1 Rerum Novarum et les Semaine sociales de France En
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1 Rerum Novarum et les Semaine sociales de France En
1 Rerum Novarum et les Semaine sociales de France En commémorant le 120e anniversaire de Rerum Novarum (mai 1891), les Semaines sociales de France renouent avec leur propre histoire. Dans ce moment où nous sommes bien conscients des courants nouveaux qui traversent et l’Eglise et la société, nous ressentons aussi le besoin de clarifier notre mission. Revenir à ses origines, c’est aussi mieux mesurer son opportunité dans le présent. Une Eglise qui parle à la société1 Même si le discours social chrétien s’enracine d’abord dans les Ecritures et singulièrement les paroles et l’attitude du Christ lui-même (que l’on pense à ses interventions sur le pouvoir, l’argent, l’autorité, la résolution des conflits), Rerum Novarum n’en marque pas moins un tournant décisif en ce sens qu’il formule pour la première fois un message complet et cohérent à l’adresse de la société, plus précisément des sociétés nationales en Europe, caractérisées par une emprise nouvelle du développement économique et industriel. Le Pape s’adresse, au nom de l’Eglise, à la société, pas seulement à ses responsables politiques. Cette relation, qui implique une distinction formelle, est à la fois la reconnaissance d’une autonomie du temporel que le processus révolutionnaire français a séparé du spirituel, et l’affirmation d’une compétence de l’Eglise à l’égard de ce temporel, fondée sur la visions thomiste d’une loi naturelle, de source divine, mais accessible à tous. De cette loi, l’Eglise estime détenir une clef d’interprétation irremplaçable2. C’est pour l’avoir ignorée que le libéralisme économique athée qui prévaut se trouve dans l’impasse, face à la misère ouvrière qu’il a engendrée. 1 Cette parole est d’une très grande cohérence. Les principes qui la traversent vont être approfondis progressivement au fil des mises à jour ; la posture de l’Eglise face au monde va aussi évoluer de Vatican I à Vatican II, entraînant une posture de plus en plus ouverte et dialoguante du discours social. Mais la cohérence profonde, ancrée dans une anthropologie chrétienne3 », ne va pas se modifier sensiblement jusqu’à la toute dernière encyclique Caritas in Veritate. Cet ancrage va s’exprimer le plus nettement dans Mater et Magistra para 219 : L’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales ; L’homme dont il s’agit est « un être social par nature et élevé à un ordre de réalités qui transcendent la nature. » Cette posture va se modifier profondément avec le concile Vatican II : une Eglise qui dialogue avec la société. Mais il aura fallu auparavant Vatican I qui aura permis à l’Eglise catholique de se constituer d’abord comme entité spirituelle singulière, distincte de la société. 2 Ici encore, avec Lumen Gentium, la posture va changer profondément, l’Eglise n’étant pas elle même la voie, mais le sacrement d’un salut offert à tous. Le discours de l’Eglise ne sera plus celui d’une vérité détenue de toute éternité, mais d’une vérité à constamment découvrir, avec le concours de l’expérience humaine. 3 C’est à partir de cette dimension anthropologique, évidente dans Mater et Magistra mais centrale dans Caritas in Veritate, que l’on pourrait essayer le mieux de répondre aux attentes des jeunes qui veulent réconcilier leur vie spirituelle avec le message social chrétien. 2 Les trois principes humanistes fondamentaux de Rerum Novarum De là découlent les trois principes majeurs de Rerum Novarum, qui éclairent l’organisation souhaitable des institutions et des lois gouvernants la question sociale, et qui forment une sorte de charte, la « Grande Charte qui gouverne la reconstruction économique et sociale du monde moderne » (Quadragesimo anno 30) : 1. Le travail n’est pas une marchandise, mais l’expression de la personne humaine et le salaire n’est pas juste du fait qu’il découlerait d’une simple négociation commerciale. A ce principe ne s’applique aucune restriction, contrairement aux deux autres qui le suivent. 2. La propriété individuelle, y compris celle des moyens de production est un droit naturel grâce auquel peut aussi se réaliser la capacité créatrice et la dignité de la personne. Toutefois ce droit est astreint à un usage qui s’assure de l’utilité pour tous des biens et des richesses. Autrement dit, la propriété individuelle n’autorise pas de stériliser les ressources ni d’empêcher l’accès de tous aux ressources nécessaires au développement de chacun. 