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Chronique politique de la Mauritanie Sous la direction de Mariella Villasante Cervello Les Programmes du CJB, n° 11 Les Programmes du Centre Jacques Berque N° 11 – Juillet 2013 (Rabat – Maroc) www.cjb.ma Présentation de la Chronique politique de la Mauritanie Sous la direction de Mariella Villasante Cervello La Chronique politique de la République islamique de Mauritanie présente une synthèse des principaux événements de l’ordre politique, social, économique et culturel à partir de sources publiées sur Internet, d'entretiens réguliers avec des chercheurs mauritaniens, et de séjours annuels sur le terrain. Elle paraîtra deux fois par an, en juillet et en décembre, et sera accompagnée, selon les livraisons : • d’articles courts portant sur l'actualité relative à toutes les sphères de la vie sociale, politique, économique et culturelle; • d'un suivi de l'actualité de la recherche en sciences humaines et sociales, avec la collaboration d’universitaires souhaitant présenter leurs travaux en cours et/ou leurs publications; • d'articles et d'études inédits ou déjà publiés; • de comptes rendus de livres ou de travaux portant sur la Mauritanie. Appel à contributions Les chercheurs mauritanistes souhaitant proposer des textes pour la Chronique sont invités à envoyer leurs propositions d’articles (une page), en précisant dans quelle partie ils se situent : pour l'actualité (5-10 pages), pour l'actualité de la recherche (5-10 pages), pour les articles et études (20 pages ou plus), et pour les comptes rendus (2-5 pages), à l'adresse suivante : [email protected] Le CJB n'entend apporter aucune approbation, ni improbation quant au contenu du texte qui relève de la seule responsabilité des auteurs. Sommaire Chronique politique de la Mauritanie De la chute du régime de Ould sid’ahmed Taya au désordre politique actuel sur fond de guerre au Mali (janvier-juin 2013)………………………….……………………………… 9 Mariella Villasante Cervello Actualité Réseaux sociaux et débat politique en Mauritanie………………………….…………….….39 Hindou mint Ainina Articles et études Yahya ould Hamidoune, grand Mauritanien, homme singulier, mathématicien d’exception………………………….………………………………………………………….……………………..……43 Alain Plagne Compte rendu Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie, 1989 à 2012….… 49 Sidi N'Diaye Chronique politique de la Mauritanie. De la chute du régime de Ould Sid’Ahmed Taya au désordre politique actuel sur fond de guerre au Mali (janvier-juin 2013) Sommaire La chute du régime de Maaouya ould Sid’Ahmed Taya, les coups d’État de 2005 et de 2008, l’installation du gouvernement actuel (2009) ..................................................................... 9 Le coup d’État de Ely ould Mohamed Vall, 3 aôut 2005 ...................................................... 13 Le gouvernement de Sidi ould Cheikh Abdellahi, de mars 2007 à août 2008 .................... 14 Le coup d’État du général Mohamed ould Abdel Aziz, août 2008 ...................................... 15 Le gouvernement du général Aziz, de juin 2009 à fin 2012................................................. 16 Crise institutionnelle, avancée de l’intégrisme et activités terroristes, 2011-2012 ................ 20 La grande déstabilisation politique de la région : chute de Kadhafi, rébellion touareg et guerre au Mali (2011-2012) ........................................................................................................ 23 La guerre au Mali et ses retombées en Mauritanie............................................................. 25 Le trafic de drogue au cœur de la grande crise saharo-sahélienne ...................................... 26 Un « printemps arabe » qui n’a pas eu lieu en Mauritanie ................................................. 28 Chronique politique de la Mauritanie. Chronique des événements de janvier à juin 2013 L’image écornée du président Aziz ....................................................................................31 La guerre au Mali et le problème des refugiés ....................................................................31 Une bonne situation macro-économique qui n’a pas d’effets sur la pauvreté ...................... 33 Mouvements sociaux : groupes serviles, minorités noires et travailleurs précaires .............. 34 Les Programmes du CJB, n°11 Chronique politique de la Mauritanie De la chute du régime de Ould Sid’Ahmed Taya au désordre politique actuel sur fond de guerre au Mali (janvier-juin 2013) Mariella Villasante Cervello Anthropologue, EHESS Chercheuse associée au CJB [email protected] Le régime politique du colonel Maaouya ould Sid’Amed Taya s’est terminé par un coup d’État, le 3 août 2005. Ce gouvernement militaire qui s’était donné des allures démocratiques après 1990, avait géré les affaires mauritaniennes sous un mode autoritaire et répressif durant vingt et un ans, laissant des traces profondes dans le système social, économique, politique et culturel du pays. De telle sorte que l’on peut dire que l’on vit encore dans la période de « l’après Taya ». Après Sid’Ahmed Taya, le pays a connu une période de déstabilisation politique importante qui dure jusqu’à présent. Au premier coup d’État de 2005, suivirent des élections au suffrage universel en 2007 portant au pouvoir un président civil, le premier depuis 1978 ; puis, en 2008, s'ensuivit un second coup d’État. Celui-ci fut organisé par Mohamed ould Abdel Aziz qui se fit élire président en 2009. Après cette période, la situation interne est ordonnée autour de cinq questions clés : la guerre contre le terrorisme d’Al-Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), l’expansion du fondamentalisme et de l’islamisme politique, la question du « passif humanitaire » (touchant la situation des réfugiés après les exactions du régime de Taya entre 1989 et 1992), l’émergence d’un mouvement de revendication des droits civiques des groupes serviles de la société bidân 1, arabophone ; enfin, l’émergence d’un mouvement de défense des droits des communautés noires (Haalpulaaren, 1 Dans son sens ethnolinguistique le terme bidân désigne les arabophones de Mauritanie, et dans son sens statutaire bidân désigne « personnes de condition libre ». Soninké, Wolof) qu'on nomme, en arabe local (le hassaniyya), sous le terme de kwar. Dans ce texte, on utilisera l’ethnoterme bidân et les termes Noirs et/ou Négromauritaniens pour désigner les communautés issues de la vallée du fleuve Sénégal. Pour mieux situer le contexte actuel, il est nécessaire d’apporter quelques informations générales sur la période allant de 2005 à 2012. La chronique des principaux événements politiques de janvier à juin 2013 est présentée en page 31. La chute du régime de Maaouya ould Sid’Ahmed Taya, les coups d’État de 2005 et de 2008, l’installation du gouvernement actuel (2009) Précisons, pour commencer, que la population mauritanienne est estimée à 3 359 185 habitants, dont 1 800 000 habitent la capitale avec une population urbaine de 41 % ; la superficie du pays est semblable à celle du Mali avec 1 030 000 km2. Près de 70 % de la population vit dans la pauvreté et dans l’extrême pauvreté. Le taux d’alphabétisation est de 56 %. En 2010, il y avait 1 810 Français résidents en Mauritanie, la communauté mauritanienne en France étant de 12 473 personnes en 2007. La politique interne et internationale de la Mauritanie s’oriente, depuis plusieurs années, vers l’affirmation de la seule identité arabe et musulmane. Ainsi, en 1999 elle s’est retirée de la Communauté des pays de l’Afrique occidentale (CEDEAO) et a poursuivi son intégration à l’Union du Maghreb Arabe (UMA). En 2010, le pays a rompu ses relations avec Israël et s’est rapproché des 9 Les Programmes du CJB, n°11 pays du Golfe, du Soudan, de la Syrie et de 2 l’Iran . Tout au long de sa courte histoire républicaine, la Mauritanie a été gouvernée par des militaires issus du groupe arabophone bidân, privilégié par les colonisateurs. En effet, le premier gouvernement de Mokhtar ould Daddah fut interrompu par un coup d’État en 1978, et le second gouvernement civil de Sidi ould Cheikh Abdellahi, élu en mars 2007, fut interrompu en août 2008 par le général Ely ould Mohamed Vall. Au total, sur 52 ans de vie républicaine, il y a eu seulement 20 ans de gouvernement civil. Ce, sans compter les périodes de gouvernements de militaires qui se sont fait élire « démocratiquement », le suffrage universel ayant été instrumentalisé au profit de la classe militaire afin de lui permettre de rester au pouvoir. Suivant le mode du parti unique de Ould Daddah, Taya créa le Parti républicain démocratique et social (PRDS), qui cooptait l’essentiel des classes urbaines aisées et populaires, et des chefferies traditionnelles, dans la région de la vallée du fleuve Sénégal et dans le reste du pays. Taya gouvernait avec un autoritarisme exacerbé, en s’appuyant sur la classe des commerçants enrichis, issus notamment de sa région d’origine, l’Adrar ; également, en manipulant habilement les loyautés restreintes (« tribales » et ethniques) à son propre profit. Le clientélisme était et reste la modalité ordinaire pour établir des relations en vue d’obtenir des postes étatiques, de l’aide alimentaire, ou des services étatiques ; il s’agit là d’un héritage colonial. Alors que l’État, c’est-à-dire l’administration centrale, n’existe que dans certaines zones urbaines et ne contrôle pas la grande majorité du territoire et des populations, le cercle du pouvoir du président était obligé de redistribuer les richesses nationales (sous forme de prébendes, de licitations, de cadeaux), pour s’assurer un minimum de paix sociale. 2 Ministère français des Statistiques mondiales. Affaires étrangères, Photo 1, Taya. Mais à la longue, les redistributions (à toutes les élites mauritaniennes) ne suffisaient pas. Progressivement, l’aile ultra nationaliste et baasiste de l’entourage de Taya développa une sorte de paranoïa sur le « péril négro-africain ». Le président et la grande majorité de l’élite au pouvoir reprirent cette idée. De fait, la situation de concurrence entre les élites noires francophones formées depuis l’époque de l’administration coloniale et les élites arabisantes non scolarisées et prétendant aux hauts postes de l’État, aboutit à une crise. La tension ethnique date de l’époque coloniale car l’administration française avait imposé la dominance politique des bidân tout en s’appuyant sur les fonctionnaires Noirs francophones de la Vallée, pour créer les ébauches d’un État dans les années 1950. Dès 1960, ces tensions allaient marquer l’histoire politique du pays, avec des revendications de plus en plus pressantes des Noirs pour acquérir la pleine égalité sociale et l’accès à la scène politique nationale d’où ils étaient régulièrement exclus. La polarisation ethnique des années 1980-1990 Deux sortes de nationalisme s’affirmèrent au cours des années 1980 ; celui des « arabisants » qui prônaient la supériorité de la langue et de la civilisation arabes, et celui des élites intellectuelles et jeunes auto nommées « négromauritaniennes ». Les élites traditionnelles de la vallée du fleuve Sénégal sont restées, pour l’essentiel, loyales aux régimes politiques en place. Une formation politique fut créée en 1986, les Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), qui publia un « Manifeste du négro-mauritanien 10 Les Programmes du CJB, n°11 opprimé », dans lequel le problème de la fracture sociale et politique entre les communautés « arabes » et « noires » de Mauritanie était présentée sous un angle exclusivement racialiste, largement inspiré de l’idéologie de la « négritude » de Senghor. Les interprétations sur la polarisation politique en Mauritanie ont insisté sur le caractère restreint des luttes ethniques, oubliant qu’en réalité toutes les oppositions politiques en Afrique de l’Ouest (et ailleurs dans le continent), ont une part d’ethnicité, c’est-à-dire de mise en avant des identités restreintes, les seules qui ont conservé un sens dans la vie quotidienne ; et, parallèlement, une part de revendications citoyennes d’accès à la pleine égalité nationale. Cela est particulièrement vrai dans le cas des revendications des minorités nationales au sein de la Mauritanie, et des sentiments de solidarité qu’elles réveillent chez les pays voisins où ces minorités existent aussi. Voilà un problème contemporain hérité des tracés de frontières coloniales parfaitement incohérents. Ainsi, les revendications des principales communautés noires mauritaniennes (Haalpulaaren et FulBe, Soninké et Wolof) suscitent régulièrement la solidarité des Haalpulaaren, FulBe et Wolof sénégalais ; alors que les Soninkés sont moins nombreux en Mauritanie et semblent moins inquiets 3 quant aux revendications identitaires . Ces explications étaient nécessaires pour comprendre que la parution des FLAM, au discours radical et violent, suscita un large émoi chez les élites au pouvoir, provoquant l’avènement d’une grave crise sociale et politique dans le pays. Cette crise déborda largement du contexte national et concerna rapidement le Sénégal, accusé par Nouakchott de soutenir la dissidence en Mauritanie. Il faut bien saisir ces deux éléments (la radicalisation des chauvinismes arabes et noirs, et les enjeux entre deux États-Nations formellement existants), pour comprendre la violence politique extrême vécue dans les deux pays. Au plan national, la Mauritanie a vécu le danger d’une guerre 3 Voir Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, M. Villasante Cervello (dir.), Paris, L’Harmattan, 2007. interne, et sur le plan extérieur, deux pays voisins ont failli entrer en guerre. Craignant une révolte massive des « Noirs », Taya décida d’évincer de leurs postes des milliers de fonctionnaires entre 1986 et 1988. En septembre 1986, vingttrois activistes des FLAM furent jugés pour « propagande à caractère raciste » ; les intellectuels Saidou Kane et Tené Youssouf Guèye furent condamnés à des peines de prison, ce dernier y trouvera la mort. Un groupe d’officiers haalpulaaren créa le Front national des officiers noirs (FRON) au début de 1987. Le ministre de l’Intérieur, Djibril ould Abdellahi, annonça qu’un complot avait été déjoué le 22 octobre impliquant une cinquantaine d’officiers du FRON. La Cour spéciale de justice condamna à mort trois lieutenants : Sy Saidou Daouda, Bâ Seydi et Sarr Mamadou ; ils furent exécutés le 6 4 décembre 1987 (Villasante, 1998) . Les tensions politiques, à caractère ethnique, se renforcèrent en février 1989 ; plusieurs attaques contre des Mauritaniens furent enregistrées à Dakar, Rufisque, Thiès et Kaolack, suivis de représailles à Nouakchott les 24 et 25 février 1989. La presse sénégalaise attisa largement les tensions en s’attaquant aux « belliqueux beïdanes esclavagistes ». Le 9 avril, un dernier incident, le meurtre de deux bergers fulBe par un garde mauritanien, ouvrit la porte aux affrontements d’une violence extrême. Les 22 et 23 avril, les Mauritaniens furent attaqués dans plusieurs villes sénégalaises, les auteurs étaient surtout des bandes de jeunes utilisés jadis par le politicien Wade contre le président Diouf. Les représailles à Nouakchott, où l’on entendait parler de milliers de morts, furent atroces ; les 24 et 25 avril, des centaines de Noirs accusés d’être des « Sénégalais » furent tués au marché de la capitale et dans deux quartiers pauvres où ils habitaient (les 5e et le 6e). Les auteurs étaient surtout des membres du groupe servile, englobé sous le terme de hrâtîn, à qui des fonctionnaires et des militaires auraient promis des bénéfices matériels pour leur contribution à la défense de la patrie en danger. Parmi eux, plusieurs 4 Sidi Ndiaye, Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie : 1989-2012, thèse de sciences politiques, université de Nanterre, 2012. 11 Les Programmes du CJB, n°11 recevront des terres (surtout des FulBe 5 Jeeri) en échange de leur loyauté . Dans les deux pays, les autorités ont laissé les violences se produire sans 6 intervenir, sinon tardivement . Au Sénégal, les exactions contre les commerçants mauritaniens furent importantes, les forces de l’ordre se déclarèrent débordées, aussi bien à Dakar que dans les villes du fleuve. Les rapatriements des ressortissants des deux pays furent organisés avec l’aide internationale ; la Mauritanie et le Sénégal rompirent leurs relations diplomatiques jusqu’en 1992. Une enquête conjointe de 1992 ne put cependant déterminer le nombre total de victimes. Les associations de victimes mauritaniennes avancent un millier de morts. Après les violences, le gouvernement de Taya commence à organiser, avec le soutien des élites ultra nationalistes, des exactions à l’encontre des Noirs de Mauritanie, destinées à les expulser du territoire, pour qu’ils rejoignent « leur pays », le Sénégal. Certains auteurs parlent ainsi d’entreprise de « nettoyage ethnique » organisée systématiquement par l’État mauritanien. Cependant, il y avait des raisons plus prosaïques au déchaînement de la violence aveugle et sanguinaire qui saisit les autorités et leurs bras armés (civils et militaires). D’une part, l’expropriation de milliers de paysans haalpulaaren des terres riches de la région du fleuve pour leur mise en valeur, suivant la politique de modernisation de l’agriculture adoptée depuis 1983 (terres que des hommes d’affaires de la vallée et des bidân s'approprieront); ainsi que l'expulsion au Sénégal de plusieurs autres milliers de paysans. D’autre part, le vol pur et simple d'énormes réserves de bétail d’éleveurs 5 O. Leservoisier, La question foncière en Mauritanie : terres et pouvoirs dans la région du Gorgol, Paris, L'Harmattan, 1994. 6 M. Villasante Cervello, « Conflits, violences et ethnicités en Mauritanie, réflexions sur le rôle des propagandes à caractère raciste dans le déclenchement des violences collectives de 1989 », Studia africana, 12, 2001 ; « La Négritude, une forme de racisme hérité de la colonisation française ? », in Marc Ferro (dir.), Le livre noir du colonialisme : de l'extermination à la repentance XVIe-XXe siècles, Paris, Robert Laffont, 2003. FulBe de la région du Guidimakha, proche du Mali. Comme le note l’ancien 7 administrateur Abdel Kader Isselmou , les FulBe avaient la malchance d’être riches en bétail et en or ; en deux jours seulement, la Société mauritanienne d’élevage et de commercialisation de bétail reçut, après une sélection des meilleurs étalons, une centaine de milliers de têtes de bovins ; de plus, des milliers de Louis d’or furent saisis par les forces de l’ordre et par les administrateurs. Plusieurs milliers de FulBe furent également expulsés vers le Mali. Ce qu’on appelle les « événements de 8 1989 » a marqué une rupture dans l’histoire politique récente des deux pays. Mais ils restent à l’ordre du jour, surtout en Mauritanie, où ils ont laissé de profondes séquelles dans la vie sociale et politique. N’Diaye (2012, p. 155) signale qu’entre 1986 et 1991, les camps de détention de Jreida, d’Inal, de Oulata et d’Aioun, entre autres, se remplirent de prisonniers politiques et de militaires qui disparurent à jamais. En effet, en novembre 1990, le pouvoir dénonça avoir déjoué une nouvelle tentative de coup d’État et vingt-huit militaires furent exécutés le 28 novembre. Il s’ensuivit une importante purge au sein des Forces armées, des emprisonnements et des exécutions sommaires de centaines de militaires. C’est ce qu’on appelle « le passif humanitaire » ; les associations des victimes avancent qu’entre 1989 et 1990, 1 760 militaires noirs furent tués, entre 60 000 et 120 000 Noirs de la vallée furent expulsés vers le Sénégal et vers le Mali, et 476 villages furent détruits (Coordination des victimes de la répression, 9 COVIRE) . Les familles expulsées, installées dans des camps de fortune sur la rive droite du fleuve Sénégal, furent aidées par des organismes internationaux (HCR, Croissant rouge), et dans une moindre mesure par le gouvernement du Sénégal, alors que le Mali abandonna simplement les réfugiés à leur sort. On a beaucoup parlé à cette époque du mauvais état de santé du président Taya, l’accusant de paranoïa et de schizophrénie après la perte de son épouse, fin 1989. 