La conscience comme reconnaissance d`une dignité humaine

Transcription

La conscience comme reconnaissance d`une dignité humaine
Revue AH n°202 mars 2009
La conscience comme reconnaissance d’une dignité humaine
et naissance d’une relation humanisante
A l’intérieur du thème choisi pour cette rencontre, qui est une première pour la
Pastorale de la Santé, et donc le signe de la fécondité d’un long chemin vécu dans la
fidélité depuis vingt-cinq ans, vous me proposez d’entrer avec vous au cœur de ce
qui fait à la fois l’intimité la plus intime de ce que vous êtes (une personne c'est-àdire une humanité irréductible, singulière, d'une valeur inappréciable puisqu’habitée
par une conscience, lieu de votre moi, de votre choix, de votre liberté) et d’entrer au
cœur de ce qui inspire également la valeur et la force de ce que vous faites (la
réponse à l’appel reçu pour une mission au nom de l’Evangile, auprès de l’humanité
blessée, souffrante et à son heure, mourante aussi).
Or pour illustrer cette dimension –parmi beaucoup d’autres bien sûr- de vos vies, me
vient à l’esprit ce que l’apôtre Pierre écrit dans sa première lettre : « Vous êtes
chargés d’annoncer la merveille de celui qui vous a appelés des ténèbres à son
admirable lumière » (1P 2, 9).
Telle sera la visée de ce que nous allons réfléchir dans ce qui va suivre.
Deux remarques utiles en prélude :
1) Evoquant la conscience, il est évident que nous parlerons de la conscience
morale (éthique si vous préférez) autrement dit la raison lorsqu’elle doit choisir,
discerner entre ce qui construit l’homme (ce qu’on appelle le bien) et ce qui
l’abîme voire le détruit (ce qu’on nomme le mal). (1)
2) Dans un tout autre champ, celui de l’orientation spirituelle - sans oublier
l’humanité incroyante porteuse d’une conscience sans pour autant adhérer à la
Révélation chrétienne -, je me situerai dans la perspective de la foi, sur le terrain
théologique où se laisse entendre la Parole de Dieu, de ce Dieu que nous a
révélé Jésus-Christ et que nous découvrons par et en Jésus-Christ, Humanité de
Dieu.
Avant de considérer votre double mission sous l’angle d’une reconnaissance de
l’homme (de tout homme et de tous les hommes) et d’un engendrement de ce même
homme lorsqu’il est en exil de son univers habituel de santé et de vie, il n’est pas
superflu dans un premier temps de repérer le rôle de notre conscience ou plus
justement les conditions dans lesquelles nous pouvons être des femmes et des
hommes consciencieux.
I – D’UNE CONSCIENCE IMMERGEE A UNE CONSCIENCE EMERGEANTE
A – De l'immergence ...
En effet si la conscience est le lieu de notre moi intime, si elle nous fait ce que nous
sommes, notre spécificité unique, inaliénable au sens où elle ne peut nous être
enlevée, elle n’existe pas en nous depuis notre première pensée comme une grâce
innée, naturelle, qui par je ne sais quelle inspiration nous dicterait ce qui est bon,
mauvais, ce que nous devons faire et ce qu’il nous faut éviter. Notre jugement ne
sera adulte, ajusté, humanisé que si nous avons compris et accepté avec humilité
-1-
Revue AH n°202 mars 2009
que la vérité de nos décisions et de nos comportements ne s’exprime pas de soi, ni
même, si j’ose dire, par l’opération du Saint Esprit.
Comme tout ce qui appartient à l’humain, la conscience n’existe qu’en germination.
Sa vocation est de grandir, de se développer, de se construire pour être à la hauteur
de sa mission d’humanisation de l’humain en nous. Cette conscience ne sera
moralement opérationnelle que si nous refusons de croire que nous avons par elle
une lumière intérieure permanente, qui nous donnerait sur toute chose une lucidité
sans faille, un instinct nous inspirant que faire et comment faire pour bien faire. JeanJacques Rousseau dans son livre « L’Emile » tomba dans ce travers dont je ne suis
pas sûr qu’il ne soit très présent aujourd’hui, même si sa formulation échappe à nos
contemporains. Rousseau donc, admiratif, se passionne pour cette « immortelle et
céleste voix… juge infaillible du bien et du mal qui rend l’homme semblable à Dieu ;
c’est toi lui crie-t-il qui fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ».
Or qu’entendons-nous, et sans doute que pensons-nous nous-mêmes souvent dans
le monde de la santé où les questions éthiques sont autrement aiguës que ne le
pense Rousseau, et où les conflits qu’elles entraînent nous perturbent à ce point que
nous préférons déserter la conscience, ne plus l’interroger, et laisser décider et agir
notre émotion, notre sensibilité ou la posture morale à la mode, tout simplement
parce qu’elle ne fera pas de vagues et que nous aurons la tranquillité au moindre
coût ? Oui, et l’on connaît alors les formulations de ce non-débat éthique « J’ai ma
conscience pour moi »…, « Je suis en paix avec ma conscience » …, « En
conscience, je n’ai rien à me reprocher ». Mais qui peut affirmer sérieusement que la
conscience droite se confond avec la fragilité, les humeurs, les incohérences des
impressions premières ou des instincts qu’une sagesse refuserait de contrôler ?