3. L’Etat est légitime, non seulement au motif des conditions politiques de son établissement, mais aussi des tâches qu’il assume pour le bien commun. (S’assurer de la production d’un minimum de biens, veiller à une répartition équitable des richesses, veiller à la dignité du travail, autrement dit réguler la propriété et le salariat). Toutefois cette légitimité de l’intervention économique et sociale de l’Etat est subordonnée, en vertu du principe fondamental de centralité de la personne humaine, au principe de subsidiarité. De ce principe découle aussi que l’Etat n’assume pas seul la recherche du bien commun ; non seulement il s’appuie à cette fin sur des corps sociaux intermédiaires, mais chaque personne, chaque travailleur a aussi pour vocation de participer au bien commun. Une doctrine fortement nourrie de la contribution de laïcs de terrain Il nous importe particulièrement de mesurer ce que l’énoncé de ces principes, au-delà de la philosophie thomiste qui les imprègne, doivent à l’initiative de laïcs et particulièrement à la France. Initiative de laïcs : après le reflux du christianisme social, lié aux excès de la révolution de 1848, ce courant renaît de façon pragmatique dans le grand mouvement de prise de conscience qui suit l’humiliante défaite de 1870. Elle fait découvrir les pratiques progressistes des catholiques allemands en matière de participation ouvrière à la gestion et à la négociation des conditions de travail (Albert de Mun et Patrice de la Tour du Pin en sont imprégnés). Elle anime d’une incroyable et communicative énergie l’action pionnière de Léon Harmel4 avec l’expérience audacieuse de l’entreprise du Val des Bois qui avec les pèlerinages ouvriers à 4 Lire la BD « Léon Harmel, apôtre de la doctrine sociale », Dominqiue Bar et Guy Lehideux éditions du triomphe. 3 Rome, mettent le Saint Père quasiment en situation de promouvoir l’encyclique de leur émancipation. Un véritable mouvement social soutenu « au ras des pâquerettes » par le tiers ordre franciscain, avec les cercles ouvriers, puis les premières « semaines sociales »5 qui sont en réalité des stages de deux semaines organisés l’été, au Val des bois, pour la formation sociale du clergé, une initiative qui se marie bien avec le souci de normalisation des relations entre le Saint Siège et l’Etat français. Une histoire française 6 L’histoire politique propre de la France joue ici un rôle spécifique. La révolution française, en rendant impossible une symbiose entre la légitimité républicaine, vient désormais du peuple, et l’autorité spirituelle, détruit le gallicanisme qui s’attachait à la monarchie absolue et émancipait de fait l’Eglise catholique nationale du Saint Siège : nomination de la hiérarchie, transposition des bulles sont à la discrétion du pouvoir national du Roi très chrétien qui tient sa légitimité directement de l’onction de Reims. Après la Révolution, l’Eglise en France ne peut avoir d’autre référent spirituel que le Pape. La société nationale et l’Eglise universelle existent séparément. Il faut donc que s’établissent entre ces deux entités un nouveau partage. Le concile Vatican 1, fortement inspirée par la pensée française conservatrice post absolutiste (Joseph de Maistre, Lamennais) se pose en arbitre moral du comportement des souverains et des Etats nationaux. L’Encyclique de 1891 Rerum Novarum peut apparaître comme la première manifestation concrète de cette volonté d’arbitrage, sous entendu en faveur des droits naturels des peuples et contre l’idéologie inhumaine du libéralisme économique intégral. Voir Mater et Magistra 12 et 13. D’où deux questions : Comment se fait-il que les Semaines sociales dont nous sommes les héritiers aient été créées si tard, 13 années, après la fameuse encyclique ? Que nous dit encore Rerum Novarum ? Les Semaines sociales de France, héritières indirectes et continuatrices autonomes de Rerum Novarum Après Rerum Novarum, véritable « tremblement de terre »7 pour les responsables économiques, pour les Etats ultra libéraux, mais aussi pour une grande partie de la hiérarchie catholique, le discours social de l’Eglise, couplé avec le dogme de l’infaillibilité pontifical est saisi avec fièvre par nombre de responsables laïcs, notamment dans les milieux universitaires et politiques qui s’en emparent. Il donne un argumentaire politique au mouvement de la « démocratie chrétienne » qui veut en porter les couleurs dans l’arène républicaine (Marc Sangnier). Ce succès inquiète les traditionalistes catholiques qui craignent de voir l’interprétation de la foi catholique confisquée par le zèle des laïcs. Léon Harmel, qui reste avant tout fidèle au Pape, supprime de lui même les « Semaines sociales », face à la bronca des Evêques français et conseille à Marc Sangnier de se conformer à l’encyclique qui condamne l’Oeuvre du Sillon, creuset de la démocratie chrétienne. Le successeur de Léon 5 Sur l’origine historique des Semaines sociales , voir l’ouvrage de Joan L.Coffey consacré à Leon Harmel, The University of Notre Dame press, paru au Etats-Unis . 6 Sur ce point , voir l’ouvrage posthume d’Emile Perreau Saussine, , « Catholicisme et démocratie », paru aux éditions du Cerf. 7 Expression attribuée à Péguy. 