Mindanao€: Carnets de route

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Mindanao€: Carnets de route
Philippines
Mindanao : Carnets de route
De Manille àTawi-Tawi
Manille : le cauchemar immobile.
Manille nest pas une ville, cest un cauchemar urbain. Un mélange de moteurs en marche et de
capitale figée dans un gigantesque embouteillage permanent. De laube jusque tard dans la nuit,
dans la lumière dun soleil vert ou sous les néons électriques, des taxis, des jeepneys aux chromes
agressifs, des 4X4, des bus bondés et des gros poids-lourds se mordent la queue, haletants et
impuissants, en crachant de gros nuages de fumée noire. Autour deux, hommes, femmes et
enfants, fantômes de la cité, marchent, un chiffon appliqué sur le visage, avec lallure de rescapés
de Tchernobyl, englués comme des insectes humains dans limmense nappe de fumée, lourde,
épaisse et toxique qui enveloppe la ville et la vie. Il faut deux, trois, cinq heures, pour aller dun
quartier à lautre. Ce nest plus un problème de circulation mais un problème économique, un
problème de civilisation. Entre les buildings de verre courent des terrains vagues et des dépotoirs à
ciel ouvert. Et, sur les boulevards, la pauvreté roule, roue contre roue, avec lopulence climatisée.
Partout, lordure côtoie le chrome. Poussière suffocante au soleil, boue sale sous la pluie ; la crasse
de la ville engorge les égouts dune ville hérissée de chantiers sauvages, de blocs de bétons et de
pointes dacier. Alors, on se mure, on senferme, derrière des portes blindées, des murs épais, des
coffres-forts et une armée de vigiles. Ici, le moindre chauffeur de taxi a un gourdin sous son siège et
les gardiens de parking brandissent des riot gun à crosse courte. Luxe, corruption, cynisme, force du
fric, violence, goût des armes comme ultime liberté...Lancienne cité asiatique a vendu ses derniers
charmes contre ce que lOccident peut cracher de pire. Manille est un simulacre de civilisation
moderne qui couvre dor ses hommes daffaires et jettent ses enfants dans des rues sans âme, une
mégalopole de dix millions dhabitants qui est en train de sauto-détruire. Ici, on suffoque, on piétine,
on enrage...Fuyons ! Direction : lîle de Mindanao, à un bon millier de kilomètres de là.
Davao City, Mindanao : la ruée vers lor.
Manille étouffe, Cebu est enclavée mais Mindanao est la grande porte par laquelle sengouffre le
vent du sud, vers la grande mer des Célèbes. Un souffle qui a poussé jusquici tous les aventuriers
de cette région du monde, pioche sur lépaule ou ordinateur en bandoulière. Ici, il y a tout, de lair, de
leau et de la terre, à profusion. Un coin du globe au chaud, entre vingt-six et trente-deux degrés
toute lannée, avec des pluies rafraîchissantes la nuit et une lumière déquateur le jour, bien à lécart
de la route des tempêtes, sans typhons, sans tremblement de terre et sans mousson. Avec de
grandes plantations dananas, de bananes, des champs de canne à sucre et de café, une pêche
miraculeuse de thon et de crevettes vouées à lexportation, des îles de rêve à louer, bordées deaux
turquoises et plantés de golfs à dix huit trous, et de grands aéroports où des charters venus
dIndonésie ou de Malaisie débarquent de stricts musulmans venus se perdre dans les casinos de la
ville chrétienne. Ici, il y a des mines de cuivre, dor et de zinc et le mythe dun fabuleux trésor de
guerre, quatre-vingt mille tonnes de métal jaune oubliés par les Japonais ! Alors, personne ne
sétonne de voir son voisin creuser fébrilement la terre de son jardin, y découvrir une mystérieuse
01. Jean-Paul Mari
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ogive en métal rouillé et lattaquer à la scie en riant comme un forcené...avant de sauter sur un vieil
obus ! Davao City se rappelle larrivée de ce "touriste américain", gorille blond, yeux bleus derrière
des lunettes de soleil, caricature des services secrets, qui a passé huit mois dans le meilleur palace
de la ville, occupé à recueillir des témoignages et des échantillons de terre, histoire de sassurer,
pour son gouvernement, que jamais la découverte dune quelconque montagne dor japonaise ne
provoquerait leffondrement du cours mondial. Pionniers et colons, explorateurs et vagabonds,