Certes, les décisions à prendre à l’hôpital par exemple où le temps est souvent
compté, où les pressions des familles, du monde médical, celles de la majorité
pensante, auxquelles s’ajoute le tragique des situations à vivre, rendent difficile
l’analyse de la situation, la décision à assumer, la mise en œuvre pratique de ce
choix et de ses conséquences. Mais raison de plus, étant donné l’enjeu que sont
l’homme et sa dignité, la pertinence « ici et maintenant » -« hic et nunc »- d’un vivre
ou d’un mourir, raison de plus pour y réfléchir auparavant et pour prendre au sérieux
le seul outil qui, parmi la multiplicité des options s’offrant à nous, peut nous conduire
à des décisions humaines, à des jugements éclairés, à des gestes qui respecteront
au plus près possible -car aucun geste ne sera jamais parfait- le caractère sacré de
la personne dont l’avenir nous appartient. Tout homme est une histoire sacrée et
cette histoire à certaines heures où s’affiche le déficit humain, c’est l’autre, le
prochain qui continue de l’écrire à sa place et en son nom : telle est la redoutable
mais passionnante solidarité.
Il s’ensuit que le premier devoir de l’homme qui se veut humain, humanisé,
christianisé s’il est croyant, est selon la formule du Père Paul Valadier de « naître à
la conscience », c'est-à-dire de l’acquérir, de « la fortifier en lui » (2). Ce qui veut dire
aussi, et c’est pourquoi j’ai souhaité avant tout baliser cette notion faussement
évidente, que l’homme -chacun, chacune de nous- peut parfaitement « ne pas
accéder à la conscience, ou l’étouffer en lui (en elle), ou encore la laisser se
déformer ». (3)
Première nécessité : Nous tenir en éveil dans notre existence quotidienne comme
dans notre mission avec cette question : est-ce que dans ma vie, je laisse advenir
-2-
Revue AH n°202 mars 2009
ma conscience ? Dit autrement : qu’est-ce qui guide et oriente mon existence ? mes
désirs, mes pulsions, mes coups de cœur, mes réactions immédiates non
réfléchies ou au contraire le travail intérieur de l’être de pensée, de réflexion, et
d’amour qui définit l’humain en moi ?
Seconde nécessité découlant de cette conviction que la conscience n’est pas un
acquis mais une tâche, un travail à accomplir et non une bonne conscience où
s’endormir. L'homme doit aussi accepter de s’éclairer pour apprendre ce qui est juste
et ce qui ne l’est pas, au contact du monde où il vit et qui véhicule des valeurs. Les
groupes, les sociétés ont toujours cherché et cherchent toujours à découvrir et à
opter pour ce qui est bien car les hommes sont avides de donner du sens et de la
rectitude à leur histoire personnelle à travers ce tissu humain qu’on appelle la
civilisation. Ce milieu ambiant est porteur d’une sagesse qui a inventé une façon
d’être et de faire qui se traduit par les mœurs et qui est le premier lieu où la
conscience s’éveille. Et je souhaite que vous sentiez combien la vie sociale,
l’échange avec les autres, les équipes diversifiées sont pour tous les hommes -et
aussi pour des cultures singulières comme la culture du monde de la santé- premiers
et essentiels.
Quant à la conscience chrétienne, il faut insister sur le fait qu’elle s’enracine d’abord
dans tout ce qui appartient à l’humain que nous venons de décrypter. Je ne le
répéterai jamais assez : le chrétien sous le prétexte qu’il reçoit de son Seigneur une
Parole qui est Révélation et une gratuité d’intelligence et d’amour qu’il nomme la
grâce, n’est pas un sur-homme dispensé du naturel humain appartenant à tous, au
profit d’un surnaturel divin qui serait le propre du croyant. La conscience chrétienne
est d’abord une conscience humaine que l’homme ou la femme en nous doit
développer, c'est-à-dire humaniser, en priorité. Ainsi, tout ce que nous avons
découvert jusque-là de la construction, de l’édification de sa propre conscience et
que j’ai situé dans le champ de l’humanité, autant incroyante que croyante,
s’applique à tous, et à nous aussi.
Une tentation menace sans cesse le chrétien, particulièrement dans
l’accompagnement spirituel des souffrants (en aumônerie hospitalière ou dans le
Service Evangélique des Malades) : il a spontanément recours aux données de la
foi, avant même d’avoir écouté, réfléchi, assaini, l’humanité même du patient c’est-àdire sa personne, son histoire, ses désirs, ses angoisses… Or cette humanitude qui
fonde l’humain de tous les humains a été aussi créée par Dieu : elle lui appartient, Il
l’habite, Il l’aime. Sans quoi quel sens aurait la Création rapportée par la Genèse ?
Quel sens encore aurait Jésus, Fils de Dieu, devenu homme en totale humanité pour
partager ce que nous sommes tous, croyants, incroyants, pécheurs et saints ? Cette
humanité, de chair et de sang, a trop longtemps été méprisée, ou du moins traitée
comme une réalité provisoire et secondaire face à ce qu’on a considéré faussement
comme du spirituel, qui lui au moins nous rapprochait du divin. Or, dans l’Evangile,
que dit le Seigneur à l’Apôtre Philippe qui exige : « Montre nous le Père et cela nous
suffit » ? Il lui répond:« Philippe, voilà si longtemps que je suis avec vous et tu ne me
connais pas encore : Qui m’a vu, a vu le Père » (Jn14, 9). Autrement dit, non
seulement notre simple humanité est d’un grand prix, mais c’est elle, et elle seule,
qui à travers la perfection qu’elle incarne en Jésus, révèle Dieu, dit qui est Dieu, qui
nous sommes, et ce que nous devons devenir sous son regard. De ce fait, prenons
bien conscience que l’évangélisation ne se fera pas sans une prise en compte de
-3-
Revue AH n°202 mars 2009
l’homme tel qu’il est, et que Dieu ne divinisera que ce que nous aurons nous-mêmes
humanisé, au mieux, en conscience.
Nous pouvons maintenant poser la question de la spécificité chrétienne éclairant
notre jugement, ses capacités de clairvoyance, son aptitude à choisir ce qui est
bon, juste, adapté, ajusté à une humanisation qui va se convertir, ou plus justement
se transfigurer en filiation à la suite et à la manière de Jésus.
