La construction médiatique des figures sportives Le cas

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La construction médiatique des figures sportives Le cas
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La construction médiatique des gures sportives
Le cas des joueurs de rugby Français
Robert Boure
Communication & langages / Volume 2009 / Issue 160 / June 2009, pp 3 - 17
DOI: 10.4074/S0336150009002014, Published online: 22 July 2009
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Robert Boure (2009). La construction médiatique des gures sportives Le cas des
joueurs de rugby Français. Communication & langages, 2009, pp 3-17 doi:10.4074/
S0336150009002014
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La construction
médiatique des figures
sportives
MÉDIAS
Le cas des joueurs de rugby Français
ROBERT BOURE
Dans le sport comme dans tous les domaines, les médias
produisent des récits, et plus précisément des mises
en intrigues d’actions réelles impliquant l’intervention
d’acteurs réels représentés sous la forme de personnages1 ,
quelquefois construits comme des figures. Qu’ils soient
ouverts ou clôturés, ponctuels ou itératifs, ces récits sont
fondamentalement organisés autour de mises en intrigue
dominées par une fin ultime, la victoire, et à travers les
péripéties plus ou moins dramatisées auxquelles cette quête
à l’issue incertaine donne lieu.
Pour construire les figures de sportifs2 , les récits
médiatiques empruntent à la fiction, à la référentialité
documentaire et à l’analyse objectivante des faits, de sorte
qu’ils se situent plus du côté du vraisemblable que du vrai.
Les acteurs sociaux figurés sont caractérisés à la
fois par des marqueurs saillants, récurrents et idéaltypiques objectivables et par des actes observables. Cet
acte énonciatif fait des individus réels ainsi distingués
des personnages, ou plutôt des quasi-personnages sur
lesquels pourront s’effectuer projections et identifications des récepteurs. Quasi-personnages car les dimensions sociales, culturelles, psychologiques préexistent à
la mise en récit et sont prises en compte par elle.
Qu’est-ce qu’une figure en général et une
figure sportive en particulier ? Quelles
figures de joueurs de rugby les récits
médiatiques construisent-ils en relation
avec le milieu sportif concerné ? Quels
usages rhétoriques et sociaux des figures
par les médias et le milieu ? La professionnalisation du rugby (commencée en
1995), combinée à d’autres phénomènes
(mutations de la société, modification
de la place occupée par le sport dans
la société et les médias. . .) a-t-elle
des incidences sur la construction et
l’usage des figures ? Cet article tente de
répondre à ces questions à partir d’une
démarche fondée sur la mise en tension
de plusieurs approches : anthropologie
culturelle du sport, sociologie des médias et narratologie.
Médias sportifs, récits médiatiques, construction médiatique, rugby, héros, stars,
personnages typiques, lignages
1. Lits, M., 1996, « Récits, médias et société », Louvain-la-Neuve : Academia
Bruylant ; Recherches en Communication, 1997, « Le récit médiatique », n◦ 7.
2. Elles sont construites par des portraits et par les fragments de portraits
qui émaillent les commentaires médiatiques. Dans la presse écrite, ces
fragments sont indifféremment insérés dans les dossiers, les articles, les
chroniques ou les interviews. Les images tiennent aussi une grande place :
photographies de joueurs, en général en action de jeu, dessins et caricatures.
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MÉDIAS
Contrairement au romancier, le commentateur n’est pas le deus ex machina des
personnages, même si les récepteurs n’ont pour la plupart accès à eux qu’à travers
le traitement biographique des médias. Il n’est pas davantage le maître de leur
réception car s’il propose des sens dominants, il n’est pas en mesure de les imposer.
Les personnages sont inscrits dans un univers construit avec des éléments
puisés dans le social le plus proche des récepteurs et à l’aide de descripteurs
« inusables » : milieu (discipline sportive, club), lieu matériel et symbolique central
(stade), décors (spectateurs, banderoles), situation dramatique (match), objets
humanisés (ballon, poteaux, vent, pluie), péripéties (actions de jeu, incidents. . .).
En même temps, ils sont insérés dans une double temporalité : celle du récit, qui
peut comporter plusieurs couches (le héros d’un match a une vie en amont), y
compris dans le « direct » quand le temps de ce qui est raconté coïncide avec
celui du narrateur (l’action de jeu peut rappeler celle d’un autre match) et celle
de l’énonciation publique et de la réception.
C’est bien un « effet-figure », par référence à « l’effet-personnage »3 , qui est
recherché. Car c’est la figure qui porte, voire qui incarne : 1. la doxa, les récepteurs
étant situés dans un rapport d’adhésion immédiate au monde social concerné4 ; 2.
les présupposés communs (opinions, valeurs), de sorte que les récepteurs peuvent
se reconnaître car les opinions sont banales et les valeurs évoquées sont des
références partagées dans le sport ou dans une discipline ; 3. les symboles de la
discipline sportive (terroirs, trophées, gestes fondateurs. . .) : les figures sont à la
fois des lieux de mémoire célébrés par la communauté incarnant son imaginaire
social et des signes qui s’imposent à la communauté mais que ses membres peuvent
consommer de façon différenciée, nonchalante ou ostentatoire, par exemple.
Enfin, les discours médiatiques sportifs font appel à certains procédés
discursifs : stéréotypes5 , archétypes6 et figures de style7 . Par ailleurs, en raison de
la diversification recherchée du public, ils doivent être accessibles au plus grand
nombre, ce qui renforce la place des registres lexicaux courants et des stéréotypes,
sans pour autant désespérer les initiés, ce qui implique le recours à des langages
spécialisés, à des implicites renvoyant à des référents partagés et, surtout depuis
quelques années, à des artefacts cognitifs (statistiques, simulations) légitimant le
discours en termes d’expertise technique.
3. Jouve, V., 1992, L’effet-personnage dans le roman, Paris : PUF, coll. « Écritures ».
4. Ce récit est doxique au niveau de sa structuration – eux/nous –, des représentations et de l’implicite
qu’il mobilise et parce qu’il évite toute remise en question radicale.
