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1.3.3 LE SULTANAT MAMLOUK
Le paradoxe apparent du régime mamlouk est que le maintien de puissantes maisons
émirales s’accompagna également de la réaffirmation d’un pouvoir sultanien fort, dont les
pouvoirs étendus étaient sans commune mesure avec ceux de leurs prédécesseurs ayyoubides
(v.), et même seldjoukides (v.). Les sultans de ces deux précédentes dynasties avaient dû
composer avec un mode familial d’exercice du pouvoir qui faisait d’eux des chefs de
confédération familiale plus que des souverains absolus.
Très différent dans le sultanat mamelouk où le sultan placé au sommet d’une
organisation administrative et militaire pyramidale et centralisée. Cette tendance autocratique
fut d’ailleurs renforcée au cours du XIVe siècle, lorsqu’al-Nâsir Muhammad supprima le
poste de vice-roi.
Les conditions de l’avènement des premiers sultans mamlouks expliquent qu’ils aient
ressenti le besoin de renforcer leur légitimité.
Dès leur prise de pouvoir par la force en 1250, les premiers sultans mamlouks Aybak
et Qutuz, engagés dans une lutte pour leur survie contre les Ayyoubides de Syrie, n’avaient eu
de cesse, de solliciter l’investiture du calife abbasside de Bagdad, qu’ils n’obtinrent qu’en
1257. Quelques mois plus tard la dynastie abbasside était emportée par la vague mongole. En
1261, quelques mois après sa prise de pouvoir, le sultan Baybars accueillit au Caire un oncle
du dernier calife abbasside de Bagdad. Il fut reconnu calife sous le nom d’al-Mustansir. En
restaurant le califat abbasside au Caire, l’objectif de Baybars était clairement d’inscrire son
pouvoir dans la légitimité islamique en recevant une investiture officielle du nouveau calife,
sous la forme d’un diplôme et d’une robe d’honneur (khil‘a) de couleur noire.
Le premier calife al-Mustansir décéda rapidement, massacré par les Mongols contre
lesquels il était parti en guerre avec une petite troupe. Un nouveau prétendant, al-Hâkim, entra
en scène en 1262 : c’est lui qui fut véritablement à l’origine de la lignée des califes abbassides
du Caire.
Assignés à résidence, exilés ou maintenus dans une liberté surveillée, les califes
jouèrent un rôle réduit. Leur principale fonction était de légitimer le pouvoir des sultans en
leur conférant le diplôme d’investiture (taqlîd). L’investiture était une façon de sacraliser un
pouvoir sultanien tenu directement de Dieu : aussi Baybars et Qalâwûn n’hésitèrent-ils pas à
se qualifier d’“Associé du Commandeur des croyants” sur les monnaies et dans de
nombreuses inscriptions, ce qui était une manière de reprendre à leur compte une partie de la
dignité califale. Barqûq réactiva également ce titre un siècle plus tard, ce qui était une façon
de justifier le pouvoir neuf qu’il entendait fonder.
Pour éviter que le calife ne devienne un contre-pouvoir et ne prenne la tête d’une
opposition au sultan, sa nomination et sa succession étaient le plus souvent étroitement
contrôlées par les sultans et les émirs. Plus encore, le calife fut rapidement assimilé à un
dignitaire religieux, représentant avec les grands cadis des quatre écoles juridiques sunnites,
les principaux garants de l’orthodoxie sunnite. Dès le XIVe siècle, la signature des quatre
grands cadis fut d’ailleurs apposée sur l’acte d’investiture.
Pour autant, les califes eurent l’occasion d’intervenir plus directement dans les affaires
politiques du sultanat, notamment lors des crises de succession de la fin du XIIIe et du début
du xive siècle. Dans la confusion politique de la seconde moitié du XIVe siècle, leur
autonomie financière et l’acquisition d’un certain prestige religieux firent qu’ils furent parfois
perçus comme un recours politique crédible. Un calife, al-Musta‘în fut même désigné
temporairement en 1412 comme sultan, à la mort du sultan Faraj. Les califes jouèrent
également un rôle dans l’affirmation du prestige international de l’Égypte : au XIVe siècle,
leur investiture fut ainsi recherchée par certains des sultans de Delhi.
Malgré tout, les califes abbassides du Caire faisaient l’objet d’une véritable vénération
populaire. L’opinion des oulémas était quant à elle plus ambivalente. Pour l’historien égyptien
al-Maqrîzî (m. 1442) par exemple, le califat n’était qu’une fiction :
« Les souverains turcs de la dynastie des Mamelouks installèrent comme calife un homme à
qui ils donnaient ce nom et les titres qui étaient propres aux califes. Il n’avait du reste aucune
autorité et n’avait pas le droit de manifester son opinion. Il passait son temps chez les émirs,
les grands officiers, les écrivains, les juges, à leur faire des visites pour les remercier des
diners et des soirées auxquels ils l’avaient invité. »
Mais, tous les auteurs de l’époque mamelouke lui accordaient assez d’importance pour
mentionner au moins leurs noms successifs. Certains, comme al-Suyûtî, voyaient même dans
sa présence le signe que l’Égypte était bel et bien devenue l’État islamique par excellence, et
Le Caire l’héritière de Bagdad.
Outre la caution califale, les sultans mobilisèrent toutes les ressources symboliques à
leur disposition pour justifier leur pouvoir : titulature avec le titre de sultan, les laqab-s
exaltant leur rôle dans la défense de l’Islam (comme sayf al-dîn, « épée de la religion »), les
inscriptions placées sur les forteresses ou les monuments sultaniens développent des
titulatures plus amples. Caractère universel du pouvoir sultanien souligné (« sultan de l’Islam
et des musulmans » ou « sultan de tout l’Islam », « sultan des Arabes, des Turcs et des
Persans ») ainsi que son rôle particulier de protecteurs des Lieux Saints (« serviteur des deux
Lieux saints », c’est-à-dire de La Mecque et de Médine ; ou « serviteur des deux qibla-s », La
Mecque et Jérusalem).
2. GOUVERNEURS,
EMIRS ET
SULTANS,
DES POUVOIRS REGIONAUX ENTRE SOUMISSION ET
AUTONOMISATION
L’idée qu’il s’agit ici de mettre en avant c’est la naissance et le développement de
pouvoirs locaux qui s’autonomisent plus ou moins. Les pouvoirs centraux, lorsqu’ils passent
aux mains des dynasties sultaniennes deviennent des pouvoirs régionaux mais les choses ne
sont pas exactement les mêmes entre le califat abbasside, le califat fatimide et le sultanat
rassoulide qui apparaît comme une forme particulière de pouvoir sultanien.
2.1 DANS LE CALIFAT ABBASSIDE
Au Xe siècle, le califat abbasside, encore immense est mis en difficulté à la fois
par le nouvel expansionnisme byzantin et per les dissensions internes. Cela favorise
évidemment l’autonomisation de certains gouverneurs provinciaux.
2.1.1 LE POUVOIR PROVINCIAL SOUS CONTROLE
L’empire islamique, théoriquement uni sous l’autorité du calife abbasside, est divisé en
provinces.
- Les hommes du gouvernement provincial
Depuis l’époque omeyyade, plusieurs institutions se trouvent à la tête de chaque province :
-Le gouverneur militaire, appelé amîr ou wâlî. C’est l’autorité principale de la
province. Il est nommé et révoqué par le calife. Généralement un militaire de carrière, il se
trouve à la tête de l’armée et il est chargé d’assurer la défense contre les ennemis extérieurs,
ou le djihad offensif. Il réprime les révoltes internes à la province. Il réside dans une capitale
provinciale (Fustât pour l’Égypte ; Damas pour la Syrie ; Mossoul pour la
Djéziré/Mésopotamie ; etc.).
La province d’Iraq, centre du califat, n’a pas de gouverneur : c’est le calife qui la dirige.
-Le gouverneur financier, généralement appelé ‘âmil ou sâhib al-kharâj. Il est
également nommé et révoqué par le calife. Autorité civile avant tout, il est à la tête de la
perception des impôts dans la province et a sous son autorité tous les fonctionnaires fiscaux. Il
est chargé de transmettre une grande partie du produit de l’impôt au pouvoir central, et n’en
garde qu’une partie pour l’entretien de la province.
Les fonctions de gouverneur militaire et de gouverneur financier peuvent être cumulées
par une même personne. Néanmoins les Abbassides ont souvent dissocié les deux fonctions
afin de ne pas donner à une seule personne les pouvoirs militaires et financiers, et ainsi laisser
au gouverneur d’une province des pouvoirs trop importants. Un gouverneur militaire qui
dispose également des pouvoirs financiers devient en effet un rebelle potentiel, susceptible de
garder pour sa province plus d’argent qu’il ne devrait, de financer une armée plus importante
et de s’implanter durablement dans la province.
Afin d’éviter une telle situation, les gouverneurs militaires et financiers sont
généralement changés de province à un rythme rapide, de quelques années.
- L’administration locale
Les gouverneurs de chaque province ont une administration locale, constituée de dîwâns
calqués sur le modèle du pouvoir central. Les grandes villes de chaque province disposent de
sous-gouverneurs (également appelés wâlî, ou ‘âmil, la terminologie demeurant floue). Ces
sous-gouverneurs sont nommés et révoqués par le/les gouverneurs de la province. Certains
centres militaires disposent de gouverneurs militaires. D’autres de simples gouverneurs civils,
principalement chargés d’administrer les finances et de lever l’impôt. Les localités plus petites
disposaient elles aussi d’autorités, mal connues car peu ou pas documentées par les sources à
l’époque abbasside. Il s’agit sans doute, le plus souvent, de notabilités locales dont le pouvoir
de fait est reconnu par l’échelon administratif supérieur.
La relation entre le pouvoir central à Bagdad et les gouverneurs de province se fait par un
service de poste appelé le Barîd. L’institution du barîd (poste) assure, depuis les premiers
temps de l’Islam, la communication entre le centre de l’empire et les provinces. Le service des
poste assure le transport rapide du courrier officiel entre les administrateurs de l’empire,
depuis les sous-gouverneurs locaux jusqu’au calife. Le chef de la poste (sâhib al-barîd) est un
personnage clé du pouvoir : c’est lui qui est chargé de transmettre au calife ou à son
administration les nouvelles de l’empire. La poste joue ainsi le rôle d’un service de
renseignement.
2.1.2 L’AUTONOMIE
REGIONALE ET LE DEVELOPPEMENT DE CENTRES
PROVINCIAUX
- L’exemple égyptien (et le nord de la Syrie) au Xe s.
Dès la seconde moitié du IXe siècle, la prise d’autonomie par des gouverneurs régionaux a
conduit à l’affirmation de grands centres politiques et culturels en dehors de Bagdad. Pour la
partie « arabe » de l’empire abbasside, l’exemple le plus marquant est celui de l’Égypte. A
partir de 868, Ibn Tûlûn y organise son pouvoir sur le modèle du califat : il crée sa propre
ville de gouvernement, nommée al-Qatâ’i‘, au nord de Fustat. Il y construit son palais, un
hippodrome, et une immense mosquée. Création d’une cour et d’un cérémonial princier, avec
ses audiences publiques, ses cortèges, etc. Les Abbassides profitent de la faiblesse de ses
descendants pour remettre la main sur l’Égypte en 905, mais dès 935, la dynastie des
Ikhshidides (fondateur : Muhammad ibn Tughj al-Ikhshîd) reconstitue à Fustât une cour
locale. A la mort d’al-Ikhshîd en 946, la réalité du pouvoir passe au régent et eunuque Kâfûr,
qui porte le titre honorifique d’Ustâdh (maître).
