Aguelhok, au cours de celui-ci,
entre 70 et 82 soldats maliens trouvèrent la
mort (AFP), tués de manière très cruelle
(égorgés, éventrés et/ou d’une balle dans la
tête). Le MNLA a nié formellement ces
accusations.
Le
fait
provoqua
des
représailles à Bamako en février, où de
nombreuses maisons de Touaregs furent
attaquées et les occupants blessés, mais il n’y
eut pas de morts. Les représailles militaires
arrivèrent en février, dans les régions de
Kidal et de Tessalit, qui furent attaquées par
des
hélicoptères
conduits
par
des
mercenaires ukrainiens. Il y eut environ une
centaine de morts, une cinquantaine de
prisonniers et 70 véhicules brûlés. Le
massacre d’Aghelhok fut le détonateur du
coup d’État du capitaine Sanogo, le 21 mars
2012, contre le président Amadou Toumani
Touré. Les mutins, sortis de leur caserne de
Kati (15 km de Bamako), exigeaient une
enquête sur les faits d’Aghelhok, et
réclamaient les armes promises pour
affronter les groupes armés qui avaient
instauré leur contrôle sur le Nord du Mali. Il
faut préciser que l’armée malienne était déjà
en lambeaux : divisée entre les « Bérets
verts » de la caserne de Kati, pratiquement
abandonnés à leur sort depuis plusieurs
années, avec des salaires misérables et un
armement désuet, et les « Bérets rouges » de
la Garde présidentielle, des parachutistes
d’élite, bien mieux traités, stationnés à la
caserne de Djicoroni de Bamako.
D’autre part, l’armée malienne est très
corrompue par les trafics de drogue et
d’armes qui circulent, justement, dans le
Nord du pays et qui se sont développés aussi
grâce à l’inaction des militaires qui
recevaient leur part des butins. En avril
2012, les soldats n’avaient pas été payés
depuis deux mois, et ils manquaient de tout
pour mener à bien la lutte contre la
subversion indépendantiste et islamique.
Sur un total estimé à 14 000 soldats,
seulement 3 000 se battent actuellement aux
côtés de l’armée française. Le coup d’État de
Sanogo fut mis à profit par les mouvements
armés qui redoublèrent leurs attaques pour
le contrôle des villes, ce qui produisit des
vagues importantes de populations civiles
vers les pays frontaliers. En avril, AQMI, son
allié MUJAO, Ansar Eddine et le MNLA
contrôlent toutes les villes du Nord. Le 6
avril l’État de l’Azawâd est proclamé. En mai
2012, le MNLA s’est allié à Naser Eddine qui
impose la charia. En juin 2012, le MNLA fut
vaincu militairement à Gao par les forces du
MUJAO et d’AQMI. Tombouctou tomba sous le
contrôle de Ansar Eddine et de la milice de
Abou Zeid (AQMI). L’émir Droukdel, chef
d’AQMI en Algérie, lança des appels pour
introduire
la
charia
de
manière
« progressive », sans aucun succès car,
comme on le sait, le MUJAO et Ansar Eddine
se sont lancés dans une course folle
d’imposition forcée de châtiments prévus
dans le monde islamique ancien contre tout
ce qui était considéré comme « contraire à
l’islam » (Jeune Afrique d’avril à octobre
2012).
Pendant l’occupation du Nord du Mali,
les groupes armés ont commis des exactions
contre les populations civiles : pillages, rapts
24
Les Programmes du CJB, n°11
de femmes, viols, destructions de mausolées
d’hommes saints et des manuscrits de
Tombouctou. Tous ces groupes armés
développent la stratégie de se fondre dans la
population, qui reçoit des biens et de l’argent
en échange de leur soutien ou de leur
neutralité. En outre, les chefs de guerre ont
établi des relations de parenté avec les
populations locales, en épousant en
particulier des femmes issues de familles
dirigeantes. Cette stratégie semble ainsi
destinée à établir de solides soutiens locaux,
à long terme. Enfin, tous les groupes
terroristes recrutent des enfants soldats.
L’armée malienne a tenté de reprendre
le contrôle du Nord entre septembre et
décembre 2012, commettant de graves
violations des droits humains des civils. Le
MNLA accuse l’armée d’avoir commis de
massacres à Diabaly (le 8 septembre, 16
morts), à Sokolo (le 27 octobre, 9 morts), et
à Tolletene/Mopti (25 octobre, 52 morts). La
France décida de commencer une
intervention militaire de soutien à l’armée
malienne le 11 janvier. Selon plusieurs
sources, les exactions des soldats maliens, et
les actions de représailles contre des civils
accusés d’avoir soutenu les islamistes
continuent. La région vit une situation de
guerre civile et les oppositions se
cristallisent dans un cadre ethnique. Les
actions terroristes se sont étendues à
l’Algérie (prise d’otages, les 16-19 janvier,
sur le site gazier de Tigantourine, par le
nouveau groupe « Les signataires par le
sang » dirigé par l’ancien chef d’AQMI
Mokhtar Belmokhtar, donné pour mort par
les Tchadiens), et plus récemment au Niger,
où, le 23 mai, il y eu deux attentats suicides,
dans la mine d’uranium d’Arlit d’Areva et
dans une caserne d’Agadez, par des militants
du MUJAO. A Agadez, il y a eu 18 militaires et
un civil tués et une quinzaine de blessés ; et
à Arlit il y a eu un mort et 14 blessés. Selon
les sources françaises, des 2 000 jihadistes
présents au Nord du Mali au début de
l’année, 600 auraient été tués, et le reste
aurait caché leurs armes pour se fondre dans
la population, et une quantité indéterminée
aurait cherché refuge dans les pays voisins.
A Paris, on considère que le principal danger
provient du Sud de la Libye où se sont
repliés les militants d’AQMI dans un contexte
marqué par la conquête du pouvoir par les
intégristes (Le Monde du 25 mai 2013).
La guerre au Mali et ses retombées en
Mauritanie
L’intervention
militaire
française,
déclenchée le 11 janvier 2013, à la demande
du président malien par intérim Dioncounda
Traoré (investi le 6 avril après la démission
de Touré), est sans aucun doute importante
du point de vue humanitaire; pourtant, elle
brouille davantage la situation car elle
constitue un « fait objectif » qui est
instrumentalisée par les islamistes de tous
bords pour renforcer leurs discours anti
Occidentaux. Elle pose aussi problème à
certains hommes politiques de l’Afrique du
Nord qui la considèrent comme une
« ingérence » dans la vie politique des
nations post coloniales.
En Mauritanie, le début de l’offensive
française a été perçue comme une ingérence
dans les affaires maliennes, nombreux
étaient les analystes qui considéraient, et
considèrent encore, que les Français ont pris
l’initiative d’envoyer leurs troupes pour
conserver leur influence politique dans cette
partie de la « Françafrique », refusant toute
légitimité à l’appel au secours d’un
gouvernement jugé inexistant. D’autre part,
si les journaux ont abordé le sujet au début
de la guerre, ils l’ont abandonné rapidement
en raison d’une conjoncture interne très
difficile, marquée par le manque de légalité
d’un gouvernement autoritaire qui refuse la
tenue
des
élections
législatives
et
municipales, et qui refuse d’accorder la
moindre attention au passif humanitaire et
aux revendications des droits civiques. Tout
cela dans un contexte de pénurie
économique forte et d’une augmentation
scandaleuse des inégalités économiques et
sociales.
Cela étant posé, si le président Aziz
avait refusé en 2012 d’envoyer des troupes
mauritaniennes
« pour
combattre
le
terrorisme au Mali », il a annoncé cette
année l’envoi de 1 800 soldats au mois de
juillet. Ce qui changera complètement la
donne dans le pays. Malgré le peu de
visibilité actuelle, cette guerre a des effets
25
Les Programmes du CJB, n°11
directs en Mauritanie. D’abord, le Nord du
Mali est devenu un foyer de formation
militaire et d’endoctrinement idéologique
extrémiste pour de nombreux jeunes
Mauritaniens, surtout de l’Est du pays, qui
sont à la recherche de repères et de causes
« justes » pour lesquelles lutter, ou, plus
prosaïquement, à la recherche d’une
alternative d’action à leurs vies monotones,
sans ressources et sans perspectives.
Cependant, le besoin de nouveaux militants
pousse les chefs de guerre à recruter
également des centaines d’enfants, tant du
côté mauritanien comme du côté malien de
la frontière.
Photo 9, Jihadistes mauritaniens.
D’autre part, des milliers de réfugiés
maliens arrivent dans un pays riche en
ressources naturelles mais appauvri par les
crises climatiques, les mauvaises récoltes et
par une grande pauvreté. Le HCR estime
actuellement leur nombre à 68 000 dans le
camp de M’Berra, dans le Hodh Shargui, à
50 km de la frontière malienne. La situation
dans ce camp est très critique car l’aide
humanitaire est difficilement acheminée, le
personnel ne peut plus se déplacer sous la
menace d’enlèvements, et les rations
alimentaires ne sont pas suffisantes. Le HCR
a lancé un appel aux dons et travaille en
étroite relation avec les autorités de
Nouakchott. En l’absence de régime national
d’asile politique, le HCR demande des
documents provisoires et des actes de
naissance pour mieux assurer la situation
légale des réfugiés. D’autre part, le HCR a fait
état de la présence de 26 000 Sahraouis
installés dans le Nord de la Mauritanie, qui
se sont intégrés au pays et ne demandent pas
leur aide.
Photo 10, Camp de M’Berra.
Quant aux réfugiés expulsés vers le Mali
(frontière sud de la Mauritanie) dans les
années 1989-1990, le HCR estime qu’ils sont
environ 12 000, dont 8 000 demandent à
être rapatriés. Ce qui sera fait lorsque les
conditions le permettront. Cela dit, des
affrontements entre Peul et hrâtîn sont
récurrents pendant l’hivernage, dans le
département de Kankossa, région de
l’Assaba (Le Calame du 18 août 2012).
Compte tenu du fait que la guerre au Mali
risque d’être longue, la situation des réfugiés
anciens et actuels peut devenir très difficile à
gérer, non seulement du point de vue
alimentaire et logistique, mais surtout à
cause des conflits ethniques et des politiques
nationales. Un grand mouvement de
population est en cours et risque de changer
de manière définitive la situation ethnique
précédente au Mali et en Mauritanie.
Le trafic de drogue au cœur de la
grande crise saharo-sahélienne
L’un des facteurs importants de la crise
au Mali et de toute la région saharosahélienne est l’expansion du trafic
international de drogue reliant l’Amérique
du Sud à l’Afrique et à l’Europe, qui a
commencé dans les années 1970. Depuis les
années 2000, la Mauritanie et le Nord du
Mali sont devenus les principales zones de
transit de la cocaïne sud-américaine dont le
marché est contrôlé par les cartels
colombiens et vénézuéliens. Ceux-ci avaient
décidé de contourner les routes maritimes et
aériennes directes, trop surveillées, pour
faire de l’Afrique de l’Ouest la plaque
tournante du trafic destiné au marché
européen. Les cargaisons de drogue
traversent l’Atlantique par bateau ou par
avion et sont déchargées en Guinée-Bissau,
26
Les Programmes du CJB, n°11
Gambie, Ghana, Cap-Vert, puis convoyées
par la savane et le désert de Mauritanie,
d’Algérie, du Niger et du Nord du Mali. Une
partie de la drogue reste sur place pour le
marché local, et la plus grande partie est
envoyée vers la Méditerranée, notamment
vers l’Espagne (Christophe Champin, RFI,
mars 2013).
Photo 11, Trafic de drogue, Amérique du Sud-Afrique
Le transit des cargaisons de drogue est
assuré par un réseau local de corruption
dont font partie les douaniers, les policiers,
les militaires et les politiciens, jusqu’au
sommet de l’État (par exemple l’ex-président
du Mali Amadou Toumani Touré). Mais
aussi des chefs traditionnels et des chefs de
milices financées par l’argent de la drogue,
qui demandent des droits de passage aux
convois organisés avec des guides et des
chauffeurs locaux. Comme en Amérique du
Sud, les réseaux de drogue saharo-sahéliens
comptent sur les populations locales pour
organiser leur trafic et de nombreux jeunes
déracinés et sans travail se pressent pour
jouer les « petites mains » des trafiquants.