5. Au sens de lieu commun. Une des fonctions du stéréotype est de marquer la différence entre la figure
et les autres, au profit ou au détriment de la première (cf. Amossy, R. 1991, Les idées reçues. Sémiologie
du stéréotype, Nathan, Paris). Par exemple, quand ils sont comparés à leurs homologues anglais, au jeu
simpliste et prévisible, les trois-quarts français sont souvent présentés comme des artistes.
6. Au sens de modèle primitif servant de référence à des reproductions plus ou moins approximatives
(variations autour de la virilité ou du courage, par exemple).
7. On fait référence aux allégories, analogies, métaphores et hyperboles qui parsèment le commentaire
sportif (Boure, R., Cassagne, J.-M., 2007, « Les mots des matches ou les territoires discursifs du
rugby », in Cahuzac, H., Lochard, G., dirs., L’ovale dans la lucarne. Le rugby à la radio et à la télévision,
Bruxelles/Paris : De Boeck/INA, coll. « Médias Recherches », 177-191). Elles remplissent des fonctions
particulières : dramatisation, métamorphose du réel, interprétation symbolique. . . (cf. Adam, J.-M.,
1994, Le texte narratif, Paris : Nathan, coll. « Nathan Université »).
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Qu’ils les construisent directement ou qu’ils contribuent à les construire et à
les faire circuler en interaction avec les diverses composantes du champ sportif
– hypothèse plus sérieuse –, les médias ont besoin des figures sportives pour faire de
l’audience et surtout pour donner du corps, à tous les sens de l’expression, au récit
et rechercher l’empathie des récepteurs : les figures contribuent à « faire adhérer
physiquement »8 les récepteurs à l’univers de sens construit par le récit. Elles sont
les garantes d’une triple légitimité : du spectacle sportif d’abord, de sa mise en
récit ensuite et enfin du fait d’y prendre part en tant que récepteur, comme si la
manière de dire induisait la manière d’être. Au-delà, elles légitiment l’insertion de
chaque récit sportif particulier dans la veine des grands récits mythiques puisqu’il
puise largement dans le vivier de leurs stéréotypes, archétypes et figures de style.
De la même façon, les figures sont nécessaires au sport car elles constituent des
points d’ancrage repérables et des références facilement partageables qui renvoient
à d’autres références partagées plus fondamentales (règles du jeu, valeurs, savoirs
et savoir-faire).
En même temps, la construction médiatique des récits et des figures n’est pas
seulement une affaire de codes et d’habiletés narratifs. Elle ne peut ignorer les
contraintes ni de l’écriture journalistique (prise en compte des faits, conventions
d’écriture, existence d’un « prêt à parler médiatique ». . .), ni de la profession, ni
du média (la télévision n’est pas la presse écrite ou la radio), ni de l’économie,
ni des champs dont elle rend compte, ni enfin de « l’esprit du temps », pour
reprendre la formule d’Edgar Morin. Sur ce dernier point, il ne fait guère de
doute que des phénomènes contemporains tels que le culte de la performance9 , le
retour de l’individu, la dilution du collectif, la personnalisation de la vie sociale,
la surmédiatisation des personnalités et l’effacement des abstractions comme
symboles du vouloir vivre ensemble au profit des icônes contribuent à modifier
les modes de construction des figures sportives.
C’est dire que la construction des figures du rugby, objet de cet article,
est à mettre en rapport autant avec les particularités de la narrativité sportive
journalistique qu’avec les conditions sociales et symboliques10 d’existence de ce
sport et des médias, ainsi que la structure des rapports que le milieu rugbystique
entretient avec les médias en général et en particulier avec les médias spécialisés.
On fera l’hypothèse que le passage à la professionnalisation en 1995, avec ses
conséquences (poids des dimensions économiques et gestionnaires, accentuation
de la médiatisation. . .), sur la toile de fond d’une société elle-même en mutation
dans ses fondamentaux économiques, sociaux et idéologiques, provoque sinon une
rupture, du moins une situation de crise au sein de laquelle des discontinuités
fortes s’installent durablement dans un microcosme qui avait jusqu’ici vécu plutôt
8. Maingueneau, D., 1999, « Ethos, scénographie, incorporation », in R. Amossy, dir., Les images de soi
dans le discours, Delachaux/Niestlé, Lausanne.
9. Ehrenberg, A., 1991, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris.
10. On retiendra par exemple, en transposant une proposition de Certeau, que le monde du rugby est
sinon une communauté récitée, du moins une communauté largement « définie par les récits, par leur
citation et par leur interminable récitation » (Certeau, M. de, 1990, L’invention du quotidien, 1, « Arts
de faire », Gallimard, coll « Folio », Paris, p. 271). Faute de place pour l’expliciter, cette proposition fait
office de postulat.
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MÉDIAS
sous le signe de la continuité. Dès lors du jeu, au sens mécanique du terme, s’installe
dans le processus de construction des figures de joueurs, mais aussi dans l’usage de
ces figures par les discours médiatiques et dans leur usage social par les joueurs et
le milieu11 . Notre méthode se fonde sur la mise en tension de plusieurs approches :
anthropologie culturelle du sport12 , sociologie des médias et narratologie.
LES FIGURES TRADITIONNELLES
Elles sont essentiellement construites autour de qualités physiques et morales
remarquables, toujours reliées à des valeurs partagées. Ces qualités s’expriment à
travers des actes mis en exergue par le milieu stricto sensu et les médias13 . Bien
souvent, en tout cas pour les figures les plus importantes, c’est le parcours qui est
in fine valorisé. Si les parcours construits par les récits médiatiques à partir des
parcours « empiriques » des joueurs ne sont pas identiques, tous renvoient plus ou
moins aux notions de mouvement (voire de course jamais achevée), de direction,
de perception sensible, de choix libres et de contraintes fortes, d’obstacles, de
risques, y compris celui de se perdre quand on atteint les limites. Ils accordent
aussi une place importante aux rencontres avec les autres et avec le milieu : clubs et
formateurs successifs, joueurs pris comme modèles. . .
Les figures individuelles
Parmi les figures rugbystiques plus ou moins archétypales, on évoquera le héros, la
grande figure et le personnage typique14 .