B- ...à l'émergence : lumières pour une conscience chrétienne
Pour que notre conscience joue son rôle, d’autant plus complexe aujourd’hui que
dans le monde de la santé, la science, la technique, la technologie rendent le
discernement éloigné de toute évidence. La foi en Dieu le Père et en sa Parole, en
Jésus-Christ et son Evangile, en l’Esprit travaille et l’Eglise et le Monde. Cette foi
offre au chrétien des lieux, des conditions favorisant la capacité de notre jugement
moral, de manière que nous soyons de plus en plus dans le projet, la volonté de
Dieu, et le désir, l’attente du bonheur des hommes. Cette démarche d’un éclairage
croyant de la conscience répondra bien au vœu de St Paul qui écrivait aux chrétiens
de Rome : « Renouvelez votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de
Dieu : ce qui est bien, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2).
Ceux et celles qui ont lu le Père Xavier Thévenot reconnaîtront dans ces exigences
certaines de ses convictions. (4)
1- Prier
La conscience ne peut être elle-même, et faire de justes choix en vue de Dieu –car là
se situe bien la vie chrétienne- sans cette intimité à l’écoute de l’Esprit. L’Esprit Saint
fait connaître, comprendre l’amour, l’amour de Dieu et des hommes. L’Esprit nous
met dans ce que j’appellerai le climat de Dieu et de ce fait, Il nous fera sentir comme
Dieu, con-sentir à Dieu, percevoir les hommes, les situations, les déchirures, les
ruptures, les blessures, à sa manière, avec son cœur. Notre conscience héritera
alors d’un tact d’Evangile.
2- Préparer son cœur à aimer… jusqu’aux pauvres
On ne part pas, sans porter en soi un a priori favorable fondé sur l’amour de Dieu et
des autres, sans exercer justement sa conscience. L’amour est la seule vraie force,
la seule vraie capacité de discernement. Et parlant d’amour je n’évoque pas les
sentiments, l’attrait que vous pourriez avoir pour tel patient, tel collègue, telle famille
mais la volonté d’entrer en solidarité avec celles et ceux qui ont besoin de vous, qui
sont en attente de vous par leur pauvreté, leur indigence quelle qu’elle soit : santé
bien sûr, mais aussi affection, vie relationnelle, intelligence, foi qui sont souvent en
crise, et mettent l’homme en état de fragilité, font de lui toujours un pauvre à côtoyer,
à écouter, à soutenir et à libérer. St Paul définit aux Philippiens cet amour qui fait
connaître, cet amour qui apprend à une conscience à apprendre : « Que votre amour
abonde encore et de plus en plus, en clairvoyance et en vraie sensibilité pour
discerner ce qui convient le mieux » (Ph1, 9-10).
3- Vivre en Eglise, lieu où Jésus se donne
-4-
Revue AH n°202 mars 2009
La conscience s’éclaire par la Parole lue et méditée en Eglise ; par les gestes du
Christ (les sacrements) célébrés par l’Eglise ; par la Sagesse de foi acquise depuis
les commencements (la Tradition), reçue de l’Eglise mais tout autant forgée
aujourd’hui même par nous, Eglise de ce temps. Il ne s’agit pas de prendre la parole
du Magistère pour parole d’Evangile, mais on ne peut non plus se construire une
juste conscience en l’ignorant, faisant comme si elle ne disait rien de la part de Dieu
s’adressant aux hommes d’aujourd’hui, quand bien même elle ne serait pas toujours
habile, et de plus pourrait être discutée. Ce débat autour des positions du Magistère
n’est surtout pas interdit à notre liberté, au contraire, mais alors dans un esprit de
solidarité et d’unité. « La connaissance enfle, mais l’amour (de l’Eglise) édifie »,
enseigne Paul aux chrétiens de Corinthe (1 Cor 8,2).
4- Engager une réflexion
Nous y avons déjà fait allusion pour la justesse du jugement en conscience. Mais je
voudrais mettre ici l’accent sur le fait que nous devons nous méfier des idées toutes
faites, des formules simplificatrices même s'il s’agit des commandements de Dieu.
Nous savons bien qu’en rester, pour ne prendre qu’un exemple, au « Tu ne tueras
pas » du décalogue, tout en demeurant persuadés que la vie est le plus sacré de ce
que nous possédons, ne dicte pas toujours en sa lettre la solution éthique la plus
juste. Sans quoi comment envisager une défense légitime ou encore, dans des cas
extrêmes, l’usage des armes… si ce n’est précisément au nom de ce même
commandement en faveur de la vie injustement agressée. En somme, la réflexion
oblige à prêter attention à la fois à la loi indiquant la valeur, et au réel, à la vie
concrète ne pouvant, elle, mobiliser que le possible humain. Former sa conscience
pour une mise en œuvre de ce possible, c’est donc aussi le mettre à l’écart de toute
rigidité maîtrisante, et donc méprisante. Défaut que Jésus n’a pas manqué de
dénoncer aux moralistes déshumanisés de son époque : « Ils lient de pesants
fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se
refusent à les remuer du doigt » (Mc 23, 4).
Ce que nous venons de cibler en vue d’une conscience moralisée (outil fondamental
de l’agir humain) la plus appropriée à la décision digne de l’homme et pertinente au
regard de Dieu, nous met à l’aise pour aborder la double application que me
propose votre thème.
II – LA DIGNITE HUMAINE
A – Lisible par tout homme
Le rôle premier d’une conscience en charge de discerner le bien ne peut qu’être sa
reconnaissance de la personne qu’elle habite elle-même, c'est-à-dire son propre moi.