7 Où va la Mauritanie ?, Panafrika, 2008, p. 86. 8 Voir le compte rendu de Sidi N'Diaye à la page 49. 9 Le Calame du 13 décembre 2012. 12 Les Programmes du CJB, n°11 Pourtant, même en sa qualité de principal responsable du déchaînement de haine à l’encontre des Mauritaniens de la Vallée, il n’était pas le seul à donner les ordres. Des centaines d’officiers et d’hommes d’affaires ont soutenu les agissements de cette période tragique, et la société civile urbaine et éduquée ne s’est pas soulevée contre les exactions. Le racisme étatique provoqua une grande inquiétude au sein de la population. L’ouverture démocratique, les élections de 1992, 1997 et 2003 L’ouverture « démocratique » se fit dans ce contexte marqué par la terreur de la violence étatique et par le silence des notabilités religieuses, des intellectuels, des élites modernes et des notables traditionnels. L’armée, divisée en clans comme d’habitude, ne pouvait accepter l’installation d’un président qui examine de près le dossier humanitaire et qui aille contre l’impunité des responsables des exactions et des crimes contre les droits humains commis depuis 1987. Ainsi, Taya s’engagea à présenter sa candidature et à assurer la « transition » exigée par les gouvernements occidentaux au début des années 1990. Il remporta les élections de 1992 avec le soutien d’un nouveau parti unique, le Parti républicain, démocratique et social (PRDS). Et il se fit réélire en 1997 et en 2003. Mais il s’agissait là, d’une démocratie de façade, avec une majorité parlementaire acquise aux ordres du président qui conservait l’essentiel du pouvoir politique et, en alliance avec les milieux d’affaires lié au pouvoir économique du pays. La corruption et les vols des deniers de l’État par les administrateurs et les élites de tout bord devinrent monnaie courante. Des partis d’opposition furent créés, mais ils n’eurent jamais de poids sur la scène politique. La crise des institutions et le désarroi de la société mauritanienne à bout de souffle après tant d’années de pénuries, accentuées par la crise mondiale, passèrent inaperçues pour Taya. Le 8 juin 2003, une vraie tentative de coup d’État éclata au grand jour, organisée par un groupe de jeunes officiers, dirigés par le colonel Saleh ould Hanana, insurgés par tant de désordre au sein de l’armée. Ils furent mis hors d’état de nuire après quelques fusillades à Nouakchott ; ce fut l’annonce d’un grave malaise dans les rangs des militaires. Taya aurait pu restructurer les institutions, introduire des réformes, s’occuper du dossier humanitaire, mais il n’en fit rien. Quelques mois après, il se présenta pour la troisième fois aux élections, et ne changea presque rien à l’ordre arbitraire et répressif qu’il avait installé avec le soutien des élites, et dans lequel tous les Mauritaniens ont participé de près ou de loin. Le coup d’État de Ely ould Mohamed Vall, 3 aôut 2005 La méthode répressive était allée cependant trop loin, et un mouvement d’opposition contre Taya s’affirma sous la gestion du directeur de la Sûreté de l’État, le colonel Ely ould Mohamed Vall, en poste depuis 1985. Il s’avèrera plus tard, selon les déclarations publiques de Aziz, l’actuel président et apparemment le principal instigateur du coup d'État de 2005, qu’il n’a été informé qu’à la dernière minute, et il fut enjoint de soutenir le complot ou d’aller en prison ; il choisit alors de suivre le mouvement de ses cadets (Hindou mint Ainina, communication personnelle, Nouakchott, avril 2013). De fait, on ne peut pas dire que ce fut un coup d'État préparé par l’armée car elle n’a jamais agi en tant que corps institutionnel (malgré tout ce qu’affirmait la propagande officielle) ; on faisait des coups d’État en son nom, mais c’étaient des groupes d’officiers qui, en suivant le même principe segmentaire de factionnalisme dans la gestion des groupes unis par la parenté, organisaient les changements au sein de l’administration. La faction du colonel Ely ould Mohamed Vall profita donc d’un voyage de Taya à Bujumbura, pour fomenter un coup d’État le 3 août 2005. Taya obtint la protection du prince al-Thani et l’asile politique au Qatar, où il vit toujours avec son épouse et leurs quatre enfants, sans jamais avoir tenté de revenir au pays. 13 Les Programmes du CJB, n°11 Le gouvernement de Sidi ould Cheikh Abdellahi, de mars 2007 à août 2008 Des élections au suffrage universel furent organisées le 25 mars 2007, et Sidi ould Cheikh Abdellahi, un économiste formé à Grenoble, ancien fonctionnaire de Ould Daddah et de Taya, fut élu au second tour avec 52,85 %. Le front des partis d’opposition dirigé par Ahmed ould Daddah (Rassemblement des forces démocratiques, RFD) obtint 47,11 %. Photo 2, Ely. Le nouveau président de facto Ely ould Mohamed Vall, des Awlâd Busba’a, annonça qu’il dirigerait un gouvernement de transition et que des élections démocratiques seraient tenues en 2007. Ely comptait, encore une fois, avec le soutien des élites militaires et financières de la région de l’Adrar et de l’Inchiri, d’où il était originaire, alors que l’armée est largement composée de ressortissants de l’est (sharg) du pays. Il organisa un référendum sur des amendements constitutionnels le 20 juin 2009 et créa également l’organisme qui, désormais, devait organiser les élections, la Commission électorale indépendante (CENI) (Jeune Afrique, juin 2009). Ely ould Mohamed Vall fut l’un des rares militaires putschistes à renoncer au pouvoir et à remplir ainsi sa promesse initiale. Cependant, en tant que « président de la transition », Ely ne s’attaqua pas du tout au dossier humanitaire, ni à la restructuration de l’armée, accusée de détournements massifs des deniers publics. Cela restait en effet illusoire dans la mesure où il avait participé activement dans la mise en place des répressions et des exactions contre les populations noires mauritaniennes et qu’il s’était lui-même enrichi au cours de son mandat comme directeur de la Sûreté de l’État, une structure étatique crainte pour ses méthodes violentes, et dont le fonctionnement reste obscur et opaque. L’ancien président Ely est allé jusqu’à nier la déportation de Noirs dans une radio locale, ce qui provoqua un scandale parmi les auditeurs (CRIDEM du 3 juin 2013). Photo 3, Sidi. Sidi, 69 ans, originaire du Brakna, des Ideidba, réputé pour sa grande moralité et son érudition, était le candidat du colonel Mohamed ould Abdel Aziz, allié et concurrent d’Ely ould Mohamed Vall. Il fallait barrer la route au candidat de l’opposition, Ahmed ould Daddah, soutenu par Ely, mais aussi au candidat de Taya, Zeine ould Zeidane, et à un autre candidat de la gauche, Mohamed ould Mouloud. Dans sa campagne électorale, Sidi avait obtenu un bon accueil auprès des classes populaires urbaines et des communautés de la vallée qui furent sensibles à ses promesses de campagne de s’attacher à ouvrir le « dossier humanitaire ». Pendant le court mandat de Sidi, la société civile mauritanienne commença à s’affirmer enfin, avec l’émergence légale des associations de défense des droits citoyens des proches des victimes noires de la répression militaire, et de défense des droits humains en général, contre l’esclavage et contre la discrimination et le racisme anti noir. 14 Les Programmes du CJB, n°11 La question de « l’esclavage interne » est une constante dans le pays avant, pendant et après la colonisation. Il s’agit de l’actualisation de formes extrêmes de dépendance personnelle qui associent des serviteurs à des familles et à des groupes de parenté, de manière héréditaire, en suivant les lignages féminins, le tout censé être légitimé du point de vue islamique. L’État et la société mauritanienne connaissent ainsi le paradoxe de se guider par la loi islamique, qui considère les esclaves comme des biens meubles et recommande leur affranchissement ; et par la loi moderne, inspirée de la Constitution de la Ve République française, qui affirme l’égalité et, en conséquence, interdit toute forme de dépendance personnelle et l’existence d’un statut servile. Le fait est que les deux référents de droit coexistent, et que les revendications d’égalité des serviteurs ne faisaient référence qu’au droit moderne, situation qui a changé tout récemment comme on le verra plus loin. Toutes les communautés ethniques de Mauritanie ont un système hiérarchique qui distingue les personnes en deux statuts, libres et nonlibres, avec des nobles (associés à la religion ou à la guerre), des groupes de métiers endogames, et un groupe servile au sein duquel on distingue divers niveaux de dépendance personnelle. Dans le pays, les serviteurs de la société bidân, arabophone, sont d’origine africaine, et ils sont très nombreux, l’on estime qu’ils représenteraient entre 40 % et 50 % de la population totale. En effet, selon le recensement de 1965, le seul qui tint compte du statut social après la colonisation, les esclaves et les affranchis représentaient 43 % de la population (RIM, 1972; Bhrane, 2000, p. 197). C’est pour cette raison que leur situation sociale, économique et politique représente un problème central dans la société, et que des mouvements de revendication de leurs droits civiques ont vu le jour depuis 1978. Les serviteurs des communautés noires minoritaires ne sentent pas (encore ?) le besoin de défendre leurs 10 droits à l’égalité sociale . 10 Sur cette question voir Bhrane et d’autres auteurs in Groupes serviles au Sahara : approche comparative à partir du cas des arabophones de Le président Sidi promulgua une loi criminalisant l’esclavage, avec de lourdes peines de prison et d’amendes aux contrevenants, le 8 août 2007. Depuis lors, et malgré les difficultés d’application de cette loi, les dénonciations des victimes de l’esclavage et d’autres formes extrêmes de dépendance, sont devenues publiques et plus courantes que par le passé, et comptent désormais avec le soutien des associations civiles concernées. On citera en particulier le groupe Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), dirigé par Biram ould Dah Abeid, qui a souligné, pour la première fois sur la scène politique, la délicate question de la place de l’islam dans la légitimation des pratiques serviles. Pour ce qui est du problème des réfugiés au Sénégal, le président Sidi organisa leur retour, avec le soutien du Haut commissariat aux réfugiés (HCR), à partir de mars 2008, processus qui se terminera en mars 2012. D’autre part, il s’occupa également d’améliorer un tant soi peu l’extrême pauvreté rurale et citadine et, pour faire face à la crise alimentaire de 20072008, le président créa la Banque des céréales, supprima les taxes douanières du riz, et instaura des subventions pour l’électricité et le gaz. D’autres réformes sociales étaient prévues par Sidi, y compris une Commission de vérité qui devait enquêter sur les méfaits du régime de Taya. Mais il tenta d’avancer trop vite, ou de manière maladroite, dans les restructurations de l’administration et de l’ordre social, affrontant directement le groupe d’officiers qui l’avait mis au pouvoir. Comme on le verra plus loin, cette période est aussi celle du début des attentats terroristes d’AQMI en Mauritanie. Le coup d’État du général Mohamed ould Abdel Aziz, août 2008 Le général Mohamed ould Abdel Aziz, fraîchement promu chef de la garde présidentielle, fomenta un coup d’État le 6 Mauritanie, M. Villasante-de Beauvais (dir.), CNRSÉditions, 2000. 15 Les Programmes du CJB, n°11 août 2008, le justifiant par le « manque de fermeté du président (civil) dans la lutte contre le terrorisme. » Le même jour, le président civil avait signé le renvoi de ses fonctions du général Aziz, ainsi que des changements au sein de la hiérarchie militaire. Ce fut la goutte d’eau… Photo 4, Aziz. Dans un premier temps, la communauté internationale condamna le coup d’État et exigea le retour du président Sidi, mais en fin de comptes et après des intermédiations de personnalités – dont Kadhafi, alors président de l’Union africaine, qui donna son soutien sans failles à Aziz – un « Accord cadre » fut établi à Dakar en juin 2009. Sidi accepta de démissionner pour que le président de facto, le général Aziz, puisse organiser des élections présidentielles. Ces arrangements avec les principes démocratiques ordinaires ne semblent pas rares dans les régions saharosahéliennes. Mais il n’en reste pas moins qu’ils sont complètement illégitimes du point de vue constitutionnel. Le pire étant peut-être, que les victimes des coups d’État aient été forcées d’accepter les conditions humiliantes de leur propre déchéance, présentées, après coup, comme indispensables pour « rétablir la démocratie ». Le gouvernement du général Aziz, de juin 2009 à fin 2012 Le général Aziz, né en 1956 à Akjoujt, est issu de la qabîla des Awlâd Busba’a, comme le général Ely ould Mohamed Vall. Il assigna à résidence le président Sidi, et sous la pression de l’Union européenne et des États-Unis, le libéra seulement en décembre 2008. Depuis lors, Sidi s’est installé dans son village natal de Lemden, et s’est retiré de la vie politique. Le président de facto remplaça son uniforme par un costume et démissionna officiellement de la présidence en juin 2009. Il laissa son poste au président de l’assemblée nationale, Ba M’Baré, le premier Noir à occuper la présidence intérimaire dans l’histoire du pays. Pour soutenir sa campagne, il créa le parti Union pour la république (UPR), avec les cadres du PRDS de Taya et les notabilités traditionnelles qui restent des auxiliaires de l’administration étatique. En effet, les familles de notables de toutes les communautés ethniques, appelées « féodalités » par les démocrates du pays, continuent à recevoir des salaires et figurent dans un tableau de commandement créé par les administrateurs coloniaux. D’après Abdelkader Isselmou (2008, p. 148), en 1989, le ministère de l’Intérieur payait sous forme de « cadeaux » 713 chefs traditionnels, dont les montants étaient déterminés en fonction de l’importance du commandement exercé. En contrepartie, et ce, depuis l’époque coloniale, les chefs traditionnels (de confédérations, de tribus, de fraction, ou de lignages) s’occupent de la collecte des impôts, du règlement des conflits et de la recherche de personnes poursuivies par la justice. Ils ont été très influents lors de l’organisation des exactions dans la région du fleuve, mais aussi lors de l’organisation des élections, inspirant de manière ouverte les votes de leurs 11 « administrés » . Le général Aziz faisait partie du premier cercle du pouvoir politique mauritanien depuis longtemps. Il était dans la garde présidentielle de Taya. Puis il participa dans le complot contre Taya, avec son cousin Ely. Cependant, en 2007, il avait soutenu la candidature de Sidi qui l’avait promu général en janvier 2008. Malgré leurs bons rapports, Sidi décida de se soustraire de son influence grandissante, notamment en matière de lutte anti-terroriste et le limogea le 6 août au matin. Le soir même, Aziz fit un 11 Sur cette question voir Parenté et politique en Mauritanie : essai d'anthropologie historique, M. Villasante-de Beauvais, Paris, L’Harmattan, 1998. 16 Les Programmes du CJB, n°11 coup d’État qu’il avait préparé, de toute évidence, depuis longtemps. armés en territoire malien, avec ou sans l’armée malienne. La campagne d’Aziz fut très populiste, il se présenta comme le « président des pauvres » qui allait « sauver le pays et rectifier la transition vers la démocratie ». Il fut le premier politicien à organiser des manifestations dans les quartiers populaires de Nouakchott, à offrir une diminution des prix des aliments de base, et à promettre des grands travaux d’infrastructure en eau et en électricité. Aziz obtint même les voix des Noirs des FLAM, grâce à ses critiques des « excès » de Taya contre les communautés de la Vallée. En effet, il faut rappeler que le 25 mars 2008, alors qu’il était encore un chef d’État de facto, Aziz réalisa un acte symbolique très important dans la ville de Kaédi, capitale du Gorgol (l’ancien État du Fuuta Tooro des Haalpulaaren, qui s’étend sur la rive gauche du fleuve), dénonçant les excès commis par le régime de Taya et présidant une « prière à la mémoire des victimes de Taya ». Il annonça également des indemnisations aux proches des victimes, ce qui lui valut l’acceptation générale de la population, des chefferies, et même du dirigeant historique des FLAM, Ibrahima Sarr. Sur le plan économique, le pays s’est ouvert au libéralisme et surtout aux investissements étrangers dans les mines d’or, de cuivre et de pétrole ; les mines de fer et la pêche restent des sources importantes de revenus pour le pays. En 2011, les principales exportations ont concerné l’or (13,4 %), les mollusques (10,3 %), le cuivre (7,3 %), le pétrole (4,4 %), et le poisson (4 %); alors que les principaux postes de produits d’importation étaient le pétrole (25,3 %), les pièces détachées (10,7 %) et les céréales (4 %) (FMI, 2012). Deux grandes entreprises extractives sont présentes dans le pays, d’abord la canadienne Kinross qui exploite une mine d’or à ciel ouvert sur le site de Tasiast ; grâce à une augmentation considérable de la production (+ 7 %), Kinross a obtenu une extension de la concession dans une zone de transhumance de nomades (Mauriweb, AFP, CRIDEM du 8 mai). D’autre part, l’entreprise britannique Tullow Oil, leader mondial d’exploitation du pétrole et du gaz, qui a obtenu neuf licences d’exploration offshore couvrant 750 km de littoral (42 000 km2). L’exploitation sera effectuée avec ses partenaires, dont Gdf Suez, Petronas et Kufpec. Enfin, Tullow Oil vient d’obtenir un contrat d’exclusivité pour l’exploitation du gisement de gaz de Banda (CRIDEM du 8 mai). La participation des entrepreneurs mauritaniens dans ces entreprises multinationales s’organise toujours dans le cadre du clientélisme tribalo-étatique habituel depuis la période du régime de Taya. Un nombre important des partenaires et gestionnaires font partie de la parentèle du président Aziz. Le 18 juillet 2009, Aziz fut élu au premier tour avec 52,58 % des voix, alors que Messaoud ould Boulkheyr, du Front national pour la défense de la démocratie (FNDD) obtenait 16,29 % et le RFD d’Ahmed ould Daddah 13,66 %. L’opposition dénonça une fraude électorale, mais le Haut conseil institutionnel valida l’élection. Dès son accession au pouvoir, Aziz s’est présenté comme le « sauveur de la Mauritanie de la menace terroriste d’AQMI ». Le soutien international qu’il a obtenu se fonde sur cette légitimation de son rôle de chef d’État. Pour rendre crédible la capacité du pays d’affronter la menace islamiste armée, Aziz a procédé à une restructuration des forces armées, les réunifiant sous l’autorité d’un chef d’état-major, le général Mohamed Ould Ghazouani, y compris le Bataillon pour la sécurité présidentielle (BASEP). La solde des militaires a été augmentée et Aziz a envoyé des émissaires aux casernes de l’intérieur du pays pour renforcer leur « loyauté » au régime. Enfin, depuis 2010, il a mené plusieurs expéditions contre les groupes Pourtant, les bons résultats macroéconomiques (5,3 % de croissance en 2012, 6,9 % prévue en 2013 selon le FMI) ne bénéficient pas à la majorité de la population. En juin 2012, le HCR estimait que 67 % des Mauritaniens vivaient dans la pauvreté et l’extrême pauvreté. De plus, les très mauvaises récoltes de 2011 (un déficit de 40 %), et la sécheresse de 2012 ont augmenté considérablement les besoins d’aide alimentaire. Ainsi, le HCR estime que cette année, 1,1 million de personnes en auront besoin en Mauritanie (4,6 millions au 17 Les Programmes du CJB, n°11 Mali et 6,4 millions au