Le héros possède nombre de qualités emblématiques du rugby dont la
réunion sur une seule personne est exceptionnelle et qui renvoient aux valeurs
cardinales revendiquées de ce sport. Le joueur ainsi qualifié est non seulement
surdimensionné, mais encore « irradiant » sur le terrain, voire dans la vie,
ne serait-ce que sur un territoire limité (une région, une ville). Ses qualités
sont observables à travers des hauts faits ou des exploits réguliers tout au long
de la carrière, dans une compétition particulière, voire au cours d’une seule
11. Cette recherche s’inscrit dans le cadre de travaux conduits au sein du LERASS. Elle s’appuie
sur des exemples tirés de divers corpus couvrant la période 1960-2007 et analysés dans ces travaux
(principalement commentaires télévisuels de matches et articles du Midi Olympique, hebdomadaire
spécialisé) et sur des ouvrages publiés par des journalistes-écrivains jouissant d’une grande notoriété et
très intégrés au milieu : Lalanne, Denis, La mêlée fantastique, 1958, Paris : La Table Ronde ; Le temps
des Boni, 2000, Paris : La Table Ronde ; La mêlée des Géants, 2007, Éditions Midi Olympique, Toulouse ;
Pastre, Georges, Les Ovaliques, 2007, La Table Ronde, Paris ; et Escot, Richard, Les stars du rugby – avec
Jacques Rivière –, 1991, Bordas, Paris ; Stars et légendes, 1994, Solar, Paris ; Les stars de la Coupe du
Monde 2007, ÉditionsN◦ 1, Paris.
12. On fait notamment référence aux travaux de Sébastien Darbon et par exemple, Darbon, S., 1999,
dir., « Rugby d’ici. Une manière d’être au monde », Autrement, 183.
13. Stricto sensu car, position désormais revendiquée dans nombre d’études de communication,
on soutiendra que les médias, et en particulier les médias spécialisés, bien que situés hors des
organigrammes officiels des disciplines sportives, ne sont pas extérieurs au champ dans lequel ils
interviennent.
14. Cette typologie n’est pas rigide car les catégories ont des frontières poreuses. Elle s’apparente en fait
à une galerie de portraits dans laquelle on aurait classé les types de façon décroissante en fonction du
critère de la « dimension personnelle » appréciée à l’aune de divers descripteurs.
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rencontre. . . à condition qu’elle soit « marquante »15 . Ses « gestes » méritent
d’être chantés, de préférence sur le mode épique avec force superlatifs, analogies,
métaphores, hyperboles et d’être transmis à la postérité pour s’intégrer au
patrimoine immatériel du rugby : le joueur magnifié laisse une empreinte forte
et durable, là où les autres ne laissent au mieux qu’une trace éphémère. Mais il
n’est pas uniquement le produit de son talent : il naît aussi des circonstances et de
la façon dont ses faits et gestes situés dans l’espace et le temps ont été relatés, puis
relayés par le milieu et les médias et enfin reçus par les publics16 . Un autre joueur
ayant accompli un exploit de même nature, mais dans d’autres circonstances, peut
n’être pas héroïsé.
Outre un comportement exemplaire17 , le héros est doté d’une forte personnalité qui s’exprime en diverses occasions et plus spécialement dans l’adversité, sur le
terrain (vis-à-vis des partenaires, des adversaires, de l’arbitre) ou dans les coulisses :
certains ont eu maille à partir avec les sélectionneurs et leurs prises de position,
rapportées ad nauseam, ont souvent divisé durablement la communauté : ainsi, les
débats pour ou contre les frères Boniface (années 1950-1960) ou Jo Maso (années
1960-1970) passionnent encore les vieux aficionados et font toujours « vendre du
papier ». Par ailleurs, le héros peut connaître des doutes, être confronté à des
contradictions, voire des trahisons, y compris celles de son corps. Mais il se relève
toujours et sort grandi de l’épreuve, même quand il connaît la défaite car « il est des
défaites plus glorieuses que des victoires ». Sauf s’il est déchu ; mais alors la cause
de la déchéance est présumée extérieure au rugby.
Enfin, le héros se voit souvent attribuer18 un surnom valorisant, parfois
affectueux, toujours en relation directe avec ses qualités et/ou exploits, voire avec
son physique et/ou mental, surnom qui survit à sa carrière sportive dans les récits
épiques des journalistes-chantres et dans la mémoire collective : Robert Soro : « le
Lion de Swansea » (presse britannique au lendemain de la première victoire du XV
de France au Pays de Galles, 1948), Jean Prat : « Monsieur Rugby » (journaliste
anglais après la première victoire du XV de France en Angleterre, 1955), Amédée
Domenech : « le Duc », Michel Crauste « le Mongol » en raison de sa moustache
et de sa vigueur19 , Jacques Fouroux : « le Napoléon du rugby » ou « le Petit
Caporal », Jean-Pierre Rives : « Casque d’Or » (Roger Couderc, Antenne 2), Didier
Codorniou : « le Petit Prince », Philippe Sella : « l’Incomparable ».
15. Par exemple, la première tournée victorieuse du Quinze de France en Afrique du Sud narrée sur le
mode de l’épopée par Denis Lalanne dans La mêlée fantastique, 1958, op. cit.
16. On fera une place à part à William Webb Ellis dont le geste primitif (la prise du ballon avec les
mains suivie d’une course en avant) sur un terrain du collège anglais de la ville de Rugby (1823) aurait
fondé un nouveau sport. Manifestement, on est ici davantage du côté du mythe des origines que de
l’archéologie des commencements chère aux historiens.
17. Il peut arriver que sa pratique soit décalée par rapport aux valeurs qu’il incarne (ruse, violence. . .).
Mais cela le dessert peu car cette dimension « trop humaine » le rapproche du héros ordinaire, celui qui
nous ressemble.
18. L’origine des surnoms est souvent incertaine : sauf cas particulier (que nous signalerons) il est
difficile de savoir si c’est le milieu qui reprend les médias ou les médias qui suivent le milieu.