La conscience psychologique de soi rejoint la conscience éthique de soi, ainsi que la
reconnaissance de tout homme appartenant à l’espèce humaine comme un égal, un
frère solidaire, partageant le même chemin de naissance, de vie, de souffrance,
d’amour et de mort que soi. Nous touchons ici à ce point commun dont j’ai déjà cité
le nom et que j’aime à nommer l’humanitude (mot forgé à l’image de négritude), et
qui, je suis sûr que vous en percevez la nuance, dit plus que le mot
humanité désignant lui plutôt l’ensemble des humains peuplant la terre des hommes.
L’humanitude est cette réalité inexplicable, essentielle, qui tout simplement fait en
-5-
Revue AH n°202 mars 2009
chacun que, de sa conception jusqu’à sa mort, un homme est homme. Homme, il le
demeure quoi qu’il arrive jusqu’à ce que cesse sa vie -et même un temps aprèspuisqu’un homme mort n’est pas perçu comme autre chose qu’un homme, tant qu’il
lui en reste la visibilité : les humains ne traitent pas une dépouille mortelle sans
respect et sans noblesse.
L’humanitude se révèle alors comme un idéal, une transcendance rejoignant et
dépassant ainsi tous les vivants de tous les temps et où peuvent se reconnaître
toutes les consciences, qu’elles soient croyantes ou non. Elle s’affirme alors comme
le lieu de la dignité de chacun, et ce qui en découle, du respect que chacun se doit à
lui-même et doit à l’autre comme un absolu intangible parce que vital. La dignité est
le prix de l’homme, son caractère le plus précieux ; et à l’inverse, sa
méconnaissance devient son mépris (minus pretium : son moindre prix). Dit
autrement, la dignité est le caractère inhérent à la Vie et le mépris avant le décès,
déjà une mise à mort. Et nous ne savons que trop combien, en contact permanent
avec des hommes, des femmes, des enfants en souffrance, notre simple regard en
les respectant, les élève dans une reprise de conscience de leur valeur et de leur
dignité, ou au contraire en les jugeant, les dégrade, voire les exclut de la société
c'est-à-dire de la solidarité des hommes.
Cette reconnaissance de la dignité inhérente à toute vie par cette certitude en une
communauté de pensée, de volonté, de mutuelle responsabilité, de respect, de désir
de bonheur, n’a pas besoin, vous en êtes conscients, d’une croyance, d’une
dimension proprement religieuse pour exister. La vie spirituelle de chacun – au sens
de vie de l’esprit – suffit à cette découverte et à ce comportement éthique, à cette
attitude de respect personnel et réciproque.
B – Fondements chrétiens de cette dignité humaine
Le chrétien cependant va trouver d’autres appuis dans la reconnaissance universelle
de la dignité humaine :
1 – La Création : l’homme initiative de Dieu
D’abord –pensons aux premiers chapitres de la Genèse – il se sait non pas fabriqué
par je ne sais quelle puissance, mais créé par un Dieu qui est Père, et qui à ce titre
l’a mis au monde par amour et pour l’amour. Mais il sait aussi que cet acte créateur
inouï concerne ses frères et sœurs qui eux, hors de la foi, n’en ont pas
connaissance. Ainsi ce récit de l’œuvre divine vaut pour l’humanité entière à égalité
d’amour, d’attention et de destin. Je vous rappelle la Genèse : Gn 1, 26 « Dieu dit :
Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance et qu’ils dominent… ;
27 Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il
les créa… ; 31 Dieu vit tout ce qu’Il avait fait : cela était très bon ».
De ce fait, personne n’échappe à cette dignité originelle beaucoup plus prégnante
que le péché originel selon l’expression consacrée et par ailleurs fort discutable, car
remarquez que Dieu lui-même s’émerveille devant la dignité de cette création : « cela
était très bon ». Vous noterez aussi – et là encore se dévoile la dignité humaine –
que Dieu une fois la création achevée, la confie au discernement, à l’oeuvre de
l’homme, au choix de sa conscience et de sa liberté responsable : « Dieu bénit
(l’homme et la femme) et leur dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et
soumettez-la ; dominez -(la) » (Gn 1, 28).
-6-
Revue AH n°202 mars 2009
En somme en créant l’homme, Dieu le rend partenaire de son œuvre, et à son image
parfaitement libre d’en faire un monde habitable, respirable où chacun et tous
puissent trouver leur épanouissement et leur bonheur.
C’est dire qu’une conscience reconnaissant la dignité humaine, c’est d’abord, à la
lumière de la Révélation, une conscience qui fait aimer la vie. C'est aussi une
conscience qui prend en charge cette vie que le Créateur lui confie sans rien lui
imposer, si ce n’est d’en disposer selon le discernement et la volonté, le désir et
l’enthousiasme qu’il aura d’aménager ce monde en vue du Bien. Ainsi la dignité
issue de Dieu est-elle inséparable de la liberté confiante offerte par le Créateur qui
croit en l’homme. Elle est également inséparable d’une vraie responsabilité, à
l’opposé d’un n’importe quoi in-conscient .
Illustrons cela avec une lecture chère aux Pères de l’Eglise. Ils aimaient à distinguer
dans le récit de la Genèse les deux termes : celui d’image, et celui de ressemblance
pour en conclure que l’homme fait à l’image de son Créateur (ici nous voyons l’agir
de Dieu) se donne pour tâche avec ses possibilités de créativité et l'éclairage de sa
conscience, de sculpter, d’opérer dans le temps de sa vie la ressemblance (et là
nous découvrons la liberté responsable de l’homme).