Les
narcotrafiquants
instrumentalisent
également
les
tensions
locales
et
déstructurent les chefferies traditionnelles.
Toutes les communautés du Nord du Mali
sont concernées par ce processus (Le
Calame, Al-Akhbar, Noor-info).
Les terroristes d’AQMI et du MUJAO sont
entrés dans le circuit des trafiquants pour
obtenir des financements pour leurs
mouvements, notamment pour l’achat
d’armes et de véhicules, qui font partie des
marchandises en circulation dans le désert.
Avant la guerre de janvier 2013, l’on estimait
qu’AQMI prélevait une « dîme » de 10 % de la
valeur des convois en échange de l’escorte
des convois du Mali vers le Maroc et la Libye
ou le Tchad. Selon un dirigeant du MNLA,
Ibrahim Ag Mohamed Assaleh, les
27
Les Programmes du CJB, n°11
terroristes
d’AQMI
reversaient
aux
trafiquants de drogue une partie des rançons
reçues pour libérer les otages occidentaux ;
et en retour ils se faisaient ravitailler en
véhicules, armes, médicaments et matériel
électronique (L’Express, CRIDEM du 21 mars
2013).
Selon le dernier rapport de l’Office des
Nations unies contre la drogue et le crime
(UNODC), 18 tonnes de cocaïne auraient
transité par l’Afrique de l’Ouest en 2010 ; en
10 ans, la valeur totale de la cocaïne ayant
traversé le Sahara serait proche de 15
milliards d’euros. Le début de la guerre au
Mali a perturbé le trafic de drogue, mais
aussi ceux des armes et de l’immigration
clandestine. Les narcotrafiquants ont ouvert
d’autres itinéraires via le Nord du Niger,
l’Angola, le Congo et la région des Grands
Lacs (AFP, CRIDEM du 11 mars).
La Mauritanie est une étape importante
du trafic de cocaïne entre l’Amérique du Sud
et l’Espagne via Les Canaries ; la drogue
arrive par bateau du Brésil, transite par le
port de Nouadhibou avant de repartir pour
l’Espagne ou la France. La presse
britannique a évoqué récemment les liens
entre le groupe terroriste des Forces armées
révolutionnaires de Colombie (FARC) et
AQMI qui a tenté de faire entrer 4 tonnes de
cocaïne au Royaume-Uni, payés aux FARC en
armes dérobées en Libye (Maghrebia,
CRIDEM du 8 mai).
Les prises de drogue par les forces de
l’ordre de Mauritanie concernent la cocaïne
mais aussi le crack, le cannabis et le
haschich. Le 30 avril, les autorités de
Nouadhibou ont incinéré plus d’une tonne
de cannabis saisie à Zouérate, des dizaines
de véhicules ont été également capturés.
Selon la Gendarmerie nationale, en 2012 ont
été saisis 6 246 tonnes de cannabis et 60
personnes ont été arrêtées dans le pays (Le
Calame du 7 mai). Le 1er mai 2013, une
tonne de cocaïne et de crack a été saisie à la
frontière avec l’Algérie en provenance du
Nord du Mali. Rappelons que le Maroc est le
premier producteur du cannabis au monde
selon l’Organe international de contrôle de
stupéfiants ; les cargaisons sont toujours
acheminées via Ceuta, Melilla et le port de
Tanger, et des saisies de plusieurs tonnes
sont régulièrement opérées. Le Maroc reste
aussi un pays de transit de la cocaïne vers
l’Europe (CRIDEM du 1er mai et du 16 mars).
Le bureau d’Interpol de Nouakchott a
annoncé l’arrestation à Madrid d’un baron
de la drogue, « Farid », qui opérait dans la
région de frontière entre la Mauritanie et le
Sahara occidental (Le Calame du 7 mai). Les
ministres de l’Intérieur des pays de l’UMA se
sont réunis à Rabat en avril dernier pour
renforcer la coopération dans le domaine de
la lutte anti terroriste, le crime organisé, le
trafic de personnes et la lutte contre le trafic
de drogues. Le ministre algérien a affirmé
que les frontières terrestres entre l’Algérie et
le Maroc ne peuvent pas rester fermées
indéfiniment et que la question devrait être
résolue prochainement (CRIDEM du 24
avril).
Enfin, l’immigration clandestine de
personnes en provenance des pays africains
voisins de la Mauritanie continue à poser un
problème pour les autorités du pays qui
n’arrivent pas à contrôler les réseaux
illégaux en provenance du Sénégal et du
Mali. En 2012, l’on estime qu’il y avait
50 000 migrants clandestins en attente de
passer en Europe ; et environ 10 000
étrangers étaient employés dans les sociétés
de mines et de recherche pétrolière (Le
Calame, CRIDEM du 7 avril). La Mauritanie
attire en effet non seulement les candidats à
l’immigration illégale en Europe, mais aussi
des migrants à la recherche d’un emploi
dans les secteurs économiques en pleine
expansion (les mines et le pétrole), pour
lesquels
les
ressources
humaines
mauritaniennes font cruellement défaut.
Un « printemps arabe » qui n’a pas eu
lieu en Mauritanie
Malgré une situation sociale et politique
désastreuse, la Mauritanie n’a pas connu le
mouvement de contestation contre les
systèmes politiques autoritaires connu sous
le nom de « printemps arabes ». Cette
situation est due à l’inexistence de
revendications communes à un peuple
mauritanien, encore inexistant. En effet, si
l’on tient compte des mouvements nés en
Tunisie et répandus en Égypte, en Libye, et
ailleurs, on peut constater qu’ils ont été
portés par des jeunes étudiants et par les
classes moyennes qui revendiquaient
l’ouverture démocratique, la fin de
l’autoritarisme et l’installation de systèmes
28
Les Programmes du CJB, n°11
politiques fondés sur la justice et l’égalité
sociales. Or, en Mauritanie ces groupes de
classes moyennes sont très réduits (peutêtre 2 % de la population ?), la société est
divisée entre une majorité de pauvres et
d'exclus et une infime élite éduquée, au
milieu desquels survit difficilement un petit
peuple. Or, comme le remarque le
sociologue de l’Université de Nouakchott
Abdoulaye Sow, les besoins de base de la
population sont trop importants pour que
puisse émerger une contestation durable. La
culture politique nécessaire pour porter une
telle contestation fait également défaut. Des
dirigeants des mouvements apparus après
2011, comme le « Mouvement du 25
février » et « Touche pas à ma nationalité »,
ont remarqué l’absence de solidarité sociale
des militants de leurs propres formations
(Noorinfo du 21 février 2013). Les identités
restreintes et les particularismes priment en
effet sur une identité nationale encore très
fragile et qui est malmenée par l’État luimême.
Les printemps arabes se sont fondés sur
les solidarités des peuples, sur un sentiment
d’appartenance commune et sur un projet de
société à long terme ; or, la situation
mauritanienne est loin de présenter ces
caractéristiques globales. Dans ce contexte,
on doit prêter une attention accrue à
l’émergence d’un mouvement religieux dit
modéré, représenté par le parti Tawassoul,
qui acquiert une grande importance sociale
dans les quartiers pauvres de la capitale, et
qui attire toutes les communautés du pays.
Jamil Mansour, le président du parti,
développe des activités proches de celles des
Frères musulmans et a exprimé sa volonté
de participer dans la scène politique
électorale.
29
Les Programmes du CJB, n°11
Chronique politique de la Mauritanie
Janvier à juin 2013
Depuis le début 2013, la scène politique
mauritanienne reste marquée par le
désordre institutionnel, les mouvements
sociaux de revendication des droits civiques
et des droits humains, et par les critiques
sévères des partis de l’opposition vis-à-vis
d’un gouvernement qui se montre de plus en
plus fermé et imperméable aux demandes
sociales et aux exigences de bonne
gouvernance.
Ce
contexte
global
mauritanien doit être relié aux trois ordres
de
faits
qui
caractérisent
l’ordre
international : la paix, le développement et
les droits humains (Langellier, Le Monde,
2013).
L’image écornée du président Aziz
Depuis son arrivée au pouvoir,
Mohamed ould Abdel Aziz est ouvertement
critiqué par la classe politique de
l’opposition et par les mouvements les plus
politisés de la population mauritanienne.
Les partis de l’opposition, dirigés par Ahmed
ould Daddah (Rassemblement des forces
démocratiques), dénoncent son manque de
légitimité (il n’aurait pas été élu
démocratiquement) et réclament depuis
2012 son départ pur et simple. Mais c’est son
« ingratitude » envers les personnes qui l’ont
soutenu dans divers cadres qu’on lui
reproche le plus. Contrairement aux usages
de ses prédécesseurs, Aziz refuse d’offrir des
cadeaux aux hommes d’affaires qui l’ont
soutenu pour arriver au pouvoir ; le cas le
plus explicite est celui de son ancien ami
Mohamed ould Bouamatou qui s’est exilé au
Maroc après avoir subi les attaques du
président.
Le 28 janvier, dans l’émission « 28
minutes » d’Arte, Noël Mamère, député
d’Europe écologie les Verts, a accusé le
président Aziz d’être « un parrain de trafic
de drogue » qui protège les jihadistes du
Mali. Cette accusation grave se place,
apparemment, dans le cadre de l’opposition
du parti écologiste à l’intervention française
au Mali. Le président a dénoncé ces
accusations et a porté plainte pour
diffamation contre N. Mamère ; qui,
entretemps, s’est rétracté de ses déclarations
(Jeune Afrique du 7 mars 2013).
Cela étant posé, beaucoup de questions
se posent sur un président isolé et sans
crédibilité, y compris pour des affaires
familiales obscures. On avait même craint à
une tentative d’assassinat le 13 octobre
2012 : selon la version officielle des faits, ce
jour-là, le président Aziz a été blessé par
balle à l’abdomen alors qu’il rentrait d’une
promenade à quelques kilomètres de
Nouakchott. Il fut envoyé à Paris pour se
soigner et il rentra au pays le 24 de
novembre.
Pendant
son
absence,
l’opposition
demandait
un
nouveau
gouvernement de transition, les rumeurs
d’un nouveau coup d’État circulaient, et l’on
remettait en question le bien fondé de la
version officielle des faits. Le président avait
laissé l’administration du pays au chef
d’état-major de l’armée depuis avril 2008,
son ami le général Mohamed ould
Ghazouani (Jeune Afrique du 4 décembre
2012).
Photo 12, Aziz, 2013.
La guerre au Mali et le problème des
refugiés
Le déclenchement de la guerre au Mali
n’a pas suscité l’adhésion de la société
31
Les Programmes du CJB, n°11
mauritanienne qui craignait les retombées
négatives d’un conflit dans lequel elle ne
voyait pas l’intérêt de participer activement.
Le président Aziz s’était contenté d’annoncer
la « sécurisation » des 2 500 km de frontière
avec le Mali pour éviter des représailles des
bandes
armées
dans
le
territoire
mauritanien. En août 2012, Aziz déclarait :
« La
Mauritanie
n’interviendra
pas
militairement au Mali », estimant que « le
problème malien est complexe et que son
pays n’en possède pas la solution. » D’après
lui, « la solution doit passer d’abord par la
mise en place au Mali d’un gouvernement
fort et représentatif de toutes ses forces
politiques avant d’engager une action contre
le risque terroriste qui va grandissant et qui
peut constituer une catastrophe pour le
monde entier. » Aziz a rappelé aussi les
efforts que son pays fournissait dans la lutte
contre le terrorisme contrairement à
Bamako qui, d’après lui, n’a pas mené à bien
cette mission. « Nous avons vu venir ce
problème, nous l’avons alors dit et l’histoire
nous a donné raison », insistant sur la
portée de l’intervention de l’armée
mauritanienne ces dernières années contre
les
« bandes
criminelles
qui
nous
menaçaient depuis le Nord de ce pays
voisin. » (Le Calame du 23 avril). Ces
opérations sont restées cependant assez
opaques, en particulier en ce qui concerne
l’aide française et sur les pertes subies.