19. Il a tellement intégré ce surnom qu’il a appelé sa villa Oulan Bator (capitale de la Mongolie).
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Contrairement à d’autres sports, individuels surtout, le héros traditionnel
est rarement un champion, un as, un génie (mais Walter Spanghero, appelé
« Oualtère » en terre occitane, a été qualifié de « Géant génial » par la presse
néo-zélandaise). Il n’est pas davantage une star. Le rugby, sport collectif de combat,
met en exergue le groupe et les valeurs qui y renvoient explicitement (solidarité,
générosité, don de soi, fraternité). De sorte que le héros ou la star, c’est d’abord
l’équipe ou une fraction de l’équipe (le « huit de devant », appelé affectueusement
« les Gros », la tête de mêlée, dite « la Tronche »)20 , tandis que le génie collectif est
plus valorisé que le génie individuel21 . Et quand un joueur devient un héros, c’est
aussi parce qu’il symbolise plusieurs collectifs (son équipe, l’Ovalie. . .) et parce que
ses qualités sont vécues comme les leurs.
Si les héros sont rares à l’échelle nationale, les grandes figures sont plus
nombreuses. Contrairement aux seconds rôles qui ne sont presque jamais figurés,
elles ne servent pas de faire-valoir aux héros, mais sont toujours les faire-valoir
d’une équipe (et derrière elle du territoire dont elle porte les couleurs) ainsi que
du rugby. Certains joueurs sont ainsi qualifiés parce qu’ils brillent au cours de leur
carrière par une qualité forte les distinguant durablement de la masse des joueurs,
qualité dont la postérité lointaine ne se souviendra pas toujours, mais qu’un
commentateur pourra à l’occasion rappeler. Et c’est à partir de la mise en exergue
de cette qualité que s’égrène la litanie des archétypes qui font le bonheur des
commentateurs : le passeur, le perce-muraille, le maestro – qui dirige l’attaque –,
le virtuose, la poutre, le rempart, le découpeur (ou le sécateur), le gagneur, le
capitaine courageux, le guerrier. . .
Comme les héros, les grandes figures sont capables de hauts faits et peuvent se
voir accoler des surnoms en rapport avec leur qualité principale, souvent associée
au physique ou au mental : Yves Bergougnan : « le Requin », Pierre Albaladejo :
« Monsieur Drop », Alfred Roques : « the Rock » (presse sud-africaine, 1958), mais
aussi « le Pépé du Quercy » en raison de son âge, sa calvitie et son identification à
un terroir, Patrick Estève : « le TGV », Jean Gachassin : « Peter Pan » (car petit et
vif) ou tout simplement « Jeannot »22 , Daniel Dubroca : « Monsieur Propre » (il
bonifiait les ballons), Jean-Pierre Garuet : « le Professeur » (spécialiste redouté de
la mêlée).
Pour sa part, le personnage typique est assez répandu car proche de « l’homme
ordinaire ». Outre un bagage rugbystique « honnête », il présente une ou plusieurs
caractéristique(s) insuffisante(s) pour en faire un héros ou une grande figure, mais
à même de le faire sortir de l’anonymat : 1. le physique, parce qu’il est hors du
commun (Olivier Merle « l’homme et demi », expression attribuée au journaliste
20. L’historien Rémi Pech évoque l’héroïsation de « La Vierge Rouge » (équipe du Stade Toulousain
invaincue en 1912 et en 1947), du « Grand Lourdes » des années 1950, du « Grand Béziers » des
années 1960 et 1970 et du XV de France commandé par Lucien Mias lors de la tournée en Afrique
du Sud en 1958 (Pech, R., 2007, « Les héros du rugby français et leurs surnoms », colloque Sport et
communication, Université Toulouse 1, 11-12 octobre, actes à paraître).
21. « Dieu m’a donné le talent et les avants m’ont donné le ballon », Jannie de Beer, Afrique du Sud
(cité par Salviac, P., 2003, À propos de. . . rugby, Atlantica, Anglet, p. 196)
22. Gérard Dufau était « Zézé », Jean Dupuy « Pipiou », Robert Paparamborde « Patou », autant de
surnoms affectueux souvent donnés par l’entourage.
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de télévision Pierre Salviac) ou résumé par un attribut saillant : un cou de taureau,
une chevelure improbable sur un terrain de rugby (Robert Duthen était le « petit
poète »), la forme du nez (Arnaud Marquesuzaa était, entre autres, « le Corbeau ») ;
2. un trait moral fort et valorisé, combiné à certaines qualités physiques : une des
figures les plus répandues et qui doit sa construction à l’anonymat assumé des
intéressés est « l’avant de devoir », autrement dit celui qui se distingue sur le long
terme par sa constance méritoire à se « fondre dans le collectif » ou à accomplir
avec abnégation des tâches obscures (le troisième ligne qui « met ses mains là où
les autres ne mettraient jamais leurs pieds », le pilier qui « touche peu de ballons »
mais qui pousse « comme un bœuf ») ; 3. un rapport étroit avec un territoire
qui l’adopte comme « figure locale » capable de symboliser une composante de
l’identité territoriale (la ruralité, le sens de la fête. . .).
Les lignages ou le poids de la transmission
Figure rare dans la plupart des sports individuels et collectifs, la lignée est
omniprésente dans le « rugby d’antan ». On la rencontre en fait fréquemment
dans les groupes sociaux au sein desquels la dimension communautaire est forte
et régulièrement revendiquée, de sorte que chaque membre est à un moment ou
à un autre confronté à la tradition, l’héritage et la transmission. Cette figure est
davantage collective qu’individuelle car elle englobe plusieurs individus dans un
même ensemble, parfois sur trois générations, et parce que c’est d’abord elle que
l’on retient. Mais dans la mesure où le rugby d’avant la professionnalisation est
une communauté constituée autour du loisir et de l’inutile (la philia des Grecs)
et compatible avec d’autres appartenances, les individus ne sont pas fondus dans
une totalité au sein de laquelle leur place est assignée : un joueur relevant d’une
lignée figurée peut être reconnu pour ses qualités ou ses actes et devenir une figure
individuelle : ainsi, Walter et Claude Spanghero émergent nettement d’un lignage
familial pour le moins fourni23 .