2 – Le Verbe fait chair : L’homme renouvelé par Dieu en Jésus
Cette dignité de l’homme, nous en retrouvons la marque dans le fait qu’en Jésus,
Dieu ait pris le tout de notre humanité restée digne certes à cause de sa paternité,
mais défigurée aussi par le mal sous toutes ses formes, volontaire et involontaire: la
méchanceté ou la maladie, la violence ou les catastrophes naturelles, le mensonge,
la trahison, la puissance pervertie et le pouvoir totalitaire. Or, puisque Dieu en Jésus
a partagé ce désastre et l’a porté jusqu’à la mort, la dignité défigurée a connu, à
Pâques, sa transfiguration éternisée. Tel est ici sans doute le sommet de la dignité
de l’homme, l’heure où la solidarité de Dieu en Jésus l’a renouvelé pour toujours
dans la beauté du premier matin du monde. La Vie a cassé définitivement la mort et
si elle existe encore, c’est pour nous faire naître plus haut.
La dignité humaine en effet se donne à voir pour le chrétien en ultime étape dans sa
vocation à l’éternité. Ainsi la conscience orientant ma vie ne peut pas, si elle reste à
l’écoute de l’Evangile, faire que je m’installe sur cette terre comme si elle avait le
dernier mot. L’éthique chrétienne est une éthique de nomade qui marche sans cesse
en traversant au mieux, en aménageant au mieux, l’univers des hommes ; mais ce
nomade ne s’installe pas ; il entend un appel de plus loin, il est habité par un plus
grand désir : celui qu’il a fondé sur la promesse de Dieu annoncé par le Christ : « Je
vais vous préparer une place, et quand je serai allé vous la préparer, je viendrai vous
prendre avec moi afin que là où je suis, vous aussi, vous soyez » (Jn 14, 2bis-3).
L’accompagnement des malades jusqu’au bout ne peut pas oublier ces mots. Qu’il
s’agisse de l’euthanasie ou de l’acharnement thérapeutique, la conscience
consciente de la dignité humaine prenant sa source en la paternité de Dieu pour
retourner avec Jésus vers cette même paternité, doit respecter la loi de la vie, une
vie ouverte à l'infini. Ce qui concrètement oblige au respect en l’homme du passage
d’un vouloir vivre terrestre à un vouloir vivre d’éternité. Or ce passage ne peut pas se
faire dignement par un « donner la mort » (euthanasie), ni par un voler la mort
(acharnement thérapeutique), mais dans un donner de mourir c'est-à-dire
l’accompagnement d’une mort humanisée, comprenons : calmée quant à la douleur,
apaisée quant à la souffrance, lucide autant qu’il est possible, puisqu’elle s’inscrit
dans le dernier acte, et non le moindre, du chemin terrestre.
-7-
Revue AH n°202 mars 2009
3 – La personne : Présence réelle
Mais pour conclure sur cet aspect de la conscience authentifiant la dignité humaine,
une remarque essentielle s’impose : on ne peut parler quel que soit l’état physique,
psychologique, intellectuel de l’humain, de perte de dignité. Certes dans la maladie,
le traumatisme, le grand âge, l’individu peut être privé de tel ou tel élément
appartenant à la personne dans sa normalité de bien être, mais cela n’abîme en rien
sa beauté intérieure, cette image de Dieu que nous avons évoquée et qui ne la
distingue pas des autres humains en santé. D’ailleurs dans le contexte de la
Révélation, qui peut évaluer, contrôler le dialogue d’un homme avec Dieu à partir des
apparences ou des données scientifiques ? La mort elle-même reste mystère : la
mort médicale se confond-elle avec la mort théologale ? Quand cesse donc la foi,
l’espérance et l’amour ? Quand donc la liberté prend-elle, face à Dieu, son ultime
décision ? Restons humbles dans ce domaine du secret intime, cela nous permet
aussi de demeurer très confiants et très espérants.
D’autant qu’à tout cela, il convient d’ajouter ce que Paul écrit aux Corinthiens et qui
fonde le plus essentiel ainsi que le plus inconnaissable de la relation de tout homme
avec Dieu : le fait qu’Il fasse de l’intimité de l'être vivant le lieu de sa Présence. De
façon impérative, l’Apôtre rappelle à ces chrétiens leur dignité pour qu’ils la
reconnaissent puisqu'ils en ont la lumière : « N’oubliez pas que vous êtes le Temple
de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous… car le Temple de Dieu est sacré, et
ce Temple, c’est vous » (1 Cor 3, 16-17).
III – LA CONSCIENCE HUMAINE: UNE LOI HUMANISANTE
La reconnaissance d’une dignité humaine dont nous avons dit que notre conscience
était l’acteur, nous amène à son activité même : mettre en œuvre notre réflexion,
notre cœur, notre volonté pour agir moralement c'est-à-dire pour nous comporter visà-vis de nous-mêmes et des autres selon notre dignité, notre humanité.
Si vous me demandez de définir globalement le rôle de la morale y compris dans ses
lois -qu’elles soient des interdits ou des impératifs-, je vous répondrai que la fonction
première de la morale est d’humaniser, de faire grandir l’humain en moi, dans les
autres, les groupes, les sociétés, les patries, la terre entière et tout autant, l'humain
dans la foi. Pourquoi ? Parce que notre relation à Dieu peut se perdre aussi dans de
fausses divinités, dans un divin frelaté, païen et archaïque alors que c’est dans
l’humanité de Jésus que nous rencontrons Dieu. Dieu seul est pleinement humain et
sa découverte ne se fera que dans le meilleur de ce qu’il y a dans l’homme. Ce n’est
donc qu’en humanisant Dieu que nous apprendrons ce qui est divin,
authentiquement divin. Des autres dieux, dieux de puissance, de pouvoir, de
vengeance, de répression, de sanction, nous devons être athées. Humaniser est
ainsi le grand projet d’une morale théologique, même dans notre relation à Dieu.