commerçants, mendiants ou rôdeurs, venus des philippines du nord, dInde ou dAustralie ; tous se
ruent ici comme vers le Nouveau-monde. Les plus anciens et les plus féroces sont les Chinois,
négociants âpres au gain et durs en affaires, qui scellent dénormes contrats dune simple parole, ne
se marient quentre eux et pratiquent des taux dusure à...trente pour cent par mois. Des hommes
riches, enviés et détestés. Il y a dix ans, aucun deux nosait saventurer la nuit dans les rues, sous
peine dêtre rançonné ou pris en otage. Les blancs eux aussi se terraient, les banquiers se
barricadaient et la drogue circulait au grand jour...Davao City, cité du Nouveau-monde, prenait des
allures dOuest sauvage. Jusquau jour où Davao a trouvé son shérif, lactuel maire de la ville, un
ancien avocat pénal, fils dune famille dopposants au régime de Marcos, avec quelques gouttes de
sang français dans les veines et des idées simples sur la "Loi et lOrdre" : Harry Duterte. Plus connu,
à Davao City, sous le nom de "Dirty Harry" ! Il a commencé par faire interdire le tabac dans les lieux
publics et lalcool après deux heures du matin, avant de faire brûler les saisies de marijuana en place
publique. Puis il a fait arrêter les flics dont les voitures étaient mal garées et virer ceux qui étaient
corrompus. "Je ne laisserai personne détruire ma ville" répète Dirty Harry qui adore lordre et déteste
les musulmans, les communistes et les trafiquants de drogue. En un an, 48 dealers ont disparu.
Certains ont été retrouvés dans la rue, abattus de deux balles de Colt 45, une dans la poitrine et une
autre en pleine tête. Dautres ont été emmenés en hélicoptère, haut dans le ciel, avant dêtre
balancés dans la mer. On a même filmé monsieur le maire en train de tirer à la mitraillette sur les
cadavres des chefs de service locaux compromis dans le trafic de drogue. Dirty Harry tire dailleurs
très bien, sentraîne régulièrement au stand de la police, pratique le tennis, le golf et le body-building.
On le voit souvent passer dans la ville, la cinquantaine sportive, en pantalon et polo, sans cravate,
lunettes de soleil sur le nez, un gros colt 45 à la ceinture, à cheval sur sa Harley Davidson, une
grosse cylindrée de 1300 cm3, suivi de près par une trentaine de gardes du corps, entassés dans un
pick-up noir, fusil dassaut M16 à bout de bras. Dirty Harry adore les motos, il en possède une
dizaine et a fondé une association, les "Sundays Riders", dont il est le président. Ses membres
roulent à tombeau ouvert, sans plaques dimmatriculation et ne se font jamais arrêter. Surtout quand,
juste après leur passage, on découvre un petit dealer baignant dans une grosse flaque de sang.
Escadrons de la mort ? Dirty Harry déteste le terme. Dans le journal local, monsieur le maire affirme :
" Je suis contre toute justice parallèle." Avant dajouter un peu plus loin : "Ces dealers sont vraiment
suicidaires...On les avait pourtant mis en garde !" Dailleurs, à Davao City, personne ne se pose des
questions. On rappelle que monsieur le maire a acheté des camions-poubelles, fait construire des
routes et des égouts.."Enfin, un élu qui ne prend pas tout largent du budget pour lui ! Ici, cest
rare..." soupire un commerçant. Dailleurs, les hommes daffaires adorent Dirty Harry et son
entourage lui voue un véritable culte : "Pour le saluer, ses frères et ses soeurs sinclinent devant lui.
Et il leur pose la main sur la tête, comme un prélat," chuchote un notable de la ville. Il se tait. Ici, on
naime pas trop parler des méthodes de Dirty Harry. Monsieur le maire a dailleurs été réélu trois fois
fois daffilée. Mieux : aux dernières élections...Personne na osé se présenter contre Dirty Harry.
Alors, dans les rues parfois trop calmes de Davao City, perle dun sud sauvage et prospère, on
préfère continuer à enjamber les cadavres en silence. Ou on décide de gagner laéroport. Là, un
Airbus géant vous fait traverser les nuages dune mousson dAsie, dévoilant sous vous, dabord des
bouts dautoroute et de cultures , puis des morceaux de montagne noire, tâches de jungle sauvage,
et enfin , à une heure davion, face à Zamboanga, la nudité sensuelle de la mer, brillante comme un
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nouvel horizon .