Niger). Cela sans compter les réfugiés, nous y reviendrons. La situation des droits humains Les promesses sociales du général Aziz n’ont pas été accomplies et une année après son élection, les partis de l’opposition réunis dans le front de Coordination de l’opposition démocratique (COD), ainsi que les associations de défense des droits humains et citoyens, dénoncent l’incompétence de son gouvernement, le racisme d’État et, de manière générale, l’autoritarisme et la répression revenus au pays, comme au temps de Taya. Dans le cadre de la lutte anti-terroriste et du déclenchement de la guerre au Mali, le gouvernement impose ce qu’il considère une remise de l’ordre social et politique. Le général Aziz ne pouvait pas faire l’impasse sur le dossier humanitaire, ainsi il a restructuré en 2009 la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) créée par le général Ely en 2006. En mars 2009, cette instance a fait signer un protocole d’accord aux 244 victimes de la répression de Taya identifiées par l’État, en échange d’une indemnisation de 2 millions d’UM (5 119 €), d’un terrain, et du renoncement à porter plainte pour les exactions subies. Cet arrangement qui se fonde sur l’impunité et le déni de justice des responsables des violences étatiques contre la communauté noire est dénoncé par les associations humanitaires et les partis de l’opposition. Cela d’autant plus que le dossier humanitaire a été déclaré fermé le 3 janvier 2013, alors que la Coordination des victimes de la répression (COVIRE) dénonce la mort de 1 760 militaires Noirs entre 1987 et 1991. Ainsi, en définitive, la CNDH de Mauritanie ne remplit pas son rôle, en particulier elle ne remet pas en question la loi d’amnistie de 1993, qui protège les militaires des plaintes sur leurs violations des droits humains. Cette instance est une simple façade du gouvernement d’Aziz pour faire croire au public national et international que « la Mauritanie respecte les droits humains ». Or, le rapport d’Amnesty international pour l’année 2012 fait état d’une situation préoccupante (utilisation excessive de la force contre les manifestants ; recours à la torture, notamment dans le cas de 18 personnes jugées pour terrorisme ; restrictions de la liberté d’expression et de réunion ; disparition forcée de 14 prisonniers ; expulsion d’au moins 3 000 migrants du Sénégal, du Mali et de la Guinée ; 7 cas de libération de personnes retenues en esclavage ; et condamnation à mort de 8 personnes, dont 3 mineurs). Un recensement biométrique annoncé en février 2009 est lancé en mai 2011, destiné à élaborer un état civil moderne et à établir ainsi des listes électorales fiables. Il y aurait deux registres, l’un pour les Mauritaniens nés sur le sol national et un autre pour ceux nés à l’étranger. Cependant, la procédure soulève un tollé de protestations des Noirs mauritaniens qui considèrent qu’elle est discriminatoire. Il y a eu plusieurs manifestations, durement réprimées, dans les villes de Kaédi et de Maghama, mais aussi à Nouakchott. Une association de jeunes, « Touche pas à ma nationalité », a été créée pour dénoncer le racisme d’État. D’après eux, les fonctionnaires demandent aux Noirs les actes de décès du ou des parents. Officiellement, on refuse le biais raciste de ces questions. D’autre part, la procédure du recensement se mêle avec la politique d’expulsions massives de migrants illégaux venant des pays voisins, le Sénégal, le Mali et la Guinée notamment. D’où le sentiment traumatisant des Noirs du pays et des étrangers irréguliers Noirs d’être constamment agressés (NoorInfo du 9 mai 2013). Nous y reviendrons plus loin. Photo 5, TPMN. 18 Les Programmes du CJB, n°11 Le « dossier humanitaire » concernant les exactions des militaires contre les Noirs et la promesse du président Sidi d’établir une Commission de vérité, ainsi que la demande d’abrogation de la loi d’amnistie de 1993, n’ont jamais été évoqués sous le gouvernement d’Aziz. La répression violente reste à l’ordre du jour comme moyen ordinaire de faire taire l’opposition, qui s’exprime de plus en plus dans la rue. Le régime déclare qu’il n’y a pas de prisonniers politiques, mais cela est faux car plusieurs personnes accusées d’appartenir aux groupes islamistes (salafistes, AQMI), ou de défense des droits civiques (TPMA, IRA) sont incarcérées. De nombreuses disparitions et morts suspectes sont aussi dénoncées par les proches et par les associations humanitaires (Amnesty international, Mauritanie 2012). Le bâtonnier de l’ordre national des avocats, Ahmed Salem ould Bouhoubeyni et l’avocat Brahim ould Ebetty, très respectés dans le pays, dénoncent régulièrement les graves violations des droits humains, le transfert de détenus vers des prisons secrètes, l’usage de la torture, et le terrorisme d’État (Jeune Afrique, Noor Info du 4 septembre 2012 et du 8 octobre 2012). Pourtant, lors de son discours annuel d’août 2012, dit la « Rencontre avec le peuple » le président Aziz a déclaré à Atar qu’il a atteint 70 % de son programme électoral de 2009. Mieux, la situation économique serait « très bonne », les frontières seraient sécurisées grâce aux réformes de l’armée ; le problème du « passif humanitaire » serait réglé ; le recensement se passe au mieux et il est presque terminé ; la répression des manifestations n’est pas plus forte que dans d’autres pays, mais « normale ». Enfin, d’après Aziz, il n’existe plus d’esclavage, seules restent les « séquelles » qui sont la pauvreté et l’ignorance. Il est allé jusqu’à déclarer « n’est esclave que celui qui veut l’être », en reprenant une phrase courante de toute l’élite bidân du pays. Pourtant, un fait montre la crispation du régime sur le problème de l’esclavage : en avril 2012, un militant anti esclavagiste, président du collectif Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), Biram ould Dah Abeid, a brûlé des livres anciens qui légitiment l’esclavage et qui font toujours référence chez les oulémas de Mauritanie. Biram voulait attirer l’attention sur l’absurde de la législation mauritanienne, qui, d’une part, condamne et criminalise l’esclavage et d’autre part, considère légitimes des écrits anciens sur l’esclavage. Mais l’acte fit scandale, il fut capturé et mis en prison le 29 avril ; le 27 juin, les juges déclarent la nullité des poursuites, mais il fut libéré seulement le 3 septembre. Biram a organisé, avec SOS Esclaves, la première « Caravane contre l’esclavage », de Néma à Nouakchott, le 24 janvier dernier (Le Calame du 17 août 2012 et du 24 janvier 2013). Il doit terminer sa tournée dans la vallée du fleuve en juin. Il est important de noter que le Quai d’Orsay s’est prononcé en faveur de l’IRA le 28 février 2013, déclarant que « la France est fermement engagée dans la lutte contre toutes les formes d’esclavage. Nous saluons à ce titre l’engagement de l’association IRA Mauritanie, à l’origine de l’initiative « La caravane contre l’esclavage et pour la liberté » (African Press Organization, 28 février 2013). Rappelons qu’en 2010, le Prix des droits de l’homme de la République française a été décerné à Boubacar ould Messaoud, président de SOS Esclaves. Probablement pour calmer les choses, le gouvernement vient de créer, en avril, une Agence nationale pour la lutte contre les séquelles de l’esclavage, l’insertion et la lutte contre la pauvreté, habilitée à porter plainte et défendre des personnes à recouvrer leurs droits. Elle a été placée sous la direction d’un ancien ministre de la Communication, Hamdi ould Mahjoub. Or, cette agence est dénoncée par les dirigeants des groupes de défense des droits des hrâtîn, dont Samory ould Beye, co-fondateur de El Hor, qui considèrent qu’elle a été mise en place pour leurrer les Mauritaniens et qu’elle a également des visées électoralistes. De fait, aucune concertation n’a été proposée par les autorités, et aucun rapport de la situation nationale de la question servile n’a été organisé au préalable. On dénonce également la mise sous tutelle des hrâtîn par le biais de cette agence censée les représenter alors que c’est un bidânî qui est le président. Samory insiste sur un point crucial de cette question, celle qui concerne l’urgence d’une véritable réforme foncière 19 Les Programmes du CJB, n°11 qui mette un terme à la surexploitation de la main-d’œuvre servile par les propriétaires bidân. Autant de raisons qui font penser que cette agence ne résoudra aucun problème et qu’elle disparaîtra rapidement. Crise institutionnelle, avancée de l’intégrisme et activités terroristes, 2011-2012 Le parlement mauritanien devait être renouvelé en novembre 2011, conjointement avec les maires du pays, mais depuis lors, le gouvernement repousse sans cesse la date des élections et demande la fin du recensement en cours pour organiser le scrutin. Le président de l’Assemblée nationale, Messaoud ould Boulkheyr, ancien militant anti esclavagiste, a demandé la formation d’un gouvernement d’union nationale pour sortir de la crise, mais Aziz a refusé même d’en parler. Les partis de l’opposition réunis dans une Coordination de l’opposition démocratique (COD), dénoncent cet état de choses et demandent régulièrement, depuis deux ans, le départ pur et simple du président Aziz. Il est accusé de vouloir attendre l’élection présidentielle de 2014 pour se faire réélire, et obtenir la majorité au parlement et dans les mairies. De son côté, l’Union européenne, qui finance en large partie les élections mauritaniennes, a exprimé son inquiétude que les élections législatives et municipales ne soient pas encore prévues à la fin 2012. Aux dernières nouvelles, les élections devraient se tenir avant la fin de cette année, même si la participation des partis de l’opposition reste à confirmer. Les mouvements islamistes existent en Mauritanie depuis les années 1970, mais ils se sont répandus pendant l’époque de Taya, sous forme de mouvements d’étudiants et de syndicats ; puis sous une forme censée être « potentiellement violente » d’après le gouvernement au milieu des années 1990 ; ce qui a provoqué l’emprisonnement de nombreux activistes. Par la suite, l’islamisme politique a profité de l’appui des pétrodollars, de la guerre en Afghanistan et de la vague des mouvements islamistes dans le monde arabe et musulman des années 2000 pour prendre une forme structurée et développer un discours qui est resté dans le sillage du discours islamiste global, relativement modéré mais constituant une base arrière idéologique solide pour tout le spectre islamiste, y compris le mouvement jihadiste AQMI (Hindou mint Ainina, communication personnelle, Nouakchott, avril 2013). De fait, la Mauritanie connaît depuis une dizaine d’années, l’expansion d’un mouvement conservateur et fondamentaliste, de « retour aux sources de la religion », qui concerne, comme nous le savons, la plupart des pays du Maghreb et du Machreq ; ce fondamentalisme s’est politisé pour devenir « islamiste » et se manifeste par l’adhésion aux appels à la violence de groupes terroristes qui instrumentalisent l’islam. Le terrorisme islamique existe bel et bien dans la région saharo-sahélienne, au-delà des instrumentalisations de certains gouvernements qui agitent le danger terroriste pour justifier leurs méthodes répressives. En effet, certains auteurs dénoncent les agissements militaristes des gouvernements et vont jusqu’à nier l’existence de groupes terroristes ; ainsi par exemple l’anthropologue Jeremy Keenan accuse les gouvernements américain et algérien des prises d’otages et d’attentats dans le but d’installer des bases militaires dans la région et de s’assurer du soutien de leurs populations dans la « lutte contre la 12 terreur » . En Mauritanie, le mouvement religieux conservateur se manifeste par l’expansion des activités des imams des mosquées, qui, par exemple à Nouakchott, sont passées de 58 en 1989 à 914 en 2002 (Yahya ould ElBara, communication personnelle, Nouakchott, avril 2013). Ces imams sont largement financés par les États du Golfe et développent des activités censées socialiser en particulier les enfants, les jeunes et les femmes dans le cadre des « véritables valeurs de l’islam ». Un peu à la manière des Frères musulmans en Égypte. Leur succès dans les quartiers populaires de la capitale est très important. Ils s’occupent des plus pauvres, des enfants et des femmes. En particulier, ils ont réussi à changer la mode vestimentaire des femmes, qui depuis 12 J. Keenan, The Dark Sahara. America’s War on Terror in Africa, Pluto Press, 2009. 20 Les Programmes du CJB, n°11 quelques années s’habillent avec des chemises de manches longues au dessous de leurs voiles, et certaines mettent aussi des gants et/ou des chaussettes ; choses inexistantes dans le passé récent. L’intolérance vis-à-vis de ceux qui ne suivent pas les coutumes islamiques est aussi exprimée ouvertement, ainsi par exemple, si jadis, les personnes se sentaient libres de faire ou non le ramadan, de nos jours ceux qui ne le font pas sont ouvertement critiqués (Ahmed ould Cheikh, communication personnelle, Nouakchott, avril 2013). Le développement des activités terroristes dans la région saharo-sahélienne agit directement sur l’endurcissement des discours anti-occidentaux et sur la mise en avant des « valeurs de l’islam ». Le « printemps arabe » n’a pas eu lieu dans le pays, dans tous les cas pas de la manière dont il s’est organisé et exprimé dans le reste des pays de la région. Certes, en 2011, il y a eu des manifestations contre le gouvernement, centrées sur les demandes de citoyenneté, mais sans remettre en question la séparation de la religion et du politique. Les idées progressistes existent bel et bien en Mauritanie, mais elles concernent un petit groupe de jeunes intellectuels qui se contentent de discuter dans les salons des maisons et dans certains cafés du centre de Nouakchott (modalité de socialisation récente elle aussi), et certains parmi eux passent à l’action en adhérant aux associations de défense des droits humains. D’autres se réunissent dans le cadre des partis et des associations, et la liberté d’expression actuelle leur permet de publier des communiqués, des articles d’opinion ou d’organiser des manifestations. Comme ailleurs dans le monde, les questions de société sont aussi discutées dans les réseaux sociaux et s’organisent autour de deux questions clés : l’islam et l’esclavage. [Voir l’article de Hindou mint Ainina à la page 39]. Les groupes terroristes islamistes et leurs activités Comme nous le savons, depuis 2005, trois groupes terroristes se sont installés dans l’Ouest saharo-sahélien et utilisent le Nord du Mali comme centre de leurs activités : AQMI (2007), le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest) (2009), et Ansar Eddine (fin 2011). Cette région saharienne qui échappe au contrôle étatique a toujours été une zone d’échanges commerciaux entre les populations du Sahel, du Sahara et du Nord de l’Afrique. Dès le début des années 1990, elle est devenue un lieu de trafic de drogue et d’armes. L’implantation des groupes terroristes n’est donc pas étrangère à cette situation en tous points comparable aux régions amazoniennes de trafic de drogues où agissent également des mouvements terroristes et/ou d’organisations criminelles (Pérou, Colombie, Bolivie, Brésil). De son côté, le mouvement indépendantiste touareg, le Mouvement national de libération de l’Azawâd (MNLA) fut créé en octobre 2011 à partir d’un rassemblement du Mouvement national de de l’Azawâd, de l’Alliance Touareg MaliNiger et de soldats déserteurs de l’armée libyenne. Malgré leurs objectifs politiques distincts, le MNLA a établi des alliances avec les groupes terroristes de Naser Dine et d’AQMI, finalement il a été vaincu militairement en juin 2012. Le terrorisme islamique d’AQMI s’est manifesté pour la première fois en Mauritanie le 4 juin 2005, lorsqu’une bande armée attaqua la garnison d’une lointaine base militaire saharienne à Lemgheity, et tua 15 soldats. Cette bande était dirigée par Abdelmalek Droukdel, devenu « émir » d’AQMI en 2005, le nouveau chef d’al-Qaeda, Ayman al Zawahiri, accepta son allégeance en 2006. L’importance médiatique du label « al-Qaeda » semble avoir joué un rôle central dans la relation, réelle ou virtuelle, établie entre les bandes armées du GSPC (Groupe salutiste pour la prédication et le combat) et les chefs d’al-Qaeda. Quel est le programme de Droukdel ? Il est ambitieux : intégrer tous les mouvements jihadistes du Maghreb et du Sahel, soutenir l’Irak et l’Afghanistan, utilisant le sud de l’Algérie et le Nord du Sahara comme zones de repli et de formation militaire et idéologique des militants. Cela pour la partie « idéologique islamique », car une partie fondamentale des activités d’AQMI est le trafic de drogue, la prise d’otages occidentaux et autres activités criminelles. 21 Les Programmes du CJB, n°11 Photo 6, Abdel Malek Droukdel, chef AQMI. En 2007, quatre touristes français furent pris en otages en Mauritanie et furent exécutés par les ravisseurs, des jeunes mauritaniens, trois parmi eux ont été condamnés à mort pour ces crimes le 20 mai 2010. Plusieurs embuscades furent menées par AQMI en Mauritanie : le 27 décembre 2007 à Ghallawiya, et le 15 septembre 2008 à Tourine, où 11 soldats mauritaniens furent tués. Cette dernière action fut menée par le chef de guerre Mokhtar Belmokhtar, fondateur de la katiba GIA en 1992, membre du GSPC en 1998, grand trafiquant de drogue, d’armes et de cigarettes (ce qui lui vaut le surnom de « monsieur Marlboro »). Il tisse des liens étroits dans le Nord du Mali avec les chefferies traditionnelles, épouse des femmes maliennes et s’affranchit de la direction de Droukdel entre 2007 et 2008. Belmokhtar occupe un rôle de premier plan dans le conflit armée au Nord du Mali, et il était secondé par Abou Zeid, un autre chef algérien issu du FIS et du GIA qui se réclame « véritable jihadiste », ce qu’il tentera de prouver en assassinant l’otage britannique Edwin Dyer en 2008 ; et l’otage français Michel Germaneau en juillet 2010. Abou Zeid a été tué au Nord du Mali en février 2013. Photo 7, Otages d’AQMI. En 2009, il y eut plusieurs attentats en Mauritanie. Le 23 juin un professeur Nordaméricain fut tué à Nouakchott par deux jeunes d’AQMI (apparemment issus du groupe servile bidân). Le 17 juillet la police affronte et capture les assassins du professeur Nord-américain. Le 8 août, il y eut un attentat suicide près de l’ambassade de France et deux gendarmes français furent blessés. Le 28 septembre, l’armée arrête 7 jihadistes d’AQMI près du Mali. Le 29 novembre, 3 espagnols furent enlevés à Nouakchott; trois jours avant, 3 français avaient été enlevés au Mali. Le 18 décembre, 2 touristes italiens furent enlevés. Le 31 décembre, AQMI demande 4,8 M € pour libérer les 3 espagnols. Le 26 février 2010, l’armée mauritanienne capture 3 jihadistes d’AQMI et en capture 18 autres dans la région de Chagatt (nord-est). Le 25 mai, les 3 jeunes, accusés d’avoir tué 4 touristes français à Aleg, furent condamnés à mort, et 9 autres furent emprisonnés. En juillet, le gouvernement adopte une loi contre le terrorisme qui facilite le « repentir » des terroristes qui déposent les armes. Le 11 juillet, il y eut une expédition francomauritanienne pour libérer Michel Germaneau, mais elle tourna mal et l’otage fut tué par Abou Zeid. Le 25 août, une colonne d’AQMI attaqua la caserne de Nema et vola des armes. En septembre 2010, Abou Zeid organise la prise de 7 otages d’Areva à Arlit (Niger), où il fit la connaissance du chef d’Ansar Eddine, Ag Ghali. Les otages furent libérés. Plus tard, il devint l’intermédiaire entre AQMI et Ansar Eddine au Mali. Le 18 septembre, d’autres combats ont lieu entre l’armée mauritanienne et AQMI au Nord du Mali (Ras el Ma, près de Tombouctou). Il y eut 12 jihadistes et 5 mauritaniens tués. Le lendemain l’aviation mauritanienne fit un raid aérien. AQMI affirma avoir tué 19 Mauritaniens et dénonce la présence