À Alep : dès 905 dès émirs d’origine arabe sous la direction d’un chef nommé Hamdân
(Hamdanides) acquièrent une certaine autonomie en Haute-Mésopotamie, autour de Mossoul
notamment. À compter de 935, Al-Hasan b. ‘Abd Allâh al-Hamdânî, fils d’un gouverneur de
Mossoul, profite, de l’affaiblissement du pouvoir central pour étendre sa domination sur la
Jazîra et la Syrie du nord. En 941-2, il fait assassiner l’amîr al-umarâ’ Ibn Ra’iq et devient
amîr al-umarâ’ à sa place sous le nom de Nâsir al-Dawla tandis que son frère Sayf al-Dawla
(945-967) s’installe à Alep à 945. C’est lui qui va faire célébrité de la dynastie en s’illustrant
dans batailles contre les Byzantins et en réunissant autour de lui une cour prestigieuse
fréquentée par nombreux poètes et savants. Les successeurs de Sayf al-Dawla se divisent.
Dynastie décline et disparaît dans premières années du XIe siècle. N’a eu qu’une durée de vie
très courte mais laisse des traces profondes dans la mémoire populaire.
Ces nouvelles dynasties et leurs cours attirent savants, médecins et poètes, ce qui permet le
développement de milieux scientifiques, intellectuels et artistiques locaux, concurrents de la
cour abbasside.
- Les principautés bouyides et seldjoukides
Avec l’apparition des Bouyides, puis ensuite le développement des sultanats, le
pouvoir devient très clairement régional et autonome.
Les émirs bouyides, à part lorsqu’ils résident à Bagdad, sont surtout implantés en Iran,
à Chiraz puis Ispahan d’où ils gouvernent.
De la même manière, le pouvoir des seldjoukides se construit dans leurs principautés
iranienne, à Rayy notamment puis Ispahan qui était la capitale du sultanat seldjoukide sous
Malik Shah, c’est en Iran qu’ils résident, même s’ils mènent de très nombreuses campagnes
militaires en Syrie par exemple. En dehors de leurs propres territoires et de Bagdad, les
territoires du nord de l’Irak comme Mossoul ou de Syrie du nord comme Alep sont d’abord
partagés entre membres de la famille.
1086 : Malikshâh partage Syrie du Nord et Syrie-Palestine entre ses émirs et son frère
Tutush. Dans certains cas, comme à illa au centre de l’Irak, les seigneurs locaux, les
Mazyadides jouent de l’opposition qui existent entre les califes et les sultans pour mener une
politique autonome pendant près de 90 ans.
Donc, il existe des zones directement administrées par les Seldjoukides, qu’ils se
partagent entre membre de la famille et des zones qu’ils confient à des princes locaux, des
atabegs dont l’autonomie ne va cesser de s’accroitre surtout avec l’arrivée des Croisés.
Ex : les émirs Zengides qui se taillent une principauté entre Mossoul et Alep à la fin
des années 1120 (stratégie d’alliance matrimoniale entre Zengi et les femmes seldjoukides…).
Dans tous les cas, à la différence des Bouyides dont l’amîr al-umarâ’ résidait
principalement à Bagdad, sous les Seldjoukides, les décisions qui concernent l’empire
abbasside sont désormais prises depuis l’extérieur de Bagdad avec qui il faut maintenir le
contact par l’intermédiaire de fonctionnaires particuliers qui sont donc en poste à Bagdad et
qui représentent sur place le sultan auprès du calife.
- Les fonctionnaires seldjoukides à Bagdad (et ailleurs): ‘amīd et
shina
Comme dans les autres villes de leur empire, le pouvoir seldjoukide était représenté à
Bagdad par deux fonctionnaires : un gouverneur civil (‘amīd) et un gouverneur militaire
(shina), dont les fonctions ne sont cependant pas toujours nettement distinctes.
Le shina était généralement (mais pas toujours) un émir et avait aussi une fonction
de représentation du sultan auprès du calife. Il partageait en cela les prérogatives du vizir
sultanien, mais contrairement à celui-ci, le shina résidait de façon permanente à Bagdad
(alors que le vizir sultanien réside auprès du sultan et fait parfois des voyages à Bagdad).
‘amīd : apparaissent dans les sources tantôt un « ‘amīd de l’Irak » et tantôt un « ‘amīd
de Bagdad ». Il s’agissait toujours d’un fonctionnaire issu de la sphère civile, et il était,
comme le shina, directement nommé par le sultan.
Shina et ‘amīd seldjoukides présents dans les villes étaient assistés de troupes
turques, et n’hésitaient pas à avoir recours à la force pour défendre les intérêts sultaniens :
perception des taxes urbaines, interventions en défense de prédicateurs ‘asharites envoyés par
les sultans, etc. À l’époque de la plus grande puissance seldjoukide, le shina intervenait
parfois directement auprès du calife pour exiger, de la part du sultan, la démission d’un
fonctionnaire important ou la nomination d’un candidat soutenu par les Seldjoukides. Certains
shina particulièrement brutaux engendraient les plaintes de la population locale, tandis que
d’autres, comme Bahrūz le khādim (qui n’était pas un militaire mais un civil, m. 1145), se
firent connaître pour leur bonne administration et leur rôle dans le développement urbain. La
présence d’un shina seldjoukide à Bagdad est signalée jusqu’en 1148 ; après cette date, les
rares shina -s mentionnés étaient nommés par les califes.
- Les principautés zenguides et ayyoubides
Une dynastie, comme celle des Zenguides ou des Ayyoubides, pouvait être
polycentrique (Alep et Mossoul pour les Zenguides), Le Caire, Damas, Alep, et d’autres villes
moyennes pour les Ayyoubides. Mais il y avait un chef (le souverain d’Alep puis de Damas
pour les Zenguides, le sultan d’Egypte pour les Ayyoubides) auquel les princes de province
prêtaient plus ou moins allégeance. Les villes de provinces étaient en général gouvernées par
des gouverneurs (wâlî) ou des adjoints (nâ’ib) qui étaient nommés par le prince. Ils
restaient en théorie sous son autorité. Certains cumulaient cette fonction avec d’autres
activités à la cour. Pour éviter les révoltes de gouverneurs, les princes les déplaçaient au bout
de quelques années. Mais certains pouvaient prendre l’allure de petits dynastes locaux.
Exemple : La famille du Turc Khumartigin en Syrie du Nord à l’époque
ayyoubide en est un très bon exemple. Cet émir était un affranchi d'un fidèle émir de Nûr alDîn, Mujâhid al-Dîn Buzân. Maître de la citadelle d'Abû Qubays, il avait donné sa vie pour
défendre Saladin contre les Assassins en 1175. Son fils Nâṣir al-Dîn Mengüverish (m. 1229)
était, en 1193, maître de la forteresse de Sahyûn (environ 25 km au NE de Lattaquié). Il fut le
seul grand émir de Saladin à se maintenir dans l'État ayyoubide de Syrie du Nord, en
conservant une assez grande autonomie. Ainsi c'est lui qui, en 1225 encore, accordait des
privilèges commerciaux aux marchands vénitiens, indépendamment du gouvernement d'Alep.
En dépit de leur pouvoir et de leurs actions, les Zenguides et surtout les sultans
Ayyoubides ne peuvent être considérés comme des pouvoirs centraux car leur influence sur le
calife est finalement très faible et jamais ils ne purent maîtriser Bagdad.
Titre de sultan : Tant que les Seldjoukides d’Iran et d’Irak le portèrent, les princes de moindre
importance, n’osèrent le revendiquer. Mais leur disparition, dans les dernières années du XIIe
siècle, entraîna rapidement une dépréciation du titre. Déjà sous le règne de Saladin (1174-1193)
certains chroniqueurs avaient pris l’habitude de le désigner ainsi sans que ce titre ne soit utilisé en
tête de sa titulature officielle. Les premiers Ayyoubides à l’adopter officiellement dans leur
titulature furent al-‘Âdil (frère de Saladin), en Égypte, et al-Zâhir Ghâzî (fils de Saladin) à Alep au
début du XIIIe siècle. Très vite, ensuite, des princes ayyoubides de villes secondaires l’adoptèrent.
Ce n’est qu’en 1245, toutefois, que ce titre fut officiellement conféré par le calife au souverain
ayyoubide d’Égypte, al-Sâlih Ayyûb (1240-1249), et les premières monnaies le mentionnant ne
semblent pas antérieures à 1249.
Le pouvoir des Ayyoubides est fortement hiérarchisé. Au sommet de la pyramide, le
calife abbasside sunnite de Bagdad conférait aux princes leur légitimité en reconnaissant leur
autorité dans des documents officiels, en général accompagnés de drapeaux noirs, de chevaux,
de colliers précieux et de robes d’honneur (khil‘a).
Diplôme envoyé par al-Mustadî’ à Saladin en 1175 que nous a conservé al-Qalqashandî1 est un
bon exemple à la fois de la hiérarchie des pouvoirs et des qualités attendues d’un bon souverain : Le
calife donne à Saladin l’investiture pour les territoires qu’il occupait déjà et pour ses conquêtes
futures, à l’exception des territoires d’al-Sâlih (fils de Nûr al-Dîn) et lui attribue des titres
auparavant portés par Nûr al-Dîn, signe qu’il lui reconnaissait officiellement une grande partie de
l’héritage moral et politique de son prédécesseur.
Le calife adresse aussi à Saladin une série d’injonctions de bon gouvernement, comme il était
d’usage dans ce genre de diplôme. Il l’exhorte à respecter la justice, à supprimer les taxes illégales,
à s’entourer de cadis et de gouverneurs à l’honnêteté irréprochable. Un bon souverain est celui qui
sait gouverner sans violence, maîtriser sa colère et donner ce qu’il a de meilleur. Généreux envers
les pauvres, il doit s’acquitter de l’aumône légale et poursuivre le jihad majeur c’est-à-dire celui
qu’on se livre à soi-même en vue de lutter contre ses mauvais penchants. Mais il lui faut aussi
mener le jihad contre les infidèles et reconquérir leurs territoires, notamment Jérusalem. Pour cela,
il doit fortifier les places frontières, en particulier celles du littoral, les plus exposées, les équiper de
garnisons et d’une flotte capable de les défendre. Ainsi en lui conférant ce diplôme et les vêtements
d’honneur qui allaient avec, le calife place Saladin très au-dessus de ses rivaux:
« Le noble dîwân te confère cette lettre pour te remercier. En mentionnant ton
nom, il te place au-dessus de ses amis en disant : Tu es celui en qui on place une
confiance sans borne et tu es pour la dynastie une flèche qui va droit au but,
semblable à une flamme qui brille, un trésor impérissable quand les autres
disparaissent. Qu’importe les absents si toi tu es présent pour la défendre. »
1
Cf. recueil de textes « Gouverner en Islam », Publications de la Sorbonne.