A – « Bien faire l’homme » (Montaigne)
Humaniser, et, dans la foi évangéliser veut dire quoi ? Simplement, dans chaque
situation de la vie, qu’elle soit heureuse ou désespérée, en questionnement ou en
découverte, en souffrance ou en santé, trouver le chemin à travers la réflexion et le
jugement de notre conscience qui rendra l’homme à sa dignité, qui rendra l’homme
-8-
Revue AH n°202 mars 2009
plus homme, qui le fera avancer, ne serait-ce que d’un pas, vers ce qui le valorise.
Dit autrement, agir moralement c’est faire du vivant. Tout ce qui n’aboutit pas à cette
ambition-là, encore une fois quand bien même ce ne serait qu’à la plus petite
échelle, n’appartient pas à la morale humaine, chrétienne, évangélique. Que le
support soit la morale dite naturelle que la raison découvre, ou la morale de la
Révélation que la foi perçoit à travers la Parole de Dieu. Trop longtemps, trop
souvent, notre morale venant d'une perception faussée de la part de l’Eglise, a
amputé l’homme au lieu de le guérir, de l’agrandir, de le sauver dans sa situation
singulière.
Mais alors, qu’est-ce que faire du vivant ? Précisons la formule.
B – La relation : lieu de l’agir éthique, de la transformation éthique
La conscience, affirme notre titre, tout en étant reconnaissance de l’humanité est
aussi engendrement de cette même humanité. Elle opère en effet une naissance de
l’humain en nous qui n’aura jamais fini de grandir, de s’affiner, de se construire
comme de se convertir et d’exister davantage. On n’en aura jamais fini avec le
combat du mal. On n’en aura jamais fini non plus avec l’amour. Qui de nous pourra
dire, même au bout de la vie : « j’ai enfin atteint ma pleine stature d’homme à l’image
de celle proposée par Jésus ? ». Personne évidemment. Et nous aurons chacun
besoin de la miséricorde, c'est-à-dire du cœur infini s’ouvrant aux limites de notre
misère pour achever l’inachevé et nous ouvrir à l’infini humain.
C – La relation : un exode pour aimer, un exil pour s’humaniser
Cet agir personnel et collectif parce qu’il s’impose avec la même insistance face à
soi-même, à l’autre, à Dieu, au monde, a besoin d’une médiation qui est pour moi le
support et même l’acteur de toute humanisation, de toute moralisation. Il faut parler
ici de la relation. Elle est cet espace qui à la fois reconnaît la dignité, la différence, la
sphère de chacun, et qui, en même temps, se révèle comme un appel à franchir
cette distance pour une rencontre toujours nécessaire et cependant toujours
inconnue. Ainsi la vie morale a-t-elle d’abord pour projet de créer des liens,
d’inventer avec ce qui est autre, une réciprocité qui noue les vies sans pour autant
les lier.
1 – Se faire le prochain pour donner vie à l’autre
Sortir de soi pour aller vers l’autre gratuitement et pour laisser l’autre venir à soi, s’il
lui plaît, quand il lui plaît, simplement pour que chacun ait un vis-à-vis pour aimer et
pour être aimé. Dieu n’a fait que cela en nous créant ; la mission de Jésus s’est aussi
construite sur cet exode de soi à l’autre. Si la suprême vocation éthique est l’Amour,
on ne s’aime pas tout seul, on n’est pas aimé tout seul. Le travail, la vocation, la
mission sera toujours de se faire proche du plus pauvre surtout, -mais qui n’est pas
pauvre à un moment ou à un autre de son existence ?- de s’en faire le prochain. La
parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37) illustre de façon imposante la place de la
démarche vers l’autre, inconnu de soi, indifférent, mais que pourtant je sais être mon
égal, mon frère en humanité, et dans la foi la présence du Christ. Jésus ne cessera
de nous dire, émerveillé d’autant d’exils que nous aurons acceptés : « J’étais
malade, et vous m’avez visité » (Mt 25, 36). Remarquons aussi que par cette
démarche d’exode pour aimer, non seulement la relation créera entre soi et l’autre
un lien de bonté, de service et d’amour, mais plus largement, elle installera cet
amour bien au-delà de l’expérience de deux individus sur la terre des hommes. Une
-9-
Revue AH n°202 mars 2009
relation humaine, gratuite, généreuse, porte en elle une lumière qui la dépasse et qui
devient contagieuse pour les êtres et les sociétés. Finalement c’est par contagion de
relations qui nous séduisent par leur valeur et leur beauté que les cœurs changent,
que les comportements se modifient, que ce monde devient peu à peu la terre qui
appartient à Dieu et que la Bible appelle le royaume.
2 – S’exiler pour exister soi-même
Si la relation comme respect, service, solidarité paraît évidente puisqu’elle est le
message de tout l’Evangile et la démarche de ceux que Jean XXIII appelait les
« hommes de bonne volonté » (ceux qui sans la foi, avec leur unique conscience et
volonté ajustées à faire le bien se montraient généreux, oublieux d’eux-mêmes,
donnés à l’idéal humain), remarquons également que cette relation nous est aussi
personnellement indispensable, indépendamment de sa dimension caritative.
En effet sans cette conscience de l’autre, sans cette ouverture à autrui -notre
compagnon d’humanité-, nous ne saurions pas qui nous sommes, ni ce dont nous
avons besoin pour devenir ce que nous avons à être. En somme, il n’est pas
possible de se connaître soi-même et d’exister sans l’autre. Je deviens homme dans
et par ma relation avec l’autre considéré comme homme. Sans cette réciprocité,
aucune humanité ni la mienne, ni celle d’autrui, ne serait possible. Comme l’a
finement noté un psychologue : « Pour être homme, il faut être partenaire de l’autre
homme ». (5)
IV – LE ROLE DE LA CONSCIENCE: FAIRE DE TOUT UN « MOMENT DE SENS »
Cette démarche d’humanisation vous préoccupe beaucoup. Et vous avez raison.