Zamboanga, ville du bout du monde.
Sur le port de Zamboanga, il y a un canon silencieux, en fonte mais sans boulets, qui regarde la
baie, avec une inscription sur ses flancs : "Sévilla, 1857". Au loin, il y a un vieux cargo qui rouille à
lancre, une voile qui passe, rayée, de toutes les couleurs et des barques de pêcheurs ; des
cocotiers, hauts et fins, qui se balancent dans la brise, une mer brillante, couleur de perle noire, un
gosse-poisson de cinq ans à peine, noir, cheveux blonds, cul nul, qui se roule dans les vagues
comme dans le lait maternel. Il fait chaud. La sueur descend, goutte après goutte, de la nuque
jusquau bas du dos. Dans lair, il y a une odeur douce, saline et tiède, de poisson et de coquillage.
Odeur dEspagne dantan, de colonies, de tropiques, de corps retrouvé, de fleurs et dépices,
mélange dordure marine et de bougainvilliers. On ouvre ses narines, on respire la nuit qui tombe à
pleins poumons. Cest lodeur du bout du monde. Au petit matin, les barques de pêcheurs ont
disparu et lhorizon est vide. Ce nétaient que des Badjaos, des gitans de la mer, des païens qui
nomadisent sur leur maison flottante, dun bout à lautre des îles Sulu. Les gens dici disent quils ont
les fesses aplaties et les doigts des pied démesurément écartés à force de rester accroupis dans
leur petites embarcations. Un Badjao vit sur son bateau, sa femme accouche à bord. A la naissance,
le bébé est plongé dans leau de mer, pour un baptême sauvage. Puis, au bout de deux ou trois
jours, on jette le bébé par dessus bord. Et il nage. Un vrai Badjao naît toujours dans la mer. Ce sont
les meilleurs pêcheurs de perle, les plus recherchés par les sociétés japonaises. Capables de
travailler trois heures daffilée en eau profonde, sans équipement hors une paire de lunettes de bois
et de verre dépoli, les yeux brûlés et les cheveux décolorés par le sel, à moitié-sourd, tympans
crevés par la pression du fond et par des remontées trop rapides. Il y a dix ans, quand un cargo de
trois mille tonnes a perdu son ancre, les équipes de plongeurs professionnels ont du abandonner les
recherches, écoeurés par les courants trop forts et le tumulte des sables marins. Lancre, lourde et
précieuse, a finalement été retrouvée...en une heure à peine, par deux Badjaos, pour une poignée
de pesos. Des gitans, donc un peu magiciens, qui croient dans le mouvement de leau et le bruit du
vent, savent détecter longtemps à lavance la tempête qui menace, jettent de la poudre décorce de
mangrove sur leurs plaies et savent colorer le vin de palme. Hommes sages qui nont jamais plus de
trois enfants parce que leur bateau ne peut en porter plus. Population méprisée parce quelle ne sait
ni lire, ni écrire. Tribu de païens qui plongent leurs enfants malades dans leau de mer et enterrent
leurs morts à la sauvette, enroulés dans un bout de tissu, en pleine nuit, quelque part sur la côte. Et
qui, jamais, ne montrent leur peine et leur douleur. Peuple du vent, du silence et du mouvement. Qui
arrive et sen va sans prévenir. Peuple liquide comme leau, aérien comme le vent...Peuple de
passage.
Lenfer du Karaoké et le paradis dAllah.