Le président a fait marche arrière en
avril dernier et a offert à Laurent Fabius, de
visite à Nouakchott, l’envoi de 1 800 soldats
au Mali dans le cadre de la future opération
de maintien de la paix de l’ONU. Le 26 avril,
l’ONU a créé le MINUSMA, formé de 12 600
Casques Bleus, et ils seront déployés au Mali
le 1er juillet. De son côté, la France compte
diminuer progressivement le nombre de ses
soldats qui vont passer à 4 000 puis à 2 000
et à 1 000 dans les mois à venir (NoorInfo
du 18 avril 2013, Le Calame du 26 avril). A
Bamako, l’annonce du déploiement des
soldats mauritaniens n’a pas été accueillie
avec enthousiasme car on considère que la
Mauritanie arrive après la tempête.
Rappelons encore que la Mauritanie ne fait
pas partie de la Communauté économique
des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et
qu’elle avait été vivement critiquée pour ne
pas avoir soutenu le Mali. La participation
des soldats mauritaniens dans la guerre
malienne en juillet 2013 risque fort d’ouvrir
de nouveaux lieux de conflits tant sur le plan
interne qu’externe.
La situation des réfugiés échappant à la
situation de guerre au Mali dans les pays
voisins est très inquiétante. Les refugiés en
territoire mauritanien, des Touaregs pour
l’essentiel, ont été installés à nouveau,
comme lors des rébellions touarègues de
1992 et de 1998, dans le camp de M’Berra, à
une
quinzaine
de
kilomètres
de
Bassikhounou dans le Hodh Chargui. Après
avoir estimé un total de 109 000 personnes,
le HCR considérait en avril dernier qu’il y
avait
68 000
refugiés
dans
cette
agglomération de 300 hectares, qui
représente en termes démographiques la
quatrième ville dans le pays. Le camp, divisé
en quatre zones, est sous la gestion d’un
millier d’humanitaires des Nations unies et
des ONG associées, dont Médecins du
Monde. La situation reste précaire, autant
par le manque de denrées alimentaires et de
médicaments, que par les difficultés de
gestion d’un groupe si important de
personnes démunies, et dont le statut de
refugié ne les autorise pas à chercher un
travail formel en Mauritanie. Ce qui
n’empêche pas un nombre important
d’hommes de partir à la recherche de
travaux rémunérés dans les environs du
camp et même au-delà. La future
intervention des troupes onusiennes au
Mali, en juillet prochain, conduit à des
préparatifs dès à présent. Les responsables
du camp et les militaires de la base de
Bassikhounou se préparent à un afflux
massif de refugiés. Les populations du Nord
du Mali (Lere et Fassala) se préparent, elles
aussi, à une recrudescence de la guerre, et
envoient leurs troupeaux vers la frontière
mauritanienne pour trouver refuge en cas de
frappes, tout en accumulant des denrées
alimentaires ou préparant des voitures pour
s’échapper si besoin est (NoorInfo du 2
13
avril) .
13 Voir http://www.noorinfo.com/Camp-de-refugiesde-M-Berra-La-vie-apres-lesdjihadistes_a6463.html.
32
Les Programmes du CJB, n°11
Photo 13, Enfants du camp de M’Berra.
Une bonne situation macroéconomique qui n’a pas d’effets sur la
pauvreté
Le danger d’une expansion de la guerre
au Mali n’affecte pas encore l'économie. En
effet, l’économie mauritanienne a enregistré
de bonnes performances au cours de l’année
2012 selon la représentante du FMI,
Mercedes Vera Martín, qui a séjourné à
Nouakchott fin avril. Cette abondance est
visible dans l’essor des secteurs du bâtiment
et des services de luxe inexistants il y a une
dizaine d’années dans le pays. D’après son
analyse, le raffermissement de l’activité des
services, le rebond de la production agricole
et le dynamisme du secteur des bâtiments et
travaux publics ont permis d’atteindre un
taux de croissance de 6,9 % du PIB réel (8 %
hors industries extractives), malgré les
difficultés traversées par l'Europe et la
sécheresse en début d’année. Cependant, la
croissance n’est pas encore assez soutenue et
inclusive pour enrayer les taux de chômage
et de pauvreté qui restent élevés. Le solde
budgétaire global, incluant les dons, a atteint
2,8 % du PIB en 2012, « un excédent pour la
première fois dans l’histoire récente de la
Mauritanie,
malgré
d’importants
programmes sociaux d'urgence et un
accroissement
important
des
investissements financés sur ressources
propres ». Cette performance est due
principalement à un effort considérable du
recouvrement d’impôts, à une amélioration
sensible des recettes minières, à l’apport de
recettes exceptionnelles et à la maîtrise des
dépenses non essentielles.
D’autre part, le déficit du compte
courant s’est creusé (atteignant 32 % du PIB),
en raison d’une diminution des exportations
de minerai de fer, de l’augmentation des
importations
occasionnées
par
les
programmes alimentaires d’urgence et des
projets d'investissement dans les industries
extractives. Mme Martin a souligné que cette
détérioration a été compensée par le
financement
d'investissements
directs
étrangers, de dons et de recettes
exceptionnelles et par un important
rapatriement de recettes minières qui ont
poussé le niveau des réserves de change à un
niveau record de US$ 962 millions à fin
2012, soit l’équivalent de 6,7 mois
d’importations. La mission a pronostiqué
que pour 2013, la croissance économique
poursuivra son élan, malgré une demande
mondiale qui reste timide. Ainsi, le taux de
croissance du PIB réel se situerait à environ
6 %, grâce aux secteurs du bâtiment et des
travaux publics, de l'agriculture et des
services tandis que l'inflation sera contenue
à 5 %. Le déficit du compte courant, restera
important en raison des importations liées
aux investissements miniers et aux projets
d'infrastructure, financés en majeure partie
par des investissements directs étrangers (Le
Calame du 5 mai 2013).
Le niveau de pauvreté et d’extrême
pauvreté reste très inquiétant et correspond
à environ 67 % de la population
mauritanienne. D’après Tijani Najeh,
représentant du FMI en Mauritanie, « la
pauvreté touche environ 42 % de la
population mauritanienne, et le taux de
chômage de plus de 30 %, et ils ne peuvent
pas être éradiqués au cours des deux années
de mise en œuvre du programme approuvé
par le conseil d’administration en mars
2010. » Cependant, il annonçait que le FMI
travaille avec le gouvernement pour assurer
un meilleur ciblage des subventions, qui
représentent plus de 5 % du PIB. Les
subventions énergétiques, budgétivores,
« ne touchant réellement que les plus aisés
qui sont ceux qui en bénéficient le plus. »
(Noorinfo du 7 juin 2012). Un rapport établi
par le PNUD en 2012 précise que la pauvreté
(définie par la Banque mondiale à un revenu
de 1 U$ par jour et par personne), concerne
d’abord les zones rurales et gagne de plus en
plus les zones urbaines ; l’exode des
populations a favorisé en effet la pauvreté
dans les quartiers urbains précaires. La zone
33
Les Programmes du CJB, n°11
rurale abrite plus des trois quarts de pauvres
du pays (77,7 %). Dans ce contexte, les
travailleurs agricoles restent le groupe le
plus touché par la pauvreté, avec une
incidence proche de 70 %. L’extrême
pauvreté (définie par le revenu de 270 U$
par an et par personne), concerne 25 % de la
population mauritanienne. Les taux sont
assez stables depuis 2008 ; à cette époque, 7
wilayas sur 13 affichaient des taux de
prévalence de la pauvreté supérieurs à 55 %
(les plus pauvres : Tagant, Gorgol et le
Brakna (60 %) ; les wilayas assez pauvres :
Hodh Chargui, Adrar, Guidimagha et Assaba
(55-60 %) ; les wilayas pauvres : Hodh
Gharbi, Trarza, Inchiri (30-60 %) ; et enfin
les wilayas moins pauvres : Nouadhibou,
Tiris-Zemmour et Nouakchott (20 %).
personnes qui se trouvent dans
14
conditions d’extrême dépendance .
des
Notons aussi que le 3 mai, Biram ould
Dah a reçu à Dublin le prix Front Line
Defenders
2013,
attribué
par
une
organisation de défense des droits humains,
des mains du président d’Irlande, Michael
15
Higgings . Enfin, Biram a été invité à
l’Assemblée nationale française le 12 juin
pour tenir une rencontre et un débat sur la
situation de l’esclavage en Mauritanie.
Mouvements sociaux : groupes
serviles, minorités noires et
travailleurs précaires
Les mouvements sociaux restent au
devant de la scène politique depuis le début
de l’année. Citons d’abord le mouvement de
revendication des groupes serviles, dont le
président Biram ould Dah Abeid a effectué
une marche dans les capitales régionales du
pays pour sensibiliser les populations aux
problèmes d’exclusion, de pauvreté et de
discrimination dont sont victimes les hrâtîn.
Ce terme englobe de nos jours les groupes
serviles hassanophones supposés être
« descendants d’esclaves », alors qu’en
réalité les origines des personnes de statut
servile sont très diverses dans le pays ;
situation qui est complexifiée davantage
lorsqu’on constate que de nombreux
Mauritaniens peuvent aussi avoir des mères
de statut servile et des pères de statut libre
(bidânî), ce qui les rend formellement libres.
Cependant, les groupes qui occupent divers
paliers de dépendance vis-à-vis des familles
d’anciens maîtres ou protecteurs sont les
plus nombreux, l’IRA estime que 50 % de la
population mauritanienne, soit environ 1,5
millions de personnes, sont des hrâtîn. Le
discours des dirigeants de l’IRA ne tient pas
compte de la complexité statutaire des bidân
et revendique seulement les droits de
Photo 14, Biram ould Dah Abeid.
Le 28 avril a été annoncée la création
du Parti radical pour une action globale
(PRAG), dont une partie importante vient des
rangs de l’organisation dirigée par Biram
(IRA), mais qui compte également des
représentants de toutes les couches sociales
mauritaniennes
qui
se
jugent
insuffisamment représentées par les partis
de l’opposition. Le président du nouveau
parti est Ahmed ould Labeid et le secrétaire
général, Touré Balla ; selon ces derniers,
l’action du parti sera « radicale et visera le
changement du système de manière
définitive et profonde » et s’appuiera sur les
organisations
socioprofessionnelles
et
culturelles ; ses membres n’excluent pas leur
participation aux prochaines élections et
envisagent de présenter la candidature de
Biram à la présidence (Le Calame du 1er
mai).
14 Voir : http://www.noorinfo.com/Birame-OuldDah-Ould-Abeid-Il-est-evident-qu-Ould-Abdel-Azizet-l-opposition-sont-solidaires-contre-la-majoritedu_a8677.html
15 Voir : http://www.lecalame.info/actualites/item/37
4-discours-de-biram-dah-abeid-président-d’iramauritanie-lauréat-2013-du-prix-du-risque-desdéfenseurs-des-droits-humains-octroyé-parl’organisation-front-line-defenders
34
Les Programmes du CJB, n°11
Photo 15, Parti RAG.
Un autre mouvement qui a pris de
l’ampleur ces derniers mois est le
Mouvement touche pas à ma nationalité
(TPMN), qui, comme on le notait
précédemment, dénonce la discrimination
dont sont victimes les Noirs mauritaniens
dans le processus de recensement en cours
depuis deux ans. Ils considèrent que le
gouvernement actuel suivrait une politique
d’exclusion
des
Noirs
mauritaniens
semblable à celle adoptée par le régime de
Taya dans les années 1989-1992, et que le
recensement en vue de l’établissement d’une
nouvelle liste électorale tente de les exclure
de la nationalité mauritanienne. D’autre
part, la naturalisation des étrangers
provenant de l’Azawâd malien (bidân et
Touaregs), et du Sahara occidental
(Sahraouis), est dénoncée comme une action
d’accompagnement
de
la
politique
d’exclusion du président Aziz qui tenterait
ainsi de « blanchir » la Mauritanie
(NoorInfo du 12 mars 2013). Cette situation
reste très complexe et illustre la grande
difficulté de séparer les identités restreintes
(ethniques, de parenté élargie), des identités
nationales dans des régions où les tracés des
frontières étatiques ont introduit une
rupture artificielle entre les groupes sociaux.