En tout état de cause, la lignée renvoie à l’idée qu’une part de l’identité sportive
ainsi que les manières de faire ou le style d’un joueur se définissent de façon
généalogique à travers soit :
– une filiation biologique, car le rugby est une affaire de famille : on y joue
souvent de père en fils, d’oncle en neveu, de grand-père en petit-fils, de sorte
que les fratries et plus généralement les dynasties sont nombreuses, qu’elles
soient célèbres (Spanghero, Boniface, Herrero, Camberabero, Rancoule),
moins connues ou presque oubliées (Hatchondo, Moro, De Gregorio,
Biènes), voire complètement anonymes (cf. le rugby des villages) ;
– une filiation symbolique : c’est le cas lorsque, pour un poste déterminé, les joueurs s’inscrivent ou sont placés par d’autres (encadrement,
journalistes. . .) dans une manière de jouer et un état d’esprit attribués à
un « ancien » prestigieux. Parce qu’il est régulièrement évoqué, on citera le
lignage qui unit chez les trois-quarts centres une longue chaîne de joueurs
23. Au début des années 2000, la famille Spanghero a organisé à Bram (Aude), berceau familial, un
match de rugby rassemblant trente de ses membres, âgés de 17 à 56 ans, tous (anciens) joueurs.
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MÉDIAS
« racés » et amoureux du « beau jeu » (créativité et prise de risque, esthétique
du geste. . .) depuis le « maître » Jean Dauger (années 1930-1940) jusqu’au
dernier « élève » connu, Thomas Castaignède (années 1990-2000), en
passant successivement par les frères Boniface, Jo Maso, Jean Trillo, François
Sangali, Didier Codorniou et Dominique Charvet. Quelle que soit l’équation
personnelle de l’élève, son prestige et son autorité reposent en partie sur ceux
du maître. Il arrive aussi que le lignage soit moins net et moins ouvertement
revendiqué : ainsi telle paire de demis est distinguée parce qu’elle « rappelle »
les frères Camberabero, grandes figures des années 1960.
Les usages des figures
Pour les médias, la figure est un moyen rhétorique « classique » pour accéder et
faire accéder à différents collectifs : l’équipe, le club, la communauté rugbystique
voire, quand il s’agit du XV de France, la communauté nationale. Pour le milieu,
les figures servent davantage la mémoire que l’histoire, tandis que leur évocation
publique ou privée est souvent l’occasion soit d’une célébration aux accents
communautaires, soit de la reproduction d’images d’Épinal. Images du rugby
d’abord, longtemps qualifié de « sport roi » par ses pratiquants en raison de sa non
universalité, de ses aspects ludiques, des valeurs morales dont il se réclame et plus
généralement de sa dimension culturelle fortement revendiquée (Darbon, 1999, op.
cit.) ; images du rugby français ensuite, construites autour de stéréotypes évoquant
pêle-mêle le Sud-Ouest et son mode vie, la lutte contre les Britanniques et pour
la défense et l’illustration de particularismes rugbystiques (le french flair, le sens
de la fête. . .) renvoyant à d’autres particularismes nationaux réputés valorisants.
En même temps, pour les médias, le milieu et les intéressés eux-mêmes, la charge
symbolique des figures, y compris les plus prestigieuses, est relativement limitée. Il
semble que chacun tienne plus ou moins inconsciemment à distance « l’illusion
biographique » dénoncée par Bourdieu24 dès lors que la figure ambitionne de
représenter par son exemplarité une totalité sociale qui la dépasse. Il faut dire
que l’époque se prête moins que la nôtre à l’omniprésence, dans la production
médiatique, de la figuration individuelle dans tous les domaines de la vie sociale25 .
Quant aux bénéfices que les joueurs peuvent tirer de leur figuration, ils sont
plus symboliques que matériels, même si cette dernière dimension ne doit pas
être écartée. Tout semble en fait se passer – mais c’est une hypothèse – comme
s’ils avaient largement incorporé les structures et les habitus d’un sport et d’une
communauté dominés par un nomos (loi fondamentale) renvoyant à la philia et
pas encore par l’argent.
LES FIGURES CONTEMPORAINES
La typologie ne bouge guère dans sa structure générale, ce qui ne signifie pas que les
figures restent stables. En effet, le mode de construction médiatique des figures est
24. Bourdieu, P., 1994, « L’illusion biographique », in Bourdieu, P., Raisons pratiques. Sur la théorie de
l’action, Le Seuil, coll. « Points », Paris, pp. 81-89.
25. Sur ce point, cf. Communication & langages, 2007, Usages du portrait médiatique, juin, 152.
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La construction médiatique des figures de joueurs de rugby Français
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en mutation, tout comme les usages que les joueurs, le milieu et les médias font de
ces figures et de leur construction. En mutation, car le mode traditionnel n’a pas
complètement disparu. Sa place s’est simplement relativisée. D’où une situation
propice à un débat sans fin entre spécialistes sur le mode « que penser de cette
évolution ? ». Les émissions de plateau du type « Les spécialistes » (Canal + Sport)
et Midi Olympique, journal de référence, sont des lieux privilégiés de ce débat. Ce
bihebdomadaire y consacre régulièrement des éditoriaux, des articles de fond, des
chroniques, confiées à des « personnalités », et des courriers de lecteurs, avec des
thématiques récurrentes qui donnent lieu à d’interminables controverses : le rugby
est-il condamné à suivre la voie (détestable) du football ? Faut-il distinguer un
joueur dont les performances sont controversées par le milieu ? Le rugby a-t-il
besoin de stars ?
Des héros aux stars
Il y a désormais davantage de héros – souvent baptisés « stars » – et de grandes
figures au moins pour trois raisons qui interagissent :
– la très forte médiatisation, pour ne pas dire télévisualisation26 , de la
discipline qui augmente mécaniquement les occasions de « nominer » ;
– les conséquences de la professionnalisation27 . On fait ici essentiellement
référence à : l’effacement de la troisième mi-temps ; l’augmentation et le
perfectionnement des entraînements, la minutie de la préparation physique
qui modifient les corps et les représentations de ces corps dans les publics,
désormais plus compatibles avec celles des Dieux du Stade (dont joue, par
exemple, le calendrier du Stade Français où des joueurs posent nus) ; l’arrivée
de joueurs étrangers qui sont déjà des héros dans leurs pays ; la nécessité
pour les clubs et les médias d’attirer des sponsors et des annonceurs (on les
appâte plus facilement avec des héros) ; les stratégies communicationnelles
des joueurs et de leurs agents pour augmenter leur valeur marchande
sur le terrain et en dehors de lui et préparer leur reconversion dans les
relations publiques ou les médias (Fabien Galthié, Philippe Bernat-Salles,
Yann Delaigue – également mari d’une célèbre animatrice de jeux télévisés –
sont consultants à Canal + ou à France Télévision).