de soldats français sur le sol mauritanien. Le 20 octobre, 3 jihadistes furent condamnés à mort pour une fusillade qui tua un policier. Le 21 novembre, l’armée mauritanienne affirme que 28 jihadistes, dont certains avaient 14 ans, ont déserté et se sont rendus. Le 20 décembre, l’armée démantèle le réseau de trafic de drogue dit « Polisario » (car 90 % des membres étaient Sahraouis), dans le Nord du Mali. Après 2011, les actions d’AQMI vont se déplacer surtout au Nord du Mali. Le second groupe armé de la scène mauritano-malienne est issu d’une scission d’AQMI en 2009, lorsque le chef de guerre mauritanien Hamada ould Mohamed Kheirou s’éloigne de Droukdel et fonda le 22 Les Programmes du CJB, n°11 Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Kheirou était connu des autorités mauritaniennes depuis 2005, lorsqu’il fut capturé pour avoir attaqué une mosquée qui, d’après lui, n’était pas « véritablement islamique ». Il réussit à s’évader habillé en femme ; en 2009 il fut capturé à Bamako et fut relâché en 2010, lors des négociations pour la libération de l’otage Pierre Carmatte. Kheirou avait intégré AQMI en 2009 au Mali, mais très vite, il critiqua Droukdel parce qu’il nommait des chefs algériens aux postes importants et ne distribuait pas bien les butins de guerre. En 2011, il s’affranchit de la hiérarchie de Belmokhtar et de son lieutenant Abou Zeid et, à la fin de l’année, il fonda le MUJAO avec des jihadistes Noirs (Sénégalais, Maliens, Guinéens), dont ceux de la secte Boko Haram du Nigeria. Kheirou est considéré comme étant très dangereux et son mouvement radical attire plus de jeunes jihadistes mauritaniens, algériens et noirs qu’AQMI (Le Calame, octobre 2012). En octobre 2011, ses hommes prirent 3 otages à Tindouf ; le 3 mars 2012 ils firent un attentat à la gendarmerie de Tamanrasset, en avril ils prirent 7 algériens en otage à Gao. Parmi les chefs de guerre du MUJAO se trouvent : Abdel Hakim Sahraoui (Gao), Oumar Hamada (arabe de Tilemsi, Nord Gao), et Bilal Hicham (nigérian). En juin 2012, le MUJAO, en alliance avec AQMI, réussit à expulser les Touaregs du MNLA de Gao. Les actions de guérilla menées actuellement à Gao sont le fait des hommes du MUJAO et, selon les sources françaises, les villages proches de cette ville ont été gagnés à leur cause (Jeune Afrique du 12 février 2013). ans, un homme des Ifoghas de Kidal, qui a fait ses armes en Libye, au sein de la Légion islamique. A la fin de 1990, avec les Accords de Tamanrasset mettant fin au soulèvement touareg, les dirigeants se divisèrent et Ghali fonda le Mouvement populaire pour la libération de l’Azawâd. En 1999, il se radicalise avec le Jammat al Tabligh du Pakistan, mais ne prône pas le jihad. En 2003, Bamako lui demande son intermédiation pour libérer les 32 otages européens de Abou Zeid. En 2010, il négocie encore la libération d’otages à Kidal. Dans le cadre de la réactivation des revendications des Touaregs face à Bamako, Ghali prétend à la direction du MNLA fondé en juillet 2011. Mais on le juge trop proche d’AQMI et d’Alger, il décida alors de fonder un mouvement séparé, Ansar Eddine. Le mouvement de Ghali attire non seulement des Touaregs mais aussi des Sahraouis et des « Arabes » du Mali, qui sont en fait des bidân de la confédération des Awlâd Brabish, mais aussi des Kunta et des Awlâd Da’ud. Son lieutenant est Oumar ould Hamaha, un targui de Tombouctou, idéologue et chef de guerre qui a menacé la France d’attentats suicides. Ghali a établi une alliance importante avec le successeur de l’amenokal (chef politique traditionnel) des Ifoghas, charge à laquelle il avait prétendu sans succès. L’amenokal Intallah Ag Attahar choisi son fils Alghabass Ag Intallah pour lui succéder. Intallah est très respecté dans le Nord du Mali, il est devenu l’ambassadeur d’Ansar Eddine, et l’intermédiaire avec Bamako car il est également député. La grande déstabilisation politique de la région : chute de Kadhafi, rébellion touareg et guerre au Mali (2011-2012) Photo 8, Khairou, JA. Le troisième groupe armé du Mali est Ansar Eddine, il représente un mouvement touareg d’islamistes qui était proche du MNLA. Son dirigeant est Iyad Ag Ghali, 54 L’année 2011 marque un tournant dans les faits politiques au Maghreb et dans la région saharo- sahélienne. La chute de Kadhafi, grâce à l’intervention militaire française, fut, comme nous le savons, le déclencheur d’un vaste mouvement de recomposition politique dans les pays voisins, avec des retombées bien plus importantes que le « printemps arabe » né en Tunisie et élargi à l’Egypte. Après la destruction du régime de Kadhafi, des 23 Les Programmes du CJB, n°11 milliers de Touaregs (entre 2000 et 4000) qui faisaient partie de l’armée libyenne, reprirent le chemin de retour au Nord du Mali avec la ferme intention de se battre pour « libérer les terres de l’occupation de Bamako ». Le MNLA fut créé en juillet 2011, sous le commandement du colonel Mohamed Najem, de l’ex-armée libyenne. Il s’agit d’un mouvement indépendantiste qui revendique la création de l’État de l’Azawâd (Kidal, Tombouctou et Gao). Dans cette zone habitent des Arabes (bidân), des Peul et des Songhaï, les Touaregs ne représenteraient que 10 % de la population (selon le député de Tombouctou, Haidara). On estime qu’il y a 550 000 Touaregs au Mali, dont la population est de 14 500 000 habitants (1 628 000 à Bamako, 36 % d'urbains). Les combattants viennent de Libye, mais ils sont aussi des déserteurs de l’armée malienne et d’autres sont de jeunes du Nord du Mali. Il y a trois niveaux de commandement avec, à leur tête, un ancien militaire de Kadhafi et un déserteur de l’armée malienne. Au premier échelon se trouvent le colonel Mohamed Najem et Bouna Ag Attiyoub ; au second, Assalath Ag Khabi et le colonel Machlanani ; et au troisième, le colonel Iba Ag Mossa et le commandant Hassan Habré. Chaque échelon dispose de 150 voitures, environ 40 officiers qui dirigent des unités de combattants plus réduites (Baba Ahmed, Jeune Afrique, 23 janvier 2012). Le 24 janvier 2012 eut lieu un affrontement entre le MNLA et l’armée malienne à Aguelhok, au cours de celui-ci, entre 70 et 82 soldats maliens trouvèrent la mort (AFP), tués de manière très cruelle (égorgés, éventrés et/ou d’une balle dans la tête). Le MNLA a nié formellement ces accusations. Le fait provoqua des représailles à Bamako en février, où de nombreuses maisons de Touaregs furent attaquées et les occupants blessés, mais il n’y eut pas de morts. Les représailles militaires arrivèrent en février, dans les régions de Kidal et de Tessalit, qui furent attaquées par des hélicoptères conduits par des mercenaires ukrainiens. Il y eut environ une centaine de morts, une cinquantaine de prisonniers et 70 véhicules brûlés. Le massacre d’Aghelhok fut le détonateur du coup d’État du capitaine Sanogo, le 21 mars 2012, contre le président Amadou Toumani Touré. Les mutins, sortis de leur caserne de Kati (15 km de Bamako), exigeaient une enquête sur les faits d’Aghelhok, et réclamaient les armes promises pour affronter les groupes armés qui avaient instauré leur contrôle sur le Nord du Mali. Il faut préciser que l’armée malienne était déjà en lambeaux : divisée entre les « Bérets verts » de la caserne de Kati, pratiquement abandonnés à leur sort depuis plusieurs années, avec des salaires misérables et un armement désuet, et les « Bérets rouges » de la Garde présidentielle, des parachutistes d’élite, bien mieux traités, stationnés à la caserne de Djicoroni de Bamako. D’autre part, l’armée malienne est très corrompue par les trafics de drogue et d’armes qui circulent, justement, dans le Nord du pays et qui se sont développés aussi grâce à l’inaction des militaires qui recevaient leur part des butins. En avril 2012, les soldats n’avaient pas été payés depuis deux mois, et ils manquaient de tout pour mener à bien la lutte contre la subversion indépendantiste et islamique. Sur un total estimé à 14 000 soldats, seulement 3 000 se battent actuellement aux côtés de l’armée française. Le coup d’État de Sanogo fut mis à profit par les mouvements armés qui redoublèrent leurs attaques pour le contrôle des villes, ce qui produisit des vagues importantes de populations civiles vers les pays frontaliers. En avril, AQMI, son allié MUJAO, Ansar Eddine et le MNLA contrôlent toutes les villes du Nord. Le 6 avril l’État de l’Azawâd est proclamé. En mai 2012, le MNLA s’est allié à Naser Eddine qui impose la charia. En juin 2012, le MNLA fut vaincu militairement à Gao par les forces du MUJAO et d’AQMI. Tombouctou tomba sous le contrôle de Ansar Eddine et de la milice de Abou Zeid (AQMI). L’émir Droukdel, chef d’AQMI en Algérie, lança des appels pour introduire la charia de manière « progressive », sans aucun succès car, comme on le sait, le MUJAO et Ansar Eddine se sont lancés dans une course folle d’imposition forcée de châtiments prévus dans le monde islamique ancien contre tout ce qui était considéré comme « contraire à l’islam » (Jeune Afrique d’avril à octobre 2012). Pendant l’occupation du Nord du Mali, les groupes armés ont commis des exactions contre les populations civiles : pillages, rapts 24 Les Programmes du CJB, n°11 de femmes, viols, destructions de mausolées d’hommes saints et des manuscrits de Tombouctou. Tous ces groupes armés développent la stratégie de se fondre dans la population, qui reçoit des biens et de l’argent en échange de leur soutien ou de leur neutralité. En outre, les chefs de guerre ont établi des relations de parenté avec les populations locales, en épousant en particulier des femmes issues de familles dirigeantes. Cette stratégie semble ainsi destinée à établir de solides soutiens locaux, à long terme. Enfin, tous les groupes terroristes recrutent des enfants soldats. L’armée malienne a tenté de reprendre le contrôle du Nord entre septembre et décembre 2012, commettant de graves violations des droits humains des civils. Le MNLA accuse l’armée d’avoir commis de massacres à Diabaly (le 8 septembre, 16 morts), à Sokolo (le 27 octobre, 9 morts), et à Tolletene/Mopti (25 octobre, 52 morts). La France décida de commencer une intervention militaire de soutien à l’armée malienne le 11 janvier. Selon plusieurs sources, les exactions des soldats maliens, et les actions de représailles contre des civils accusés d’avoir soutenu les islamistes continuent. La région vit une situation de guerre civile et les oppositions se cristallisent dans un cadre ethnique. Les actions terroristes se sont étendues à l’Algérie (prise d’otages, les 16-19 janvier, sur le site gazier de Tigantourine, par le nouveau groupe « Les signataires par le sang » dirigé par l’ancien chef d’AQMI Mokhtar Belmokhtar, donné pour mort par les Tchadiens), et plus récemment au Niger, où, le 23 mai, il y eu deux attentats suicides, dans la mine d’uranium d’Arlit d’Areva et dans une caserne d’Agadez, par des militants du MUJAO. A Agadez, il y a eu 18 militaires et un civil tués et une quinzaine de blessés ; et à Arlit il y a eu un mort et 14 blessés. Selon les sources françaises, des 2 000 jihadistes présents au Nord du Mali au début de l’année, 600 auraient été tués, et le reste aurait caché leurs armes pour se fondre dans la population, et une quantité indéterminée aurait cherché refuge dans les pays voisins. A Paris, on considère que le principal danger provient du Sud de la Libye où se sont repliés les militants d’AQMI dans un contexte marqué par la conquête du pouvoir par les intégristes (Le Monde du 25 mai 2013). La guerre au Mali et ses retombées en Mauritanie L’intervention militaire française, déclenchée le 11 janvier 2013, à la demande du président malien par intérim Dioncounda Traoré (investi le 6 avril après la démission de Touré), est sans aucun doute importante du point de vue humanitaire; pourtant, elle brouille davantage la situation car elle constitue un « fait objectif » qui est instrumentalisée par les islamistes de tous bords pour renforcer leurs discours anti Occidentaux. Elle pose aussi problème à certains hommes politiques de l’Afrique du Nord qui la considèrent comme une « ingérence » dans la vie politique des nations post coloniales. En Mauritanie, le début de l’offensive française a été perçue comme une ingérence dans les affaires maliennes, nombreux étaient les analystes qui considéraient, et considèrent encore, que les Français ont pris l’initiative d’envoyer leurs troupes pour conserver leur influence politique dans cette partie de la « Françafrique », refusant toute légitimité à l’appel au secours d’un gouvernement jugé inexistant. D’autre part, si les journaux ont abordé le sujet au début de la guerre, ils l’ont abandonné rapidement en raison d’une conjoncture interne très difficile, marquée par le manque de légalité d’un gouvernement autoritaire qui refuse la tenue des élections législatives et municipales, et qui refuse d’accorder la moindre attention au passif humanitaire et aux revendications des droits civiques. Tout cela dans un contexte de pénurie économique forte et d’une augmentation scandaleuse des inégalités économiques et sociales. Cela étant posé, si le président Aziz avait refusé en 2012 d’envoyer des troupes mauritaniennes « pour combattre le terrorisme au Mali », il a annoncé cette année l’envoi de 1 800 soldats au mois de juillet. Ce qui changera complètement la donne dans le pays. Malgré le peu de visibilité actuelle, cette guerre a des effets 25 Les Programmes du CJB, n°11 directs en Mauritanie. D’abord, le Nord du Mali est devenu un foyer de formation militaire et d’endoctrinement idéologique extrémiste pour de nombreux jeunes Mauritaniens, surtout de l’Est du pays, qui sont à la recherche de repères et de causes « justes » pour lesquelles lutter, ou, plus prosaïquement, à la recherche d’une alternative d’action à leurs vies monotones, sans ressources et sans perspectives. Cependant, le besoin de nouveaux militants pousse les chefs de guerre à recruter également des centaines d’enfants, tant du côté mauritanien comme du côté malien de la frontière. Photo 9, Jihadistes mauritaniens. D’autre part, des milliers de réfugiés maliens arrivent dans un pays riche en ressources naturelles mais appauvri par les crises climatiques, les mauvaises récoltes et par une grande pauvreté. Le HCR estime actuellement leur nombre à 68 000 dans le camp de M’Berra, dans le Hodh Shargui, à 50 km de la frontière malienne. La situation dans ce camp est très critique car l’aide humanitaire est difficilement acheminée, le personnel ne peut plus se déplacer sous la menace d’enlèvements, et les rations alimentaires ne sont pas suffisantes. Le HCR a lancé un appel aux dons et travaille en étroite relation avec les autorités de Nouakchott. En l’absence de régime national d’asile politique, le HCR demande des documents provisoires et des actes de naissance pour mieux assurer la situation légale des réfugiés. D’autre part, le HCR a fait état de la présence de 26 000 Sahraouis installés dans le Nord de la Mauritanie, qui se sont intégrés au pays et ne demandent pas leur aide. Photo 10, Camp de M’Berra. Quant aux réfugiés expulsés vers le Mali (frontière sud de la Mauritanie) dans les années 1989-1990, le HCR estime qu’ils sont environ 12 000, dont 8 000 demandent à être rapatriés. Ce qui sera fait lorsque les conditions le permettront. Cela dit, des affrontements entre Peul et hrâtîn sont récurrents pendant l’hivernage, dans le département de Kankossa, région de l’Assaba (Le Calame du 18 août 2012). Compte tenu du fait que la guerre au Mali risque d’être longue, la situation des réfugiés anciens et actuels peut devenir très difficile à gérer, non seulement du point de vue alimentaire et logistique, mais surtout à cause des conflits ethniques et des politiques nationales. Un grand mouvement de population est en cours et risque de changer de manière définitive la situation ethnique précédente au Mali et en Mauritanie. Le trafic de drogue au cœur de la grande crise saharo-sahélienne L’un des facteurs importants de la crise au Mali et de toute la région saharosahélienne est l’expansion du trafic international de drogue reliant l’Amérique du Sud à l’Afrique et à l’Europe, qui a commencé dans les années 1970. Depuis les années 2000, la Mauritanie et le Nord du Mali sont devenus les principales zones de transit de la cocaïne sud-américaine dont le marché est contrôlé par les cartels colombiens et vénézuéliens. Ceux-ci avaient décidé de contourner les routes maritimes et aériennes directes, trop surveillées, pour faire de l’Afrique de l’Ouest la plaque tournante du trafic destiné au marché européen. Les cargaisons de drogue traversent l’Atlantique par bateau ou par avion et sont déchargées en Guinée-Bissau, 26 Les Programmes du CJB, n°11 Gambie, Ghana, Cap-Vert, puis convoyées par la savane et le désert de Mauritanie, d’Algérie, du Niger et du Nord du Mali. Une partie de la drogue reste sur place pour le marché local, et la plus grande partie est envoyée vers la Méditerranée, notamment vers l’Espagne (Christophe Champin, RFI, mars 2013). Photo 11, Trafic de drogue, Amérique du Sud-Afrique Le transit des cargaisons de drogue est assuré par un réseau local de corruption dont font partie les douaniers, les policiers, les militaires et les politiciens, jusqu’au sommet de l’État (par exemple l’ex-président du Mali Amadou Toumani Touré). Mais aussi des chefs traditionnels et des chefs de milices financées par l’argent de la drogue, qui demandent des droits de passage aux convois organisés avec des guides et des chauffeurs locaux. Comme en Amérique du Sud, les réseaux de drogue saharo-sahéliens comptent sur les populations locales pour organiser leur trafic et de nombreux jeunes déracinés et sans travail se pressent pour jouer les « petites mains » des trafiquants. Les narcotrafiquants instrumentalisent également les tensions locales et déstructurent les chefferies traditionnelles. Toutes les communautés du Nord du Mali sont concernées par ce processus (Le Calame, Al-Akhbar, Noor-info). Les terroristes d’AQMI et du MUJAO sont entrés dans le circuit des trafiquants pour obtenir des financements pour leurs mouvements, notamment pour l’achat d’armes et de véhicules, qui font partie des marchandises en circulation dans le désert. Avant la guerre de janvier 2013, l’on estimait qu’AQMI prélevait une « dîme » de 10 % de la valeur des convois en échange de l’escorte des convois du Mali vers le Maroc et la Libye ou le Tchad. Selon un dirigeant du MNLA, Ibrahim Ag Mohamed Assaleh, les 27 Les Programmes du CJB, n°11 terroristes d’AQMI reversaient aux trafiquants de drogue une partie des rançons reçues pour libérer les otages occidentaux ; et en retour ils se faisaient ravitailler en véhicules, armes, médicaments et matériel électronique (L’Express, CRIDEM du 21 mars 2013). Selon le dernier rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), 18 tonnes de cocaïne auraient transité par l’Afrique de l’Ouest en 2010 ; en 10 ans, la valeur totale de la cocaïne ayant traversé le Sahara serait proche de 15 milliards d’euros. Le début de la guerre au Mali a perturbé le trafic de drogue, mais aussi ceux des armes et de l’immigration clandestine. Les narcotrafiquants ont ouvert d’autres itinéraires via le Nord du Niger, l’Angola, le Congo et la région des Grands Lacs (AFP, CRIDEM du 11 mars). La Mauritanie est une étape importante du trafic de cocaïne entre l’Amérique du Sud et l’Espagne via Les Canaries ; la drogue arrive par bateau du Brésil, transite par le port de Nouadhibou avant de repartir pour l’Espagne ou la France. La presse britannique a évoqué récemment les liens entre le groupe terroriste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et AQMI qui a tenté de faire entrer 4 tonnes de cocaïne au Royaume-Uni, payés aux FARC en armes dérobées en Libye (Maghrebia, CRIDEM du 8 mai). Les prises de drogue par les forces de l’ordre de Mauritanie concernent la cocaïne mais aussi le crack, le