« La Justice est dans un état de misère particulièrement sombre
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« La Justice est dans un état de misère particulièrement sombre
Actual i t é 256u0 PROFESSIONS « La Justice est dans un état de misère particulièrement sombre » 256u0 Entretien avec Yves Mahiu, président de la Conférence des bâtonniers Yves Mahiu Ancien bâtonnier de Rouen, Yves Mahiu a pris la tête de la Conférence des bâtonniers le 1er janvier dernier. Défenseur des ordres, farouchement opposé à l’avocat en entreprise, soucieux de faire avancer le dossier de l’aide juridictionnelle et surtout très inquiet des atteintes actuelles aux libertés publiques, le nouveau président porte haut et fort la voix de la Conférence. Gazette du Palais : Quelle est l’idée force que vous souhaitez développer durant votre présidence ? Yves Mahiu : Je suis convaincu que l’ordinalité qui régit notre profession depuis des siècles demeure véritablement le système de gouvernement le plus adéquat pour les avocats parce qu’il protège leur indépendance. Nos anciens ont compris que de l’isolement naissait la faiblesse et que pour être forts face aux intrusions du juge ou du pouvoir il fallait être regroupés. L’ordre est un rempart pour ses membres victimes d’attaques injustes. Ce n’est que plus tard que les ordres sont devenus aussi des « sociétés de services ». Le CNB a un tout autre office, celui de promouvoir la profession d’avocat auprès des pouvoirs publics. Mais les ordres restent au cœur de la défense de l’indépendance. Leur légitimité procède des suffrages des confrères. En province, le taux de participation oscille entre 80 et 85 % ! Gaz. Pal. : Secret professionnel, écoutes, perquisitions… ces derniers temps, bien des principes fondamentaux de la profession sont attaqués, pensez-vous que les ordres peuvent lutter contre ces attaques ? Y. M. : Le secret professionnel de tout temps a déplu. Il déplaît encore plus à notre époque qui voue un véritable culte à la transparence. Et l’on voit bien que les intrusions du pouvoir sont de plus en plus nombreuses : écoutes, perquisitions à filets dérivants, etc. Et récemment la loi sur le renseignement qui est extrêmement dangereuse. Si l’on commence à écouter les avocats, un jour on écoutera les magistrats. Je sais que nous vivons des temps troublés et que le rôle d’un gouvernement est de protéger ses concitoyens, mais cela n’autorise pas à réduire les libertés publiques pour assurer une sécurité illusoire. À partir du moment où 10 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 2 6 ja n v i e r 2 0 1 6 - N O 4 l’on donne aux policiers, aux préfets, aux procureurs des moyens d’exception, il faut s’attendre à ce que ces moyens deviennent le droit commun. On va assister au glissement de la lutte anti-terroriste à la lutte contre la grande criminalité, puis à celle contre la délinquance ordinaire. L’inquiétude est généralisée dans la profession d’avocat, car les dérives observées dans les grandes affaires médiatiques existent aussi dans les affaires ordinaires. Voyez la définition de la bande organisée, elle commence à deux personnes ! Gaz. Pal. : Depuis l’annonce de l’état d’urgence, la communauté judiciaire met en garde contre les atteintes aux libertés. Lors des rentrées, les juges ont discrètement mais fermement lancé l’alerte. Y. M. : Ils ont raison. Toutes les mesures où le juge du siège, juge indépendant, est écarté, sont dangereuses. Cela pourrait être compensé par une présence renforcée de l’avocat, mais ce n’est pas le cas. Les procureurs le disent eux-mêmes, ils sont débordés. Il n’est donc pas difficile d’imaginer ce qui va se passer : leurs pouvoirs vont passer directement entre les mains des officiers de police judiciaire (OPJ) qui n’ont d’ailleurs de judiciaire que le nom et ces OPJ sous le contrôle du préfet feront ce qu’ils voudront sans aucun contrôle ni d’un juge, ni d’un avocat. Toutes les mesures où le juge du siège et l’avocat disparaissent sont extrêmement dangereuses. Gaz. Pal. : Dans son discours de rentrée, le premier président Louvel a déclaré que si l’on écartait le judiciaire c’était en raison de la longueur de ses procédures et qu’il n’était pas absurde de s’interroger sur cette question. Partagez-vous son opinion ? Y. M. : Le premier président de la Cour de cassation exprime en termes diplomatiques des problèmes Actual it é graves. Les procédures sont trop longues, c’est vrai. Mais pourquoi ? En raison du manque de moyens, du manque de magistrats, de greffiers, de fonctionnaires, de crédits de fonctionnement… La justice est dans un état de misère particulièrement sombre. J’ai souvenir d’un premier président de cour d’appel qui me confiait en octobre dernier : « J’ai reçu pour instruction de ne plus payer mes