C’est même la finalité que je donne dans la foi comme hors de la foi, à la recherche
éthique, à l’enseignement de la morale et comme croyant et prêtre, à ma mission
d’évangélisation. Il s'agit d'aider chacun à répondre à la question unique, singulière,
sans recette, mais non sans au moins une amorce de réponse : comment faire pour
bien faire devant ce problème qui, ici, maintenant, concrètement, à fleur de vie,
interroge ma conscience démunie d’évidence ?
En effet, particulièrement inscrits dans ce monde de la santé où le malheur ne cesse
de contredire la vie, et où la vie se bat pour gagner malgré tous les obstacles, vous
vous dites sûrement, avec l’impression d’être démunis : Que faire –sans pour autant
attendre l’improbable miracle- pour bien faire et ainsi faire du bien à celui, celle, que
j’ai en charge d’humanité au-delà du soin ? Que faire pour ne pas mal faire sans quoi
je ferais mal et ajouterais du malheur au malheur ?
Ma réponse –qui n’en est pas une mais qui du moins ouvre une brèche dans les
situations où l’homme s’abîme- est dans le mot prononcé plus haut : faire du sens.
Ce qui veut dire : que vais-je trouver, inventer, susciter pour que, même dans les
situations les plus atroces, quelque chose vienne briser un moment le cours du
malheur et éveiller, réveiller, ne serait-ce qu’une étincelle de vie et de présence
fraternelle qui disent jusqu'au dernier souffle, que le prochain a du prix à mes yeux,
voire un prix d’infini au regard de Dieu ?
Quand j’évoque le donner du sens pour désigner le projet de vie, vous voyez que je
suis loin d’un permis et d’un défendu bétonné dans les certitudes. J’aime d'ailleurs à
analyser ce mot qui a plusieurs acceptions. Et vous allez découvrir qu’à partir de
- 10 -
Revue AH n°202 mars 2009
chacune d’elle un quelque chose vous sera possible pour que l’humanité profonde
réagisse et en vous et dans l’autre dont la vie est marquée par le mal, l’injuste et
l’absurde, motivant –et c’est logique- toutes nos révoltes. Un philosophe a osé écrire,
et j’y souscrirais totalement si j’abandonnais ma foi : « Si j’étais Dieu, j’aurais honte
de ma création ». Mais justement Dieu en Jésus est venu pour que nous sortions de
l’absurde et de l’abominable, et de cette venue, il accorde le bénéfice à tout homme
dont il a partagé le destin humain.
J’en reviens à ce sur quoi nous devons méditer, travailler pour sauver le vivant
jusque dans la mort, compte tenu du fait que rien ne remplacera la présence et
l’amour qui seuls peuvent transfigurer. Or, aimer c’est être avec tout simplement.
Mais que signifie donc, préalablement, une vie sensée ?
A – Le sens : une cohérence féconde.
Aucune vie n’a été complètement insensée même si elle a erré. Il y a toujours eu des
élans, des moments signifiants de vérité, d’amour, de don. La mort elle-même a vie
si quelqu’un rend présent cet amour, le communique, le signifie par sa seule
présence. Or, n’est-on pas humanisé lorsqu’on reçoit l’amour, la seule valeur dont on
sait qu’on pourrait vivre toujours et mourir tout de suite ?
B – Le sens : une direction.
On parle de sens unique, de sens interdit, de sens giratoire dans l’existence
courante. Humaniser veut donc dire ici porter en soi un projet et se faire un chemin
pour l'atteindre. Dans le temps de la maladie, il est aussi possible de se trouver des
attentes pour demain, après-demain : visites, fêtes, dates significatives seront autant
de pierres blanches suscitant la joie d’avancer encore de quelques pas vers un petit
bonheur. (Mais existe-t-il de petits bonheurs ? Lorsque la joie est là, elle ne se
mesure pas). Et pour le croyant, faut-il toujours taire la proximité de la rencontre avec
le Dieu Vivant ? Le bonheur ne s’arrête pas au bonheur, il s’ouvre sur la Béatitude, la
vie qui s’accomplit…
C – Le sens: une sensualité.
Nos sens nous permettent de goûter, de sentir, de ressentir à travers le corps ce que
l’esprit capte et dont il fait notre joie d’exister. Ce que je veux souligner ici, c’est qu’il
n’y a pas de vie sans un minimum de saveur à vivre perçue dans l’intégralité de soi,
la corporéité y compris. Sans quoi c’est de survie dont il faut parler or survie n’est
pas vie, et Dieu est Vivant.
Sommes-nous suffisamment attentifs à cette dimension qui est pourtant le spécifique
humain : un corps perçu, sensible, médiation de la beauté de soi et de l’émotion du
monde ? Dans l’accompagnement des souffrants, il est nécessaire de surmonter ses
peurs de l’approche, du toucher, de la caresse. Le corps de chacun est à l’écoute
pour que s’exprime une communion.
D -Le sens: une brèche.
La vie enfin a sens, nous l’avons déjà souligné évoquant la relation, lorsqu’elle n’est
pas fermée sur soi. Nous sommes uniques, mais nous ne sommes pas seuls dans la
tour d’ivoire ou la citadelle fortifiée où nous risquons de nous enfermer. Cette posture
existe dans la vie courante, mais s’accentue avec le mal, l’épreuve, la souffrance. Or
une vie, pour avoir sens, doit avoir brisé le cercle de son moi pour se frayer un
passage vers l’extérieur. Là s'opère la communication de soi avec l’autre, les autres,
- 11 -
Revue AH n°202 mars 2009
la vie qui vit autrement, dehors, ailleurs, et dont chacun a besoin pour respirer,
grandir, exister davantage.