cannabis et le haschich. Le 30 avril, les autorités de Nouadhibou ont incinéré plus d’une tonne de cannabis saisie à Zouérate, des dizaines de véhicules ont été également capturés. Selon la Gendarmerie nationale, en 2012 ont été saisis 6 246 tonnes de cannabis et 60 personnes ont été arrêtées dans le pays (Le Calame du 7 mai). Le 1er mai 2013, une tonne de cocaïne et de crack a été saisie à la frontière avec l’Algérie en provenance du Nord du Mali. Rappelons que le Maroc est le premier producteur du cannabis au monde selon l’Organe international de contrôle de stupéfiants ; les cargaisons sont toujours acheminées via Ceuta, Melilla et le port de Tanger, et des saisies de plusieurs tonnes sont régulièrement opérées. Le Maroc reste aussi un pays de transit de la cocaïne vers l’Europe (CRIDEM du 1er mai et du 16 mars). Le bureau d’Interpol de Nouakchott a annoncé l’arrestation à Madrid d’un baron de la drogue, « Farid », qui opérait dans la région de frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental (Le Calame du 7 mai). Les ministres de l’Intérieur des pays de l’UMA se sont réunis à Rabat en avril dernier pour renforcer la coopération dans le domaine de la lutte anti terroriste, le crime organisé, le trafic de personnes et la lutte contre le trafic de drogues. Le ministre algérien a affirmé que les frontières terrestres entre l’Algérie et le Maroc ne peuvent pas rester fermées indéfiniment et que la question devrait être résolue prochainement (CRIDEM du 24 avril). Enfin, l’immigration clandestine de personnes en provenance des pays africains voisins de la Mauritanie continue à poser un problème pour les autorités du pays qui n’arrivent pas à contrôler les réseaux illégaux en provenance du Sénégal et du Mali. En 2012, l’on estime qu’il y avait 50 000 migrants clandestins en attente de passer en Europe ; et environ 10 000 étrangers étaient employés dans les sociétés de mines et de recherche pétrolière (Le Calame, CRIDEM du 7 avril). La Mauritanie attire en effet non seulement les candidats à l’immigration illégale en Europe, mais aussi des migrants à la recherche d’un emploi dans les secteurs économiques en pleine expansion (les mines et le pétrole), pour lesquels les ressources humaines mauritaniennes font cruellement défaut. Un « printemps arabe » qui n’a pas eu lieu en Mauritanie Malgré une situation sociale et politique désastreuse, la Mauritanie n’a pas connu le mouvement de contestation contre les systèmes politiques autoritaires connu sous le nom de « printemps arabes ». Cette situation est due à l’inexistence de revendications communes à un peuple mauritanien, encore inexistant. En effet, si l’on tient compte des mouvements nés en Tunisie et répandus en Égypte, en Libye, et ailleurs, on peut constater qu’ils ont été portés par des jeunes étudiants et par les classes moyennes qui revendiquaient l’ouverture démocratique, la fin de l’autoritarisme et l’installation de systèmes 28 Les Programmes du CJB, n°11 politiques fondés sur la justice et l’égalité sociales. Or, en Mauritanie ces groupes de classes moyennes sont très réduits (peutêtre 2 % de la population ?), la société est divisée entre une majorité de pauvres et d'exclus et une infime élite éduquée, au milieu desquels survit difficilement un petit peuple. Or, comme le remarque le sociologue de l’Université de Nouakchott Abdoulaye Sow, les besoins de base de la population sont trop importants pour que puisse émerger une contestation durable. La culture politique nécessaire pour porter une telle contestation fait également défaut. Des dirigeants des mouvements apparus après 2011, comme le « Mouvement du 25 février » et « Touche pas à ma nationalité », ont remarqué l’absence de solidarité sociale des militants de leurs propres formations (Noorinfo du 21 février 2013). Les identités restreintes et les particularismes priment en effet sur une identité nationale encore très fragile et qui est malmenée par l’État luimême. Les printemps arabes se sont fondés sur les solidarités des peuples, sur un sentiment d’appartenance commune et sur un projet de société à long terme ; or, la situation mauritanienne est loin de présenter ces caractéristiques globales. Dans ce contexte, on doit prêter une attention accrue à l’émergence d’un mouvement religieux dit modéré, représenté par le parti Tawassoul, qui acquiert une grande importance sociale dans les quartiers pauvres de la capitale, et qui attire toutes les communautés du pays. Jamil Mansour, le président du parti, développe des activités proches de celles des Frères musulmans et a exprimé sa volonté de participer dans la scène politique électorale. 29 Les Programmes du CJB, n°11 Chronique politique de la Mauritanie Janvier à juin 2013 Depuis le début 2013, la scène politique mauritanienne reste marquée par le désordre institutionnel, les mouvements sociaux de revendication des droits civiques et des droits humains, et par les critiques sévères des partis de l’opposition vis-à-vis d’un gouvernement qui se montre de plus en plus fermé et imperméable aux demandes sociales et aux exigences de bonne gouvernance. Ce contexte global mauritanien doit être relié aux trois ordres de faits qui caractérisent l’ordre international : la paix, le développement et les droits humains (Langellier, Le Monde, 2013). L’image écornée du président Aziz Depuis son arrivée au pouvoir, Mohamed ould Abdel Aziz est ouvertement critiqué par la classe politique de l’opposition et par les mouvements les plus politisés de la population mauritanienne. Les partis de l’opposition, dirigés par Ahmed ould Daddah (Rassemblement des forces démocratiques), dénoncent son manque de légitimité (il n’aurait pas été élu démocratiquement) et réclament depuis 2012 son départ pur et simple. Mais c’est son « ingratitude » envers les personnes qui l’ont soutenu dans divers cadres qu’on lui reproche le plus. Contrairement aux usages de ses prédécesseurs, Aziz refuse d’offrir des cadeaux aux hommes d’affaires qui l’ont soutenu pour arriver au pouvoir ; le cas le plus explicite est celui de son ancien ami Mohamed ould Bouamatou qui s’est exilé au Maroc après avoir subi les attaques du président. Le 28 janvier, dans l’émission « 28 minutes » d’Arte, Noël Mamère, député d’Europe écologie les Verts, a accusé le président Aziz d’être « un parrain de trafic de drogue » qui protège les jihadistes du Mali. Cette accusation grave se place, apparemment, dans le cadre de l’opposition du parti écologiste à l’intervention française au Mali. Le président a dénoncé ces accusations et a porté plainte pour diffamation contre N. Mamère ; qui, entretemps, s’est rétracté de ses déclarations (Jeune Afrique du 7 mars 2013). Cela étant posé, beaucoup de questions se posent sur un président isolé et sans crédibilité, y compris pour des affaires familiales obscures. On avait même craint à une tentative d’assassinat le 13 octobre 2012 : selon la version officielle des faits, ce jour-là, le président Aziz a été blessé par balle à l’abdomen alors qu’il rentrait d’une promenade à quelques kilomètres de Nouakchott. Il fut envoyé à Paris pour se soigner et il rentra au pays le 24 de novembre. Pendant son absence, l’opposition demandait un nouveau gouvernement de transition, les rumeurs d’un nouveau coup d’État circulaient, et l’on remettait en question le bien fondé de la version officielle des faits. Le président avait laissé l’administration du pays au chef d’état-major de l’armée depuis avril 2008, son ami le général Mohamed ould Ghazouani (Jeune Afrique du 4 décembre 2012). Photo 12, Aziz, 2013. La guerre au Mali et le problème des refugiés Le déclenchement de la guerre au Mali n’a pas suscité l’adhésion de la société 31 Les Programmes du CJB, n°11 mauritanienne qui craignait les retombées négatives d’un conflit dans lequel elle ne voyait pas l’intérêt de participer activement. Le président Aziz s’était contenté d’annoncer la « sécurisation » des 2 500 km de frontière avec le Mali pour éviter des représailles des bandes armées dans le territoire mauritanien. En août 2012, Aziz déclarait : « La Mauritanie n’interviendra pas militairement au Mali », estimant que « le problème malien est complexe et que son pays n’en possède pas la solution. » D’après lui, « la solution doit passer d’abord par la mise en place au Mali d’un gouvernement fort et représentatif de toutes ses forces politiques avant d’engager une action contre le risque terroriste qui va grandissant et qui peut constituer une catastrophe pour le monde entier. » Aziz a rappelé aussi les efforts que son pays fournissait dans la lutte contre le terrorisme contrairement à Bamako qui, d’après lui, n’a pas mené à bien cette mission. « Nous avons vu venir ce problème, nous l’avons alors dit et l’histoire nous a donné raison », insistant sur la portée de l’intervention de l’armée mauritanienne ces dernières années contre les « bandes criminelles qui nous menaçaient depuis le Nord de ce pays voisin. » (Le Calame du 23 avril). Ces opérations sont restées cependant assez opaques, en particulier en ce qui concerne l’aide française et sur les pertes subies. Le président a fait marche arrière en avril dernier et a offert à Laurent Fabius, de visite à Nouakchott, l’envoi de 1 800 soldats au Mali dans le cadre de la future opération de maintien de la paix de l’ONU. Le 26 avril, l’ONU a créé le MINUSMA, formé de 12 600 Casques Bleus, et ils seront déployés au Mali le 1er juillet. De son côté, la France compte diminuer progressivement le nombre de ses soldats qui vont passer à 4 000 puis à 2 000 et à 1 000 dans les mois à venir (NoorInfo du 18 avril 2013, Le Calame du 26 avril). A Bamako, l’annonce du déploiement des soldats mauritaniens n’a pas été accueillie avec enthousiasme car on considère que la Mauritanie arrive après la tempête. Rappelons encore que la Mauritanie ne fait pas partie de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et qu’elle avait été vivement critiquée pour ne pas avoir soutenu le Mali. La participation des soldats mauritaniens dans la guerre malienne en juillet 2013 risque fort d’ouvrir de nouveaux lieux de conflits tant sur le plan interne qu’externe. La situation des réfugiés échappant à la situation de guerre au Mali dans les pays voisins est très inquiétante. Les refugiés en territoire mauritanien, des Touaregs pour l’essentiel, ont été installés à nouveau, comme lors des rébellions touarègues de 1992 et de 1998, dans le camp de M’Berra, à une quinzaine de kilomètres de Bassikhounou dans le Hodh Chargui. Après avoir estimé un total de 109 000 personnes, le HCR considérait en avril dernier qu’il y avait 68 000 refugiés dans cette agglomération de 300 hectares, qui représente en termes démographiques la quatrième ville dans le pays. Le camp, divisé en quatre zones, est sous la gestion d’un millier d’humanitaires des Nations unies et des ONG associées, dont Médecins du Monde. La situation reste précaire, autant par le manque de denrées alimentaires et de médicaments, que par les difficultés de gestion d’un groupe si important de personnes démunies, et dont le statut de refugié ne les autorise pas à chercher un travail formel en Mauritanie. Ce qui n’empêche pas un nombre important d’hommes de partir à la recherche de travaux rémunérés dans les environs du camp et même au-delà. La future intervention des troupes onusiennes au Mali, en juillet prochain, conduit à des préparatifs dès à présent. Les responsables du camp et les militaires de la base de Bassikhounou se préparent à un afflux massif de refugiés. Les populations du Nord du Mali (Lere et Fassala) se préparent, elles aussi, à une recrudescence de la guerre, et envoient leurs troupeaux vers la frontière mauritanienne pour trouver refuge en cas de frappes, tout en accumulant des denrées alimentaires ou préparant des voitures pour s’échapper si besoin est (NoorInfo du 2 13 avril) . 13 Voir http://www.noorinfo.com/Camp-de-refugiesde-M-Berra-La-vie-apres-lesdjihadistes_a6463.html. 32 Les Programmes du CJB, n°11 Photo 13, Enfants du camp de M’Berra. Une bonne situation macroéconomique qui n’a pas d’effets sur la pauvreté Le danger d’une expansion de la guerre au Mali n’affecte pas encore l'économie. En effet, l’économie mauritanienne a enregistré de bonnes performances au cours de l’année 2012 selon la représentante du FMI, Mercedes Vera Martín, qui a séjourné à Nouakchott fin avril. Cette abondance est visible dans l’essor des secteurs du bâtiment et des services de luxe inexistants il y a une dizaine d’années dans le pays. D’après son analyse, le raffermissement de l’activité des services, le rebond de la production agricole et le dynamisme du secteur des bâtiments et travaux publics ont permis d’atteindre un taux de croissance de 6,9 % du PIB réel (8 % hors industries extractives), malgré les difficultés traversées par l'Europe et la sécheresse en début d’année. Cependant, la croissance n’est pas encore assez soutenue et inclusive pour enrayer les taux de chômage et de pauvreté qui restent élevés. Le solde budgétaire global, incluant les dons, a atteint 2,8 % du PIB en 2012, « un excédent pour la première fois dans l’histoire récente de la Mauritanie, malgré d’importants programmes sociaux d'urgence et un accroissement important des investissements financés sur ressources propres ». Cette performance est due principalement à un effort considérable du recouvrement d’impôts, à une amélioration sensible des recettes minières, à l’apport de recettes exceptionnelles et à la maîtrise des dépenses non essentielles. D’autre part, le déficit du compte courant s’est creusé (atteignant 32 % du PIB), en raison d’une diminution des exportations de minerai de fer, de l’augmentation des importations occasionnées par les programmes alimentaires d’urgence et des projets d'investissement dans les industries extractives. Mme Martin a souligné que cette détérioration a été compensée par le financement d'investissements directs étrangers, de dons et de recettes exceptionnelles et par un important rapatriement de recettes minières qui ont poussé le niveau des réserves de change à un niveau record de US$ 962 millions à fin 2012, soit l’équivalent de 6,7 mois d’importations. La mission a pronostiqué que pour 2013, la croissance économique poursuivra son élan, malgré une demande mondiale qui reste timide. Ainsi, le taux de croissance du PIB réel se situerait à environ 6 %, grâce aux secteurs du bâtiment et des travaux publics, de l'agriculture et des services tandis que l'inflation sera contenue à 5 %. Le déficit du compte courant, restera important en raison des importations liées aux investissements miniers et aux projets d'infrastructure, financés en majeure partie par des investissements directs étrangers (Le Calame du 5 mai 2013). Le niveau de pauvreté et d’extrême pauvreté reste très inquiétant et correspond à environ 67 % de la population mauritanienne. D’après Tijani Najeh, représentant du FMI en Mauritanie, « la pauvreté touche environ 42 % de la population mauritanienne, et le taux de chômage de plus de 30 %, et ils ne peuvent pas être éradiqués au cours des deux années de mise en œuvre du programme approuvé par le conseil d’administration en mars 2010. » Cependant, il annonçait que le FMI travaille avec le gouvernement pour assurer un meilleur ciblage des subventions, qui représentent plus de 5 % du PIB. Les subventions énergétiques, budgétivores, « ne touchant réellement que les plus aisés qui sont ceux qui en bénéficient le plus. » (Noorinfo du 7 juin 2012). Un rapport établi par le PNUD en 2012 précise que la pauvreté (définie par la Banque mondiale à un revenu de 1 U$ par jour et par personne), concerne d’abord les zones rurales et gagne de plus en plus les zones urbaines ; l’exode des populations a favorisé en effet la pauvreté dans les quartiers urbains précaires. La zone 33 Les Programmes du CJB, n°11 rurale abrite plus des trois quarts de pauvres du pays (77,7 %). Dans ce contexte, les travailleurs agricoles restent le groupe le plus touché par la pauvreté, avec une incidence proche de 70 %. L’extrême pauvreté (définie par le revenu de 270 U$ par an et par personne), concerne 25 % de la population mauritanienne. Les taux sont assez stables depuis 2008 ; à cette époque, 7 wilayas sur 13 affichaient des taux de prévalence de la pauvreté supérieurs à 55 % (les plus pauvres : Tagant, Gorgol et le Brakna (60 %) ; les wilayas assez pauvres : Hodh Chargui, Adrar, Guidimagha et Assaba (55-60 %) ; les wilayas pauvres : Hodh Gharbi, Trarza, Inchiri (30-60 %) ; et enfin les wilayas moins pauvres : Nouadhibou, Tiris-Zemmour et Nouakchott (20 %). personnes qui se trouvent dans 14 conditions d’extrême dépendance . des Notons aussi que le 3 mai, Biram ould Dah a reçu à Dublin le prix Front Line Defenders 2013, attribué par une organisation de défense des droits humains, des mains du président d’Irlande, Michael 15 Higgings . Enfin, Biram a été invité à l’Assemblée nationale française le 12 juin pour tenir une rencontre et un débat sur la situation de l’esclavage en Mauritanie. Mouvements sociaux : groupes serviles, minorités noires et travailleurs précaires Les mouvements sociaux restent au devant de la scène politique depuis le début de l’année. Citons d’abord le mouvement de revendication des groupes serviles, dont le président Biram ould Dah Abeid a effectué une marche dans les capitales régionales du pays pour sensibiliser les populations aux problèmes d’exclusion, de pauvreté et de discrimination dont sont victimes les hrâtîn. Ce terme englobe de nos jours les groupes serviles hassanophones supposés être « descendants d’esclaves », alors qu’en réalité les origines des personnes de statut servile sont très diverses dans le pays ; situation qui est complexifiée davantage lorsqu’on constate que de nombreux Mauritaniens peuvent aussi avoir des mères de statut servile et des pères de statut libre (bidânî), ce qui les rend formellement libres. Cependant, les groupes qui occupent divers paliers de dépendance vis-à-vis des familles d’anciens maîtres ou protecteurs sont les plus nombreux, l’IRA estime que 50 % de la population mauritanienne, soit environ 1,5 millions de personnes, sont des hrâtîn. Le discours des dirigeants de l’IRA ne tient pas compte de la complexité statutaire des bidân et revendique seulement les droits de Photo 14, Biram ould Dah Abeid. Le 28 avril a été annoncée la création du Parti radical pour une action globale (PRAG), dont une partie importante vient des rangs de l’organisation dirigée par Biram (IRA), mais qui compte également des représentants de toutes les couches sociales mauritaniennes qui se jugent insuffisamment représentées par les partis de l’opposition. Le président du nouveau parti est Ahmed ould Labeid et le secrétaire général, Touré Balla ; selon ces derniers, l’action du parti sera « radicale et visera le changement du système de manière définitive et profonde » et s’appuiera sur les organisations socioprofessionnelles et culturelles ; ses membres n’excluent pas leur participation aux prochaines élections et envisagent de présenter la candidature de Biram à la présidence (Le Calame du 1er mai). 