Quand un souverain recevait de telles marques de distinction, il parcourait les rues de
sa capitale paré de tous ces insignes du pouvoir. Il affichait aussi cette légitimité dans la
khutba du vendredi et dans la monnaie frappée au nom du calife et du sien. De même, sa
titulature inscrite en tête des documents officiels ou dans l’épigraphie reflétait ses liens avec
le calife. Si le titre prestigieux d’“Associé de l’émir des croyants” fut réservé aux sultans
seldjoukides, et les Ayyoubides ont en général porté le titre d’“Ami dévoué de l’émir des
croyants” ou de “Vivificateur de la dynastie de l’émir des croyants”.
Comme pour les Seldjoukides, les Ayyoubides cherchèrent aussi à légitimer leur
pouvoir par une activité très intense dans le jihad et la défense du sunnisme contre le chiisme
Saladin et ses successeurs adoptèrent aussi la même conception familiale du pouvoir
que les Seldjoukides ce qui favorisait les divisions et évidemment n’aida en rien les
Ayyoubides à résister aux Mamelouks.
Il n’existe pas à l’époque ayyoubide de représentants permanents de Saladin ou de ses
successeurs auprès des califes. Il n’existait pas à l’époque zenguide et ayyoubide de poste aux
chevaux officielle (barîd) comme il en existait à Bagdad sous les premiers Abbassides
(détruit par les Seldjoukides). Des messagers ou des envoyés extraordinaires jouaient le rôle
de représentants officiels.
L’accueil des ambassades califales en Syrie, étaient un événement. La foule se
massait aux portes de la ville pour aller au-devant de l’ambassade. L’envoyé était reçu à la
cour du prince et faisait lecture à haute voix du message avant de le remettre au prince. La
réception s’accompagnait de remise de cadeaux. Les princes bourides, zenguides ou
ayyoubides offraient des chevaux, des tissus précieux, des armes et parfois des prisonniers
francs (les Ayyoubides envoyèrent au calife la relique de la Vraie Croix). L’envoyé du calife
remettait décrets et robes d’honneur pour signifier que le calife reconnaissait leur autorité.
2.2 DANS LE CALIFAT FATIMIDE D’ÉGYPTE
Les rapports entre les califes et les émirs sont différents puisque les émirs résident au
Caire ou à Fustât donc les choses ne se présentent pas de la même manière. Malgré tout dans
le califat fatimide comme chez les Abbassides, très vite se pose les questions de
l’autonomisation des pouvoirs locaux, c'est-à-dire des gouverneur provinciaux.
2.2.1 LE CAS DE L’IFRIQIYYA ET DE LA SICILE
Départ pour l’Égypte, assez grande autonomie donnée aux émirs zirides et
kalbides. Volonté néanmoins de contrôler la perception des impôts donc ce sont les califes qui
nomment les percepteurs d’impôts et les prédicateurs notamment en Ifriqiyya. Peu à peu
néanmoins autonomisation progressive, le rapport se fait par l’échange cadeaux et l’octroi de
laqab aux émirs locaux (cf. cours Ch. Picard).
2.2.2 LE CAS DU BILAD AL-SHAM
Dans la province du Bilâd al-Shâm (=Syrie-Palestine), plusieurs cas de figures en
fonction du niveau de contrôle que les Fatimides exerçaient sur les différents districts. En
réalité très difficile d’établir une règle stricte car évolution en fonction des circonstances.
En principe, comme chez les Abbassides, le gouverneur de province, par exemple
Damas, était qualifié de wâlî ou d’émir et il avait sous sa responsabilité la garnison. Il devait
faire régner l’ordre. L’autorité fiscale et financière était confiée à un ‘amil, indépendant du
gouverneur militaire, qui se chargeait de la perception des taxes etc
En réalité ce principe ne fut quasiment jamais appliqué au Shâm.
Dans cette zone, classiquement, les gouverneurs des trois principaux districts (Damas,
Tibériade, Ramlah) exerçaient leur pouvoir sur des zones plus ou moins vaste qui
comprenaient des villes côtières (de Ascalon à Tripoli). Pour éviter que les gouverneurs de ces
districts n’aient aussi sous leur contrôle ces villes côtières, stratégiques et forts rentables, les
Fatimides nommèrent dorénavant des gouverneurs pour chacune de ces villes, gouverneurs
qui n’étaient responsables que devant le calife.
À l’intérieur de la Syrie, si l’on prend le cas de Damas.
Gouverneur nommé par décret, expédié à Damas et lu en chaire à la mosquée des
Umayyades en présence du nouveau gouverneur (= légitimation auprès des élites locales de
la situation du nouveau gouverneur).
Selon les moments, les attributions de ce gouverneur changèrent du tout au tout. Dans
certains cas, si l’on prend l’exemple de ‘Ali b. Ja‘far b. al-Falah nommé gouverneur en 1000,
il cumula des pouvoirs gigantesques puisqu’il était gouverneur de Damas, de toute la Syrie et
commandant de l’armée pour la guerre et pour l’impôt. Dans ce genre de cas, la
documentation suggère que le gouverneur avait une autonomie certaine dans la nomination
des fonctionnaires sous sa responsabilité. À l’été 1003, Abu Muhammad b. Tamsulat est
nommé gouverneur de Damas où il arrive à l’automne. Il s’installe dans le palais du pouvoir
et nomme gouverneur de Damas un de ses fidèles tandis qu’il conserve le gouvernement sur
l’armée de Syrie. Même avec la pression seldjoukide sur Damas, très grande variation des
attributions. Badr al-Jamali est nommé gouverneur de Damas en 1063 et il arrive dans la ville
accompagné d’un administrateur financier qui est d’ailleurs un cadi, juge.
Donc très grande variabilité selon les personnalités, le contexte.
Dans le cas des villes littorales, soustraites au pouvoir des gouverneurs de district, la
situation n’est pas plus simple. Le système des cadis (plutôt l’administration financière et
justice) et des wâlî (plutôt responsables de l’ordre) semble apparaître d’abord dans les villes
littorales comme Tripoli, Tyr. Mais par exemple, en 994, le cadi de Tripoli, ‘Ali b. Haydara
prend les armes contre le gouverneur militaire de la ville qui veut livrer Tripoli aux Byzantins.
‘Ali devient par la suite responsable de la surveillance de Tripoli et de toutes les forteresses
des environs tout en conservant sa fonction de cadi. De nombreuses missions militaires lui
furent confiées, notamment d’établir le pouvoir fatimide sur Alep, autre ville stratégique dans
la politique d’expansion des Fatimides. Il finit décapité en 1009 sur les ordres d’al-kim qui
lui reproche de ne pas lui avoir fait savoir assez vite qu’il confiait la garde de Tripoli à un
certain Mansur b. Lu’lu qui devient le représentant de l’autorité fatimide dans la cité puis se
soulève contre le calife).
La période qui va de la fin du règne d’al-kim au début de la guerre civile en 1065
s’apparente à une nouvelle phase administrative durant laquelle les villes portuaires, qui
apparaissaient jusqu’alors comme un seul et même ensemble administratif soumis au calife,
furent peu à peu traitées comme des éléments indépendants les uns des autres.
L’administration de certaines cités portuaires fut repensée en fonction des individus et des
circonstances, plus que des principes fondateurs des années 970-980..
L’exemple caractéristique de l’évolution de l’administration centrale à l’égard de
villes portuaires de Syrie se manifeste notamment à Tyr où en 1016 fut nommé gouverneur,
Fath l’ancien commandant de la citadelle d’Alep (tandis que Mansur b. Lu’lu’ commandait la
ville basse) qui négocia la reddition de la citadelle avec les Fatimides. En échange, al-kim
conféra à Fat le titre honorifique (laqab) de « Mubrak al-Dawla wa Sa‘du-h » (béni de la
dynastie et sa Fortune) pour célébrer la surprise heureuse qu’avait été sa révolte en faveur du
Fatimide. D’autre part, le calife autorisa Fat à s’emparer du trésor amassé dans la citadelle
par les amdanides et Manr b. Lu’lu’. Enfin, Fat obtint le gouvernement de Sayda,
Beyrouth et Tyr. Elles lui furent données en iqā‘ « pour toute sa vie » (sur le système des
iqta‘ lisez l’article de l’Encyclopédie de l’Islam). Fat fit semble-t-il “cadeau” au calife d’une
somme très importante puisque les divers auteurs l’estiment entre trois cents et cinq cents
milles dinars. Fat demeura en poste jusqu’au printemps 1024, puis il fut ensuite nommé
gouverneur de Jérusalem. La nomination de Fat à la tête des trois cités portuaires n’avait
donc rien de définitif. Elle était liée à ses capacités financières et la dynastie les exploita
semble-t-il largement pour tenter de renflouer les finances de l’tat en très piteux état.
À plusieurs reprises, les Fatimides accordèrent désormais le gouvernement sur un cité
ou sur une région à des hommes qui, en fait, affermaient ce droit. Libre à eux ensuite de
récupérer leur mise de départ en faisant prélever les impôts localement pour leur propre
compte. À partir des années 1030-1040, à Tripoli puis à Tyr sont nommé des hommes qui ont
le titre de cadi mais qui, localement, exercent en fait tous les pouvoirs ou presque. À Tripoli il
s’agit de Ibn ‘Ammar (Amin al-Dawla) et à Tyr d’Ibn Abi ‘Aqil (‘Ayn al-Dawla), hommes
fidèles à qui vraisemblablement les deux villes furent confiées en iqta‘. Ils se payaient en
prélevant les taxes et aussi en ayant une intense activité d’armateurs (plusieurs navires à leur
nom sont mentionnés transportant des marchands dans les lettres de la Geniza).
2.2.3 LE CAS DE L’ARABIE
Deux situations à envisager :
-Le Hedjaz : là où se trouvent les villes saintes de la Mecque et
Médine. Villes aux mains des familles de shérifs hasanides ou husaynides. Les Fatimides
voulaient absolument faire en sorte d’être en meilleurs terme possible avec ces clans. Donc il
fallait leur laisser leur pouvoir, leur autonomie même si le Hedjaz était sous perfusion
alimentaire de l’Égypte etc… Dans les cas où la situation devenait trop confuse entre les
divers clans ‘alides qui se disputaient le pouvoir, les Fatimides firent intervenir leur alliés,
leurs affidés du Yémen, les Sulayides.
-le Yémen, espace historique de la da‘wa. En 1047, un dâ‘î fatimide,
‘Ali b. Muhammad al-Sulayhi (r : 1047-1067) proclame ouvertement la da‘wa et fonde un
nouvel émirat qui étend progressivement son pouvoir jusqu’à Aden. ‘Ali prend le titre d’émir
(« l’émir recevant la victoire dans la religion, ordonnateur des croyants » al-amīr al-muzaffar
fī l-dīn nizām al-mu’minīn sur les premiers dinars frappés à Zabîd en 1053, qui portent
également le nom du calife fatimide al-Mustansir ; d’autres le présentent comme « sabre de
l’imam », sayf al-imâm). Emirat sulayhide est un acteur majeur de la politique fatimide en
Arabie et au-delà. Les Sulayhides sont responsables de la da‘wa au Bahrayn et en Inde. Ils
sont relativement autonomes même s’ils reconnaissent le calife fatimide comme leur
souverain. Après la mort son successeur al-Mukarram Ahmad (r. 1067-1075), qui prend le
titre de « prince » (malik), de « chef des tribus arabes » (‘azîm al-‘Arab) et de « sultan du
commandeur des croyants » (sultân amîr al-mu’minîn) dans les monnaies frappées à son nom,
c’est la femme de son successeur, Arwâ (r. 1067-1138), connue aussi sous le nom d’alSayyida al-Hurra (la « Dame libre ») qui assuma la réalité du pouvoir jusqu’en 1138. Elle est
d’abord fidèle au califat fatimide mais suite à la crise Tayyibide en 1124, elle devient
totalement indépendantes des Fatimides qui doivent trouver des alliés plus sûrs avec les
Zuray‘ides d’Aden, gouverneur d’Aden depuis 1074 au noms des Sulayhides et qui
profitèrent de la crise de 1124 pour prendre leur indépendance, en conservant une allégeance
nominale au califat fatimide jusqu’en 1171.