En effet, les mêmes groupes de parenté
habitent des deux côtés du fleuve Sénégal,
mais aussi des deux côtés de la frontière
entre la Mauritanie et le Sahara occidental,
dont
la
situation
juridique
reste
problématique jusqu’à présent. Il en va de
même enfin des familles et de groupes de
parenté qui habitent entre le Hawd Chargui
et
l’Azawâd
malien,
et
qui
sont
culturellement bidân et hassanophones, et
qui contrôlent actuellement Tombouctou.
Cela étant posé, le gouvernement
mauritanien fait preuve d’un zèle suspect
dans
le
recensement
des
Noirs
mauritaniens ; ainsi en avril dernier les
mauritaniens résidant en France ont appris
qu’ils ne pourront pas s’inscrire dans les
registres s’ils n’ont pas un permis de
résidence officiel français. Comme si leur
situation dans un pays étranger décidait de
leur citoyenneté mauritanienne. Raison pour
laquelle on dénonce le fait que « la
Mauritanie est devenue une préfecture
française » (Kassataya du 18 avril). Le 19
mai il y a eu une rencontre à Paris entre le
président Aziz et une délégation de
l’Organisation des travailleurs mauritaniens
de France, conduite par son secrétaire
général Sow Mamadou. La délégation a
demandé la levée des conditions qui rendent
difficiles
le
recensement
pour
les
Mauritaniens en France et en Europe (carte
de séjour, récépissé du recensement de 1998
et jugement du décès du ou des parents).
Aziz a affirmé que la carte de séjour a pour
objectif de lutter contre la fraude et de
s’assurer que ceux qui sont recensés sont des
Mauritaniens. Cependant, il a accepté que
l’invalidation des anciens passeports ne
s’applique pas en France. Les Mauritaniens
en situation illégale pourront recevoir un
titre de passeport pour leur permettre de
constituer leurs demandes de régularisation
de séjour en France. La double nationalité
restera affirmée ou refusée par les autorités
mauritaniennes. Enfin, le Consulat général
de Mauritanie restera fermé car d’après le
président son ouverture entraîne des
dépenses trop importantes et inutiles ; les
démarches se font en effet par voie
informatique (CRIDEM du 23 mai).
Depuis le début du mois de mars, le
mouvement TPMN dénonce également les
rafles dont sont victimes les habitants Noirs
des quartiers pauvres de Nouakchott, les 5e
et le 6e, tombés aux mains des policiers et
des gendarmes qui déploient, d’après eux,
des contrôles de sécurité contre la
criminalité organisée, contre les terroristes,
et les personnes entrées illégalement dans le
pays (notamment des Sénégalais et des
Maliens). Nombreux sont ceux qui
dénoncent les mauvais traitements, les
humiliations et même les viols dans les
commissariats de Nouakchott. Les contrôles
35
Les Programmes du CJB, n°11
au faciès concernent exclusivement les
Noirs, les étrangers maghrébins en situation
irrégulière ne sont pas inquiétés, précise
Abdoul Birane Wane, président du
mouvement. Le dirigeant de TPMN, Dia
Alassane, a tenu un meeting dans le quartier
de Sebkha le 25 avril et a lancé un appel à
« l’unité du peuple opprimé de Mauritanie »,
Noirs et hrâtîn, rappelant que les 24 et le 25
avril 1989 furent ceux des tueries et des
pillages contre les Noirs, établissant un lien
direct entre cette période et aujourd’hui.
(Noorinfo du 28 mars, Le Calame du 12 avril
et du 25 avril).
Photo 16, Meeting de TPMN à Sebkha.
Le mois d’avril fut aussi marqué par une
longue grève d’environ 5 000 dockers du
Port
de
Nouakchott,
exigeant
des
améliorations de leurs dures conditions de
travail. Le mouvement a été réprimé avec
une force exagérée, ce qui suscita une grande
indignation publique. Ces dockers sont, dans
leur grande majorité, issus des groupes
serviles de la société hassanophone du pays
et ont reçu, à ce titre, le soutien du
mouvement dirigé par Biram ould Abeid.
*
La longue crise que vit la Mauritanie
depuis quelques années a, de toute évidence,
empiré depuis le début de la guerre au Mali,
outre l’émergence de mouvements sociaux,
d’un nouveau type, qui dénoncent les
fractures
sociales
anciennes
jamais
affrontées par les gouvernements militaires
ou de façade démocratique.
Tout se passe encore comme si le
gouvernement pouvait gérer le désordre
social et politique de manière isolée, sans
compter sur ses ministres (qui font piètre
figure), ni sur un parti politique digne de ce
nom, en s’appuyant sur des réseaux de
clientèles de grands hommes d’affaires et sur
le contrôle des élites urbaines et notabilités
rurales toujours loyales au pouvoir du plus
fort. Comme ses prédécesseurs, le président
Aziz veut gouverner seul et isolé, fermant
même les portes aux hommes d’affaires qui
ne le soutiennent plus (le cas de l’homme
d’affaires Bouamatou, qui a financé la
campagne d’Aziz, et qui s’est installé au
Maroc depuis deux ans pour protester contre
sa mise à l’écart, en est une preuve). Mais les
temps ont changé, et le gouvernement en
isolat se révèle illusoire. Ainsi, à l’heure
actuelle, le président compte plus sur le
soutien occidental, en s’affichant comme un
partenaire de choix dans la lutte contre le
terrorisme islamique, que sur la classe
politique mauritanienne. Il espère ainsi,
probablement, remporter les élections de
2014.
Mais l’ordre politique interne a changé
avec l’émergence des mouvements sociaux
dont le discours est très radical, sans être
violent, et qui montre que les partis
politiques ont failli à leur tâche attendue de
canaliser les demandes sociales de la société
mauritanienne. De fait, ils ont passé le plus
clair de leur temps à s’entredéchirer, et après
2011 ils ont adopté la douteuse position qui
exige le départ du président de son poste ;
comme si cela pouvait résoudre le problème
de mauvaise gouvernance dont ils sont, eux
aussi, directement responsables.
Aujourd’hui, la prise de position
ordonnée, claire et forte des groupes
discriminés historiquement – en raison de
leur statut servile et de leur identité noire –
qui refusent d’accepter leur situation
d’exclusion et qui revendiquent l’égalité
sociale et le plein exercice des droits
citoyens, est incontournable. Ici, comme
ailleurs, dans d’autres pays autoritaires, les
frustrations
séculaires
des
groupes
subalternes dans notre monde globalisé et
numérisé, ont conduit à une prise de
conscience forte de la dignité humaine et des
droits civiques à défendre. Une partie
importante de la société mauritanienne a
perdu la peur de la répression, s’est habituée
à exprimer publiquement ses revendications,
et il existe une libéralisation de la parole sur
des sujets sensibles (dans les discours
familiaux, sur les lieux de travail, dans les
réseaux sociaux), inexistante il y a une
dizaine d’années. Cette situation marque le
36
Les Programmes du CJB, n°11
grand changement politique de la période de
l’après Taya. Les gouvernants de la
Mauritanie devront prendre acte de ce fait
qui marquera sans nul doute les prochaines
décennies dans le pays, à moins qu’ils ne
commettent la terrible erreur de l’ignorer, ce
qui peut ouvrir les portes à une crise
politique particulièrement violente dans le
pays.
37
Les Programmes du CJB, n°11
Actualité
Réseaux sociaux et débat politique en Mauritanie
Hindou mint Ainina
Conseillère en communication
Cabinet du Premier ministre de Mauritanie
Plus ou moins récent en Mauritanie,
l’usage
d’Internet
par
un
spectre
relativement large de la population
démocratise
effectivement
l’accès
à
l’information, bien plus que les chaînes
satellitaires ou la presse locale, écrite ou
audiovisuelle.
Nous tenterons d’esquisser, dans cet
article, un tableau des thématiques
débattues par ces usagers du numérique, de
la blogosphère à Facebook ; Twitter étant
encore assez élitiste car exigeant des
conditions d’utilisation et d’utilité qui ne
sont pas encore bien réunies partout, malgré
une entrée assurée de ce relai au sein de
certains cercles de jeunes, essentiellement
de la diaspora. Nous aborderons les
différents débats qui y sont menés et le poids
de plus en plus important de cet espace
comme relai des préoccupations d’une
jeunesse et d’une élite politique pour
lesquelles aucune sphère publique n’existe;
cet espace constituant, de fait, le seul lieu où
se déroulent, avec la participation de tous,
les débats de société dans le pays. Cet article
n’est qu’un instantané, une description plus
qu’un décryptage. Le sujet sera traité en
tenant compte de la question de la langue,
des thématiques les plus relayées et de
l’interrelation grandissante entre l’espace de
l’information plus ou moins formelle et ces
réseaux.
L’accès à Internet à un niveau plus ou
moins important en Mauritanie date
uniquement de près d’une décennie. Il a
fallu l’introduction de l’ADSL et de la 3G
mobile pour que les usagers sortent du cadre
très restreint et contraignant des cybercafés
et des postes de travail dans les
administrations. Ce changement notoire ne
date que de près de cinq années, et l’Internet
mobile, plus adapté au mode de vie des
Mauritaniens, a connu une extension
remarquable. L’accès plus ou moins
important aux laptops et l’usage des
téléphones normaux (les smartphones et les
tablettes coûtent encore cher) pour la
navigation sur le net a réellement
démocratisé le numérique dans le pays.
Les langues
Le net mauritanien, comme tout le
domaine public dans le pays, est bilingue.
On peut parler sans exagération de deux
plateformes parallèles, l’une s’exprimant en
français ou transcrivant les langages parlés
en alphabet latin ; l’autre en arabe,
s’exprimant en arabe classique ou
transcrivant le hassaniya (l’arabe de
Mauritanie) en alphabet arabe. Si le
bilinguisme peut être considéré comme un
moyen
de
communication
intercommunautaire, il est aussi et surtout
une cloison entre les jeunes générations de
Mauritaniens issus de communautés
différentes.
Si la langue française et les langages
parlés locaux peuvent constituer, jusqu’à un
certain
point,
des
passerelles
de
communication
intercommunautaire,
l’arabe, lui, reste presque exclusivement
utilisé par une seule communauté, celle des
bidân.
On peut, dès lors, assener sans trop de
risques que les thématiques débattues par
l’une ou l’autre de ces plateformes ne sont
souvent pas les mêmes ; les préoccupations
aussi.
Le cloisonnement linguistique et
culturel est frappant au sein des groupes de
discussion qui, eux, s’expriment souvent
dans leurs débats, en une seule des deux
langues.
Les thématiques
Les sujets échangés au sein des
groupes de discussion et sur les plateformes
mauritaniennes reflètent de manière parfaite
39
Les Programmes du CJB, n°11
les préoccupations des internautes et l’ordre
de priorité des grandes ou petites questions
nationales, tant est que le critère de sélection
est la fréquence visible et le nombre supposé
de personnes qui en discutent.
Plusieurs thématiques se dégagent
dans la masse des sujets abordés plus ou
moins couramment par les groupes de
discussion, les blogs ou les commentateurs
sur Internet.
Le militantisme politique : il
signifie
l’affirmation
claire
d’une
appartenance partisane par la personne qui
publie. Elle se déclare donc d’un parti
politique bien déterminé, défend ses thèses
et développe son argumentaire officiel. Là,
l’opposition formelle et la majorité déclarée
s’affrontent de manière plus ou moins
directe sur la toile. Pour et contre le
président de la République, sa personne et
sa politique sont des sujets de prédilection.
Ce débat dégénère parfois en joutes et
pugilats par statuts et commentaires
interposés. Pour ce faire, les uns et les autres
utilisent des articles de presse locale ou
internationale, arabe ou francophone, des
caricatures, des parodies et des vidéos. Il est
difficile de mesurer réellement le niveau de
participation ; seule la virulence des termes
utilisés ou la pertinence des angles
d’approche permettent de trier, dans la
masse, les textes pouvant servir dans un
débat d’idées à proprement parler. Ces
publications sont très populaires, suivies
parfois par des dizaines de milliers de
personnes.