14 Voir : http://www.noorinfo.com/Birame-OuldDah-Ould-Abeid-Il-est-evident-qu-Ould-Abdel-Azizet-l-opposition-sont-solidaires-contre-la-majoritedu_a8677.html 15 Voir : http://www.lecalame.info/actualites/item/37 4-discours-de-biram-dah-abeid-président-d’iramauritanie-lauréat-2013-du-prix-du-risque-desdéfenseurs-des-droits-humains-octroyé-parl’organisation-front-line-defenders 34 Les Programmes du CJB, n°11 Photo 15, Parti RAG. Un autre mouvement qui a pris de l’ampleur ces derniers mois est le Mouvement touche pas à ma nationalité (TPMN), qui, comme on le notait précédemment, dénonce la discrimination dont sont victimes les Noirs mauritaniens dans le processus de recensement en cours depuis deux ans. Ils considèrent que le gouvernement actuel suivrait une politique d’exclusion des Noirs mauritaniens semblable à celle adoptée par le régime de Taya dans les années 1989-1992, et que le recensement en vue de l’établissement d’une nouvelle liste électorale tente de les exclure de la nationalité mauritanienne. D’autre part, la naturalisation des étrangers provenant de l’Azawâd malien (bidân et Touaregs), et du Sahara occidental (Sahraouis), est dénoncée comme une action d’accompagnement de la politique d’exclusion du président Aziz qui tenterait ainsi de « blanchir » la Mauritanie (NoorInfo du 12 mars 2013). Cette situation reste très complexe et illustre la grande difficulté de séparer les identités restreintes (ethniques, de parenté élargie), des identités nationales dans des régions où les tracés des frontières étatiques ont introduit une rupture artificielle entre les groupes sociaux. En effet, les mêmes groupes de parenté habitent des deux côtés du fleuve Sénégal, mais aussi des deux côtés de la frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental, dont la situation juridique reste problématique jusqu’à présent. Il en va de même enfin des familles et de groupes de parenté qui habitent entre le Hawd Chargui et l’Azawâd malien, et qui sont culturellement bidân et hassanophones, et qui contrôlent actuellement Tombouctou. Cela étant posé, le gouvernement mauritanien fait preuve d’un zèle suspect dans le recensement des Noirs mauritaniens ; ainsi en avril dernier les mauritaniens résidant en France ont appris qu’ils ne pourront pas s’inscrire dans les registres s’ils n’ont pas un permis de résidence officiel français. Comme si leur situation dans un pays étranger décidait de leur citoyenneté mauritanienne. Raison pour laquelle on dénonce le fait que « la Mauritanie est devenue une préfecture française » (Kassataya du 18 avril). Le 19 mai il y a eu une rencontre à Paris entre le président Aziz et une délégation de l’Organisation des travailleurs mauritaniens de France, conduite par son secrétaire général Sow Mamadou. La délégation a demandé la levée des conditions qui rendent difficiles le recensement pour les Mauritaniens en France et en Europe (carte de séjour, récépissé du recensement de 1998 et jugement du décès du ou des parents). Aziz a affirmé que la carte de séjour a pour objectif de lutter contre la fraude et de s’assurer que ceux qui sont recensés sont des Mauritaniens. Cependant, il a accepté que l’invalidation des anciens passeports ne s’applique pas en France. Les Mauritaniens en situation illégale pourront recevoir un titre de passeport pour leur permettre de constituer leurs demandes de régularisation de séjour en France. La double nationalité restera affirmée ou refusée par les autorités mauritaniennes. Enfin, le Consulat général de Mauritanie restera fermé car d’après le président son ouverture entraîne des dépenses trop importantes et inutiles ; les démarches se font en effet par voie informatique (CRIDEM du 23 mai). Depuis le début du mois de mars, le mouvement TPMN dénonce également les rafles dont sont victimes les habitants Noirs des quartiers pauvres de Nouakchott, les 5e et le 6e, tombés aux mains des policiers et des gendarmes qui déploient, d’après eux, des contrôles de sécurité contre la criminalité organisée, contre les terroristes, et les personnes entrées illégalement dans le pays (notamment des Sénégalais et des Maliens). Nombreux sont ceux qui dénoncent les mauvais traitements, les humiliations et même les viols dans les commissariats de Nouakchott. Les contrôles 35 Les Programmes du CJB, n°11 au faciès concernent exclusivement les Noirs, les étrangers maghrébins en situation irrégulière ne sont pas inquiétés, précise Abdoul Birane Wane, président du mouvement. Le dirigeant de TPMN, Dia Alassane, a tenu un meeting dans le quartier de Sebkha le 25 avril et a lancé un appel à « l’unité du peuple opprimé de Mauritanie », Noirs et hrâtîn, rappelant que les 24 et le 25 avril 1989 furent ceux des tueries et des pillages contre les Noirs, établissant un lien direct entre cette période et aujourd’hui. (Noorinfo du 28 mars, Le Calame du 12 avril et du 25 avril). Photo 16, Meeting de TPMN à Sebkha. Le mois d’avril fut aussi marqué par une longue grève d’environ 5 000 dockers du Port de Nouakchott, exigeant des améliorations de leurs dures conditions de travail. Le mouvement a été réprimé avec une force exagérée, ce qui suscita une grande indignation publique. Ces dockers sont, dans leur grande majorité, issus des groupes serviles de la société hassanophone du pays et ont reçu, à ce titre, le soutien du mouvement dirigé par Biram ould Abeid. * La longue crise que vit la Mauritanie depuis quelques années a, de toute évidence, empiré depuis le début de la guerre au Mali, outre l’émergence de mouvements sociaux, d’un nouveau type, qui dénoncent les fractures sociales anciennes jamais affrontées par les gouvernements militaires ou de façade démocratique. Tout se passe encore comme si le gouvernement pouvait gérer le désordre social et politique de manière isolée, sans compter sur ses ministres (qui font piètre figure), ni sur un parti politique digne de ce nom, en s’appuyant sur des réseaux de clientèles de grands hommes d’affaires et sur le contrôle des élites urbaines et notabilités rurales toujours loyales au pouvoir du plus fort. Comme ses prédécesseurs, le président Aziz veut gouverner seul et isolé, fermant même les portes aux hommes d’affaires qui ne le soutiennent plus (le cas de l’homme d’affaires Bouamatou, qui a financé la campagne d’Aziz, et qui s’est installé au Maroc depuis deux ans pour protester contre sa mise à l’écart, en est une preuve). Mais les temps ont changé, et le gouvernement en isolat se révèle illusoire. Ainsi, à l’heure actuelle, le président compte plus sur le soutien occidental, en s’affichant comme un partenaire de choix dans la lutte contre le terrorisme islamique, que sur la classe politique mauritanienne. Il espère ainsi, probablement, remporter les élections de 2014. Mais l’ordre politique interne a changé avec l’émergence des mouvements sociaux dont le discours est très radical, sans être violent, et qui montre que les partis politiques ont failli à leur tâche attendue de canaliser les demandes sociales de la société mauritanienne. De fait, ils ont passé le plus clair de leur temps à s’entredéchirer, et après 2011 ils ont adopté la douteuse position qui exige le départ du président de son poste ; comme si cela pouvait résoudre le problème de mauvaise gouvernance dont ils sont, eux aussi, directement responsables. Aujourd’hui, la prise de position ordonnée, claire et forte des groupes discriminés historiquement – en raison de leur statut servile et de leur identité noire – qui refusent d’accepter leur situation d’exclusion et qui revendiquent l’égalité sociale et le plein exercice des droits citoyens, est incontournable. Ici, comme ailleurs, dans d’autres pays autoritaires, les frustrations séculaires des groupes subalternes dans notre monde globalisé et numérisé, ont conduit à une prise de conscience forte de la dignité humaine et des droits civiques à défendre. Une partie importante de la société mauritanienne a perdu la peur de la répression, s’est habituée à exprimer publiquement ses revendications, et il existe une libéralisation de la parole sur des sujets sensibles (dans les discours familiaux, sur les lieux de travail, dans les réseaux sociaux), inexistante il y a une dizaine d’années. Cette situation marque le 36 Les Programmes du CJB, n°11 grand changement politique de la période de l’après Taya. Les gouvernants de la Mauritanie devront prendre acte de ce fait qui marquera sans nul doute les prochaines décennies dans le pays, à moins qu’ils ne commettent la terrible erreur de l’ignorer, ce qui peut ouvrir les portes à une crise politique particulièrement violente dans le pays. 37 Les Programmes du CJB, n°11 Actualité Réseaux sociaux et débat politique en Mauritanie Hindou mint Ainina Conseillère en communication Cabinet du Premier ministre de Mauritanie Plus ou moins récent en Mauritanie, l’usage d’Internet par un spectre relativement large de la population démocratise effectivement l’accès à l’information, bien plus que les chaînes satellitaires ou la presse locale, écrite ou audiovisuelle. Nous tenterons d’esquisser, dans cet article, un tableau des thématiques débattues par ces usagers du numérique, de la blogosphère à Facebook ; Twitter étant encore assez élitiste car exigeant des conditions d’utilisation et d’utilité qui ne sont pas encore bien réunies partout, malgré une entrée assurée de ce relai au sein de certains cercles de jeunes, essentiellement de la diaspora. Nous aborderons les différents débats qui y sont menés et le poids de plus en plus important de cet espace comme relai des préoccupations d’une jeunesse et d’une élite politique pour lesquelles aucune sphère publique n’existe; cet espace constituant, de fait, le seul lieu où se déroulent, avec la participation de tous, les débats de société dans le pays. Cet article n’est qu’un instantané, une description plus qu’un décryptage. Le sujet sera traité en tenant compte de la question de la langue, des thématiques les plus relayées et de l’interrelation grandissante entre l’espace de l’information plus ou moins formelle et ces réseaux. L’accès à Internet à un niveau plus ou moins important en Mauritanie date uniquement de près d’une décennie. Il a fallu l’introduction de l’ADSL et de la 3G mobile pour que les usagers sortent du cadre très restreint et contraignant des cybercafés et des postes de travail dans les administrations. Ce changement notoire ne date que de près de cinq années, et l’Internet mobile, plus adapté au mode de vie des Mauritaniens, a connu une extension remarquable. L’accès plus ou moins important aux laptops et l’usage des téléphones normaux (les smartphones et les tablettes coûtent encore cher) pour la navigation sur le net a réellement démocratisé le numérique dans le pays. Les langues Le net mauritanien, comme tout le domaine public dans le pays, est bilingue. On peut parler sans exagération de deux plateformes parallèles, l’une s’exprimant en français ou transcrivant les langages parlés en alphabet latin ; l’autre en arabe, s’exprimant en arabe classique ou transcrivant le hassaniya (l’arabe de Mauritanie) en alphabet arabe. Si le bilinguisme peut être considéré comme un moyen de communication intercommunautaire, il est aussi et surtout une cloison entre les jeunes générations de Mauritaniens issus de communautés différentes. Si la langue française et les langages parlés locaux peuvent constituer, jusqu’à un certain point, des passerelles de communication intercommunautaire, l’arabe, lui, reste presque exclusivement utilisé par une seule communauté, celle des bidân. On peut, dès lors, assener sans trop de risques que les thématiques débattues par l’une ou l’autre de ces plateformes ne sont souvent pas les mêmes ; les préoccupations aussi. Le cloisonnement linguistique et culturel est frappant au sein des groupes de discussion qui, eux, s’expriment souvent dans leurs débats, en une seule des deux langues. Les thématiques Les sujets échangés au sein des groupes de discussion et sur les plateformes mauritaniennes reflètent de manière parfaite 39 Les Programmes du CJB, n°11 les préoccupations des internautes et l’ordre de priorité des grandes ou petites questions nationales, tant est que le critère de sélection est la fréquence visible et le nombre supposé de personnes qui en discutent. Plusieurs thématiques se dégagent dans la masse des sujets abordés plus ou moins couramment par les groupes de discussion, les blogs ou les commentateurs sur Internet. Le militantisme politique : il signifie l’affirmation claire d’une appartenance partisane par la personne qui publie. Elle se déclare donc d’un parti politique bien déterminé, défend ses thèses et développe son argumentaire officiel. Là, l’opposition formelle et la majorité déclarée s’affrontent de manière plus ou moins directe sur la toile. Pour et contre le président de la République, sa personne et sa politique sont des sujets de prédilection. Ce débat dégénère parfois en joutes et pugilats par statuts et commentaires interposés. Pour ce faire, les uns et les autres utilisent des articles de presse locale ou internationale, arabe ou francophone, des caricatures, des parodies et des vidéos. Il est difficile de mesurer réellement le niveau de participation ; seule la virulence des termes utilisés ou la pertinence des angles d’approche permettent de trier, dans la masse, les textes pouvant servir dans un débat d’idées à proprement parler. Ces publications sont très populaires, suivies parfois par des dizaines de milliers de personnes. L’unité nationale : un thème bien suivi par beaucoup de gens, tous politiquement affiliés, appartenant à deux grandes tendances : celle des nationalistes négro-mauritaniens et celle des nationalistes arabes. Le débat à ce niveau, s’il n’est pas un déni de l’autre, reste très sectaire et les plus actifs sont les activistes des FLAM (Forces de libération des Africains de Mauritanie). Aucun débat de niveau respectable à ce propos n’a lieu sur le net, la barrière linguistique rendant tout dialogue impossible entre les deux parties qui se sentent concernées par cette question. L’islam politique et l’islam tout court : c’est l’un des thèmes les plus partagés et les plus discutés sur le net mauritanien. Les débats y vont de la retranscription toute simple et simpliste des textes supposés sacrés et des citations plus ou moins bien référencés, aux débats de fond sur l’islam politique, la laïcité… Se tiennent également des discussions intéressantes, qui ne concernent pas uniquement la Mauritanie, mais le monde musulman en général, et le monde arabe en particulier. Deux grandes tendances s’y confrontent : ceux qui prônent la nécessaire relecture des textes fondateurs pour les rendre plus adaptés à la modernité, plus conformes au respect des droits humains et des principes universels et ceux qui s'y opposent. L’esclavage : il devient l’un des thèmes privilégiés depuis quelques années. Il est à l’origine de l’indexation permanente de la Mauritanie par les organisations des droits humains. Le pays a promulgué une loi incriminant l’esclavage (2007) et l’a inscrit dans la constitution comme pratique déshonorante pour l’humanité ; par ailleurs, des programmes plus ou moins ciblés et réussis tentent de redresser la situation de précarité excessive dans laquelle vivent les anciens esclaves et ses descendants. Cependant, cette question reste l’une des plus complexes à résoudre et des plus sensibles; en effet, elle charrie toute une histoire de servitude et d’injustice qui, bien qu’officiellement reconnue et combattue, n’est pas encore socialement assumée. Ce débat n’est pas encore bien développé sur la toile dans la mesure où il reste sans issue : il n’en ressort pas encore une théorisation partant des réalités sociales et culturelles locales. Deux approches distinctes sont perceptibles dans la manière de traiter cette question. D’une part, l’approche inquisitrice, qui incrimine toute la société bidân et n’accepte aucune forme de reconnaissance de la version soft de l’acceptation officielle : celle des séquelles de l’esclavage; et, d’autre part, l’approche qui tente de la ramener à ses sources de légitimation dans les textes sacrés et les références religieuses locales ou musulmanes. Cette dernière ravive le débat lié à la relecture des textes fondateurs de l’islam. Mais personne n'oriente le débat vers la recherche de solutions à ce qui est un vrai problème de société dans le pays. 40 Les Programmes du CJB, n°11 La question de la femme : le thème concerne la liberté, la lutte contre les violences dont elle est victime, et l’islam, toujours, comme outil de sa soumission et de sa mise en marge ; mais aussi comme seule voie pour sa libération. Il s’agit d’un débat qui est moyennement relayé par quelques militantes qui font face à un tollé d’indignations et une indexation systématique de la part d’une armada de cheikhs, d’hommes plus ou moins avertis, de femmes « orthodoxes et croyantes » qui tiennent à considérer que l’islam lui a donné tous ses droits et qu’elle ne peut rien demander en dehors de ce que lui confèrent les faqih et autres muftis et exégètes du 7e siècle. Les grandes questions d’actualité : à ce propos, les intérêts des internautes varient selon qu’ils sont sur la plateforme s’exprimant en arabe ou celle en français. En effet, l’intérêt des uns et des autres aux questions d’actualité est nettement lié aux sources d’information qu’ils vont relayer à travers leurs partages et leurs commentaires. Ainsi, par exemple, le problème de la guerre au Mali est traité différemment selon qu’on s’exprime en arabe ou en français. Si l’internaute arabisant pose le problème de manière assez conforme à l’opinion prévalant dans l’Azawad ou aux échos qu’en font les médias arabes ou internationaux s’exprimant dans cette langue, les francophones relaient, même en les critiquant, les thématiques développées dans la presse française, qu’elle soit conventionnelle ou alternative. Les uns font montre de compassion envers les combattants Touareg de l’Azawad et leur légitime combat pour plus de justice et d’autonomie ; les autres ont tendance à s’inscrire dans un cadre républicain défendant l’intégrité territoriale du Mali, même si cette intégrité territoriale est héritée par essence, chose que fustigent les arabophones, de la colonisation et, en conséquence, selon eux, ne signifie pas grand-chose pour les populations. Le partage est donc net entre les partisans des rebelles touareg du Nord Mali et ceux qui pensent que leur combat n’est qu’une ultime action impérialiste pour préserver les intérêts et l’hégémonie de la France dans la région. On trouve aussi, et ils prennent une bonne place dans le débat, les pro- et les anti- rebelles syriens, les pro- et les antiislamistes égyptiens, les pro- et les antiHamas... En l’absence d’une sphère publique au sens propre du terme, d’un espace médiatique suffisamment développé pour faire apparaître les opinions des uns et des autres et pour relayer leurs préoccupations de manière convenable, les réseaux sociaux tendent à supplanter, de par leur proximité, leur adaptabilité et leur utilisation facile, toutes les autres formes de médias disponibles dans le pays. Ainsi, la presse écrite n’aura pas à résister à leur effet, et les cadres classiques de passation des messages ne seront plus efficaces sous peu. L’interrelation entre ces réseaux et l’information plus ou moins formelle Avec la libéralisation de l’espace audiovisuel, la variété locale des radios (5 stations privées plus 3 publiques et 12 chaînes régionales) et des chaînes de télévision (5 chaînes privées et 2 chaînes publiques), sans parler du nombre de journaux et de publications imprimés ou en ligne, l’interaction entre ces médias conventionnels, les sites et les plateformes de discussion sur Internet est de plus en plus visible. Et leur impact est grandissant à mesure que s’étend l’accès des populations à Internet. Chaque institution, chaque personnalité et chaque parti a désormais sa page ou son blog. C’est en effet sur Facebook plutôt que sur les écrans ou ailleurs, que les radios et les télévisions annoncent les thèmes de leurs émissions de débats, déclinent l’identité de leurs invités et les horaires de leurs programmes. C’est aussi là, plus qu’ailleurs, que les partis politiques font la promotion de leurs rassemblements et meetings, et relaient leurs positions et leurs déclarations. Et c’est là aussi, que les hommes publics de tous bords mesurent le niveau de leur popularité. Les deux espaces sont désormais entièrement liés et se relaient pour accorder plus ou moins d’importance, selon la tendance et le « buzz » des internautes, aux différentes informations. 