Dès 1136, le prince zuray‘ide d’Aden fut nommé dâ‘î par le calife fatimide. Au cours
de la seconde moitié du XIIe siècle, adossés aux riches revenus du port d’Aden, ils en vinrent
à contrôler la plus grande partie des montagnes du Bas-Yémen. Les Fatimides cherchèrent
toujours à les garder sous leur contrôle nominal car ils tenaient un point clé du commerce en
Mer Rouge. (Pour des précisons, Bramoullé, « Fatimids and the Red Sea »)
2.2.4 Les gouverneurs d’Égypte et de Libye
Un peu même évolution que dans le Bilâd al-Shâm. Volonté de dominer strictement
les districts égyptiens mais en même temps, autonomisation de plus en plus grande des
gouverneurs locaux. Particulièrement notable dans les grandes villes comme Alexandrie ou
Qus qui ont pour particularité d’être des grands villes commerciales.
Etre nommé gouverneur d’Alexandrie ou d’une grande ville portuaire comme Ascalon au
XIIe siècle permettait d’acquérir de grands moyens financiers via les taxations douanières et
donc conféraient une certaine capacité à agir auprès du calife pouvoir. Ainsi, par exemple,
l’ancien gouverneur d’Ascalon, Ridwan al-Walakhsî (émir-vizir 1136-1138) ou encore Ali b.
Salar, ancien gouverneur d’Alexandrie et émir-vizir de 1149 à 1153.
En Libye, notamment cas très particulier de Barqa, place essentielle de la navigation
entre l’Égypte, la Sicile et l’Ifriqiya au XIe s. ; En dépit de leurs tentatives de contrôler
directement BArqa, les Fatimides doivent accepter d’y voir s’installer un émir local, l’émir
Jabbara, chef d’une puissante tribu bédouine. Entre les années 1030 et 1050, Jabbara
reconnait la suzeraineté des Fatimides en faisant prononcer la prière en leur nom mais les
Fatimides le laissent arraisonner les convois maritimes commerciaux et prélever des taxe de
protection (ghifara) sur les marchands qui n’ont d’autre choix de payer s’ils veulent passer ou
récupérer leurs marchandises mises sous séquestre par Jabbara en attendant une rançon. Les
hommes de Jabbara viennent chercher ces sommes à Alexandrie, à Guizeh, donc tout près du
palais, signe que les autorités fatimides sont tout à fait au courant et acceptent cette situation.
Vers 1050, fort de sa puissance navale, Jabbara assiège même Alexandrie « par terre et par
mer ». Jabbara est clairement un pouvoir local semi-autonome voire totalement autonome des
Fatimides. (La seule chose que nous ne savons pas c’est s’il se vit octroyer un laqab par le
calife)
2.3 LES SULTANATS RASSOULIDE ET MAMELOUK
2.3.1 LE SULTANAT RASSOULIDE
On ne sait que peu de choses de l’ancêtre éponyme, Rasûl. Selon la chronique rédigée
par al-Khazrajî (m. 1410), il aurait servi le calife de Bagdad comme messager, mais ce récit
tardif n’est peut-être qu’une légende destinée à rehausser le prestige du lignage. Ses trois fils
participèrent à la conquête du Yémen menée par les Ayyoubides à partir de la fin du
XIIe siècle et occupèrent plusieurs postes-clés sous le dernier Ayyoubide du Yémen. La mort
inopinée de ce prince à La Mecque prit de court les princes ayyoubides du Proche-Orient,
occupés à contenir les menaces franques et mongoles. Le Rassoulide Nûr al-Dîn ‘Umar,
nommé régent du royaume peu avant le départ du prince, eut le champ libre pour affirmer son
pouvoir personnel, auquel il rallia par la force ou la concussion ce qui restait de l’armée
ayyoubide du Yémen. Tout en se présentant comme le successeur légitime de Yûsuf, dont il
épousa la dernière femme, il obtint un diplôme d’investiture du calife de Bagdad en 1235 le
reconnaissant comme sultan du Yémen et s’affranchit à cette date de toute tutelle formelle des
Ayyoubides. Il prit alors le laqab d’al-Malik al-Mansûr (« le prince qui tient sa victoire [de
Dieu] »). Plusieurs campagnes militaires lui permirent de s’emparer de La Mecque en 1238,
qui passa sous son autorité jusqu’à ce que le sultan mamlouk Baybars restaure l’autorité
égyptienne sur le Hedjaz. Outre le prestige retiré de la protection du premier des Lieux Saints
de l’Islam, la conquête de la majeure partie du Hedjaz et l’établissement de son hégémonie
navale sur la mer Rouge dissuadèrent les Ayyoubides de toute velléité de reconquête du
Yémen. D’ailleurs, même lorsque le pouvoir mamlouk en vint à exercer une tutelle effective
sur la cité à partir du XIV e siècle, les sultans rassoulides continuèrent d’avoir leur nom cité
dans les appels à la prière et les khutba jusqu’aux premières décennies du XVe siècle.
C’est surtout sous le règne d’al-Muzaffar Yûsuf (1250-1295) que le pouvoir rassoulide
s’ancra profondément dans le Sud de l’Arabie. Il étendit le territoire contrôlé par la dynastie,
en soumettant notamment les principaux lignages tribaux et chérifiens du nord du Yémen, en
conquérant la grande oasis orientale du Hadramawt, et les deux principaux ports de l’est, alShihr et Zafâr. En contrôlant la navigation en mer Rouge et aussi en partie dans l’océan
Indien, il fit clairement du Yémen rassoulide une grande puissance navale. Al-Muzaffar
Yûsuf développa aussi l’administration en établissant une fiscalité plus stable et en assurant le
maintien de ressources réservées au souverain.
L’importante crise de succession qui déchire l’État sultanien entre 1320 et 1330
aboutit à un affaiblissement net de l’autorité sultanienne, encore aggravée lorsque le sultan alMujâhid ‘Alî (1320-1364), capturé par les troupes mamloukes alors qu’il effectuait le
pèlerinage de 1351, est retenu plus d’une année en captivité en Égypte. L’autorité sultanienne
tente de se reconstruire en se repliant sur les plaines et les montagnes du sud qui constituent le
cœur du royaume et délaisse le nord du pays. Mais elle doit faire face à partir de la seconde
moitié du XIVe siècle à la contestation grandissante des tribus qui contestent l’accaparement
par l’État et ses obligés des grandes plaines de culture situées en bordure de la mer Rouge. Le
contrôle d’Aden et les revenus tirés du grand commerce permettent à l’État rassoulide de se
maintenir jusqu’aux années 1420. L’établissement d’une liaison directe entre les ports de
l’Inde et Jeddah en 1424, contournant le port d’Aden, précipite l’effondrement de l’État,
déchiré par les luttes entre factions militaires.
Comme dans les autres cas, les sultans rassoulides devaient se référer à une autorité
califale. Spécificité du sultanat rassoulide est que les sultan successif maintinrent les
références au derniers calife abbaside de Bagdad al-Musta’sim car les califes abbassides du
Caire conféraient désormais leur légitimité aux sultans mamelouks.
2.3.2 LE SULTANAT MAMELOUK
Dans le sultanat mamlouk, qui s’étend sur l’Égypte et la Syrie, si la capitale est bien le
Caire, les deux autres villes principales étaient Alep et surtout Damas. Contrastant avec le
système ayyoubide de confédération relativement lâche de principautés autonomes, les
provinces du sultanat mamlouke se trouvaient sous un contrôle assez étroit de la part du
pouvoir central. Elles étaient administrées par des gouverneurs d’origine mamlouke qui
servaient en tant que « délégués du sultan » (Nâ’ib al-sultan). En Égypte, ce titre qui était au
départ uniquement lié à une sorte d’assistant du vizir (poste supprimé dans les années 1280),
fut aussi donné au gouverneur d’Alexandrie à partir de 1365 puis aux gouverneurs de haute et
de basse Égypte.
Les gouverneurs des districts secondaires d’Égypte portaient des titres moins
prestigieux de kâshif ou wâlî
Les nâ’ib de Syrie portaient aussi le titre de Mâlik al-Umara qui étaient déjà utilisés
par les Seljukides de Rum. À bien des égards, les gouverneurs de Syrie pouvaient apparaître
comme tout puissants dans leur gouvernorat, ils se voyaient attribuer des iqta‘a pour
entretenir leurs troupes et pouvaient donc recruter une armée plus ou moins privée
théoriquement au service du sultan du Caire. Ils étaient donc sous une surveillance étroite à la
fois de la part du Sultan qui ratifiait les décrets de nomination indispensables pour prendre de
nouvelles fonctions et qui bénéficiait aussi dans certaines villes, notamment à Damas,
d’agents de renseignements en la personne du gouverneur de la citadelle et du chambellan
(directement nommés et responsables devant le sultan).
3. LES ARMEES COMME INSTRUMENT DU POUVOIR
Armée instrument majeur du pouvoir central et d’autonomisation des pouvoirs. L’argument
de la victoire est utilisé pour légitimer le pouvoir Qui maitrise l’armée tient la réalité du
pouvoir. Cela nécessite donc de comprendre sa composition et les évolutions sinon il est
impossible de comprendre finalement pourquoi les pouvoirs centraux s’affaiblissent et des
pouvoirs régionaux se renforcent.
3.1 L’ARMEE ABBASSIDE ET SON EVOLUTION JUSQU’AU XIIIE S.
3.1.1 ORGANISATION ET COMPOSITION DE L’ARMEE ABBASSIDE AU XE SIECLE
Dans la première moitié du 10e siècle, l’armée contrôle de plus en plus la vie politique du
califat.
– Quelques hauts responsables de l’armée abbasside
- Al-Amir : L’armée dispose d’un général en chef : Mu’nis pendant la plus grande partie du
règne d’al-Muqtadir.
- Le hâjib (chambellan) : il constitue une figure centrale à la fois dans l’administration civile
et le commandement de l’armée. C’est une figure clé dans les relations souvent tendues entre
le palais et l’armée. Après le vizir, il constitue avec le sâhib al-shurta (préfet de police) la
figure la plus importante de l’administration de Bagdad.
Sa responsabilité principale consiste dans le contrôle de l’accès au calife. Cette fonction lui
donne un pouvoir énorme : beaucoup de décisions prises par le calife passent par
l’intermédiaire du hâjib. Il réside dans le dâr al-hajaba, une section spécifique du palais
califal. Il est en charge du protocole de cour.
Il semble que les hâjibs du début du 10e soient des ghulâms (ou ghilmân) à l’origine. Ex :
Nasr al-Qushurî, qui tient cette responsabilité pendant 18 ans sans interruption sous alMuqtadir.