– « l’air du temps médiatique » : multiplication des classements et des
nominations dans plusieurs domaines de la vie sociale, tendance à construire
26. Désormais, les matches du XV de France ainsi que trois rencontres de chaque journée du Top 14
et une de Pro D2 (compétitions majeures) sont retransmis en direct, quelquefois en prime time. À cela,
s’ajoutent les émissions de plateau ou qui associent plateau et images des matches et les plages de plus en
plus larges réservées au rugby dans les journaux télévisés. Sans parler de la retransmission régulière en
direct ou en léger différé de rencontres se déroulant dans l’hémisphère Sud. Cette situation, qui tranche
avec la sous-médiatisation des années 1960-1980, s’inscrit dans la logique du développement du rugby,
mais aussi de celle de l’augmentation de la place du sport dans les grilles de programme des chaînes
généralistes (Lochard G., 2005, L’information télévisée, Paris : Vuibert/INA/CLEMI, coll. « Comprendre
les médias »).
27. Sur les conséquences de l’évolution du sport de haut niveau, cf. Nicolleau, F., dir., 2005, Où va le
sport d’élite ? Les risques du star system, Dalloz, Paris.
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MÉDIAS
des héros et des grandes figures sur le modèle de la Star Academy (production
standardisée, devenir incertain, aura vacillante). Mais alors qu’ils sont de plus
en plus nombreux28 , on ne les désigne plus guère sous le terme de « héros ».
On préfère celui de « stars »29 , qui évoque davantage le spectacle, quitte à
perdre en proximité.
Le déclin des lignées
Dans le rugby professionnel, voire aux niveaux supérieurs du rugby amateur, la
lignée est en voie d’effacement :
– effacement des fratries (« les Liévremont » sont une des dernières) et
des dynasties familiales, sapées par l’arrivée massive de joueurs étrangers
et par les exigences d’un métier qui font hésiter nombre de fils, de
frères et de neveux. En revanche, on parle beaucoup de celles qui
subsistent : ainsi, lors des retransmissions télévisées de matches où une
dynastie est représentée (« les Elissalde », « les Skréla ». . .), il est rituel
de l’évoquer par le commentaire et l’image, le plan récurrent étant la
monstration du père dans les tribunes. Tout se passe comme si la rhétorique
médiatique cherchait à conjurer une évolution inévitable, mais mal
assumée ;
– effacement du lignage symbolique, pour deux raisons : d’une part,
l’harmonisation croissante à l’échelle mondiale des conceptions du jeu, des
styles de jeu et du physique des équipes et des joueurs30 ; d’autre part,
l’ignorance de plus en plus patente des joueurs vis-à-vis de l’histoire et de la
mémoire du rugby français, soit parce qu’ils viennent de l’étranger ou d’un
territoire français qui n’est pas une « terre de rugby » (banlieue parisienne,
par exemple), soit parce que la dimension culturelle du rugby est pour eux
secondaire par rapport à sa dimension professionnelle.
Un mode de construction des figures en mutation
Le mode de construction des figures se transforme. Si les qualités rugbystiques, les
faits et gestes « situés » ainsi que la référence aux valeurs, au parcours, à l’histoire
et à la mémoire sont toujours nécessaires, elles ne sont plus suffisantes.
28. Ce qui n’est pas le cas du personnage local, figure qui a quasiment disparu du rugby professionnel
pour ne plus relever que du rugby amateur, voire du « rugby des villages ». Il cède peu à peu la place
à plusieurs types de joueurs étrangers, le plus archétypal étant le « joueur des Iles » qui réunit les
attributs stéréotypés du Noir et du natif du Pacifique (puissance, vivacité, imprévisibilité, technique
mal maîtrisée. . .).
29. Il serait cependant erroné de croire que la star était absente du « rugby d’antan ». En 1991, Richard
Escot et Jacques Rivière dénombraient 184 stars depuis l’apparition du rugby, dont 54 françaises. . . ce
qui est beaucoup au regard de nos critères (Les stars du rugby, op. cit.).
30. Sébastien Darbon (1999, op. cit., 59) constate que l’opposition stéréotypée entre ceux qui
déménagent les pianos (les avants) et ceux qui en jouent (les arrières) n’est plus opérante car « le pianiste
doit être capable de déplacer son piano lui-même et le déménageur d’interpréter une petite fugue ».
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L’emprise des médias et de la « médiativité télévisuelle »
Il n’y a pas de figures de sportifs sans les médias avons-nous soutenu. Mais
le poids contemporain des médias en général et de la télévision en particulier
dans le sport a quelque peu modifié la donne. Non seulement ils jouent un
rôle plus important que par le passé dans les nominations (par exemple, en
établissant leurs propres classements et en relayant ceux d’autres instances), mais
surtout ils tendent à présenter leurs critères comme les plus appropriés, de sorte
que la reconnaissance par le milieu, dominante dans le passé, passe souvent
au second plan (cf. les cas de Frédéric Michalak et de Sébastien Chabal dont
l’héroïsation – ou plutôt la starisation –, dès l’âge de 20 ans pour le premier31 , aussi
soudaine qu’inattendue pour le second, ne fait pas l’unanimité dans le milieu).
Or ces critères dépendent très largement de ce qu’ils sont eux-mêmes et par conséquent de leurs dispositifs techniques, socio-économiques, communicationnels et
sociodiscursifs.
Si l’on s’intéresse de plus près à la télévision dont l’implication dans le rugby
professionnel n’est plus à démontrer, on n’échappe pas à la question du formatage
du sport à et par la télévision32 . . . et donc à celle du formatage des figures. Car ce
que la « médiativité télévisuelle »33 met en évidence à travers les représentations
d’un joueur, ce n’est pas seulement l’individu au détriment du collectif, c’est
aussi son corps. Le corps est devenu un attribut essentiel de la figure sportive,
hypostasiant la dimension sensible, et donc l’esthétique au sens premier du terme
et l’affectif.