41 Les Programmes du CJB, n°11 Conclusion Comme partout dans le monde, mais particulièrement notre monde arabo-africain où les technologies de l’information et de la communication sont très récentes, et avec la difficulté de l’accès matériel à ces technologies, parler d’un impact mesuré et chiffré de ces nouvelles techniques sur la scène politique, sur l’opinion publique naissante ou sur les centres de décision reste une approximation qui ne peut être valablement quantifié. Néanmoins, il est certain que ces nouveaux médias agissent sur cette sphère publique naissante et commencent à avoir un impact visible. C’est ainsi que l’Internet est devenu un espace de retrouvailles et d’échanges à tous les niveaux et dans tous les domaines. En effet, s’y exprime de plus en plus la diversité culturelle, politique, religieuse et d’opinion de toute la Mauritanie, avec un agencement et des interactions plus ou moins réussis, des développements plus ou moins harmonieux, et une grande marge de liberté d’expression que ne donne pas la sphère publique réelle ou ce qui en tient lieu. 42 Les Programmes du CJB, n°11 Articles et études Yahya ould Hamidoune, grand Mauritanien, homme singulier, mathématicien d'exception Alain Plagne Professeur de mathématiques, École polytechnique Centre de mathématiques Laurent Schwartz, Palaiseau Article paru dans la SMF - Gazette - 129, juillet 2011 (Société mathématique de France). L'auteur est coordinateur du Prix de mathématiques Yahya ould Hamidoune depuis 2012. Yahya ould Hamidoune est décédé à Paris vendredi 11 mars tôt dans la nuit après une brève maladie. Il a été enterré le dimanche 13 dans le cimetière « de sable » du village familial à 150 kilomètres au sudest de Nouakchott (quelque part entre Tighent et Bouti-limit). Une enfance africaine Yahya ould Hamidoune est né en octobre 1947 à Atar en Mauritanie, au sein d'une famille érudite de la tribu des Owlad Daymân. À cette époque, Mokhtar, son père, enseigne à la medersa, l'école franco-arabe. Il deviendra par la suite [1] le grand encyclopédiste – historien, géographe, grammairien, juriste, poète, etc. – de la Mauritanie (auteur d'une encyclopédie en 42 volumes, La vie mauritanienne et, dès 1952, d'un précis [3]) et occupera des fonctions élevées (il sera notamment corédacteur de la constitution mauritanienne de Yahya, Jussieu, 1982 1959 [2], conseiller à la présidence [6], etc.). La famille est cependant, si l'on peut dire, plus « littéraire » que « scientifique » même si, au dix-neuvième siècle, l'un des ancêtres de Yahya, Mohand Baba ould Abeyd, s'intéresse déjà à la logique [1]... Pendant son enfance, Yahya croise Théodore Monod avec qui son père travaille à l'IFAN, l'Institut français d'Afrique Noire, à Dakar (Sénégal), rencontre qui le marquera toute sa vie. À 15 ans, Yahya part étudier au Caire, en Egypte. Il y restera jusqu'à l'achèvement de ses études de deuxième cycle universitaire de mathématiques. Sa formation mathématique initiale repose surtout sur l'algèbre pour laquelle il gardera une grande attirance, notamment pour sa capacité à fournir des résultats très précis. Au contraire, sa connaissance moins experte des méthodes de type analytique lui fera trouver d'autant plus révolutionnaire l'usage des méthodes de sommes exponentielles (analyse de Fourier) en combinatoire additive. En 1970, rentré à Nouakchott, Yahya enseigne au Lycée National (l'université de Nouakchott ne sera créée que dix ans plus tard, et seule une École normale supérieure est chargée de la formation des enseignants de lycée). Yahya donne ses cours mais sa grande affaire, à cette époque, ce sont les jeux, notamment les dames mauritaniennes, dont il s'impose immédiatement comme le champion national. La passion des jeux lui fera pratiquer également les échecs, mais aussi le tarot et le bridge, qu'il apprendra d'un jeune enseignant français au Lycée National et plus tard le backgammon. Durant ces années de jeunesse, on le retrouve aussi au milieu des mouvements de révolte (liée à un sentiment antinéocolonialiste) de la société mauritanienne. Cela lui coûtera plusieurs mois de prison, dont il gardera un souvenir cuisant. Mais, peut-être paradoxalement, ses amis de l'époque voient en lui un esprit pur et très brillant mais peu intéressé par le monde matériel. La formation mathématique Ce n'est qu'en 1975 que, se cherchant un nouveau défi intellectuel, Yahya décide de s'essayer à la recherche en 43 Les Programmes du CJB, n°11 mathématiques. Il part alors en France, à Paris, où il suit des enseignements de théorie des graphes au niveau DEA puis entame une thèse à l'université Pierre-etMarie-Curie (Paris 6 à Jussieu) avec Michel Las Vergnas. Ce dernier le décrit comme un étudiant supérieurement doué. Sa première publication Sur les atomes d'un graphe orienté, parue dans les Comptes Rendus de l'Académie des sciences, date de 1977. Ses résultats en théorie de la connectivité transforment rapidement Yahya en un expert du sujet. Il obtient sa thèse de troisième cycle (intitulée Quelques problèmes de connexité dans les graphes orientés) en février 1978 et entre au CNRS en 1979. Il débute sa carrière dans l'équipe de Claude Berge à l'université Pierre-etMarie-Curie, et passe sa thèse d'état Contribution à l'étude de la connectivité d'un graphe dès juin 1980. En 1981, Yahya est promu Chargé de Recherche de première classe. Le développement de sa carrière Jusqu'au milieu des années 80, Yahya travaille presque exclusivement en théorie des graphes, essentiellement sur des problèmes de connexité. Mentionnons quelques incursions durant cette période dans le domaine des jeux combinatoires et des matroïdes à l'occasion de plusieurs articles en collaboration avec M. Las Vergnas, portant notamment sur une version orientée du jeu de commutation de Shannon dans le cadre des matroïdes orientés. C'est aussi à cette époque que, sur le conseil de P. Camion, Yahya lit le livre de H. B. Mann, Addition theorems portant sur le concept de somme de Minkowski (ou encore, somme d'ensembles), A + B = { a + b, a e A , b e B}, pour A et B deux sous-ensembles non vides d'un monoïde donné. À cette lecture, il se rend compte que lorsqu'on spécialise ses résultats en connectivité à une certaine classe de graphes (graphes de Cayley), on obtient des énoncés importants en théorie additive des nombres ; en d'autres termes, certains résultats de connexité graphique généralisent, sous forme déguisée, certains résultats de théorie additive. C'est la naissance de la très fructueuse méthode isopérimétrique. Yahya commence alors une impressionnante moisson de résultats, retrouvant, améliorant ou généralisant (typiquement à des situations nonabéliennes) nombre de résultats classiques en théorie additive des nombres, à commencer évidemment par le vieux théorème de Cauchy-Davenport sur la taille minimale d'une somme d'ensembles modulo un nombre premier p : si A et B sont deux sous-ensembles non vides de Z/pZ, on a : |^+B|^min(|^| + |B|-l,p). Mais tous les résultats classiques vont bientôt suivre, notamment des théorèmes d'Oison, Chowla, Mann, Shepherdson, Shatrowsky, Vosper, Kneser, Kemperman, ... Une théorie de la paire critique sera obtenue en non-abélien, des résultats à la Kemperman étendus (description des ensembles extrémaux pour certains problèmes additifs en terme de progressions arithmétiques avec trous). Yahya obtiendra également de nombreuses généralisations du théorème d'Erdôs-Ginzburg-Ziv (sur les séquences sans sous-somme nulle). Quelques grands résultats On l'a dit, Yahya a commencé par s'intéresser à la théorie des graphes, et notamment aux problèmes de connexité dans les graphes orientés. Pour ces graphes, il a développé une théorie parallèle à la théorie des fragments et des atomes que W. Mader avait introduite dans le cas des graphes non orientés. En utilisant sa théorie, Yahya a pu démontrer notamment que la conjecture de Caccetta-Haggkvist (1978) est vraie dans le cas des graphes sommetstransitifs. Son plus célèbre résultat reste sans doute la preuve d'une conjecture datant du début des années 60 due à Erdôs et Heilbronn, conjecture qui avait suscité de très nombreux travaux et pour laquelle on ne disposait que de résultats partiels. Tant qu'à faire, ce théorème portant sur le cardinal minimal d'une somme restreinte modulo un nombre premier p, qu'il démontre avec J. A. Dias da Silva en 1991 et publie discrètement en 1994 sous le titre Cyclic spaces for Grassmann deriva-tives and additive theory dans le Bulletin ofthe London Mathematical Society, est 44 Les Programmes du CJB, n°11 directement obtenu sous généralisée qui énonce que une forme \ h A A \ > m \ n ( h \ A \ - h2 + 1 , p ) où hA A = {ai + • • • + a/,, ai,..., a/, G A, a,- ^ aj pour tous 1 < ; ^ j < h } . C'est bien loin d'être la seule conjecture que Yahya ait démontrée. Il aimait d'ailleurs relever les défis et donc s'attaquer aux problèmes laissés ouverts par d'autres. C'était notamment l'occasion de tester son approche isopérimétrique, qu'il pensait pouvoir appliquer à un très grand nombre de situations. Voici quelques autres exemples. Si G est un groupe abélien, le nombre critique de G est le plus petit entier tel que tout sous-ensemble S de G de cardinal au moins ce nombre vérifie l'assertion que tout élément de G peut s'écrire comme la somme des éléments d'un certain sous-ensemble de S. En 1999, avec W. Gao ( O n additive bases, publié dans Acta Arithmetica), Yahya a résolu la conjecture que G. T. Diderrich avait énoncée (1975) sur la valeur de ce nombre. Plus récemment, avec A. Llado et 0. Serra (2008), Yahya avait répondu à une question analogue de V. Vu dans le cas où l'on se restreint à des ensembles S d'inversibles d'un groupe cyclique donné. Yahya aimait également beaucoup le problème de Frobenius sur les valeurs de formes linéaires en nombres entiers positifs. Il a résolu en particulier la conjecture d'Erdôs-Graham-Lewin-Dixmier concernant les familles de coefficients conduisant à un grand nombre de Frobenius. Tout récemment encore, Yahya avait résolu brillamment, et de façon élémentaire, une conjecture de T. Tao portant sur une version non commutative du théorème de Kneser (voir [7]). En fait, je me souviens que c'est presque immédiatement à la lecture de la question qu'il a su qu'il allait pouvoir y donner une réponse. Il est probable que le résultat - peut-être sous une forme informelle - lui était préalablement familier et existait dans son vivier mental de résultats, ceux qu'il pouvait probablement démontrer, mais dont il ne s'attaquait à la rédaction que si l'occasion s'en présentait... quand tant d'autres publient ce que lui considérait - c'était son côté élitiste - comme des remarques. En l'occurrence, la publication de la question sur le blog de T. Tao aura juste agi comme un déclencheur. A mon avis, la valeur des autres trésors de ce vivier, ceux que Yahya a emportés avec lui, est inestimable. En 35 ans de recherche mathématique, Yahya aura rédigé une centaine d'articles qu'il avait pris l'habitude de mettre sur arXiv les dernières années. Il a eu de nombreux coauteurs mais c'est avec Oriol Serra (Barcelone) qu'il aura le plus collaboré. Le prix Chinguitt En 2001, le président de la République Mauritanienne lui remet le premier prix Chinguitt pour les sciences et techniques, pour ses travaux en théorie additive des nombres. Il est alors unanimement reconnu comme le plus grand mathématicien mauritanien. Yahya mettra immédiatement ce prix au service de la promotion de la recherche fondamentale en Mauritanie en organisant en 2002 un congrès scientifique international rassemblant toute la diaspora, toutes sciences confondues. En France, le système - montrant ses limites - ne lui accordera jamais le titre de Directeur de Recherche, qu'il méritait à l'évidence pour ses travaux scientifiques dès la fin des années 80. On lui reprochait notamment son faible encadrement de doctorants. Pourtant, de très nombreux thésards et jeunes mathématiciens ont bénéficié de son savoir et de ses conseils, qu'il dispensait généreusement et sans calcul. Les systèmes humains favorisent souvent ceux qui leur ressemblent. La vérité oblige à dire que Yahya, lui, était un original, mathématiquement bien sûr, mais aussi par sa discrétion et sa modestie, son refus des compromissions et son intégrité morale sans faille. Sa façon de faire des mathématiques Yahya était un intuitif. Il sentait les résultats avant d'en vérifier les détails, pouvant souvent donner un plan d'attaque précis, avec étapes intermédiaires, avant tout calcul. Il aimait moins - comme beaucoup d'autres - l'étape de la rédaction et de la vérification de tous les détails. Je me souviens que lorsque nous écrivions un article ensemble, il m'écrivait des courriers électroniques me disant par exemple : Nous devrions pouvoir raccourcir et généraliser cette preuve et donnait quelques indications très générales, que je ne comprenais pas 45 Les Programmes du CJB, n°11 forcément. Mais à toutes mes questions, il apportait des réponses. Elles arrivaient parfois seulement après plusieurs jours, mais Yahya était sûr de son fait, même lorsque les calculs n'étaient pas du tout évidents. Yahya aimait par-dessus tout la brièveté des arguments, considérant souvent la qualité d'une preuve à l'aune de sa longueur. Plus généralement, il estimait que, trop long, un article mathématique perdait de sa superbe et devenait moins lisible. L'humaniste mauritanien Mais Yahya n'était pas seulement un mathématicien, surtout lorsqu'il se trouvait en Mauritanie où il se rendait plusieurs fois par an. Tous les témoignages que j'ai pu recueillir dressent le portrait d'un homme célèbre malgré lui et aimé en Mauritanie (à l'arrivée de son cercueil en Mauritanie, en pleine nuit, une foule d'environ cinq mille personnes - dont certaines s'étaient donné rendez-vous via un réseau social -l'attendait pour lui rendre hommage). Yahya aimait passionnément son pays pour lequel il souffrait à chaque nouveau désordre politique ou mauvaise nouvelle. Profondément honnête (pas seulement en mathématiques), c'est peut-être le problème de la corruption qui le rendait le plus pessimiste. Malgré l'adversité, il aura lutté inlassablement pour la démocratie en Mauritanie : on trouve trace de ses appels et de pétitions qu'il a organisées ou signées sur internet. Également passionné par le combat pour l'écologie, il défendit bec et ongles le Parc National du Banc d'Arguin - inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO et dont il faisait partie du Conseil Scientifique notamment en 2005 contre une compagnie pétrolière australienne. À cette occasion, il chaperonna une jeune équipe de journalistes pour l'aider à tourner un film sur la corruption locale et les désastres écologiques, Between the oil and the deep blue sea. De façon amusante, Yahya est présenté dans le film comme un militant environnemental. L'équipe du film m'a confié garder un souvenir impérissable du tournage. Un des plus grands services qu'il pensait devoir rendre à son pays était d'y promouvoir l'éducation. Yahya travailla ardemment avec un jeune mathématicien mauritanien, professeur en Allemagne, Mohameden ould Ahmedou, à une réforme du système d'enseignement pour créer un système du type classes préparatoires en Mauritanie. L'échec de cette tentative ne refroidit pas les ardeurs éducatives de Yahya. Très récemment encore, il m'avait engagé à venir promouvoir le concours d'entrée international de l'École polytechnique auprès des plus brillants étudiants mauritaniens, par amour de l'humanité, disait-il. Il tenait à associer le Sénégal, voisin de la Mauritanie qu'il connaissait bien, à cette démarche. Yahya est toujours resté, selon les témoignages, un homme du désert, de la solitude et de la méditation. Parallèlement, il était cependant très heureux de vivre en France au pays de la devise républicaine Liberté, Égalité, Fraternité. Je crois que l'équilibre qu'il avait trouvé entre la société française et la vie mauritanienne lui plaisait, ne retenant que le meilleur de chacun. Si Yahya souhaitait importer une forme d'élitisme français en Mauritanie, il aurait aimé apporter une forme de sagesse maraboutique (ou les batailles ne dépassent pas u n échange de paroles piquantes exprimées en vers [4]) en France, notamment à l'occasion de conflits entre personnes : les mathématiques sont faites pour renforcer l'amitié, disait-il. Parallèlement, Yahya conservait en toute circonstance son indépendance d'esprit ou, dit autrement, aimait vérifier les choses par lui-même. Par exemple, malgré une éducation religieuse, Yahya était un laïc fervent, ce qui finissait de le rendre unique en Mauritanie, où il demeurait une sorte de curiosité. Quelques souvenirs plus personnels Après ma thèse, j'ai commencé à travailler à l'École polytechnique. À cette époque, la théorie additive des nombres qu'on n'appelait pas encore Combinatoire additive n'était guère développée en France en dehors de Bordeaux où J.-M. Deshouillers encadrait une petite équipe dont je suis issu. En poste à Paris, j'ai contacté Yahya assez vite en 1999 pour rompre l'isolement. Il m'a tout de suite accueilli... avec des problèmes, qui ont débouché, entre autres, sur nos trois publications communes mais surtout sur un apprentissage de ses 46 Les Programmes du CJB, n°11 méthodes, passionnant et formateur pour moi. Il me fixait fréquemment rendez-vous à Chevaleret pour de brèves (mais intenses) discussions. Comme pour les articles, le plus court était le mieux. Très récemment, il s'était intéressé au problème des sommes d'homothétiques d'un ensemble d'entiers fixé. Je lui avais parlé de mon souhait de démontrer un résultat analogue dans Z/pZ et il m'encouragea fortement, me prévenant que le problème était difficile. J'ai juste eu le temps de lui dire que j'avais obtenu une version faible de ce résultat [5], ce qui lui fit, je crois, plaisir. En plus du souvenir d'un grand mathématicien, je garderai de Yahya celui d'un homme aux qualités humaines et à la grandeur morale exceptionnelles. C'était également un homme d'une grande pudeur et, pour le dire simplement, un homme aimable. Je me souviens de la stratégie qu'il a employée pour m'offrir un livre (sur les oiseaux du Banc d'Arguin) juste avant Noël 2010 : après m'avoir d'abord prêté le livre, il m'interrogea pour savoir si le livre avait plu à mes enfants. Lorsque je lui répondis que oui, il conclut : eh bien alors, il faut que tu le gardes. Hommages Plusieurs hommages lui ont d'ores et déjà été rendus : une journée spéciale a été organisée le 29 mars à l'université Pierre-etMarie-Curie (voir [9]). L'Association des Jeunes Mauritaniens de France a également organisé une rencontre en l'honneur de Yahya, le 9 avril 2011 à Paris, à laquelle le Conseiller culturel de l'ambassade de Mauritanie en France a pris part. Des sites internet centralisent informations et photographies, voir [10] ou [11]. Pour citer encore un exemple, C. Villani lors d'un colloque à l'UNESCO à la mi-avril 2011 où il s'est exprimé sur la place des mathématiques en Afrique, a évoqué la mémoire de Yahya, mathématicien africain exemplaire. Ajoutons qu'un numéro spécial de European Journal of Combinatorics lui rendra hommage. Enfin, une conférence internationale en combinatoire additive devrait être dédiée à sa mémoire à l'été 2012. Qui sait si d'ici là l'université de Nouakchott ne portera pas le nom de Yahya ould Hamidoune? Remerciements : pour rédiger cette note, j'ai profité de conversations avec Mohameden ould Ahmedou, Violeta Ayala et Dan Fallshaw, Adrian Bondy, Abdel Wedoud ould Cheikh, Toka Diagana, Sidi-Mahmoud Kaber, Michel Las Vergnas, Mohamed El Mokhtar ould Bah et Patrick Sargos. Je les remercie du temps qu'ils m'ont consacré et des informations qu'ils ont bien voulu partager avec moi. Références [1] P. Bonté, E. Conte, C. Hamès, A. W. ould Cheick, Al-ansâb, la quête des origines, anthropologie historique de la société tribale arabe, Maison des Sciences de l'Homme, 1991. [2] M. ould Daddah, La Mauritanie contre vents et marées, Kathala, Coll. Hommes et Sociétés, 2003. [3] M. ould Hamidoun, Précis sur la Mauritanie, IFAN, Dakar, 1952. [4] M. ould Hamidoun, A. Leriche, Coutume d'autrefois en Mauritanie, Bulletin de l'IFAN XIV, 1 (1952), 344-350. [5] A. Piagne, Sum of dilates in groups of prime order, http://arxiv.org/abs/1104.1997. [6] M. Villasante Cervello, Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, ch. 7, « Les producteurs de l'histoire mauritanienne. Malheurs de l'influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », L'Harmattan, 2007. [7] http://terrytao.wordpress.com/2011/03/12/h amidounes-freiman-kneser-theorem-fornonabelian-groups [9] http://www.math.jussieu.fr/~balandraud/Yo H/YoH.html [10] http://www.math.jussieu.fr/mlv/YOH/YOH.html [11] http://www.math.polytechnique.fr/~plagne/ hamidoune.html Yahya pendant un exposé au Séminaire de combinatoire, Chevaleret, janvier 2006. 