L’unité nationale : un thème bien
suivi par beaucoup de gens, tous
politiquement affiliés, appartenant à deux
grandes tendances : celle des nationalistes
négro-mauritaniens et celle des nationalistes
arabes. Le débat à ce niveau, s’il n’est pas un
déni de l’autre, reste très sectaire et les plus
actifs sont les activistes des FLAM (Forces
de libération des Africains de Mauritanie).
Aucun débat de niveau respectable à ce
propos n’a lieu sur le net, la barrière
linguistique
rendant
tout
dialogue
impossible entre les deux parties qui se
sentent concernées par cette question.
L’islam politique et l’islam tout
court : c’est l’un des thèmes les plus
partagés et les plus discutés sur le net
mauritanien. Les débats y vont de la
retranscription toute simple et simpliste des
textes supposés sacrés et des citations plus
ou moins bien référencés, aux débats de
fond sur l’islam politique, la laïcité… Se
tiennent
également
des
discussions
intéressantes, qui ne concernent pas
uniquement la Mauritanie, mais le monde
musulman en général, et le monde arabe en
particulier. Deux grandes tendances s’y
confrontent : ceux qui prônent la nécessaire
relecture des textes fondateurs pour les
rendre plus adaptés à la modernité, plus
conformes au respect des droits humains et
des principes universels et ceux qui s'y
opposent.
L’esclavage : il devient l’un des
thèmes privilégiés depuis quelques années.
Il est à l’origine de l’indexation permanente
de la Mauritanie par les organisations des
droits humains. Le pays a promulgué une loi
incriminant l’esclavage (2007) et l’a inscrit
dans la constitution comme pratique
déshonorante pour l’humanité ; par ailleurs,
des programmes plus ou moins ciblés et
réussis tentent de redresser la situation de
précarité excessive dans laquelle vivent les
anciens esclaves et ses descendants.
Cependant, cette question reste l’une des
plus complexes à résoudre et des plus
sensibles; en effet, elle charrie toute une
histoire de servitude et d’injustice qui, bien
qu’officiellement reconnue et combattue,
n’est pas encore socialement assumée. Ce
débat n’est pas encore bien développé sur la
toile dans la mesure où il reste sans issue : il
n’en ressort pas encore une théorisation
partant des réalités sociales et culturelles
locales.
Deux approches distinctes sont
perceptibles dans la manière de traiter cette
question. D’une part, l’approche inquisitrice,
qui incrimine toute la société bidân et
n’accepte aucune forme de reconnaissance
de la version soft de l’acceptation officielle :
celle des séquelles de l’esclavage; et, d’autre
part, l’approche qui tente de la ramener à ses
sources de légitimation dans les textes sacrés
et les références religieuses locales ou
musulmanes. Cette dernière ravive le débat
lié à la relecture des textes fondateurs de
l’islam. Mais personne n'oriente le débat
vers la recherche de solutions à ce qui est un
vrai problème de société dans le pays.
40
Les Programmes du CJB, n°11
La question de la femme : le thème
concerne la liberté, la lutte contre les
violences dont elle est victime, et l’islam,
toujours, comme outil de sa soumission et de
sa mise en marge ; mais aussi comme seule
voie pour sa libération. Il s’agit d’un débat
qui est moyennement relayé par quelques
militantes qui font face à un tollé
d’indignations
et
une
indexation
systématique de la part d’une armada de
cheikhs, d’hommes plus ou moins avertis, de
femmes « orthodoxes et croyantes » qui
tiennent à considérer que l’islam lui a donné
tous ses droits et qu’elle ne peut rien
demander en dehors de ce que lui confèrent
les faqih et autres muftis et exégètes du 7e
siècle.
Les
grandes
questions
d’actualité : à ce propos, les intérêts des
internautes varient selon qu’ils sont sur la
plateforme s’exprimant en arabe ou celle en
français. En effet, l’intérêt des uns et des
autres aux questions d’actualité est
nettement lié aux sources d’information
qu’ils vont relayer à travers leurs partages et
leurs commentaires. Ainsi, par exemple, le
problème de la guerre au Mali est traité
différemment selon qu’on s’exprime en
arabe ou en français. Si l’internaute
arabisant pose le problème de manière assez
conforme à l’opinion prévalant dans
l’Azawad ou aux échos qu’en font les médias
arabes ou internationaux s’exprimant dans
cette langue, les francophones relaient,
même en les critiquant, les thématiques
développées dans la presse française, qu’elle
soit conventionnelle ou alternative. Les uns
font montre de compassion envers les
combattants Touareg de l’Azawad et leur
légitime combat pour plus de justice et
d’autonomie ; les autres ont tendance à
s’inscrire dans un cadre républicain
défendant l’intégrité territoriale du Mali,
même si cette intégrité territoriale est
héritée par essence, chose que fustigent les
arabophones, de la colonisation et, en
conséquence, selon eux, ne signifie pas
grand-chose pour les populations. Le
partage est donc net entre les partisans des
rebelles touareg du Nord Mali et ceux qui
pensent que leur combat n’est qu’une ultime
action impérialiste pour préserver les
intérêts et l’hégémonie de la France dans la
région. On trouve aussi, et ils prennent une
bonne place dans le débat, les pro- et les
anti- rebelles syriens, les pro- et les antiislamistes égyptiens, les pro- et les antiHamas...
En l’absence d’une sphère publique au
sens propre du terme, d’un espace
médiatique suffisamment développé pour
faire apparaître les opinions des uns et des
autres et pour relayer leurs préoccupations
de manière convenable, les réseaux sociaux
tendent à supplanter, de par leur proximité,
leur adaptabilité et leur utilisation facile,
toutes les autres formes de médias
disponibles dans le pays. Ainsi, la presse
écrite n’aura pas à résister à leur effet, et les
cadres classiques de passation des messages
ne seront plus efficaces sous peu.
L’interrelation entre ces réseaux et
l’information plus ou moins
formelle
Avec la libéralisation de l’espace
audiovisuel, la variété locale des radios (5
stations privées plus 3 publiques et 12
chaînes régionales) et des chaînes de
télévision (5 chaînes privées et 2 chaînes
publiques), sans parler du nombre de
journaux et de publications imprimés ou en
ligne, l’interaction entre ces médias
conventionnels, les sites et les plateformes
de discussion sur Internet est de plus en plus
visible. Et leur impact est grandissant à
mesure que s’étend l’accès des populations à
Internet.
Chaque
institution,
chaque
personnalité et chaque parti a désormais sa
page ou son blog. C’est en effet sur Facebook
plutôt que sur les écrans ou ailleurs, que les
radios et les télévisions annoncent les
thèmes de leurs émissions de débats,
déclinent l’identité de leurs invités et les
horaires de leurs programmes. C’est aussi là,
plus qu’ailleurs, que les partis politiques font
la promotion de leurs rassemblements et
meetings, et relaient leurs positions et leurs
déclarations. Et c’est là aussi, que les
hommes publics de tous bords mesurent le
niveau de leur popularité.
Les deux espaces sont désormais
entièrement liés et se relaient pour accorder
plus ou moins d’importance, selon la
tendance et le « buzz » des internautes, aux
différentes informations.
41
Les Programmes du CJB, n°11
Conclusion
Comme partout dans le monde, mais
particulièrement notre monde arabo-africain
où les technologies de l’information et de la
communication sont très récentes, et avec la
difficulté de l’accès matériel à ces
technologies, parler d’un impact mesuré et
chiffré de ces nouvelles techniques sur la
scène politique, sur l’opinion publique
naissante ou sur les centres de décision reste
une approximation qui ne peut être
valablement quantifié.
Néanmoins, il est certain que ces
nouveaux médias agissent sur cette sphère
publique naissante et commencent à avoir
un impact visible. C’est ainsi que l’Internet
est devenu un espace de retrouvailles et
d’échanges à tous les niveaux et dans tous les
domaines. En effet, s’y exprime de plus en
plus la diversité culturelle, politique,
religieuse et d’opinion de toute la
Mauritanie, avec un agencement et des
interactions plus ou moins réussis, des
développements plus ou moins harmonieux,
et une grande marge de liberté d’expression
que ne donne pas la sphère publique réelle
ou ce qui en tient lieu.
42
Les Programmes du CJB, n°11
Articles et études
Yahya ould Hamidoune, grand Mauritanien, homme singulier,
mathématicien d'exception
Alain Plagne
Professeur de mathématiques, École polytechnique
Centre de mathématiques Laurent Schwartz, Palaiseau
Article paru dans la SMF - Gazette - 129, juillet 2011 (Société mathématique de France). L'auteur est
coordinateur du Prix de mathématiques Yahya ould Hamidoune depuis 2012.
Yahya ould Hamidoune est décédé à
Paris vendredi 11 mars tôt dans la nuit après
une brève maladie. Il a été enterré le
dimanche 13 dans le cimetière « de sable »
du village familial à 150 kilomètres au sudest de Nouakchott (quelque part entre
Tighent et Bouti-limit).
Une enfance africaine
Yahya ould Hamidoune est né en
octobre 1947 à Atar en Mauritanie, au sein
d'une famille érudite de la tribu des Owlad
Daymân. À cette époque, Mokhtar, son père,
enseigne à la medersa, l'école franco-arabe.
Il deviendra par la suite [1] le grand
encyclopédiste – historien, géographe,
grammairien,
juriste, poète, etc. –
de la Mauritanie
(auteur
d'une
encyclopédie en 42
volumes, La vie
mauritanienne et,
dès
1952,
d'un
précis
[3])
et
occupera
des
fonctions
élevées
(il sera notamment
corédacteur de la
constitution
mauritanienne de
Yahya, Jussieu, 1982
1959 [2], conseiller
à la présidence [6], etc.). La famille est
cependant, si l'on peut dire, plus
« littéraire » que « scientifique » même si,
au dix-neuvième siècle, l'un des ancêtres de
Yahya, Mohand Baba ould Abeyd, s'intéresse
déjà à la logique [1]... Pendant son enfance,
Yahya croise Théodore Monod avec qui son
père travaille à l'IFAN, l'Institut français
d'Afrique Noire, à Dakar
(Sénégal),
rencontre qui le marquera toute sa vie.
À 15 ans, Yahya part étudier au Caire,
en Egypte. Il y restera jusqu'à l'achèvement
de ses études de deuxième cycle
universitaire
de
mathématiques.
Sa
formation mathématique initiale repose
surtout sur l'algèbre pour laquelle il gardera
une grande attirance, notamment pour sa
capacité à fournir des résultats très précis.
Au contraire, sa connaissance moins experte
des méthodes de type analytique lui fera
trouver d'autant plus révolutionnaire l'usage
des méthodes de sommes exponentielles
(analyse de Fourier) en combinatoire
additive.
En 1970, rentré à Nouakchott, Yahya
enseigne au Lycée National (l'université de
Nouakchott ne sera créée que dix ans plus
tard, et seule une École normale supérieure
est chargée de la formation des enseignants
de lycée). Yahya donne ses cours mais sa
grande affaire, à cette époque, ce sont les
jeux, notamment les dames mauritaniennes,
dont il s'impose immédiatement comme le
champion national. La passion des jeux lui
fera pratiquer également les échecs, mais
aussi le tarot et le bridge, qu'il apprendra
d'un jeune enseignant français au Lycée
National et plus tard le backgammon.
Durant ces années de jeunesse, on le
retrouve aussi au milieu des mouvements de
révolte (liée à un sentiment antinéocolonialiste) de la société mauritanienne.
Cela lui coûtera plusieurs mois de prison,
dont il gardera un souvenir cuisant. Mais,
peut-être paradoxalement, ses amis de
l'époque voient en lui un esprit pur et très
brillant mais peu intéressé par le monde
matériel.