Cest un camp militaire, au bord de la plage de Zamboanga, avec gardes armés, barrière à péage et
ticket dentrée. On y va en jeep ou tassés dans une énorme voiture américaine. Devant nous, une
série de bars serrés lun contre lautre. Dans chacun deux, une énorme sono, mal réglée, qui crache
un son métallique enrichi en notes graves, un micro qui court le long dun fil à travers la salle et les
paroles dune chanson qui sinscrivent sur un grand écran de télé. On commande du poulet, de la
noix de coco, du rhum et de la bière, beaucoup de bière. A la carte, des milliers de chansons,
acidulées des sixteen, rocailleuses façon Tagalog la langue locale, ou aussi douceâtres que Tom
Jones que les amateurs, sérieux comme des apprentis-stars, écorchent avec application. Sur
lécran, on a laissé le programme de la télé nationale avec, ce soir, une effroyable série Z
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américaine, mélange de récit médiéval et de science-fiction, de sous-érotisme et dhyper-violence
avec hommes-cannibales, tortures et massacres à la kalachnikov au rythme soutenu de trois à
quatre morts à la minute. Mais le plus dur nest pas là... Le micro qui siffle, la bande-son, poussée à
fond, la voix des chanteurs déjà ivres, sont multipliées par les quinze bars-karaokés à ciel ouvert, à
quelques mètres lun de lautre, qui se font concurrence à coups de décibels ! Quelques heures plus
tard, sonné par le bruit, la chaleur et le tabac, gavé de bière et de poulet, on écoute un Australien
raconter des histoires de bush à sa voisine, une brune de rêve qui rit aux éclats : "Chez nous, dans
la jungle près de Darwin, un car de touristes japonais sest arrêté au bord dun marigot, pour prendre
des photos dun pêcheur à la ligne. Imaginez, cinquante japs, bob sur la tête, Nikon à la main, clic,
clac...et tout à coup, un énorme crocodile qui sort de leau, gueule ouverte, et emporte le pêcheur à
la ligne ! Et vous savez ce que le premier japonais qui a osé parler a demandé au guide
terrifié ?..."Excuse me. Is it part of the show ?" (Sil vous plait. Est-ce que cela fait partie du
spectacle ?)". Fou rire, sa belle voisine seffondre sous la table, lAustralien commande une nouvelle
tournée de bière et on commence à ramper discrètement vers la sortie. Soudain, une voix, grave,
juste et belle envahit le bar. On se tait. Anny linterprète, jeune et très pâle, na pas chanté depuis six
mois. Elle est médecin dans lîle de Basilan où les touristes ne vont jamais. Des mois à marcher
dans la montagne, de village perdus en communautés abandonnées, à soigner la tuberculose, les
bronchites et la malaria. Parfois, dans la jungle, elle croise des hommes habillés en Ninjas, cagoule
sur la tête, mitraillette à la main, qui rançonnent les habitants, kidnappent les étrangers, les
commerçants chinois et les prêtres. Ce sont les commandos dAbbu Sayyaf, intégristes musulmans,
en lutte pour un état islamiste. Tout le sud des Philippines est en rébellion contre Manille, capitale
chrétienne du nord. Front Moro National de Libération, fort de dix mille combattants ou Front Moro
Islamique de Libération qui peut mobiliser cent mille hommes sur le terrain ; les guérillas du sud ne
sont que les descendants des rebelles dantan qui harcelaient les galions espagnols et revendiquent
aujourdhui leur identité, leur indépendance. Une véritable guerre avec létat qui réplique en
envoyant son armée, ses hélicoptères dassaut, ses canons, ses tanks. A force de répression, de
négociations et de concessions sur lautonomie, le gouvernement a finalement obtenu un accord de
cessez-le-feu. Mais dans lîle de Basilan, les quelques centaines dhommes dAbbu Sayyaf
continuent les combats, les attentats et les procès devant les tribunaux islamiques. Quelques juges
en turban, un piquet de bois et une salve de MI6, en guise de verdict, au nom dAllah. Anny, notre
médecin-chanteur reprend des forces avant de regagner son île. Elle sait que les commandos
dAbbu Sayyaf peuvent circuler grâce à la complicité passive des militaires locaux en échange dune
partie du butin. Pauvre Basilan ! Petite île perdue dans les Sulu, prise entre les maladies du
tiers-monde, les fous dAllah et la corruption de lEtat.