Composition de l’armée
On distingue deux groupes : armée régulière et les supplétifs
• l’armée régulière, basée à Bagdad, payée par le dîwân al-jaysh (bureau de l’armée) et
commandée par des hommes nommés par le calife ou le vizir.
L’armée telle qu’elle existe au début du 10 e siècle est héritée de l’œuvre d’alMuwaffaq, régent du califat qui dans la seconde moitié du 9e siècle a rétabli un lien personnel
entre la famille abbasside et l’armée lors de la campagne contre les révoltés Zanj. AlMuwaffaq avait conduit l’armée en personne. Son fils le calife al-Mu‘tadid est un chef
militaire actif. Ces deux hommes ont construit un corps de ghilmân loyaux qui continuent de
former la colonne vertébrale de l’armée d’al-Muqtadir.
Quelques corps d’armée importants dans la première moitié du 10e siècle :
• Masâffites (= « ceux qui se tiennent en rang » pour les cérémonies) sont composés de
2 groupes : les soldats « blancs », les plus nombreux et les mieux payés ; les « noirs », des
piétons esclaves, originaires de Nubie.
• Ghilmân :: littéralement « garçons », mais le terme est utilisé pour désigner des
soldats, souvent d’origine servile. Le mot « mamluk » est rarement utilisé dans sources à cette
époque. On connait très peu leur origine : ils n’ont pas de nisba (nom d’origine) ethnique,
tribale ou familiale. Leurs noms ne renseignent que sur le maître qui les a formés et qu’ils ont
commencé par servir. Une importante loyauté de groupe commence à se développer. Il est
probable que la plupart sont d’origine turque, mais les sources ne disent pas qu’ils parlent des
langues turques. Ils combattent toujours comme cavaliers : ce sont des archers montés, avec
des arcs courts. Ces hommes sont souvent choisis pour devenir des qâ’i (caïd) (pl.quwwâd =
des commandants). Ils sont placés sous le commandement du hâjib (chambellan).
• Ḥujarîtes : ce sont des ghimân qui sont stationnés dans les espaces privés du palais.
Ils sont sous le commandement d’eunuques.
La revue des troupes a lieu dans le maydân (champ de Mars) devant un des palais : les
cavaliers sont testés et c’est sur la base de ce test qu’ils sont répartis dans telles ou telle
troupe.
On constate une grande rivalité entre groupes de soldats. Les Masâffites, piétons,
deviennent source d’instabilité politique. Les Ḥujarites sont des soldats d’élite. Sous alMuqtadir, ces derniers sont les plus puissants cavaliers de l’armée. Ils sont finalement dissous
par le grand émir Ibn Râ’iq en 936 : leur disparition marque fin de l’armée construite par
Mu‘tadid et l’effondrement final du pouvoir militaire abbasside.
-les supplétifs : des soldats recrutés par des « contractuels » militaires et
payés par eux, souvent avec l’argent des impôts de leur province. L’allégeance de ces
groupes aux Abbassides est variable. Le plus importants de ces contractuels est la dynastie
des Hamdânides, dont les troupes sont surtout des Arabes recrutés dans la Jazira
(Mésopotamie) ; et les Sâjides qui recrutent surtout dans les régions montagneuses
d’Arménie et d’Azerbaïdjan.
• le problème du paiement
Plus de 80% des dépenses enregistrées de l’État sont consacrés au maintien de
l’armée. Les soldats sont payés en numéraire sous la forme de salaires qui les placent dans les
strates supérieures de la société abbasside. Les troupes sont payées sur une base
« mensuelle ».
Pendant les premiers siècles de l’Islam, les armées califales sont principalement payées à
travers des salaires versés en espèces. Les concessions de terres (iqta‘) ou le droit de collecter
directement les impôts auprès des payeurs sont peu pratiqués. Le système est relativement
décentralisé : la collection des impôts et le paiement des soldats ont lieu au niveau provincial.
L’armée dépend directement de l’État pour sa subsistance, ce qui fait que les militaires font
régulièrement pression sur l’appareil étatique pour assurer que leurs soldes soient versées.
Ceci permet à l’armée d’exercer une influence très importante à la cour, à travers le lobbying
de ses commandants en chef. Ex : l’eunuque Mu’nis, sous al-Muqtadir, dont le souci principal
est de maintenir les revenus réguliers pour les troupes, et qui agite la menace de mutinerie
dans l’armée si celle-ci n’est pas payée. Les problèmes financiers et les grondements de
l’armée sont la principale raison de révocation des vizirs, qui sont ainsi tentés d’acquérir coûte
que coûte le soutien de l’armée.
Se sont les troubles nés des difficultés de payer l’armée abbasside qui
provoquent l’arrivée des Bouyides dans le califat.
3.1.2
LES ARMEES
BOUYIDES ET SELJOUKIDES ET LES RAPPORTS AUX
ABBASSIDES
Dans un contexte d’affrontements permanents entre pouvoirs voisins et de dissidence
de groupes difficiles à contrôler, la question de l’armée devint de plus en plus cruciale. Le
pouvoir des émirs bouyides repose sur l’armée et leur arrivée dans le califat abbasside
consacre l’arrivée puis la domination de nouvelles troupes au service des Abbassides (
Daylamites et Turcs) et la généralisation d’un nouveau système de financement (iqta‘).
L’entretien d’une armée permanente, s’il était nécessaire pour pouvoir mener une politique
indépendante, pesait lourdement sur les revenus de l’État, et la question de la rémunération
des soldats et des chefs militaires resta centrale au cours de la période. La solution choisie par
les Bouyides fut l’octroi généralisé de concessions fiscales, iqtâ‘, c’est-à-dire pour faire
simple la délégation à des individus ou des groupes du droit de prélever les taxes sur des
territoires de plus en plus nombreux (alors qu’à l’origine ce système mais en plus limité ne
s’exerçait que sur de territoires abandonnés par leur propriétaire au moment des conquêtes), il
fallu aussi l’étendre sur des territoires dits de kharâj, c’est à-dire finalement là où l’essentiel
des recettes de l’État était prélevé. En général était associé à ces iqtâ‘ certaines prérogatives
administratives, et tout ceci bien sûr sans véritable contrepartie fiscale. Cela eut d’importantes
répercussions à la fois sur le contrôle du territoire et sur la capacité du califat à avoir des
ressources puisque quasiment aucun impôt n’arrivait désormais jusqu’à Bagdad.
Les Seldjoukides comme les Bouyides avant eux étaient des chefs de guerre dont le
pouvoir reposait sur leur force militaire, qui seule permit la conquête des immenses territoires
qui passèrent sous leur domination au cours du XIe siècle. On constate cependant une
évolution dans la composition des troupes que commandaient les Seldjoukides. Lorsque ces
derniers firent irruption dans l’histoire islamique, au début du XIe siècle, ils servaient de forces
auxiliaires aux dynasties de l’Iran oriental : les derniers souverains sāmānides, puis les
Ghaznévides, contre qui ils se retournèrent. Les chefs seldjoukides étaient alors à la tête de
troupes d’hommes libres, des Turkmènes issus des clans Oghuz. Ceux-ci, comme les Mongols
après eux, se déplaçaient au gré de leurs conquêtes militaires, accompagnés de leurs familles,
montures et troupeaux. Ils étaient donc en quête permanente de pâturages, ce qui constitua à
plusieurs reprises une limitation de leur expansion territoriale, car ils ne pouvaient résider trop
longtemps dans les régions insuffisamment fertiles pour nourrir leurs troupeaux.
Ces troupes d’hommes libres étaient dirigées par des chefs militaires (émirs) que les sultans
prirent l’habitude de rémunérer par l’octroi d’ iqtā‘, à l’époque concession des revenus
fiscaux d’un territoire donné, en échange du service rendu. En conséquence, les revenus de
l’État seldjoukide étaient d’autant diminués. Tous les émirs n’étaient cependant pas
rémunérés par iqṭā‘.
Pour diminuer le coût de l’armée, les Seldjoukides eurent recours à l’achat d’esclaves
militaires (ghulām) qui constituèrent bientôt une grande part de leurs armées. Ils en
affranchissaient certains, tandis que d’autres conservaient leur statut servile. Il est difficile
d’évaluer le nombre d’hommes composant les troupes seldjoukides, mais l’historien persan
Rāwandī donne le chiffre de 46 000 cavaliers. La force militaire seldjoukide, en effet, reposait
sur la maîtrise de l’arc, répandue parmi les peuples de la steppe, autant que sur l’habileté
équestre des Turkmènes et des esclaves militaires turcs qui s’étaient ajoutés à leurs troupes.
Nizām al-mulk, dans son Traité de gouvernement, conseillait d’entretenir une armée aux
composantes ethniques variées, incluant soldats et émirs khurasaniens, daylamites, géorgiens,
kurdes, grecs et arabes. Une garde de mille fantassins devait être attachée à la protection du
souverain, et trois mille autres devaient être mis au service des grands émirs. Il proposait aussi
d’instruire dans le métier des armes, à la cour, les Turkmènes qui se montreraient turbulents,
afin de les attacher à la dynastie régnante et d’éviter toute dissidence. Nizām al-Mulk insistait
enfin sur l’importance de la discipline au sein des troupes, mais aussi sur la nécessité de payer
régulièrement les soldes dues aux combattants, afin d’éviter les troubles.
- L’armée du calife sous les Seldjoukides
Avec la domination bouyide, les califes abbassides avaient dû renoncer à entretenir et diriger
une armée qui soit dévolue à leur service. Le fait que le calife abbasside n’avait pas le droit de
recruter ou de mener une armée était stipulé dans le contrat (‘ahd) liant théoriquement califes
et sultans. Le calife devait demander assistance militaire au sultan en cas de besoin, ce qui en
retour autorisait ce dernier à exiger de grosses sommes d’argent en arguant du coût de
l’entretien de ses troupes. Ce point servit aussi de justification théorique aux sultans
seldjoukides pour mettre la main sur les revenus fiscaux de l’Irak, dont une part croissante
furent octroyés, sous forme d’iqṭā‘, aux dignitaires civils et militaires seldjoukides. Durant de
longues décennies les califes abbassides se virent dépossédés de toute armée, et durent s’en
remettre aux sultans pour mener les expéditions militaires nécessaires pour faire face à un
certain nombre de menaces extérieures.
Celles-ci étaient dues à une multitude de facteurs : dissidence de pouvoirs locaux
comme les Mazyadites d’al-illa, chiites, turbulence des Banū Khafāja, Arabes bédouins de
la région de Kufa, mais aussi instabilité du système seldjoukide, traversé par de fréquentes
querelles de succession au cours desquelles les prétendants au sultanat n’hésitaient pas à
recourir à la force pour obtenir l’investiture califale. En 1156-57, les troupes du seldjoukide
Muammad Shāh b. Mamūd, neveu du sultan Mas‘ūd récemment décédé, assiégèrent
longuement Bagdad suite au refus califal de faire mentionner son nom dans la khuṭba.
La première moitié du XIIe siècle vit néanmoins la reconstitution progressive d’une
armée entretenue et dirigée par les califes. Dans une première étape, l’Abbasside eut recours à
l’aide d’armées alliées pour combattre ses ennemis, principalement les souverains chiites d’alilla, en la personne de Dubays ibn Mazyad. La première expédition eut lieu en 1123, sous le
règne d’al-Mustarshid (1118-1135) ; le calife, qui ne disposait pas de véritable armée, dut
recourir au service d’un puissant émir allié, Āqsunqur al-Bursuqī. D’autres expéditions,
dirigées contre les Mazyadites ou contre des Seldjoukides, eurent lieu en 1127, 1131 et 1133.