Le joueur héroïsable doit correspondre : 1. aux impératifs de la présentation de
soi, très utile pour commercialiser son image ; 2. aux stéréotypes contemporains
de l’athlète, voire de la beauté, étant entendu que celle-ci se décline selon plusieurs
registres (de Frédéric Michalak et Vincent Clerc, jeunes premiers, à Sébastien
Chabal, homme des cavernes à la virilité brute34 ) ; il est également souhaitable
qu’il ait, gros plans obligent, sinon un visage avenant, du moins une « gueule »
(Fabien Pelous avec son visage coupé au couteau et ses oreilles en « chou-fleur »)
un « look branché » (tatouages, diamant à l’oreille. . .) ou à défaut « un beau récit de
31. Ces joueurs ne sont pas pris au hasard. D’une part, ils sont connus en dehors du monde du
rugby, d’autre part, et ceci est en rapport avec cela, leur « starisation » est contestée par le milieu.
Ainsi, le débat sur les qualités rugbystiques de Michalak se poursuit encore dans Midi Olympique,
après y avoir été lancé en 2002 : en 2006, neuf articles, dont deux de Jacques Verdier, Directeur
de la rédaction, y sont consacrés (n◦ 4800, 4803 – deux articles –, 4811, 4816, 4824, 4835, 4840
et 4845).
32. Gabaston, P., Leconte, B., 2000, Sport et télévision. Regards croisés, L’Harmattan, coll « Communication et civilisation », Paris.
33. Marion, P., 1997, « Narratologie médiatique et télégénie des récits », Recherches en Communication,
7, pp. 61-87.
34. En 2007, depuis que la presse néo-zélandaise a surnommé Chabal Caveman en raison de son aspect
physique et de la violence de ses plaquages, son visage et son corps se sont iconisés en quelques mois.
De nombreux quotidiens et magazines sportifs ou non l’ont choisi pour illustrer leur « Une », leur
couverture ou des articles consacrés à la Coupe du Monde, tandis que son « fan club » arborait sur les
stades fausses barbes et perruques. Comme celle de l’Abbé Pierre (Barthes, R., 1957, Mythologies, Le
Seuil, Paris), son iconographie repose sur une « forêt de signes » : barbe épaisse, cheveux longs, sourcils
en broussaille, look effrayant pour l’adversaire. . .
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vie », de préférence visible dans son corps (Noir issu des cités, cicatrices liées à une
vie antérieure « agitée »). Le corps doit parler autant le rugby dans ses dimensions
sportives et culturelles que le média, tout en faisant parler le média et du média ; 3.
aux exigences de la « télégénie sportive » : le joueur a intérêt à se trouver dans des
situations qui « passent bien à la télé » et que le dispositif sociotechnique permet de
mettre en exergue à travers des procédés spécifiques (gros plans, loupes, ralentis).
Pour la télévision, la figure idéale est le showman car elle sert à vendre un spectacle
rentable en termes de recettes publicitaires, d’audience et d’image. On citera pour
mémoire l’ailier qui plonge dans l’en-but adverse de façon spectaculaire. . . mais
inutile au niveau du jeu.
La place donnée au corps relativise celle des référents tournés vers le collectif ou
la mémoire, d’autant que si la télévision scénarise encore ces derniers, c’est pour
mieux les intégrer dans ses propres impératifs. En outre, elle ouvre de nouvelles
perspectives pour la publicité : le joueur est de moins en moins sollicité pour
promouvoir des produits issus des terroirs du rugby (cassoulet, foie gras, vin), des
objets sportifs (chaussures, survêtements) ou évoquant les dimensions négatives
du combat (baume, pansement, lessive). On fait davantage appel à son image pour
mettre en valeur des produits liés à la part féminine de l’homme (produit de beauté,
parfum) ou renvoyant à une virilité supposée plaire à la femme (sous-vêtement,
vêtement « branché »)35 . Ainsi, dans une campagne publicitaire entamée en
juin 2007 et qui se poursuit en 2009, Caron utilise Chabal pour promouvoir son
parfum « Pour un homme ». . . mais au prix de quelques retouches : la barbe noire
est taillée, le cheveu noir est lisse et une chemise, noire comme le ballon qu’il tient
entre ses mains, remplace le maillot.
Le milieu exploite lui aussi cette veine pour « moderniser » l’image du rugby,
attirer de nouveaux spectateurs et sponsors, vendre ses produits dérivés dans ses
boutiques spécialisées (chaque club du Top 14 a désormais les siennes), négocier
au mieux les droits de retransmission avec les chaînes de télévision qui constituent
la principale source de financement du sport professionnel36 .
Le poids de la professionnalisation
Sans qu’il soit pour autant qualifié de « bon professionnel », appellation aux
accents besogneux réservée aux figures de second plan, le héros ou la grande
figure doit avoir un comportement exemplaire au regard des attributs les plus
emblématiques du professionnel et qui plus est du professionnel de l’époque
néolibérale, attributs qui font désormais partie du vocabulaire ordinaire des
commentateurs (Boure, Cassagne, 2007, op. cit.) : compétence, responsabilité,
excellence, esprit d’entreprise, initiative, ambition. . .
En outre, il doit savoir composer avec les normes techniques, médicales
et juridiques qui montent en puissance dans le rugby comme dans d’autres
35. Mais cette tendance souffre des exceptions : Fabien Pelous, recordman des sélections en Équipe de
France, associe son image à des produits multiples : eau minérale, ascenseur, assurance, lessive ; Bernard
Laporte, avant d’être Secrétaire d’État, faisait aussi bien la promotion d’une marque de jambon, de
rasoirs jetables ou d’un journal immobilier que d’une cause humanitaire.
36. Andreff, W., Nys, J.-F., 1994, Économie du sport, PUF, Paris.
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activités ayant une dimension économique et sociale forte et être capable de
négocier avec les acteurs qui l’incarne (préparateurs physiques personnels, coaches,
nutritionnistes, conseils en communication. . .).
Rien d’étonnant dès lors que le rugbyman professionnel figuré soit de plus en
plus sollicité par l’entreprise dans sa personne ou son image : son sport véhicule
des valeurs qu’elle peut aisément faire siennes pour des usages communicationnels
externes ou internes, tandis que les valeurs de l’entreprise contribuent à construire
le modèle idéal du joueur professionnel.
La performance plutôt que l’exploit
La performance sportive semble supplanter l’exploit dans l’imaginaire social.