Il me semble qu’en reliant ces divers aspects nous pouvons bâtir une vie sensée et
la protéger, voire la prolonger chez ceux dont les jours sont comptés tant que durent
ces jours.
E – Le sens: une conscience
Un point majeur à réfléchir spécialement à notre époque doit être souligné dans cet
effort difficile, long, patient de l’humanisation lorsque la vie s’en va, et même dès
qu'elle bascule dans la maladie. C’est pourquoi je l’ai gardé pour la fin : celui de
l’humanisation de la médecine elle-même et de ses capacités scientifiques,
technologiques, menant désormais à la maîtrise de tout l’homme.
Evoquant la Genèse nous avons vu combien était grande la joie de Dieu de confier à
l’homme sa création pour la soumettre. Mais la volonté du Créateur est dans la
soumission de la nature au service de l’humanisation, et non la soumission de
l’homme au service de la médicalisation ou de la scientisation si vous permettez ce
barbarisme barbare en effet. Au lycée, en classe de 1ère appelée à l’époque classe
des humanités, j’ai le souvenir d’une remarque du professeur de lettres nous citant
Rabelais et entraînant un fou rire par ces mots : « Il ne s’est pas foulé celui-là ! ». Or
que disait Rabelais ? Vous en connaissez la formule : « Science sans conscience
n’est que ruine de l’âme ». Aujourd’hui, nous ne ririons plus. A nous de moraliser la
science, discernant que ce qui peut être fait, ne doit pas au nom du progrès,
forcément s'appliquer à l’homme.
Je vous laisse sur ce labeur de conscience avec le bonheur de vous donner pour la
route ces lignes de Véronique Margron : « Pratiquer la biomédecine comme une
pédagogie d’humanité voilà une quête que soutient la vie chrétienne… Ce qui la
motive, c’est de confesser un Dieu Créateur : affirmation alors de la dignité
inaliénable de tout être humain, quelle que soit sa condition. Engagement aussi dans
une juste relation entre la maîtrise du monde… et la « démaîtrise ». L’homme n’est
pas tout puissant sur l’histoire. Accompagner l’humain jusqu’en sa fin, ne jamais le
délaisser, exercer la sollicitude, tel est le sens de l’affirmation d’un Dieu fait chair…
Là se tient la Transcendance. Servir l’humain et non le conquérir ». (6)
Père Patrice Pauliat
Théologien moraliste à
l’Université Catholique de l'Ouest
(1) La conscience en général est d’abord conscience de soi : du « Je », du « moi » d’où
son pouvoir de miroir de réflexion : je me sais.
(2) Paul Valadier in « Des repères pour agir » Desclée de Brouwer/Bellarmin 1977, p. 41
(3) Id. p. 41
(4) Cf. Xavier Thévenot « Morale fondamentale », éd. Dom Bosco Desclée de Brouwer,
2007, p. 17-21
(5) Camille Stemper « Le chemin vers l’autre », éd. Salvator, p. 16 et suiv.
- 12 -
Revue AH n°202 mars 2009
(6) Véronique Margron, Vivre par tous les temps, éditions CLD Tours 2008, p. 178
Pour aller plus loin à partir de cet article…
La conscience n’existe qu’en germination…
-
-
-
-
-
-
Sa vocation est de grandir, de se développer, de se construire pour être à la hauteur
de sa mission d’humanisation de l’humain en nous : qu’entend-on par l’humanisation
de l’humain en nous ?
Le premier devoir de l’homme qui se veut humain (…) est de naître à la conscience,
c'est-à-dire de l’acquérir, de la fortifier en lui : qu’entend-on par acquérir et fortifier
sa conscience ?
Est-ce que dans ma vie, je laisse advenir ma conscience ? qu’est-ce qui guide et
oriente mon existence ? qu’est-ce que le travail intérieur pour faire advenir cette
conscience ?
La conscience chrétienne est d’abord une conscience humaine que l’homme ou la
femme en nous doit développer, c'est-à-dire humaniser, en priorité : à quoi cela nous
invite-t-il ?
Une tentation menace sans cesse le chrétien d’avoir recours aux données de la foi…
L’humanitude fonde l’humain de tous les humains… : ne somme-nous pas tentés
d’avoir trop vite des paroles de foi dans nos accompagnements ?
Dieu ne divinisera que ce que nous aurons nous-mêmes humanisé au mieux, en
conscience : Comment la spécificité chrétienne éclaire-t-elle notre jugement humain ?
Dans les moyens énumérés pour éclairer la conscience chrétienne (prier, préparer son
cœur à aimer, vivre en Eglise, engager une réflexion) : quelle nécessaire progression
vous apparaît ?
L’humanitude (…) s’affirme alors comme le lieu de la dignité de chacun…
-
-
-
Qu’entend-ton par dignité ?
L’éthique chrétienne est une éthique de nomade qui marche sans cesse en traversant
au mieux, en aménageant au mieux, l’univers des hommes ; mais ce nomade de
n’installe pas ; il entend un appel de plus loin… : comment ces mots interrogent-ils
notre conscience et notre pratique ?
On ne peut pas parler quel que soit l’état physique, psychologique, intellectuel de
l’humain, de perte de dignité (…) la mort elle-même reste un mystère (…) restons
humbles…
On pourra réfléchir sur les différentes approches de la relation.
Que signifie : « une vie sensée » ? Le texte évoque des approches diverses du sens
(cohérence féconde, sensualité, brèche, conscience) : qu’est-ce que cela nous
suggère ?
- 13 -

Documents pareils