Mais la véritable reconstitution d’une armée au service des califes se manifesta en 1152, après
la mort du sultan Mas‘ūd, lorsque le calife al-Muqtafī (r. 1136-1160) rassembla des troupes
pour marcher contre l’ancien shina seldjoukide de Bagdad, Mas‘ūd al-Bilālī, qui menaçait de
se révolter contre les Abbassides après avoir été chassé de Bagdad par le calife. L’armée
rassemblée par le calife, forte de 3 000 cavaliers commandés par des émirs de confiance,
parvint deux ans plus tard à prendre Takrit, où l’ancien shina s’était réfugié. À cette date, on
peut considérer qu’une véritable armée professionnelle et permanente avait été reconstituée au
service des Abbassides. Les califes se trouvaient à nouveau en mesure de mener leur propre
politique régionale, après près de deux siècles pendant lesquels ils avaient été privés du
pouvoir militaire. Le recouvrement de l’autorité califale sur l’Irak se traduisit par la
nomination d’émirs au service du calife sur les régions qui étaient autrefois contrôlées par ces
chefs de guerre
La renaissance d’une armée abbasside s’accompagna de l’émergence d’élites militaires
au service du calife, et de la montée en puissance des émirs dans la vie bagdadienne. Ces
émirs étaient, presque tous, des mamelouks (à savoir des esclaves, la plupart du temps
affranchis), promus à la fonction d’émirs par le calife et rémunérés par l’obtention d’un iqtā‘.
Une grande proportion d’entre eux était d’origine turque. Quelques émirs d’origine non
servile sont également connus.
À dater du milieu du XIIe siècle, les émirs du calife prirent une importance croissante
dans l’appareil politique abbasside, au point de pouvoir peser sur la nomination d’un nouveau
calife et de concurrencer l’influence des élites civiles au sein de la cour califale. L’un des
émirs les plus puissants de la période, Qutb al-dîn Qaymāz, était un mamelouk du calife
al-Mustanjid (r. 1160-1170), qui le nomma émir dès qu’il accéda au califat. Qaymāz fut
bientôt à la tête d’une fortune colossale. Qaymāz (m. 1175) obtint un poids politique encore
plus prononcé sous le règne du calife al-Mustadhī (r. 1170-1180) qu’il avait contribué à faire
parvenir au pouvoir. De son vivant, il allia la puissance militaire, l’influence politique à la
réussite matérielle la plus flagrante, témoignant du pouvoir pris par les nouvelles élites
militaires au service des Abbassides.
3.1.3 LES ARMEES ZENGUIDES ET AYYOUBIDES
Les hommes qui composaient les armées étaient ethniquement hétérogènes (Turcs et
Kurdes en grande majorité) et avaient des statuts variés (libres ou esclaves). À l’époque
zenguide, la cavalerie et les émirs étaient encore en grande partie des hommes de naissance
libre (turcomans et kurdes essentiellement), mais les troupes comprenaient aussi des esclaves
(mamelouks turcs le plus souvent mais aussi quelques Africains, Arméniens ou Byzantins).
Sous le règne de Nûr al-Dîn de grandes familles d’émirs se constituèrent. Parmi les Turcs,
les Yâruqiyya occupèrent une place importante. Ils tiraient leur nom d’un émir turcoman 2 du
nom de Yârûq ibn Arslân (m. 1168) et fondèrent au sud-ouest d’Alep, à l’extérieur des
remparts, le quartier d’al-Yârûqiyya. Leur importance militaire ne fit que croître et après la
mort de Nûr al-Dîn, ils possédèrent d’importantes forteresses au nord d’Alep.
2
On désignait à cette époque par Turcomans les Turcs, venus en Syrie vers la fin du XI e
siècle, dans le sillage des Seljoukides, qui avaient gardé un mode de vie semi-nomade.
Plusieurs autres grandes familles d’émirs turcs d’origine libre (Banû l-Muqaddam, Banû lDâya, Banû Khumartigin …) furent au service de Nûr al-Dîn avant de jouer un rôle très
important à l’époque ayyoubide.
Parmi les Kurdes, on peut retenir les familles Hakkârî et Hadhbânî. C’est à cette dernière tribu
kurde que se rattachait la famille de Saladin.
L’organisation de l’armée reposait là encore sur le système de l’iqtâ‘. En échange de son
service militaire, il recevait le droit de prélever l’impôt (foncier essentiellement mais aussi
diverses taxes commerciales). Les iqtâ‘ étaient distribués par le prince qui pouvait ainsi
rétribuer un service, honorer un personnage, l’échanger contre la remise d’une place-forte
(Ayyûb, le père de Saladin, céda Baalbek au prince bouride en échange d’un iqtâ‘ dans les
environs de Damas). À partir du règne de Nûr al-Dîn, l’iqtâ‘ eut tendance à devenir héréditaire.
Vers la fin du XIIe siècle, se répandit l’obligation pour le détenteur d’un iqtâ‘ de fournir, outre
son propre service militaire, un contingent d’hommes armés. De puissantes familles émirales
se constituèrent ainsi avec des pouvoirs sur leur iqtâ‘ non plus seulement fiscaux mais aussi
gouvernementaux.
Des émirs, on attendait surtout qu’ils aient l’expérience de la guerre et la capacité à se
faire obéir de leurs troupes. Ainsi par exemple, Saladin, dans le choix de ses émirs accordait
plus d’importance aux qualités d’autorité, de courage et d’endurance qu’à des critères
ethniques, dynastiques ou familiaux. D’où sa politique pragmatique de main tendue aux émirs
les plus expérimentés ayant servi les dynasties précédentes. Plus encore que les oulémas, les
émirs furent généreusement récompensés par Saladin qui leur distribua en iqtâ‘ une très grande
partie des terres confisquées à ses adversaires ou reprises aux Francs. Ces puissantes familles
émirales, dans l’ensemble, restèrent fidèles à leur souverain mais posèrent ensuite d’importants
problèmes à ses successeurs. En cas de conflit, les souverains comme les émirs pouvaient
renforcer leurs troupes régulières en faisant appel à des bédouins arabes ou turcomans.
Exemple : quand Shirkûh prépara sa troisième expédition en Égypte, Nûr al-Dîn mit
sous ses ordres 2000 hommes prélevés sur ses troupes régulières et lui alloua une somme de
200 000 dinars ainsi que des armes et des bêtes. Shirkûh aligna de son côté les 500 mamelouks
et soldats kurdes que comptait son régiment et avec l’argent remis par Nûr al-Dîn, il recruta
6000 cavaliers turcomans supplémentaires. Ces unités d’auxiliaires étaient le plus souvent
composées de nomades ou semi-nomades appartenant à des tribus arabes ou turques,
difficilement contrôlables, souvent rebelles à l’autorité centrale et assez mal vus des
populations car peu fiables et prompts au pillage.
Politique de Saladin à l’égard des bédouins arabes : C’est en partie pour protéger les
caravanes de leurs pillages (et des attaques des Francs) sur la route du Sinaï que Saladin fit
construire les deux forteresses de Sadr et Ayla. Il réduisit également leur nombre dans l’armée
égyptienne et généralisa le système de l’iqtâ‘ pour les rémunérer. En faisant évoluer le statut
des terres, contrôlées de longue date par les bédouins et considérées par eux comme leurs
propriétés, vers un système de concession tel que l’iqtâ‘, Saladin réaffirmait le contrôle de
l’Etat sur ces terres et se réservait ainsi le droit de les confisquer. Parfois sa politique se fit plus
radicale encore : en 1181, il fit ainsi déporter des tribus bédouines du nord Sinaï et du delta
oriental du Nil vers la partie occidentale du delta afin de les empêcher de fournir des guides au
Francs pour leur traversée du désert.
Mais il pratiqua également avec les tribus une politique de collaboration utilisant
certaines d’entre elles pour assurer la sécurité le long des routes (dans le Sinaï et le long de la
route littorale qui reliait l’Egypte à la Syrie), empruntées par de nombreux marchands et
pèlerins. Saladin inaugura ainsi une politique qui se généralisa à l’ensemble de la région, plus
tard sous le règne de Baybars (1260-1277), en particulier, lorsque celui-ci restaura la poste aux
chevaux (barîd) et voulut assurer sa sécurité. Enfin et surtout, Saladin utilisa les bédouins pour
mener des raids éclairs contre les Francs, un domaine dans lequel ils excellaient.
Saladin fut donc le premier souverain de cette région à conduire une réelle politique de
mise sous tutelle des bédouins, plus tard reprise et développée par les sultans mamelouks.
Toutefois, le contrôle qu’il exerça sur eux ne fut jamais total. Dans l’ensemble, ils acceptèrent
mal la généralisation du système de l’iqtâ‘, la domination de l’élément kurde ou turc, et dès
les premiers signes de faiblesse du pouvoir, ils s’arrangeaient pour retrouver un grande part
d’autonomie.
3.2 L’ARMEE FATIMIDE
3.2.1 La composition de l’armée à l’arrivée en Égypte et la réforme d’al‘Aziz
- Domination berbère
L’armée fatimide des origines, c’est-à-dire lorsqu’ils sont au Maghreb est
essentiellement composés de Berbères. Ils sont désignés soient nommément (Kutama,
Masmuda = noms de tribus), soit inclus dans groupe des Maghâriba (« ceux qui viennent de
l’Occident » : ibid., p. 138). A noter, les Masmuda, bien que les informations soient moins
nombreuses sur eux que sur les Kutama, ont donné leur nom à un des quartiers (hârât) de la
cité palatine du Caire (Nasir Khusraw, p. 144).
Les Kutama en particulier jouent un rôle important encore en Egypte et au sein des
troupes envoyées pour conquérir la Syrie.
Sont aussi mentionnés comme provenant d’Ifrîqiya, outre les tribus berbères
susmentionnées, des Rûms (= Romains, mais le terme désigne par extension des chrétiens,
souvent dépendants de l’empire byzantin d’ailleurs), mais peu de détails à leur sujet
(originaires de Sicile ?) et des saqâliba (slaves ?), dont la définition a fait couler tant d’encre
et qui étaient nombreux en Ifrîqiya. Ils jouent un rôle important dans les premiers temps de
l’Ifrîqiya fatimide (Jawdhar est un saqalib). Ils sont souvent nommés à la tête des forces
militaires terrestres et navales fatimides durant la période maghrébine des Fatimides. Ils sont
évoqués très ponctuellement comme groupes dans l’armée fatimide pendant la période
égyptienne mais sans détail.
Les ‘abid (esclaves noirs) sont cités dès l’Ifrîqiya et ponctuellement ensuite. Véritable
développement a lieu sous al-Hâkim qui en achète un grand nombre et qui les émancipe, en en
faisant ses clients. Ils sont intégrés en masse dans l’armée, non sans répercussions et tensions
(notamment avec les Turcs en 1020 à Fustat). Lors de la crise que traverse l’Egypte au XIe
siècle, fréquents mouvements des troupes noires suggèrent qu’ils sont plus mal traités socioéconomiquement. Nasir-i Khusraw cite 30 000 ‘abid et 30 000 Zanj de l’Afrique de l’Est.