La formation mathématique
Ce n'est qu'en 1975 que, se cherchant
un nouveau défi intellectuel, Yahya décide
de
s'essayer
à
la
recherche
en
43
Les Programmes du CJB, n°11
mathématiques. Il part alors en France, à
Paris, où il suit des enseignements de
théorie des graphes au niveau DEA puis
entame une thèse à l'université Pierre-etMarie-Curie (Paris 6 à Jussieu) avec Michel
Las Vergnas. Ce dernier le décrit comme un
étudiant supérieurement doué. Sa première
publication Sur les atomes d'un graphe
orienté, parue dans les Comptes Rendus de
l'Académie des sciences, date de 1977. Ses
résultats en théorie de la connectivité
transforment rapidement Yahya en un
expert du sujet. Il obtient sa thèse de
troisième
cycle
(intitulée
Quelques
problèmes de connexité dans les graphes
orientés) en février 1978 et entre au CNRS
en 1979. Il débute sa carrière dans l'équipe
de Claude Berge à l'université Pierre-etMarie-Curie, et passe sa thèse d'état
Contribution à l'étude de la connectivité
d'un graphe dès juin 1980. En 1981, Yahya
est promu Chargé de Recherche de première
classe.
Le développement de sa carrière
Jusqu'au milieu des années 80, Yahya
travaille presque exclusivement en théorie
des graphes, essentiellement sur des
problèmes de connexité. Mentionnons
quelques incursions durant cette période
dans le domaine des jeux combinatoires et
des matroïdes à l'occasion de plusieurs
articles en collaboration avec M. Las
Vergnas, portant notamment sur une
version orientée du jeu de commutation de
Shannon dans le cadre des matroïdes
orientés. C'est aussi à cette époque que, sur
le conseil de P. Camion, Yahya lit le livre de
H. B. Mann, Addition theorems portant sur
le concept de somme de Minkowski (ou
encore, somme d'ensembles),
A + B = { a + b, a e A , b e B},
pour A et B deux sous-ensembles non vides
d'un monoïde donné. À cette lecture, il se
rend compte que lorsqu'on spécialise ses
résultats en connectivité à une certaine
classe de graphes (graphes de Cayley), on
obtient des énoncés importants en théorie
additive des nombres ; en d'autres termes,
certains résultats de connexité graphique
généralisent, sous forme déguisée, certains
résultats de théorie additive. C'est la
naissance de la très fructueuse méthode
isopérimétrique. Yahya commence alors une
impressionnante moisson de résultats,
retrouvant, améliorant ou généralisant
(typiquement à des situations nonabéliennes) nombre de résultats classiques
en théorie additive des nombres, à
commencer évidemment par le vieux
théorème de Cauchy-Davenport sur la taille
minimale d'une somme d'ensembles modulo
un nombre premier p : si A et B sont deux
sous-ensembles non vides de Z/pZ, on a :
|^+B|^min(|^| + |B|-l,p).
Mais tous les résultats classiques vont
bientôt suivre, notamment des théorèmes
d'Oison, Chowla, Mann, Shepherdson,
Shatrowsky, Vosper, Kneser, Kemperman, ...
Une théorie de la paire critique sera obtenue
en non-abélien, des résultats à la Kemperman étendus (description des ensembles
extrémaux pour certains problèmes additifs
en terme de progressions arithmétiques avec
trous). Yahya obtiendra également de
nombreuses généralisations du théorème
d'Erdôs-Ginzburg-Ziv (sur les séquences
sans sous-somme nulle).
Quelques grands résultats
On l'a dit, Yahya a commencé par
s'intéresser à la théorie des graphes, et
notamment aux problèmes de connexité
dans les graphes orientés. Pour ces graphes,
il a développé une théorie parallèle à la
théorie des fragments et des atomes que W.
Mader avait introduite dans le cas des
graphes non orientés. En utilisant sa théorie,
Yahya a pu démontrer notamment que la
conjecture de Caccetta-Haggkvist (1978) est
vraie dans le cas des graphes sommetstransitifs.
Son plus célèbre résultat reste sans
doute la preuve d'une conjecture datant du
début des années 60 due à Erdôs et
Heilbronn, conjecture qui avait suscité de
très nombreux travaux et pour laquelle on
ne disposait que de résultats partiels. Tant
qu'à faire, ce théorème portant sur le
cardinal minimal d'une somme restreinte
modulo un nombre premier p, qu'il
démontre avec J. A. Dias da Silva en 1991 et
publie discrètement en 1994 sous le titre
Cyclic spaces for Grassmann deriva-tives
and additive theory dans le Bulletin ofthe
London
Mathematical
Society,
est
44
Les Programmes du CJB, n°11
directement obtenu sous
généralisée qui énonce que
une
forme
\ h A A \ > m \ n ( h \ A \ - h2 + 1 , p )
où hA A = {ai + • • • + a/,, ai,..., a/, G A, a,- ^
aj pour tous 1 < ; ^ j < h } .
C'est bien loin d'être la seule
conjecture que Yahya ait démontrée. Il
aimait d'ailleurs relever les défis et donc
s'attaquer aux problèmes laissés ouverts par
d'autres. C'était notamment l'occasion de
tester son approche isopérimétrique, qu'il
pensait pouvoir appliquer à un très grand
nombre de situations. Voici quelques autres
exemples.
Si G est un groupe abélien, le nombre
critique de G est le plus petit entier tel que
tout sous-ensemble S de G de cardinal au
moins ce nombre vérifie l'assertion que tout
élément de G peut s'écrire comme la somme
des éléments d'un certain sous-ensemble de
S. En 1999, avec W. Gao ( O n additive
bases, publié dans Acta Arithmetica), Yahya
a résolu la conjecture que G. T. Diderrich
avait énoncée (1975) sur la valeur de ce
nombre. Plus récemment, avec A. Llado et 0.
Serra (2008), Yahya avait répondu à une
question analogue de V. Vu dans le cas où
l'on se restreint à des ensembles S
d'inversibles d'un groupe cyclique donné.
Yahya aimait également beaucoup le
problème de Frobenius sur les valeurs de
formes linéaires en nombres entiers positifs.
Il a résolu en particulier la conjecture
d'Erdôs-Graham-Lewin-Dixmier concernant
les familles de coefficients conduisant à un
grand nombre de Frobenius.
Tout récemment encore, Yahya avait
résolu brillamment, et de façon élémentaire,
une conjecture de T. Tao portant sur une
version non commutative du théorème de
Kneser (voir [7]). En fait, je me souviens que
c'est presque immédiatement à la lecture de
la question qu'il a su qu'il allait pouvoir y
donner une réponse. Il est probable que le
résultat - peut-être sous une forme
informelle - lui était préalablement familier
et existait dans son vivier mental de
résultats, ceux qu'il pouvait probablement
démontrer, mais dont il ne s'attaquait à la
rédaction que si l'occasion s'en présentait...
quand tant d'autres publient ce que lui
considérait - c'était son côté élitiste - comme
des remarques. En l'occurrence, la
publication de la question sur le blog de T.
Tao aura juste agi comme un déclencheur. A
mon avis, la valeur des autres trésors de ce
vivier, ceux que Yahya a emportés avec lui,
est inestimable.
En 35 ans de recherche mathématique,
Yahya aura rédigé une centaine d'articles
qu'il avait pris l'habitude de mettre sur arXiv
les dernières années. Il a eu de nombreux
coauteurs mais c'est avec Oriol Serra
(Barcelone) qu'il aura le plus collaboré.
Le prix Chinguitt
En 2001, le président de la République
Mauritanienne lui remet le premier prix
Chinguitt pour les sciences et techniques,
pour ses travaux en théorie additive des
nombres. Il est alors unanimement reconnu
comme le plus grand mathématicien
mauritanien. Yahya mettra immédiatement
ce prix au service de la promotion de la
recherche fondamentale en Mauritanie en
organisant en 2002 un congrès scientifique
international rassemblant toute la diaspora,
toutes sciences confondues.
En France, le système - montrant ses
limites - ne lui accordera jamais le titre de
Directeur de Recherche, qu'il méritait à
l'évidence pour ses travaux scientifiques dès
la fin des années 80. On lui reprochait
notamment son faible encadrement de
doctorants. Pourtant, de très nombreux
thésards et jeunes mathématiciens ont
bénéficié de son savoir et de ses conseils,
qu'il dispensait généreusement et sans
calcul. Les systèmes humains favorisent
souvent ceux qui leur ressemblent. La vérité
oblige à dire que Yahya, lui, était un original,
mathématiquement bien sûr, mais aussi par
sa discrétion et sa modestie, son refus des
compromissions et son intégrité morale sans
faille.
Sa façon de faire des mathématiques
Yahya était un intuitif. Il sentait les
résultats avant d'en vérifier les détails, pouvant souvent donner un plan d'attaque
précis, avec étapes intermédiaires, avant
tout calcul. Il aimait moins - comme
beaucoup d'autres - l'étape de la rédaction et
de la vérification de tous les détails. Je me
souviens que lorsque nous écrivions un
article ensemble, il m'écrivait des courriers
électroniques me disant par exemple : Nous
devrions pouvoir raccourcir et généraliser
cette preuve et donnait quelques indications
très générales, que je ne comprenais pas
45
Les Programmes du CJB, n°11
forcément. Mais à toutes mes questions, il
apportait des réponses. Elles arrivaient
parfois seulement après plusieurs jours,
mais Yahya était sûr de son fait, même
lorsque les calculs n'étaient pas du tout
évidents.
Yahya aimait par-dessus tout la
brièveté des arguments, considérant souvent
la qualité d'une preuve à l'aune de sa
longueur. Plus généralement, il estimait que,
trop long, un article mathématique perdait
de sa superbe et devenait moins lisible.
L'humaniste mauritanien
Mais Yahya n'était pas seulement un
mathématicien, surtout lorsqu'il se trouvait
en Mauritanie où il se rendait plusieurs fois
par an. Tous les témoignages que j'ai pu
recueillir dressent le portrait d'un homme
célèbre malgré lui et aimé en Mauritanie (à
l'arrivée de son cercueil en Mauritanie, en
pleine nuit, une foule d'environ cinq mille
personnes - dont certaines s'étaient donné
rendez-vous via un réseau social -l'attendait
pour lui rendre hommage).
Yahya aimait passionnément son pays
pour lequel il souffrait à chaque nouveau
désordre politique ou mauvaise nouvelle.
Profondément honnête (pas seulement en
mathématiques), c'est peut-être le problème
de la corruption qui le rendait le plus
pessimiste. Malgré l'adversité, il aura lutté
inlassablement pour la démocratie en
Mauritanie : on trouve trace de ses appels et
de pétitions qu'il a organisées ou signées sur
internet. Également passionné par le combat
pour l'écologie, il défendit bec et ongles le
Parc National du Banc d'Arguin - inscrit au
patrimoine mondial de l'UNESCO et dont il
faisait partie du Conseil Scientifique notamment en 2005 contre une compagnie
pétrolière australienne. À cette occasion, il
chaperonna une jeune équipe de journalistes
pour l'aider à tourner un film sur la
corruption
locale
et
les
désastres
écologiques, Between the oil and the deep
blue sea. De façon amusante, Yahya est
présenté dans le film comme un militant
environnemental. L'équipe du film m'a
confié garder un souvenir impérissable du
tournage.
Un des plus grands services qu'il
pensait devoir rendre à son pays était d'y
promouvoir l'éducation. Yahya travailla
ardemment avec un jeune mathématicien
mauritanien, professeur en Allemagne,
Mohameden ould Ahmedou, à une réforme
du système d'enseignement pour créer un
système du type classes préparatoires en
Mauritanie. L'échec de cette tentative ne
refroidit pas les ardeurs éducatives de
Yahya. Très récemment encore, il m'avait
engagé à venir promouvoir le concours
d'entrée
international
de
l'École
polytechnique auprès des plus brillants
étudiants mauritaniens, par amour de
l'humanité, disait-il. Il tenait à associer le
Sénégal, voisin de la Mauritanie qu'il
connaissait bien, à cette démarche.
Yahya est toujours resté, selon les
témoignages, un homme du désert, de la
solitude et de la méditation. Parallèlement, il
était cependant très heureux de vivre en
France au pays de la devise républicaine
Liberté, Égalité, Fraternité. Je crois que
l'équilibre qu'il avait trouvé entre la société
française et la vie mauritanienne lui plaisait,
ne retenant que le meilleur de chacun. Si
Yahya souhaitait importer une forme
d'élitisme français en Mauritanie, il aurait
aimé apporter une forme de sagesse
maraboutique (ou les batailles ne dépassent
pas u n échange de paroles piquantes
exprimées en vers [4]) en France,
notamment à l'occasion de conflits entre
personnes : les mathématiques sont faites
pour
renforcer
l'amitié,
disait-il.