L’exploit renvoie moins aux efforts qu’il a fallu fournir pour être en mesure
de l’accomplir qu’au geste rare, beau et « juste », au sublime, à de hautes
valeurs morales, à l’instantané, à l’excès, au talent, voire au génie : il est donc
fondamentalement placé sous le triple signe de l’incertain, du qualitatif et de
la culture. Si elle suppose évidemment des qualités physiques et morales, la
performance sportive évoque surtout l’entraînement, la préparation physique
et médicale, la maîtrise patiemment acquise du corps, de l’esprit et des règles
du jeu, la régularité, les automatismes, le mérite, les résultats et la mesure (on
s’évalue de façon précise par rapport à ses performances antérieures et à celles
des autres, partenaires et adversaires) : elle est donc essentiellement du côté
du probable, du quantitatif et de la technique. Or quand la technicisation des
corps et du jeu à des fins compétitives et médiatiques prend l’avantage sur la
culture, le geste sportif n’est plus la marque de l’existence entre soi et de la
tradition.
En outre, la performance sportive dépasse le champ du sport : elle est un
symbole de réussite sociale exemplaire, d’excellence sociale et d’un style de vie
socialement valorisé car lié à la prise en mains efficace de l’individu par lui-même.
D’autant qu’elle s’inscrit dans un processus plus général de « sportivation » de
la société, la performance, l’esprit de compétition et le culte du résultat étant
désormais présentés comme des référents partageables et structurants. Ainsi,
certains anciens joueurs qui ont « réussi » au rugby et dans les affaires (Serge
Blanco, Franck Mesnel. . .) sont régulièrement cités en exemple par les médias (cf.
notamment l’article « Vive le rugbysness », numéro spécial édité par L’Express, en
collaboration avec Midi Olympique, pour la Coupe du Monde de 2007).
La performance d’un joueur figurable se mesure sur le plan sportif à : 1.
sa masse graisseuse, ses « données chiffrées » personnelles pendant les matches
(rapport plaquages réussis/plaquages manqués, distance parcourue ballon en main,
temps de récupération. . .) de plus en plus mesurées avec précision grâce à des
systèmes informatiques ou vidéo-informatiques et discutées avec l’encadrement
après et avant chaque match ; 2. ses scores pendant les entraînements (combien
de tonnes de fonte soulevées dans la semaine ? quel temps au cent mètres ?) ; 3.
son palmarès : sélections en équipe nationale, titres nationaux et internationaux ;
essais ou points marqués dans un match, une compétition, une saison, la carrière ;
distinctions décernées par les médias (Oscars du Midi Olympique, Homme du
match - Canal +, Talent d’Or - France 2). . .
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Mais elle se mesure également à l’aune de critères extra-sportifs considérés
comme des signes supérieurs de réussite et d’exemplarité sociales. Dans un
improbable inventaire à la Prévert, se côtoient les performances médiatiques
(nombre de publicités dans les médias, d’articles dans les pages non sportives des
journaux et de passages dans les émissions people), le rang dans les nombreux
palmarès construits par les médias (français ou sportif le plus populaire, sportif ou
rugbyman le plus sexy37 ou le mieux payé), le nombre de livres autobiographiques
vendus (le plus souvent écrits par des journalistes). . .
Ceux qui incarnent le mieux la performance ainsi définie viennent alors
rejoindre d’autres figures du sport, de l’entreprise, de la politique ou du
spectacle proposées à l’admiration collective. Ce faisant, ils deviennent des
éléments structurants de la société globale au détriment de la « grande famille
du rugby ». Leur nom, leur image sont davantage associés à des produits
globaux commerciaux, humanitaires ou politiques qu’à des produits à usages plus
spécifiquement communautaires car d’abord destinés à l’entre soi.
Désormais coexistent deux types de figures de joueurs : celles qui ont été
construites sur le mode traditionnel et celles dont la construction s’est opérée en
intégrant, à des degrés variables, des éléments du mode contemporain. Si l’on suit
Paul Yonnet38 qui ne pensait pas spécifiquement au rugby, on peut y voir le signe de
l’effacement croissant de la dimension culturelle de ce sport, et plus spécifiquement
de sa dimension patrimoniale. On peut également y lire un conflit de valeurs
dont l’issue est incertaine : d’un côté, une conception du rugby communautaire,
ludique et territorialement limitée, où l’essentiel se passe entre initiés, de l’autre
une représentation à ambition universalisante faisant la part belle aux dimensions
médiatiques, spectaculaires et socio-économiques.
Dans les récits médiatiques, les figures n’ont pas les mêmes fonctions selon
les périodes : alors que les premières étaient d’abord un moyen rhétorique
d’accéder au collectif par l’individuel et de le représenter, les secondes racontent
plutôt des parcours individuels dans le cadre d’une aventure qui a encore des
dimensions collectives, mais dont la finalité principale est de faire émerger
des caractéristiques individuelles morphologiques, psychologiques, sociales et
axiologiques emblématiques à la fois du sport professionnel et des valeurs sociales
dominantes.
Cela étant, la construction des figures pose toujours la question du récepteur
car pour parler de quelqu’un, on a toujours besoin de s’adresser à quelqu’un. Or
quelles lectures le récepteur empirique fait-il des figures et de leurs usages par
les acteurs dès lors que sa lecture ne répond pas aux nécessités d’un travail de
37. Avant et pendant la Coupe du Monde de 2007, plusieurs sites féminins ont créé des forums
ou proposé – photos à l’appui – des sondages sur les rugbymen les plus sexy : madmoiZelle.com,
teemix.aufeminin.com, femmesenville (groupe M6), FemmeLycos.fr (il présentait ainsi son sondage :
« Un florilège de beautés brutes. Des muscles saillants. Des traits durs. La force incarnée »).
38. Yonnet, P., 2000, Sept leçons sur le sport, Gallimard, Paris.
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recherche ? Comment, à travers la médiation de l’écriture journalistique, s’effectue
la rencontre avec les figures, mais aussi avec les énonciateurs quand la lecture porte
sur des textes dont la vocation première n’est pas de s’intégrer dans des corpus
rassemblés par des chercheurs ? Assurément, cela mérite d’être examiné de plus
près. Une autre fois. . .
ROBERT BOURE
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