fournisseurs ». Greffiers et juges sont dévoués et ne comptent par leurs heures, ils sont corvéables à merci, mais à un moment, trop c’est trop. Certes, la Chancellerie opère des rattrapages mais ils sont insuffisants, on part de tellement loin. Alors on a trouvé une idée : déjudiciariser en faisant appel à des supplétifs, comme les délégués du procureur, et maintenant les médiateurs. Ce qui n’est pas sain, c’est que la médiation n’est pas imaginée comme un mode d’apaisement des conflits, mais comme un moyen de gérer la pénurie de magistrats. À partir du moment où un gouvernement ne permet plus un accès normal et libre au juge, on se retrouve avec un État sans justice et un État sans justice ce n’est pas un État démocratique. Comme l’a rappelé récemment le bâtonnier Frédéric Sicard : le budget français de la justice est le même que celui de la Moldavie. “ La médiation n’est pas imaginée comme un mode d’apaisement des conflits mais pour gérer la pénurie de magistrats ” Gaz. Pal. : L’un des dossiers les plus sensibles du moment est celui de l’aide juridictionnelle. Les grèves de l’automne ont permis des avancées, mais depuis, rien ne se passe. Qu’envisagez-vous ? Y. M. : Le feu couve sous la cendre. Les violences intolérables à l’encontre de confrères en robe à Lille, Boulogne, mais aussi Toulouse où l’on a dénombré 14 blessés ont laissé des traces. Certes, nous avons abouti à la revalorisation de l’UV, mais c’est un simple rattrapage de l’érosion monétaire depuis 2007. Nous avons aussi obtenu le retrait de la proposition de la Chancellerie visant à faire financer par la profession une partie du budget de l’AJ. C’est une victoire, mais une simple victoire d’étape. Gaz. Pal. : La ministre semble camper sur sa position, à savoir que la loi de 1990 suppose que si la profession dans son entier ne participe pas à l’AJ, alors elle doit compenser financièrement. Qu’en pensez-vous ? Y. M. : Si la loi avait dit cela, il y a bien longtemps qu’on nous aurait demandé de mettre la main au porte-monnaie ! C’est une interprétation spécieuse du texte. Quoi qu’il en soit, il est clairement indiqué dans le protocole que la profession ne sera pas mise à contribution. Une étude réalisée l’an dernier par un grand cabinet d’experts-comptables montre que nous ne couvrons même pas nos charges, donc nous ne sommes pas rémunérés. Dans le même temps on augmente le plafond de l’AJ, autrement dit le Gouvernement puise dans la poche des avocats pour financer ses œuvres sociales. C’est assez indécent quand même ! Le point positif, c’est que contrairement aux années précédentes le ministère n’a pas refermé le dossier. La Conférence des bâtonniers travaille actuellement à une vaste réflexion sur l’AJ que nous adresserons au CNB une fois achevée. “ La Conférence des bâtonniers travaille actuellement à une vaste réflexion sur l’AJ ” Gaz. Pal. : Le problème semble insoluble en période de restriction budgétaire…. Y. M. : Pas du tout ! La solution existe : taxer les actes juridiques. Ce serait totalement indolore vu le nombre d’actes signés chaque année… Seulement voilà, les notaires n’en veulent pas car cela va augmenter leurs honoraires alors que le Premier ministre, de son côté, serait opposé à la création de toute nouvelle taxe, l’on est prêt à taxer les cabinets d’avocats pour financer l’aide juridictionnelle. Si l’on n’arrive pas à avancer dans un délai raisonnable, le mouvement de protestation va reprendre, car les esprits sont très échauffés. Gaz. Pal. : Autre dossier sensible, celui de l’avocat en entreprise. La Conférence est historiquement hostile à ce projet. Est-ce aussi votre position ? Y. M. : Que les choses soient claires. L’avocat et l’entreprise sont des partenaires depuis toujours. Mais que cherche un chef d’entreprise ? Un conseil objectif et indépendant. C’est pourquoi la Conférence est totalement et fermement opposée à la création d’un statut d’avocat salarié en entreprise. Cependant, nous pensons que notre déontologie doit évoluer. Nous sommes favorables à l’avocat en mission dans l’entreprise, avec un statut qui assure son indépendance, son secret professionnel et la prévention du conflit d’intérêts. La déontologie est une chose vivante, elle n’est plus celle que j’ai connue en 1983 quand j’ai prêté serment. Le dogme est intouchable : indépendance, secret professionnel, prévention du conflit d’intérêts. Tout le reste est du domaine du rite, et le rite, ça évolue. Je ne comprends toujours pas pourquoi aujourd’hui un avocat ne pourrait pas faire des actes de commerce, ni être gérant de société commerciale. Même chose pour le courtage. Il faut réfléchir à ces évolutions. Propos recueillis par Olivia Dufour 256u0 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 2 6 ja n v i e r 2 0 1 6 - N O 4 11