- La réforme d’al-‘Aziz
Les confrontations des troupes fatimides avec les troupes byzantines et Abbassides au
Bilad al-Shâm dans les années 970 décident le calife al-‘Aziz d’incorporer à l’armée de
nouvelles troupes dont la force repose sur des archers montés à cheval.
Les Turcs apparaissent ainsi après 978 et la victoire d’al-‘Azîz en Syrie sur Alptakîn.
Ce dernier, d’origine turque et servile qui menait au combat un grand nombre de cavaliers
turcs se voit offrir le patronage du calife fatimide et facilite l’intégration d’éléments orientaux
dans l’armée fatimide. Il s’agit de libres qui s’établissent dans un quartier de Fustat. D’autres
groupes passent parfois aux Fatimides : ainsi de Daylamites, de soldats ayant abandonné
l’armée hamdanide, etc. L’armée fatimide est un pôle d’attraction pour des militaires
professionnels. Les esclaves militaires turcs (ghilmân-s) sont aussi développés par al-‘Azîz et
son vizir Ibn Killis. Cela est poursuivi ensuite.
Les réformes militaires de la première moitié du XI e siècle provoquèrent un
changement profond dans la structure de l’armée fatimide. Elle perdit progressivement son
caractère tribal pour devenir une armée multiethnique sur le modèle abbasside. Une telle
évolution n’était pas sans poser de problèmes à la dynastie. La stabilité du régime était donc
précaire car elle dépendait de l’équilibre entre les différents corps de troupes.
D’une manière très générale, l’armée fatimide se divisait en trois grandes catégories.
-Les Orientaux (mashâriqa) qui provenaient de territoires à l’est de l’Égypte,
-les Occidentaux (maghâriba), essentiellement originaires d’Afrique du nord,
- les Soudanais ou les Noirs (aswad) qui venaient de territoires au sud de l’Égypte.
Les évolutions des politiques de recrutement menées en direction de ces trois grands
groupes reflètent plusieurs préoccupations de la part de l’État fatimide.
-Il s’agissait d’une part de prendre en considération les besoins militaires de la
dynastie et des spécificités de combattants des hommes recrutés.
-Le recrutement put également varier en fonction de la situation politique égyptienne
et du rapport que chacun d’entre eux entretenait avec le régime.
-Enfin, la disponibilité de ces soldats dans les zones de recrutement joua également sur
leur enrôlement.
On note ainsi que durant toute la première moitié du XIe siècle, la dynastie recruta
avant tout des Mashâriqa, principalement des Turcs et des Daylamîs. Cette politique
s’explique par les qualités de cavaliers et d’archers de ces troupes qui étaient alors
particulièrement recherchées par les Fatimides pour lutter contre les Byzantins. Le pouvoir
égyptien souhaita également de plus en plus limiter l’influence des Maghâriba qui avaient
toujours constitué la force militaire principale de la dynastie. Enfin, les rapports avec les
Zirides se dégradant, les Fatimides durent se tourner vers d’autres zones de recrutement.
Si al-Mustansir favorisa plutôt les troupes turques, sa mère encouragea le recrutement
de troupes noires serviles qui, vers 1060, et selon certaines sources, purent atteindre environ
50 000 hommes, chiffre évidemment surestimé. De telles pratiques ne pouvaient qu’entraîner
une compétition entre les deux groupes.
D’un point de vue militaire, les Turcs bénéficiaient d’un plus grand prestige car audelà de leur statut de libres, ils servaient essentiellement dans la cavalerie, notamment comme
archers à cheval. Ils occupaient ainsi une fonction plus prestigieuse et percevaient donc un
meilleur salaire que les troupes noires généralement utilisées dans l’infanterie. Vers 1060, les
troupes noires résidaient principalement à l’intérieur de quartiers spéciaux de la capitale, mais
également dans les campagnes comme le rapporte al-Maqrîzî. Quelques documents suggèrent
que certains régiments noirs développèrent une cavalerie qui put concurrencer le prestige de la
cavalerie turque. Malgré tout, en raison de leur statut et de leur origine, ces troupes noires
étaient sans doute les plus difficiles à intégrer dans la société égyptienne.
Les Turcs, plus influents auprès du calife obtinrent de substantielles augmentations de
salaires. Les dépenses générales mensuelles pour les troupes turques passèrent de 280 000 à
400 000 dinars tandis que le trésor de l’État diminuait et que la situation financière des ‘abîd
al-shirâ’ se dégradait. Toutes les conditions étaient réunies pour que cela dégénère alors
même que le pouvoir central se révélait incapable de trouver de nouvelles ressources.
La guerre civile qui affecta l’Égypte entre 1065 et 1074 est largement due aux rivalités
entre ces troupes noires devenues de plus en plus nombreuses et instrumentalisées par la mère
du calife et les troupes turques. Si les Turcs, commandés par Nâsir al-Dawla b. Hamdân
prirent le dessus au Caire et dans sa proche région ou dans certaines cités littorales de la
façade méditerranéenne de l’Égypte, en Haute-Égypte et dans les campagnes, les Noirs
restèrent en position de force. La situation ne pouvait s’apaiser sans qu’un autre groupe
ethnique plus puissant n’apparaisse.
3.2.2 LES EVOLUTIONS ANTERIEURES A 1074 : LA FORCE ARMENIENNE
- La réforme de Badr al-Jamâlî
L’arrivée de Badr au pouvoir en 1074 ramena non seulement le calme mais elle
contribua à réformer durablement le visage de l’armée fatimide. Conformément au marché
conclu avec al-Mustansir, Badr débarqua à Damiette en provenance d’Acre avec sa propre
armée montée sur 100 navires. Si le chiffre est à considérer avec précaution, il signifie sans
doute que Badr arriva avec de très nombreux soldats. Il ne pouvait de toute façon en être
autrement pour mater à la fois les Noirs et les Turcs bien décidés à ne pas se laisser faire.
Badr débarqua donc avec une armée dont les sources disent sans plus de précisions qu’elle se
composait en grande partie d’Arméniens comme lui.
Vers 1087, les textes indiquent que près de 10 000 familles arméniennes, soit environ
30 000 personnes, résidaient désormais en Égypte. La présence de cette force posait
néanmoins quelques problèmes car si Badr était converti à l’islam, nombreux parmi ces
soldats et parmi les Arméniens qui arrivèrent en Égypte après sa prise du pouvoir restèrent
chrétiens et Badr leur attribua d’abord une église avant que d’en faire construire plusieurs. Il
semble que le vizirat d’al-Afdal constitua la période durant laquelle la proportion
d’Arméniens dans l’armée fatimide régulière fut la plus importante. La documentation laisse
penser que si les troupes régulières stationnées au Caire et dans ses environs comptaient alors
entre 10 000 et 15 0000 hommes, les troupes arméniennes totalisaient quant à elles environ
7000 soldats. Ces hommes servaient principalement dans le régiment dit de la Juyûshiyya
fondé par Badr al-Jamâlî et qui, au moins à l’origine, regroupait sans doute les meilleures
troupes et les plus fidèles. Après la mort d’al-Afdal, il semble que la position des Arméniens
s’affaiblit avant que de connaître un nouvel essor.
En effet, vers 1134, l’Arménien Bahrâm devint vizir en ayant le soutien d’une force
arménienne chrétienne de près de 2000 hommes qui étaient arrivés en Égypte peu de temps
auparavant. Cette présence de soldats chrétiens, qui avaient d’ailleurs pour certains combattu
avec les croisés avant de fuir. Cela provoqua d’ailleurs un soulèvement d’une partie de la
troupe musulmane. Un concurrent de Bahrâm au poste de vizir, un certain Ridwân alWalakhshî excita ses hommes au nom du jihad et parvint à prendre la place du vizir arménien
qui obtint un sauf-conduit pour ses hommes qui furent autorisés à rembarquer pour la Cilicie.
La force des troupes arméniennes reposait sur leurs qualités à la fois de cavaliers, d’archers et
de fantassins. Ils étaient considérés comme de très bons archers à cheval et vers 1122 pas
moins de 400 archers arméniens (quwwâs armânî) furent par exemple envoyés au Yémen
pour assister les Sulayhides [Abû Salih, 1895. Canard, 1955. Dadoyan, 1991].
Lors de cette même expédition, quelques 700 fantassins noirs (aswad) accompagnaient
les archers. Les troupes noires ne furent donc pas totalement éliminées de l’armée fatimide
après 1073, même s’il est difficile d’avoir une idée précise de leur organisation. Ces hommes
combattaient essentiellement armés de lances et de boucliers. C’est d’ailleurs une lance
envoyée par un soldat noir qui blessa le roi Baudouin. Toutefois, Albert d’Aix fait allusion à
des cavaliers noirs opposés aux Francs. Les troupes noires servaient principalement dans le
régiment dit de la Rayhaniyya qui était aussi le nom d’un quartier du Caire mais il n’est pas
impossible qu’au XIIe siècle, ainsi que quelques textes le suggèrent, certains d’entre eux aient
incorporé la Juyûshiyya. Maqrîzî, évoquant les événements survenus au Caire en 1171,
signale en outre que des soldats noirs servaient dans « d’autres régiments noirs » sur lesquels
nous ne savons rien. Une grande partie de ces soldats étaient des esclaves achetés très jeunes,
certains étaient néanmoins libres. C’est en tout cas ce que suggèrent quelques textes qui font
allusion à des esclaves noirs (‘abîd al-shirâ’) et à des Zanj. Ce dernier vocable est d’origine
persane. Il sert généralement à désigner les Africains de l’est. Il est possible que la distinction
entre les deux termes, surtout lorsqu’elle survient dans une même phrase, soit un moyen de
différencier entre les troupes noires serviles et les libres. On sait en effet que de très
nombreuses tribus nomades noires vivaient au sud de l’Égypte, sur les rives de la mer Rouge.
Il se peut donc tout à fait que ces hommes aient été enrôlés dans l’armée égyptienne. De fait,
si les troupes noires jouèrent un rôle moins important pour la dynastie au XII e siècle, il restait
encore quelques régiments de troupes noires lorsque Saladin s’imposa à la tête de l’Égypte
fatimide en 1168.
Les Turcs et les Berbères étaient les autres grands perdants de la montée en puissance
des Arméniens. Malgré leur affaiblissement, qui fut incontestable tant au sein de l’armée que
dans la société et dans la vie politique, des troupes turques composaient toujours l’armée
fatimide durant les croisades. Certains des plus fidèles soutiens de Badr al-Jamâlî étaient euxmêmes d’origine turque comme par exemple Nâsir al-Dawla al-Turkî, le gouverneur
d’Alexandrie. Leur statut variait car certains étaient considérés comme des ghilmân, c'est-àdire des mamlouks, donc des esclaves. Badr entretenait ainsi un régiment de près de 700
ghilmân, parmi lesquels de nombreux Turcs, qui servirent également en partie dans la
Juyûshiyya. D’autres étaient de condition libre. En 1098, après avoir très temporairement
récupéré le contrôle sur Jérusalem, al-Afdal incorpora dans son armée toute la garnison turque
de la ville. Il recruta aussi des mercenaires et au XII e siècle, leur poids au sein de l’armée
fatimide se renforça même s’ils ne purent jamais retrouver le rôle qui avait été le leur avant
1073. Ainsi, dans les années 1130, un régiment de l’armée égyptienne s’appelait le régiment
des « Turcs étrangers » (al-ghuzz al-ghurabâ’). Dans tous les cas, dans les années 1140, une
unité de 800 Turcs stationnait à la « Porte des Victoires » (bâb al-Futûh) au Caire et en 1153,
lors d’affrontements ethniques, quelques 300 cavaliers turcs furent impliqués dans les heurts.