De Taluqsangay à Tawi-Tawi, les derniers confettis du bonheur. Cest un village de pêcheurs
musulmans, sur la côte sud de Mindanao , avec des maisons sur pilotis, insectes gracieux et
circonspects qui plongent leurs pattes dans la baie. Pas de tempêtes à Taluqsangay où le niveau de
leau frôle le plancher des cases sans jamais le noyer. Demeures ouvertes à fleur de mer où il suffit
de se laisser basculer par la fenêtre pour se retrouver en train de barboter dans une eau tiède et
salée, douce à la peau. Devant soi, le golfe, ouvert et dégagé sur des kilomètres, jalonné de grandes
îles, monticules verts sombres, entre mer et ciel, couronnées de nuages blancs, traînées légères,
mélange deau et de vapeur de sel qui fait étinceler le décor. Entre les cases, des zones de
navigation libre où des gosses de dix ans sentraînent à la course sur des trimarans puissants,
cabrés comme des dauphins. Sur leur passage, les grosses vagues font balancer des champs
dalgue verte, épaisse et élastique, lourdes comme des coussins marins, richesse du pays que lon
récolte à la main avant de lexpédier aux usines de produits synthétique et de gélatine. On vit bien à
Taluqsangay. Le dimanche, les hommes jouent aux dominos à même les passerelles de bambou et
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les femmes tiennent des casinos de fortune. Et seuls ceux qui le souhaitent répondent à lappel à la
prière lancé par limam du haut de la mosquée, tour blanche flanquée de dômes rouges, marqués du
croissant et de la lune : un islam de tradition, paisible et rassurant. Filons..Laissons-les en paix. Un
peu plus loin, à une heure davion, est le bout du chemin des îles, lextrémité des îles Sulu, région de
toutes les frontières, entre deux civilisations, entre deux barbaries, un petit caillou posé comme une
ultime borne dans locéan, un îlot si petit quon doit répéter son nom deux fois pour pouvoir la
nommer : Tawi-Tawi. Déjà, la piste de laéroport a mangé une bonne partie de la surface de corail
blanc. Ne reste que deux petits kilomètres de route jusquà la "capitale", un ramassis de baraques
enchevêtrées autour dune mosquée, dun temple et dune cathédrale démesurée. Il y a un
restaurant "Al-Médina", le bazar dAbubakar et on se salue dun "Salam Allikum"...mais on se méfie
des missionnaires de tous bords. les Frères Musulmans égyptiens nont fait quun rapide passage ici
et les Iraniens, déçus par laccueil, nenvoient que peu dargent. Quant aux évangélistes protestants
arc-boutés sur leur bible, Tawi-Tawi les tolère à condition quils sabstiennent de convertir ses
habitants, témoin ce pasteur trop zélé abattu dans son église, il y a trois ans à peine. Ici, musulman
ou catholique, on se rend à loffice avec des amulettes animistes serrés sous la chemise, on jette
des sorts sur les photos des ennemis, sûr que la maladie nest quune torture des mauvais génies.
Ici, on croit en lesprit du vent, des arbres et de "Bud Bongao", la grande montagne qui domine lîle
et que lon gravit, courbé vers le sol, des offrandes plein les bras. Au sommet, les bras étendus vers
le grand sud, on embrasse à la fois la route des pirates de haute mer, la direction des côtes
dIndonésie et le premier port de Malaisie. Bornéo est là, à quelques heures à peine de hors-bord,
terre sauvage peuplée de Dayaks à longues oreilles ou de petits hommes pâles et timides, les
Punans, chasseurs à la sarbacane, fuient à leur tour, traqués par la déforestation et lavancée
inexorable des bulldozers. Philippines-Indonésie-Malaisie...Tawi-Tawi est en plein centre de ce
triangle musulman qui séveille aux échanges économiques, pris par le démon dun développement
forcené. Voilà pourquoi lîle voit arriver des investisseurs de Zamboanga, de Manille, de Malaisie, de
Singapour ou de Hong-Kong. Pour installer de vastes entrepôts, construire des usines de traitement
dalgues, de calmars et de poisson. Voilà pourquoi cette petite bourgade perdue se mue brutalement
en début de ville industrielle, occupée à fabriquer le nouveau tigre de demain. Il suffit dinvestir, de
lotir, de construire...Tout est or. Le butin est là ! Et tant pis si on pille le corail précieux pour en faire
des murs dentrepôt, si on avale le sable fin des plages pour le mêler au ciment des constructions, si
on jette de la boue et des ordures dans leau autrefois transparente et si les doux Samals, originaires
de lîle, commencent à fuir vers dautres horizons...Quimporte ! Il faut croître, grandir, prospérer,
senrichir. Voilà le nouvel Eldorado. Plus tard, peut-être, on pleurera le paradis originel, celui que lon
aura massacré. Plus tard...Et ce sera trop tard. Alors vite ! Respirons lair de Tawi-Tawi ou de
Taluqsangay, son sable blanc et ses eaux turquoises, écoutons le bruit du vent et de la mer porter
ses histoires de montagne sacrée, de pirates et de gitans de la mer...Vite ! Avant que le grand tigre
économique nait tout avalé.
Jean-Paul MARI
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