47 Les Programmes du CJB, n°11 Compte rendu Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie : 1989 à 2012 Thèse de doctorat de science politique, Université Paris-Ouest, Nanterre, La Défense Sidi N’Diaye UFR de droit et de science politique, Institut des sciences sociales du politique UMR 7220 CNRS Cette thèse, réalisée sous la direction de Jean-Charles Szurek et soutenue en octobre 2012, rend compte de la crise politique de 1989 en Mauritanie, de ses ressorts lointains et complexes, et du processus inabouti de sortie négociée d’un conflit longtemps recouvert du voile du déni et du silence. Après plusieurs mois de tensions au Sénégal et en Mauritanie, le 9 avril 1989 eut lieu une altercation violente qui opposa, à la frontière mauritano-sénégalaise, paysans sénégalais du village de Diawara et éleveurs mauritaniens; les premiers reprochant aux seconds de laisser le bétail divaguer sur leurs terres de culture. L’affrontement fit deux morts et plusieurs blessés. Mutuellement, les autorités mauritaniennes et sénégalaises se rejetèrent la responsabilité de l’incident. En quelques jours le drame de Diawara devint une crise interne en Mauritanie et au Sénégal et une crise diplomatique entre la Mauritanie et le Sénégal. Dans les deux pays, cette double crise fut le début de longues semaines d’exactions et de violences dirigées contre les ressortissants sénégalais en Mauritanie et mauritaniens au Sénégal. Cependant, si de nombreux ressortissants sénégalais, en Mauritanie, subirent la persécution de civils plus ou moins organisés et des autorités militaires, ils ne furent pas les seuls. Au nombre des morts (probablement un millier), des blessés et autres expulsés vers le Sénégal et le Mali, figurait en effet une fraction importante de Mauritaniens Noirs. Aussi, cette thèse se propose, au-delà d’une simple histoire événementielle, de considérer les raisons du basculement de la société mauritanienne dans la violence extrême, la signification dont cette violence et son exacerbation était porteuse et la « politique de réconciliation » initiée ou poursuivie par les gouvernements successifs après la chute du président Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya en août 2005. Ce travail, qui est une écriture de l’histoire du passé violent et de ses voies d’« extrication » en Mauritanie 1, a supposé de répondre à deux impératifs : d’une part, comprendre le sens des événements, le comment et le pourquoi. Autrement dit, travailler, tout en les interrogeant, à la restitution objective des faits. Deuxièmement, évoquer ce qu’a été la politique de l’État mauritanien pour faire face à son histoire problématique, faite de tensions ethniques et sociales, et trouver une issue à la crise. Tout en souscrivant à l’interprétation selon laquelle la crise de 1989 trouvait ses origines dans la sous représentativité politique de certaines fractions de la société mauritanienne, dont les communautés « négro-africaines », mais aussi dans la question foncière, j’ai essayé de montrer que la crise de 1989 trouvait aussi, et précisément, une partie de ses origines dans le passé des rapports interethniques traversés de moments de solidarité et de désolidarisation, moments trop vite évacués par les observateurs. Le but n’était pas de convoquer mécaniquement le passé pour expliquer le présent, mais de voir ce que le passé pouvait nous dire du présent. Par ailleurs, le passé plus ou moins trouble des relations interethniques et l’évolution de celles-ci au lendemain de l’indépendance ont forgé des imaginaires chargés de stéréotypes qui, s’ils 1 Selon la formule de Michel Dobry, « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », Revue française de science politique, vol. 50, n°4-5, 2000, p. 585-614. 49 Les Programmes du CJB, n°11 n’ont pas été la cause directe de la crise de 1989, ont fini par biaiser le rapport à l’« autre » et autoriser l’explosion de violences. En me fondant sur des récits de victimes civiles et militaires rescapées des camps de détention et sur l’analyse du discours de leurs geôliers, j’ai tenté de montrer comment l’imaginaire a joué un rôle capital dans la construction de l’autre comme ennemi, dans sa destruction et dans la radicalisation de la violence. Avec d’autres chercheurs, je pose ensuite que 1989 fut l’occasion pour les franges radicales du régime militaire (baathistes et nasséristes) d’engager une répression sans précèdent contre des fractions déterminées de la communauté Haalpulaaren (Toucouleur et FulBe). Les élites politiques modernes, intellectuelles et militaires de cette communauté furent la principale cible de violences dont le but était d’étouffer des revendications de plus en plus gênantes et embarrassantes pour le régime. Ce fut en même temps l’occasion de travailler méthodiquement au dépeuplement des terres fertiles de la vallée du fleuve Sénégal, terres majoritairement occupées par des familles haalpulaaren présentées par le discours étatique extrémiste comme « étrangères sur le sol mauritanien ». Deuxièmement, je me suis proposé d’interroger la politique de réconciliation nationale engagée par les autorités mauritaniennes depuis la chute d’Ould Taya en août 2005, les mesures posées en sa faveur, la réception de cette politique par les organisations de victimes mais aussi ses limites. Et de fait, on constate que les deux mots qui caractérisent aujourd’hui le mieux cette politique de réconciliation sont : « tâtonnements » et « ambiguïté ». Les initiatives du régime actuel du président Ould Abdel Aziz furent très inégalement reçues et comprises par les organisations de victimes basées en Mauritanie et en France. Si pour quelques responsables associatifs, ces initiatives ont suffi à définitivement tourner la page du passé douloureux, il n’en allait pas de même pour la grande majorité des associations de victimes mauritaniennes de France et de Mauritanie, de plus en plus divisées par ailleurs par des questions de leadership. Les ambiguïtés de la politique de réconciliation, à savoir, entre autres, la signature d’un accord sur le règlement du « passif humanitaire » avec une seule association de victimes (Collectif des victimes de la répression, COVIRE) en conflit avec d’autres, le recensement et l’indemnisation d’une petite frange de victimes et l’absence d’initiatives allant dans le sens de l’établissement d’une vérité historique demandée par la majorité des organisations de victimes, sont liées à deux éléments essentiels. D’une part, le fait que le régime actuel soit encore habité par nombre d’anciens membres du régime d’Ould Taya, le président Ould Abdel Aziz compris (ce qui rend plus difficile l’établissement d’une vérité acceptable sur le passé). Le second élément, jouant en faveur du maintien de la confusion autour des années de violence, est le souci des autorités de proroger le contrat social, symbolisé par le qualificatif « islamique » de République islamique de Mauritanie. Prorogation d’un contrat social pourtant radicalement rompu par les événements de 89, mais justifiée en la rhétorique gouvernementale par la nécessité de préserver l’unité et la paix nationale. Outils de la recherche Dans ce travail, je me suis appuyé sur trois types de ressources complémentaires : l’enquête par entretiens, l’observation ethnographique, le dépouillement d’archives et de la presse. Dans la mesure où je traitais d’un passé relativement récent, il me paraissait indispensable de donner la priorité aux récits des victimes et témoins de la crise de 1989-1991. A cet effet, les entretiens réalisés en Mauritanie et en France, le furent avec d’anciens officiers de l’armée et de la marine nationale mauritanienne, des intellectuels, des fonctionnaires radiés, des opposants politiques et enfin, quelques veuves et mères de militaires disparus. L’objectif de ces entretiens était, d’une part, de savoir ce que les victimes politisées et mobilisées que j’ai rencontrées disaient de leur passé et de la répression subie, et comment ce passé était interprété par elles. Et, d’autre part, je souhaitais comprendre la réception et la perception par les victimes, de la politique de réconciliation encore en cours en Mauritanie. 50 Les Programmes du CJB, n°11 Aux entretiens réalisés en France et en Mauritanie, se superposent les enquêtes ethnographiques qui ont consisté à prendre part en tant qu’observateur à des réunions d’associations, des conférences, des marches et des journées à la mémoire des disparus. Toutes les associations de victimes que j’ai suivies ont accepté de m’ouvrir leurs portes, m’ont autorisé pour quelques-unes à assister à leurs échanges même lorsque le huis clos était requis. Enfin, les archives et la presse furent la troisième et dernière ressource à laquelle j’ai eu recours dans mes recherches. Les pièces d’archives auxquelles j’ai eu accès (au Centre culturel français de Nouakchott, à Dakar et à Aix-en-Provence), me permirent de travailler à une objectivation de la nature des relations sociales en Mauritanie avant, pendant et après la colonisation. L’accès à cette ressource me permit également d’évaluer le rôle joué par l’administration coloniale dans la structuration des antagonismes sociaux en général et ethniques en particulier. Présentation des différentes parties de la thèse Par souci de clarté du propos, j’ai choisi d’adopter un plan classique, chronologique, en trois parties. La première partie de la thèse tente une brève objectivation des relations interethniques en Mauritanie avant, pendant et après la colonisation. Grâce aux archives et travaux académiques, cette rétrospective permet de réaffirmer la complexité de relations qui, bien que faites d’alliances, étaient également largement traversées par des conflits que la domination française, pour son propre intérêt, viendra relativement pacifier. Cette première partie part ainsi de l’époque précoloniale au moment postcolonial, moment qui va révéler le malaise d’une société en proie à de profondes tensions et d’un Etat n’ayant pas su accommoder les différences dans la perspective de la fondation d’une communauté nationale. A ce travail d’objectivation des relations interethniques, s’ajoute la description compréhensive des « événement de 89 » et de la postérité immédiate du court moment « 89-91 », autrement dit, des tentatives qui furent celles des autorités mauritaniennes de solder la question complexe du « passif humanitaire » tout en niant la réalité des tueries et des expulsions qui touchèrent une fraction importante des populations noires en Mauritanie. La seconde partie de la thèse revient sur le coup d’État du 3 août 2005 et l’éviction, au terme de deux décennies de régime, du président Ould Taya; éviction qui va déboucher sur une refondation du jeu politique, une revivification des espaces de dissidence (champ politique et associatif) mais également sur les premières mesures engagées en faveur de la « réconciliation nationale ». Cette partie est également l’occasion de voir, notamment au travers des Journées nationales de concertation en tant que moment d'évocation des absents, toute la difficulté de la restitution des terres confisquées, du retour des réfugiés et de la reconquête de leurs droits et biens, à rendre possible de manière consensuelle la réconciliation. La troisième et dernière partie évoque le « moment Ould Abdel Aziz », moment où la gestion du « passif humanitaire » va revêtir le costume de l’ambiguïté et des atermoiements illimités. C’est aussi le moment où les autorités abordèrent la question des « années de plomb » et où, du fait de l’opacité de son cahier de charges et de subtiles manœuvres politiciennes, elles précipitèrent les organisations de victimes, divisées, dans d’interminables querelles de leadership. Les acquis de la recherche A travers cette recherche, je me suis efforcé d’apporter des éléments de réponse dans trois directions; le principal apport de cette thèse est qu’elle permet, s’agissant de la crise de 1989 et de ses ressorts, de considérer un élément mis à l’écart lorsqu’il est question d’expliquer cette crise : le passé des relations interethniques. En effet, avec le souci permanent d’éviter le piège d’une essentialisation du moment 1989, il m’a paru nécessaire de revenir sur les relations entretenues par les deux grandes communautés mauritaniennes (Bidân et Noire) au cours des moments précolonial, colonial et postcolonial. Par ce retour à l’histoire, j’ai voulu prêter un minimum d’attention à ce que le passé ancien avait fait 51 Les Programmes du CJB, n°11 au passé récent et montrer que la crise de 1989 se devait d’être en partie arrimée à l’histoire des relations interethniques. Le second acquis de ce travail réside dans l’éclairage qu’il apporte sur la manière dont les disparités politiques et sociales ont été rendues possibles et se sont institutionnalisées avec la genèse progressive d’un espace politique de concurrence qui fut davantage l’affaire d’une petite oligarchie bidân. L’interrogation de cette genèse de l’espace politique a ceci d’intéressant qu’elle permet de montrer qu’il a surtout été question entre 1946 et 1961 d’une construction, par la France, de disparités politiques et sociales qui vont essentiellement bénéficier à quelques groupes de parenté et familles bidân. Cette institution des inégalités sera l’une des causes, non pas du réveil du malaise éprouvé par une frange de l’élite intellectuelle haalpulaaren, mais de son regain. Les événements de 1966 – liés à un projet de réforme scolaire d’arabisation, contesté par les communautés noires –, furent l’expression concrète de ce malaise qui avait déjà été exprimé à la veille de l’indépendance par différents groupes politiques noirs de la vallée du fleuve. En effet, au lendemain de l’indépendance, plusieurs lois et réformes rendant obligatoire l’enseignement de l’arabe dans le secondaire et dans le primaire furent votées 2. Celles-ci seront vécues par les élèves et lettrés noirs comme « une pénalisation et un barrage de plus à leur promotion » 3. Ils considéraient que la volonté du gouvernement d’imposer par la loi, la langue arabe comme langue officielle, renvoyait à une forme « d’oppression et d’assimilation menaçant, à plus ou moins long terme, leur identité culturelle propre » 4. Dès lors, la question des langues va devenir un enjeu de lutte politique et un élément majeur du repli et des crispations communautaires. De cette question de la 2 Janvier 1966, décret d’application de la loi du 30 janvier 1965 rendant obligatoire l’apprentissage de l’arabe dans l’enseignement secondaire suivi des réformes de 1973, 1979 et 1999. 3 Francis de Chassey, Mauritanie : 1900-1975, Paris, L'Harmattan, 1985, p. 392. 4 Ambroise Queffélec et Bah Ould Zein, La longue marche de l’arabisation en Mauritanie, 2001. langue, les lettrés noirs firent leur cheval de bataille et réussirent à mobiliser les élèves noirs autour de la cause qui était la leur. C’est qu’en réaction à la première mesure linguistique du gouvernement, quelques hauts fonctionnaires noirs portèrent à la connaissance des autorités leur crainte de voir la langue française être progressivement ostracisée au profit de l’arabe. Le Manifeste des dix-neuf de janvier 1966 fut le texte qui leur permit de dénoncer un système jugé partial par eux. Ils y formulèrent leurs revendications et y apportèrent leur soutien aux grèves des élèves noirs qui eurent lieu à Nouakchott et à Rosso le 4 janvier 1966, puis à Kaédi et Aioun el-Atrouss. A cette question épineuse des langues va s’ajouter celle de l’accaparement des ressources du pouvoir par une minorité; accaparement des ressources qui généra des comportements protestataires et contestataires qui se radicalisèrent et qui furent le fait d’une fraction de l’élite noire. Les autres fractions de cette élite et autres notabilités noires restant proches du pouvoir. Un troisième axe fort de cette recherche a trait à l’interrogation du processus de réconciliation initié en 2007 par le président Sidi Ould Cheikh Abdallah sous la pression des bailleurs de fonds étrangers (l’Union européenne en particulier) sensibilisés entre autres par les ONG internationales et les organisations de victimes. Ce processus de réconciliation, au lieu d’un consensus, a produit un profond dissensus, clivant plus ou moins les populations mauritaniennes et les victimes en particulier. En effet, après son coup d’État contre Sidi Ould Cheikh Abdallah en 2008, le général Mohamed Ould Abdel Aziz, élu en 2009 après quelques mois d’un travail acharné de légitimation de son coup d’État auprès de la communauté internationale, poursuivit la politique de réconciliation en négociant avec un seul et unique interlocuteur, le Collectif des victimes de la répression (COVIRE). Les responsables de ce collectif signèrent un accord portant règlement du « passif humanitaire » avec les autorités, sans l’aval des petites et grandes organisations de victimes basées en Mauritanie et en France. Si cela a contribué à contrarier la politique de réconciliation, le maintien des 52 Les Programmes du CJB, n°11 anciens membres du régime Ould Taya (le président compris) à de nombreux postes de décision, n’y est également pas étranger. Il semble en effet difficile de croire que ces anciens dignitaires du régime d’Ould Taya et nouveaux dirigeants, acceptent sans réserve de dévoiler l’entière vérité des faits (une des principales revendications des organisations de victimes) en ouvrant le tragique chapitre des « années de plomb ». Et si malgré tout, en vertu des principes de la realpolitik mauritanienne, une réconciliation politique négociée par les « en-haut-du-haut » (c’està-dire les élites politiques noire et bidân) devait être envisagée, il n’en serait pas moins difficile d’exiger des « en-bas-du-bas » (les victimes mobilisées), le silence au seul prétexte d’un retour à la normale négociée par le haut. La mobilisation des victimes en Mauritanie, en France, en Belgique et aux Etats-Unis est telle que, recouvrir le passé violent d’un voile apparaît comme inenvisageable. On pourrait, comme ce fut le cas en Espagne, décider sur le mode légal de tourner la page du passé et renoncer à l’évoquer publiquement. Mais une telle politique de promotion de l’oubli et du silence pourrait, comme ce fut encore le cas en Espagne postfranquiste, conduire à la redynamisation des revendications victimaires, redynamisation des demandes de justice, de dévoilement de la vérité (celle qu’attendent les victimes) et de réparation des préjudices subies par elles, directement ou du fait de la disparition de leurs proches. En somme et pour reprendre une formule d’Achille Mbembé, tant qu’au chevet de l’État mauritanien sera posé le « crâne du parent mort » et que sur les raisons de la mort de ce dernier et des exactions commises par le régime militaire à l’endroit de larges fractions de la communauté haalpulaaren, le silence sera maintenu, l’espoir d’une reconstruction ou d’une réinvention de la relation sociale restera mince. 53