Parallèlement, Yahya conservait en toute
circonstance son indépendance d'esprit ou,
dit autrement, aimait vérifier les choses par
lui-même. Par exemple, malgré une
éducation religieuse, Yahya était un laïc
fervent, ce qui finissait de le rendre unique
en Mauritanie, où il demeurait une sorte de
curiosité.
Quelques souvenirs plus personnels
Après ma thèse, j'ai commencé à
travailler à l'École polytechnique. À cette
époque, la théorie additive des nombres
qu'on n'appelait pas encore Combinatoire
additive n'était guère développée en France
en dehors de Bordeaux où J.-M. Deshouillers encadrait une petite équipe dont
je suis issu.
En poste à Paris, j'ai contacté Yahya
assez vite en 1999 pour rompre l'isolement.
Il m'a tout de suite accueilli... avec des
problèmes, qui ont débouché, entre autres,
sur nos trois publications communes mais
surtout sur un apprentissage de ses
46
Les Programmes du CJB, n°11
méthodes, passionnant et formateur pour
moi.
Il me fixait fréquemment rendez-vous
à Chevaleret pour de brèves (mais intenses)
discussions. Comme pour les articles, le plus
court était le mieux.
Très récemment, il s'était intéressé au
problème des sommes d'homothétiques d'un
ensemble d'entiers fixé. Je lui avais parlé de
mon souhait de démontrer un résultat
analogue dans Z/pZ et il m'encouragea
fortement, me prévenant que le problème
était difficile. J'ai juste eu le temps de lui
dire que j'avais obtenu une version faible de
ce résultat [5], ce qui lui fit, je crois, plaisir.
En plus du souvenir d'un grand
mathématicien, je garderai de Yahya celui
d'un homme aux qualités humaines et à la
grandeur morale exceptionnelles. C'était
également un homme d'une grande pudeur
et, pour le dire simplement, un homme
aimable. Je me souviens de la stratégie qu'il
a employée pour m'offrir un livre (sur les
oiseaux du Banc d'Arguin) juste avant Noël
2010 : après m'avoir d'abord prêté le livre, il
m'interrogea pour savoir si le livre avait plu
à mes enfants. Lorsque je lui répondis que
oui, il conclut : eh bien alors, il faut que tu le
gardes.
Hommages
Plusieurs hommages lui ont d'ores et
déjà été rendus : une journée spéciale a été
organisée le 29 mars à l'université Pierre-etMarie-Curie (voir [9]). L'Association des
Jeunes Mauritaniens de France a également
organisé une rencontre en l'honneur de
Yahya, le 9 avril 2011 à Paris, à laquelle le
Conseiller culturel de l'ambassade de
Mauritanie en France a pris part. Des sites
internet centralisent informations et
photographies, voir [10] ou [11]. Pour citer
encore un exemple, C. Villani lors d'un
colloque à l'UNESCO à la mi-avril 2011 où il
s'est
exprimé
sur
la
place
des
mathématiques en Afrique, a évoqué la
mémoire de Yahya, mathématicien africain
exemplaire. Ajoutons qu'un numéro spécial
de European Journal of Combinatorics lui
rendra hommage. Enfin, une conférence
internationale en combinatoire additive
devrait être dédiée à sa mémoire à l'été 2012.
Qui sait si d'ici là l'université de Nouakchott
ne portera pas le nom de Yahya ould
Hamidoune?
Remerciements : pour rédiger cette
note, j'ai profité de conversations avec
Mohameden ould Ahmedou, Violeta Ayala et
Dan Fallshaw, Adrian Bondy, Abdel Wedoud
ould Cheikh, Toka Diagana, Sidi-Mahmoud
Kaber, Michel Las Vergnas, Mohamed El
Mokhtar ould Bah et Patrick Sargos. Je les
remercie du temps qu'ils m'ont consacré et
des informations qu'ils ont bien voulu
partager avec moi.
Références
[1] P. Bonté, E. Conte, C. Hamès, A. W. ould
Cheick, Al-ansâb, la quête des origines,
anthropologie historique de la société tribale
arabe, Maison des Sciences de l'Homme,
1991.
[2] M. ould Daddah, La Mauritanie contre vents
et marées, Kathala, Coll. Hommes et Sociétés,
2003.
[3] M. ould Hamidoun, Précis sur la Mauritanie,
IFAN, Dakar, 1952.
[4] M. ould Hamidoun, A. Leriche, Coutume
d'autrefois en Mauritanie, Bulletin de l'IFAN
XIV, 1 (1952), 344-350.
[5] A. Piagne, Sum of dilates in groups of prime
order, http://arxiv.org/abs/1104.1997.
[6] M. Villasante Cervello, Colonisations et
héritages actuels au Sahara et au Sahel, ch.
7,
« Les
producteurs
de
l'histoire
mauritanienne. Malheurs de l'influence
coloniale dans la reconstruction du passé des
sociétés sahélo-sahariennes », L'Harmattan,
2007.
[7] http://terrytao.wordpress.com/2011/03/12/h
amidounes-freiman-kneser-theorem-fornonabelian-groups
[9]
http://www.math.jussieu.fr/~balandraud/Yo
H/YoH.html
[10] http://www.math.jussieu.fr/mlv/YOH/YOH.html
[11]
http://www.math.polytechnique.fr/~plagne/
hamidoune.html
Yahya pendant un exposé au Séminaire de
combinatoire, Chevaleret, janvier 2006.
47
Les Programmes du CJB, n°11
Compte rendu
Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie :
1989 à 2012
Thèse de doctorat de science politique,
Université Paris-Ouest, Nanterre, La Défense
Sidi N’Diaye
UFR de droit et de science politique, Institut des sciences sociales du politique
UMR 7220 CNRS
Cette thèse, réalisée sous la direction
de Jean-Charles Szurek et soutenue en
octobre 2012, rend compte de la crise
politique de 1989 en Mauritanie, de ses
ressorts lointains et complexes, et du
processus inabouti de sortie négociée d’un
conflit longtemps recouvert du voile du déni
et du silence.
Après plusieurs mois de tensions au
Sénégal et en Mauritanie, le 9 avril 1989 eut
lieu une altercation violente qui opposa, à la
frontière mauritano-sénégalaise, paysans
sénégalais du village de Diawara et éleveurs
mauritaniens; les premiers reprochant aux
seconds de laisser le bétail divaguer sur leurs
terres de culture. L’affrontement fit deux
morts et plusieurs blessés. Mutuellement, les
autorités mauritaniennes et sénégalaises se
rejetèrent la responsabilité de l’incident. En
quelques jours le drame de Diawara devint
une crise interne en Mauritanie et au
Sénégal et une crise diplomatique entre la
Mauritanie et le Sénégal. Dans les deux pays,
cette double crise fut le début de longues
semaines d’exactions et de violences dirigées
contre les ressortissants sénégalais en
Mauritanie et mauritaniens au Sénégal.
Cependant, si de nombreux ressortissants
sénégalais, en Mauritanie, subirent la
persécution de civils plus ou moins
organisés et des autorités militaires, ils ne
furent pas les seuls. Au nombre des morts
(probablement un millier), des blessés et
autres expulsés vers le Sénégal et le Mali,
figurait en effet une fraction importante de
Mauritaniens Noirs. Aussi, cette thèse se
propose, au-delà d’une simple histoire
événementielle, de considérer les raisons du
basculement de la société mauritanienne
dans la violence extrême, la signification
dont cette violence et son exacerbation était
porteuse et la « politique de réconciliation »
initiée ou poursuivie par les gouvernements
successifs après la chute du président
Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya en août
2005.
Ce travail, qui est une écriture de
l’histoire du passé violent et de ses voies
d’« extrication » en Mauritanie 1, a supposé
de répondre à deux impératifs : d’une part,
comprendre le sens des événements, le
comment et le pourquoi. Autrement dit,
travailler, tout en les interrogeant, à la
restitution
objective
des
faits.
Deuxièmement, évoquer ce qu’a été la
politique de l’État mauritanien pour faire
face à son histoire problématique, faite de
tensions ethniques et sociales, et trouver une
issue à la crise.
Tout en souscrivant à l’interprétation
selon laquelle la crise de 1989 trouvait ses
origines dans la sous représentativité
politique de certaines fractions de la société
mauritanienne, dont les communautés
« négro-africaines », mais aussi dans la
question foncière, j’ai essayé de montrer que
la crise de 1989 trouvait aussi, et
précisément, une partie de ses origines dans
le passé des rapports interethniques
traversés de moments de solidarité et de
désolidarisation, moments trop vite évacués
par les observateurs.
Le but n’était pas de convoquer
mécaniquement le passé pour expliquer le
présent, mais de voir ce que le passé pouvait
nous dire du présent. Par ailleurs, le passé
plus ou moins trouble des relations
interethniques et l’évolution de celles-ci au
lendemain de l’indépendance ont forgé des
imaginaires chargés de stéréotypes qui, s’ils
1 Selon la formule de Michel Dobry, « Les voies
incertaines de la transitologie : choix stratégiques,
séquences historiques, bifurcations et processus de
path dependence », Revue française de science
politique, vol. 50, n°4-5, 2000, p. 585-614.
49
Les Programmes du CJB, n°11
n’ont pas été la cause directe de la crise de
1989, ont fini par biaiser le rapport à
l’« autre » et autoriser l’explosion de
violences. En me fondant sur des récits de
victimes civiles et militaires rescapées des
camps de détention et sur l’analyse du
discours de leurs geôliers, j’ai tenté de
montrer comment l’imaginaire a joué un rôle
capital dans la construction de l’autre
comme ennemi, dans sa destruction et dans
la radicalisation de la violence.
Avec d’autres chercheurs, je pose
ensuite que 1989 fut l’occasion pour les
franges radicales du régime militaire
(baathistes et nasséristes) d’engager une
répression sans précèdent contre des
fractions déterminées de la communauté
Haalpulaaren (Toucouleur et FulBe). Les
élites politiques modernes, intellectuelles et
militaires de cette communauté furent la
principale cible de violences dont le but était
d’étouffer des revendications de plus en plus
gênantes et embarrassantes pour le régime.
Ce fut en même temps l’occasion de
travailler méthodiquement au dépeuplement
des terres fertiles de la vallée du fleuve
Sénégal, terres majoritairement occupées
par des familles haalpulaaren présentées par
le discours étatique extrémiste comme
« étrangères sur le sol mauritanien ».
Deuxièmement, je me suis proposé
d’interroger la politique de réconciliation
nationale engagée par les autorités
mauritaniennes depuis la chute d’Ould Taya
en août 2005, les mesures posées en sa
faveur, la réception de cette politique par les
organisations de victimes mais aussi ses
limites. Et de fait, on constate que les deux
mots qui caractérisent aujourd’hui le mieux
cette politique de réconciliation sont :
« tâtonnements » et « ambiguïté ». Les
initiatives du régime actuel du président
Ould Abdel Aziz furent très inégalement
reçues et comprises par les organisations de
victimes basées en Mauritanie et en France.
Si pour quelques responsables associatifs,
ces initiatives ont suffi à définitivement
tourner la page du passé douloureux, il n’en
allait pas de même pour la grande majorité
des associations de victimes mauritaniennes
de France et de Mauritanie, de plus en plus
divisées par ailleurs par des questions de
leadership.
Les ambiguïtés de la politique de
réconciliation, à savoir, entre autres, la
signature d’un accord sur le règlement du «
passif humanitaire » avec une seule
association de victimes (Collectif des
victimes de la répression, COVIRE) en conflit
avec
d’autres,
le
recensement
et
l’indemnisation d’une petite frange de
victimes et l’absence d’initiatives allant dans
le sens de l’établissement d’une vérité
historique demandée par la majorité des
organisations de victimes, sont liées à deux
éléments essentiels. D’une part, le fait que le
régime actuel soit encore habité par nombre
d’anciens membres du régime d’Ould Taya,
le président Ould Abdel Aziz compris (ce qui
rend plus difficile l’établissement d’une
vérité acceptable sur le passé). Le second
élément, jouant en faveur du maintien de la
confusion autour des années de violence, est
le souci des autorités de proroger le contrat
social, symbolisé par le qualificatif
« islamique » de République islamique de
Mauritanie. Prorogation d’un contrat social
pourtant radicalement rompu par les
événements de 89, mais justifiée en la
rhétorique gouvernementale par la nécessité
de préserver l’unité et la paix nationale.