4 XIII ne fait pas preuve du même discernement que son prédécesseur. Les relations entre l’Eglise et la IIIe République s’enveniment jusqu’à la loi de séparation. Mais l’élan initial de Rerum Novarum couve toujours dans le laïcat français, spécialement parmi les universitaires, enseignants dans les facultés catholiques et chez les entrepreneurs libéraux. De fait, les innovations de Léon Harmel ont une richesse exceptionnelle, qui continue d’attirer les pionniers sociaux. Il y a coïncidence entre l’esprit moderniste de ces pionniers laïcs, dont le lyonnais Marius Gonin est l’archétype charismatique et la volonté d’une prise de distance à l’égard du conflit de pouvoir qui se noue entre l’épiscopat et les dirigeants républicains. Un découplage entre le politique et le sociétal est possible, d’autant plus que l’Etat laïc ne peut assumer seul sa mission de socialisation et d’émancipation des masses. Les nouvelles semaines sociales ne sont dès lors plus réservées au clergé. Elles manifestent d’autant plus leur attachement au Saint Père et à l’Encyclique Rerum Novarum qu’elles risquent de se heurter à la méfiance d’une partie de la hiérarchie épiscopale. Que nous dit encore Rerum Novarum aujourd’hui ? A l’époque de Rerum Novarum, il n’est pas encore question de mondialisation. C’est essentiellement une encyclique pour les Européens qui paraissent encore à cette époque tenir le leadership de la modernisation industrielle. D’une certaine manière, tenant compte également du rôle joué par les précurseurs catholiques allemands, plus audacieux que leurs homologues français, car moins inhibés par les affrontements violents de 1848 et plus tard de la Commune de Paris, on peut dire que Rerum Novarum contient en germe le compromis entre l’économique et le social que l’on pourra désigner après la guerre comme « Modèle social européen » ou « économie sociale de marché ». Plus que ne le fait la démocratie libérale américaine, Rerum Novarum justifie l’intervention publique pour la règlementation du travail et de l’usage de la propriété. Elle reconnaît dans la propriété privée et la dynamique de marché qui en découle une source d’innovation et d’efficacité pour la production des biens matériels « dont l’usage est, selon Thomas d’Aquin, nécessaire à la pratique de la vertu ». Il n’est pas jusqu’au principe de subsidiarité, à la priorité donnée au dialogue social dans la construction européenne qui ne puisse être décrits comme devant beaucoup à Rerum Novarum. Dès lors comment se fait-il qu’une application apparemment aussi complète des principes généraux de Rerum Novarum débouche aujourd’hui sur une crise de cette économie sociale de marché, qui se traduit d’un côté par l’impossibilité de répondre sans chômage structurel de masse au défi de la mondialisation, de l’autre par la persistance d’importantes inégalités sociales qui mettent en péril la cohésion, malgré un déploiement massif de l’Etat providence ? En reprenant la logique des principes de Rerum Novarum, précisés il y a 50 ans à l’aube des trente glorieuses par Mater et Magistra, on trouve des éléments de réponse : 1. D’abord dans le déséquilibre qui s’est instauré, malgré l’édification supranationale de l’UE, entre l’action régulatrice des Etats au regard d’une émancipation complète de la propriété des entreprises vis-à-vis d’un usage des ressources matérielles orientés vers l’accès de tous à l’emploi. Réorienter l’investissement et l‘épargne privée vers des enjeux de long terme qui reconnaissent comme prioritaire l’accès du plus grand nombre à un emploi de qualité et durable est sans doute ce qui peut 5 aujourd’hui le mieux justifier une stratégie européenne qui cesserait de faire de l’emploi une variable simplement dépendante d’une compétitivité dont la définition ignore trop souvent ce qu’elle doit à la qualité du travail, à la qualification et aux compétences de tous. Sous cet angle, l’appel de Caritas in Veritate à insuffler de la générosité dans le fonctionnement des entreprises doit être précisé. Il s’agit sans doute de donner la préférence à des projets de long terme qui permettent l’adaptation et la valorisation du travail. Mais comment concrètement y parvenir si le pouvoir de l’actionnariat des entreprises stratégiques reste aussi concentré et volatile ? 2. Ensuite dans la déviation de l’Etat providence, dont le déploiement, trop souvent axé sur l’assistance et la réparation, a insuffisamment contribué à valoriser, pendant l’école et au long de la vie, les talents et compétences de tous. Recentrer l’Etat providence dans une lutte contre les causes profondes des inégalités, spécialement au regard de l’accès au travail et aux biens essentiels qui le conditionnent, tel que l‘éducation, le logement et la santé revient à mettre en cause des fonctions de redistribution trop passives et trop mécaniques, à articuler le rôle de l’Etat avec celui d’une société « accompagnatrice ». 3. Enfin, on doit questionner le rôle de l’intermédiation sociale, aujourd’hui très éloigné de celui que lui assignaient les précurseurs des Semaines sociales : ce rôle est-il vraiment orienté, lui aussi vers la recherche d’un bien commun, ou seulement vers la défense de ce qui est acquis dans un marché du travail souvent très segmenté ? Ne doit-on pas reconsidérer l’ensemble de cette intermédiation civile, assurer une coopération beaucoup plus étroite, entre ses différents composantes ; sociales, associatives et territoriales ? Les corps intermédiaires eux-mêmes sont aujourd’hui questionnés par le principe de subsidiarité. Jérôme Vignon Président des Semaines sociales de France