Outils de la recherche
Dans ce travail, je me suis appuyé sur
trois types de ressources complémentaires :
l’enquête par entretiens, l’observation
ethnographique, le dépouillement d’archives
et de la presse. Dans la mesure où je traitais
d’un passé relativement récent, il me
paraissait indispensable de donner la
priorité aux récits des victimes et témoins de
la crise de 1989-1991. A cet effet, les
entretiens réalisés en Mauritanie et en
France, le furent avec d’anciens officiers de
l’armée et de la marine nationale
mauritanienne, des intellectuels, des
fonctionnaires radiés, des opposants
politiques et enfin, quelques veuves et mères
de militaires disparus. L’objectif de ces
entretiens était, d’une part, de savoir ce que
les victimes politisées et mobilisées que j’ai
rencontrées disaient de leur passé et de la
répression subie, et comment ce passé était
interprété par elles. Et, d’autre part, je
souhaitais comprendre la réception et la
perception par les victimes, de la politique
de réconciliation encore en cours en
Mauritanie.
50
Les Programmes du CJB, n°11
Aux entretiens réalisés en France et en
Mauritanie, se superposent les enquêtes
ethnographiques qui ont consisté à prendre
part en tant qu’observateur à des réunions
d’associations, des conférences, des marches
et des journées à la mémoire des disparus.
Toutes les associations de victimes que j’ai
suivies ont accepté de m’ouvrir leurs portes,
m’ont autorisé pour quelques-unes à assister
à leurs échanges même lorsque le huis clos
était requis.
Enfin, les archives et la presse furent la
troisième et dernière ressource à laquelle j’ai
eu recours dans mes recherches. Les pièces
d’archives auxquelles j’ai eu accès (au Centre
culturel français de Nouakchott, à Dakar et à
Aix-en-Provence),
me
permirent
de
travailler à une objectivation de la nature des
relations sociales en Mauritanie avant,
pendant et après la colonisation. L’accès à
cette ressource me permit également
d’évaluer le rôle joué par l’administration
coloniale dans la structuration des
antagonismes sociaux en général et
ethniques en particulier.
Présentation des différentes
parties de la thèse
Par souci de clarté du propos, j’ai
choisi d’adopter un plan classique,
chronologique, en trois parties. La première
partie de la thèse tente une brève
objectivation des relations interethniques en
Mauritanie avant, pendant et après la
colonisation. Grâce aux archives et travaux
académiques, cette rétrospective permet de
réaffirmer la complexité de relations qui,
bien que faites d’alliances, étaient également
largement traversées par des conflits que la
domination française, pour son propre
intérêt, viendra relativement pacifier. Cette
première partie part ainsi de l’époque
précoloniale au moment postcolonial,
moment qui va révéler le malaise d’une
société en proie à de profondes tensions et
d’un Etat n’ayant pas su accommoder les
différences dans la perspective de la
fondation d’une communauté nationale. A ce
travail
d’objectivation
des
relations
interethniques, s’ajoute la description
compréhensive des « événement de 89 » et
de la postérité immédiate du court moment
« 89-91 », autrement dit, des tentatives qui
furent celles des autorités mauritaniennes de
solder la question complexe du « passif
humanitaire » tout en niant la réalité des
tueries et des expulsions qui touchèrent une
fraction importante des populations noires
en Mauritanie.
La seconde partie de la thèse revient
sur le coup d’État du 3 août 2005 et
l’éviction, au terme de deux décennies de
régime, du président Ould Taya; éviction qui
va déboucher sur une refondation du jeu
politique, une revivification des espaces de
dissidence (champ politique et associatif)
mais également sur les premières mesures
engagées en faveur de la « réconciliation
nationale ». Cette partie est également
l’occasion de voir, notamment au travers des
Journées nationales de concertation en tant
que moment d'évocation des absents, toute
la difficulté de la restitution des terres
confisquées, du retour des réfugiés et de la
reconquête de leurs droits et biens, à rendre
possible de manière consensuelle la
réconciliation.
La troisième et dernière partie évoque
le « moment Ould Abdel Aziz », moment où
la gestion du « passif humanitaire » va
revêtir le costume de l’ambiguïté et des
atermoiements illimités. C’est aussi le
moment où les autorités abordèrent la
question des « années de plomb » et où, du
fait de l’opacité de son cahier de charges et
de subtiles manœuvres politiciennes, elles
précipitèrent les organisations de victimes,
divisées, dans d’interminables querelles de
leadership.
Les acquis de la recherche
A travers cette recherche, je me suis
efforcé d’apporter des éléments de réponse
dans trois directions; le principal apport de
cette thèse est qu’elle permet, s’agissant de
la crise de 1989 et de ses ressorts, de
considérer un élément mis à l’écart lorsqu’il
est question d’expliquer cette crise : le passé
des relations interethniques. En effet, avec le
souci permanent d’éviter le piège d’une
essentialisation du moment 1989, il m’a
paru nécessaire de revenir sur les relations
entretenues
par
les
deux
grandes
communautés mauritaniennes (Bidân et
Noire) au cours des moments précolonial,
colonial et postcolonial. Par ce retour à
l’histoire, j’ai voulu prêter un minimum
d’attention à ce que le passé ancien avait fait
51
Les Programmes du CJB, n°11
au passé récent et montrer que la crise de
1989 se devait d’être en partie arrimée à
l’histoire des relations interethniques.
Le second acquis de ce travail réside
dans l’éclairage qu’il apporte sur la manière
dont les disparités politiques et sociales ont
été rendues possibles et se sont
institutionnalisées
avec
la
genèse
progressive d’un espace politique de
concurrence qui fut davantage l’affaire d’une
petite oligarchie bidân. L’interrogation de
cette genèse de l’espace politique a ceci
d’intéressant qu’elle permet de montrer qu’il
a surtout été question entre 1946 et 1961
d’une construction, par la France, de
disparités politiques et sociales qui vont
essentiellement bénéficier à quelques
groupes de parenté et familles bidân.
Cette institution des inégalités sera
l’une des causes, non pas du réveil du
malaise éprouvé par une frange de l’élite
intellectuelle haalpulaaren, mais de son
regain. Les événements de 1966 – liés à un
projet de réforme scolaire d’arabisation,
contesté par les communautés noires –,
furent l’expression concrète de ce malaise
qui avait déjà été exprimé à la veille de
l’indépendance par différents groupes
politiques noirs de la vallée du fleuve. En
effet, au lendemain de l’indépendance,
plusieurs lois et réformes rendant
obligatoire l’enseignement de l’arabe dans le
secondaire et dans le primaire furent
votées 2. Celles-ci seront vécues par les
élèves et lettrés noirs comme « une
pénalisation et un barrage de plus à leur
promotion » 3. Ils considéraient que la
volonté du gouvernement d’imposer par la
loi, la langue arabe comme langue officielle,
renvoyait à une forme « d’oppression et
d’assimilation menaçant, à plus ou moins
long terme, leur identité culturelle
propre » 4. Dès lors, la question des langues
va devenir un enjeu de lutte politique et un
élément majeur du repli et des crispations
communautaires. De cette question de la
2 Janvier 1966, décret d’application de la loi du 30
janvier 1965 rendant obligatoire l’apprentissage de
l’arabe dans l’enseignement secondaire suivi des
réformes de 1973, 1979 et 1999.
3 Francis de Chassey, Mauritanie : 1900-1975, Paris,
L'Harmattan, 1985, p. 392.
4 Ambroise Queffélec et Bah Ould Zein, La longue
marche de l’arabisation en Mauritanie, 2001.
langue, les lettrés noirs firent leur cheval de
bataille et réussirent à mobiliser les élèves
noirs autour de la cause qui était la leur.
C’est qu’en réaction à la première mesure
linguistique du gouvernement, quelques
hauts fonctionnaires noirs portèrent à la
connaissance des autorités leur crainte de
voir la langue française être progressivement
ostracisée au profit de l’arabe. Le Manifeste
des dix-neuf de janvier 1966 fut le texte qui
leur permit de dénoncer un système jugé
partial par eux. Ils y formulèrent leurs
revendications et y apportèrent leur soutien
aux grèves des élèves noirs qui eurent lieu à
Nouakchott et à Rosso le 4 janvier 1966, puis
à Kaédi et Aioun el-Atrouss.
A cette question épineuse des langues
va s’ajouter celle de l’accaparement des
ressources du pouvoir par une minorité;
accaparement des ressources qui généra des
comportements
protestataires
et
contestataires qui se radicalisèrent et qui
furent le fait d’une fraction de l’élite noire.
Les autres fractions de cette élite et autres
notabilités noires restant proches du
pouvoir.
Un troisième axe fort de cette
recherche a trait à l’interrogation du
processus de réconciliation initié en 2007
par le président Sidi Ould Cheikh Abdallah
sous la pression des bailleurs de fonds
étrangers
(l’Union
européenne
en
particulier) sensibilisés entre autres par les
ONG internationales et les organisations de
victimes. Ce processus de réconciliation, au
lieu d’un consensus, a produit un profond
dissensus, clivant plus ou moins les
populations mauritaniennes et les victimes
en particulier. En effet, après son coup
d’État contre Sidi Ould Cheikh Abdallah en
2008, le général Mohamed Ould Abdel Aziz,
élu en 2009 après quelques mois d’un travail
acharné de légitimation de son coup d’État
auprès de la communauté internationale,
poursuivit la politique de réconciliation en
négociant avec un seul et unique
interlocuteur, le Collectif des victimes de la
répression (COVIRE). Les responsables de ce
collectif signèrent un accord portant
règlement du « passif humanitaire » avec les
autorités, sans l’aval des petites et grandes
organisations de victimes basées en
Mauritanie et en France.
Si cela a contribué à contrarier la
politique de réconciliation, le maintien des
52
Les Programmes du CJB, n°11
anciens membres du régime Ould Taya (le
président compris) à de nombreux postes de
décision, n’y est également pas étranger. Il
semble en effet difficile de croire que ces
anciens dignitaires du régime d’Ould Taya et
nouveaux dirigeants, acceptent sans réserve
de dévoiler l’entière vérité des faits (une des
principales revendications des organisations
de victimes) en ouvrant le tragique chapitre
des « années de plomb ». Et si malgré tout,
en vertu des principes de la realpolitik
mauritanienne, une réconciliation politique
négociée par les « en-haut-du-haut » (c’està-dire les élites politiques noire et bidân)
devait être envisagée, il n’en serait pas moins
difficile d’exiger des « en-bas-du-bas » (les
victimes mobilisées), le silence au seul
prétexte d’un retour à la normale négociée
par le haut. La mobilisation des victimes en
Mauritanie, en France, en Belgique et aux
Etats-Unis est telle que, recouvrir le passé
violent d’un voile apparaît comme
inenvisageable.
On pourrait, comme ce fut le cas en
Espagne, décider sur le mode légal de
tourner la page du passé et renoncer à
l’évoquer publiquement. Mais une telle
politique de promotion de l’oubli et du
silence pourrait, comme ce fut encore le cas
en Espagne postfranquiste, conduire à la
redynamisation
des
revendications
victimaires, redynamisation des demandes
de justice, de dévoilement de la vérité (celle
qu’attendent les victimes) et de réparation
des préjudices subies par elles, directement
ou du fait de la disparition de leurs proches.
En somme et pour reprendre une formule
d’Achille Mbembé, tant qu’au chevet de
l’État mauritanien sera posé le « crâne du
parent mort » et que sur les raisons de la
mort de ce dernier et des exactions
commises par le régime militaire à l’endroit
de larges fractions de la communauté
haalpulaaren, le silence sera maintenu,
l’espoir d’une reconstruction ou d’une
réinvention de la relation sociale restera
mince.
53