Il est toutefois difficile de dire quelle proportion de ces hommes était des mercenaires dont les
textes montrent qu’ils furent régulièrement utilisés dans l’armée fatimide durant les croisades.
Quant aux Berbères, premiers soutiens militaires de la dynastie, ils virent aussi leur
rôle diminuer après 1073. Au début du XIIe siècle, on ne trouve plus de régiment régulier de
Berbères. Se sont essentiellement des forces auxiliaires, principalement des bédouins de la
tribu des Lawata originaires du désert libyen, qui sont mentionnées. D’autres troupes de
bédouins, mais Arabes, purent également servir dans l’armée fatimide. Ils apparaissent surtout
dans les régiments auxiliaires mobilisés par le pouvoir central lors de certaines expéditions
contre les Francs. Usâma b. Munqidh, qui combattit lui-même dans l’armée fatimide,
mentionne par exemple les tribus dites des Darma, Zurayq, Judhâm, Sinbis, Talha et Ja‘far. Il
est difficile de préciser leur organisation et leur nombre mais dans les toutes premières années
au pouvoir de Saladin, quelques 7000 hommes de la tribus de Judhâm reçurent un salaire. Les
récits relatant les revues de la troupe par les califes signalent également la présence de
régiments de Daylamites, de Kurdes à propos desquels nous ne savons quasiment rien.
- La réforme d’al-Afdal
Les défaites de l’armée fatimide lors des premières rencontres qui l’opposèrent aux troupes
franques, notamment la bataille d’Ascalon (12/08/1099), obligèrent al-Afdal à réformer
l’armée égyptienne. D’après Ibn al-Tuwayr, qui ne précise pas la date, al-Afdal réactiva une
institution qui existait avant la guerre civile mais qui ne concernait alors que les esclaves.
Sans doute vers 1106-1107, le vizir créa sept baraquements (hujra), qui donnèrent leur nom à
ce nouveau corps de troupes : la hujariyya. Ces baraquements étaient réservés à des
adolescents et des jeunes garçons qui restaient avec leurs instructeurs et des serviteurs. Ces
jeunes étaient les fils d’officiers et de soldats fatimides. Ils étaient donc libres et recevaient
une double formation de cavaliers et d’archers afin d’en faire une force d’élite qui manquait
cruellement dans l’armée fatimide depuis l’élimination par Badr d’une grande partie des
troupes turques. En outre, ce régiment était toujours prêt à combattre et donc mobilisable très
rapidement contrairement aux autres régiments qui perdaient de nombreuses journées voire
semaines à se rassembler une fois l’ordre de mobilisation lancé. Les sources divergent quant
aux effectifs que comptait ce régiment spécial qui aurait totalisé entre 3000 et 5000 hommes
répartis en deux grands groupes, la grande hujariyya et la petite hujariyya, sur lesquelles on
ne sait rien de plus. Dans tous les cas, ce changement de fonctionnement permettait de limiter
le poids des forces serviles et donc le coût que cela représentait pour les finances de l’État.
Cette refondation visait également deux autres objectifs qui n’étaient pas purement liés au
besoin de l’armée égyptienne. Il s’agissait d’une part de tenter de dépasser la traditionnelle
fracture ethnique en recrutant des fils de soldats de tous les régiments. Cela permettait
théoriquement une sorte de mixité ethnique. En créant ce nouveau régiment d’élite sur lequel
il avait la haute main, al-Afdal souhaitait également limiter le pouvoir des corps dits des
« maîtres » (ustadh) et des « jeunes du calife » (sibyân al-khass) qui composaient la garde
spéciale du calife et qui lui étaient particulièrement attachés.
Toutefois, cette réforme fut un échec car le système de formation était davantage adapté à
des esclaves qu’à des hommes libres. La formation était très longue et reposait sur une
discipline sévère et une promotion lente, autant d’éléments qui pouvaient être intégrés par des
enfants-soldats esclaves, coupés de leurs racines car leur survie dépendait de leur acceptation
du système. En outre, le temps de formation servait également à les islamiser et à leur
inculquer la notion de loyauté à un maître. Un tel système ne pouvait fonctionner avec des
enfants musulmans et libres qui maintenaient les liens avec leur famille. Les sources
témoignent également de l’existence d’autres corps de troupes sur lesquels les renseignements
manquent.
3.3 LES ARMEES RASSOULIDES ET MAMELOUKES
3.3.1 LES RASSOULIDES
Aucune recherche n’ayant été menée à ce sujet jusqu’à présent, on se contentera ici de
rappeler quelques données générales.
Durant l’âge des califats, les pouvoirs dominant les montagnes s’appuyèrent sur divers tribus
arabes (Hamdân pour les Sulayhides) et ce trait resta longtemps dominant dans le cas des
imams zaydites. Le pouvoir des Ziyâdides dans la Tihâma ne survécut en revanche que par
l’importation massive d’esclaves-soldats abyssins (‘abîd), dont des représentants finirent par
prendre le pouvoir durant près d’un siècle.
La conquête ayyoubide entraîna une rupture avec l’arrivée de troupes composées de cavaliers
turcs et kurdes, face auxquelles les forces locales ne pouvaient résister en bataille rangée. La
conquête du pays s’étala sur plusieurs années, elle ne fut même jamais achevée dans le nord
du Yémen, où les Ayyoubides eurent du mal à conserver Sanaa.
Les premiers Rassoulides mirent en place une armée composite : autour d’un noyau
composé de cavaliers turcs et kurdes, d’esclaves-soldats noirs (Zanj et Abyssins) et de
mamlouks (environ 2000 cavaliers selon Ibn Fadl Allâh al-‘Umarî dans la première moitié du
XIVe siècle) venaient s’ajouter des forces tribales en nombre indéfinissable.
3.3.2 LES MAMELOUKS : « UNE ARMEE DEVENUE L’ÉTAT » (J CL GARCIN)
- Constitution de l’Etat et constitution des armées
Trois composantes principales formaient l’armée du sultanat mamelouk : les mamlûks
sultaniens, les mamlûks des émirs et le corps des officiers libres (alqa), c’est-à-dire
composés de non-mamlûks. Le système de l’esclavage militaire était le fondement de l’armée
et de l’État mamelouks. La maison militaire (bayt) était l’unité de base de l’armée. À
l’imitation du sultan, les émirs mamelouks se constituaient également des maisons militaires
organisées sur le même modèle que celle du souverain, mais d’une taille moindre. La
constitution d’une maison militaire se faisait généralement lentement : il fallait acheter,
élever, convertir et former les esclaves-soldats avant de pouvoir compter sur eux.
C’est par l’importation continue et massive de mamlûks, d’esclaves-soldats, que le sultanat
mamelouk a bâti et renforcé sa supériorité militaire. Capturés encore enfants, les futurs
mamlûks étaient convoyés en Égypte et en Syrie. Après avoir été vendus comme esclaves, les
novices (kuttâbiyya), nécessairement non-musulmans étaient convertis à l’islam par leur
maître acquéreur. Ceux dont les qualités leur avaient valu d’attirer son attention au moment de
l’achat étaient élevés dans sa demeure et éduqués comme ses propres enfants, à ses côtés. Les
autres étaient encasernés, à la citadelle du Caire (pour les mamlûks du sultan), ou en ville
(pour les mamlûks des émirs). Tous recevaient une instruction religieuse dispensée par des
oulémas, ainsi que des rudiments de langue arabe.
Si cette phase de transformation de l’esclave en musulman était essentielle, le but
premier était toutefois de former des guerriers, et surtout des cavaliers d’élite : l’apprentissage
des arts de la guerre (funûn al-harb, parfois désignés par le terme générique de « furûsiyya »)
demeurait au cœur du système de l’esclavage militaire. Les mamlûks recevaient donc un
apprentissage complet, codifié dans des traités de furûsiyya, qui leur permettait de développer
des compétences allant de l’hippiatrie au maniement des armes. Au cours de cet entraînement
militaire intensif, dispensé dans les hippodromes (maydâns) bâtis à cette intention dans les
principales villes du sultanat, les mamlûks devenaient des guerriers complets : habiles
cavaliers et combattants hors-pair. Pour cela, ils multipliaient les exercices au tir à l’arc, à
l’épée, à la lance ou à la masse d’armes, et pratiquaient quotidiennement la lutte et des jeux
équestres comme le polo, ou la course.
Les mamlûks de la maison militaire du sultan constituaient l’épine dorsale de l’armée
du sultanat et, une fois affranchis et élevés au rang d’émir, ils devenaient la clé de voute du
pouvoir du sultan et du système politique. Pour D. Ayalon, les rapports de force au sein du
corps des mamlūk-s sultaniens sont l’élément principal permettant de comprendre l’évolution
de l’armée tout au long de l’histoire du sultanat et son déclin final. Pour lui, l’histoire
politique du sultanat mamelouk, c’est l’histoire des mamlûks sultaniens (al-mamâlîk lsultâniyya). Parmi ces derniers, on distinguait les mamlûks du sultan au pouvoir
(mushtarawât, ajlâb ou julbân) et ceux passés au service du sultan au pouvoir qui étaient
précédemment au service d’autres maîtres (mustakhdamûn). Ces derniers étaient également
divisés en deux catégories. D’une part, les mamlûks passés au service du sultan au pouvoir et
qui précédemment servaient un sultan et, d’autre part, les mamlûks passés au service du sultan
au pouvoir et qui précédemment servaient des émirs, et ce en raison de la mort ou de la
destitution de leur maître (sayfiyya).
Au sein de l’armée, la khâssakiyya, la garde rapprochée du sultan, était le corps le plus
prestigieux. Il regroupait généralement les mamlûks favoris du sultan, ceux qui n’étaient pas
élevés dans les casernes de la citadelle mais dans le palais avec ses propres enfants. À
l’intérieur du corps des mamlûks sultaniens, la khâssakiyya formait une élite qui jouissait ainsi
très tôt de son intimité et il naissait souvent entre eux une affection réelle et une confiance
renforcée bien sûr par des raisons d’intérêt. La khâssakiyya fournissait généralement, après
leur affranchissement, les émirs les plus haut gradés de l’armée.
L’affranchissement du mamlûk venait couronner l’apprentissage militaire. Il se faisait
généralement de façon collective, par promotion entière (duf‘a), et devait intervenir en
veillant scrupuleusement à ce que les règles de la loi musulmane soient respectées. Le
certificat d’affranchissement (‘itâqa) qui lui était octroyé lui conférait le statut légal d’homme
libre et la qualité de militaire non gradé. Par le service à un émir, ou mieux, en intégrant un
des corps d’officiers de la maison du sultan, les anciens mamlûks débutaient ainsi leur
nouvelle vie. La promotion à l’émirat et l’octroi d’une concession de revenus fiscaux leur
ouvraient les voies de l’ascension dans la hiérarchie militaire et, pour les plus aptes ou les plus
habiles, celle de la carrière politique.
L’armée mamelouke comptait trois rangs principaux d’émirs (par ordre croissant
d’importance : émir de 10, émir de tablakhânâh ou émir de 40, et enfin, émir de 100) qui
correspondaient au nombre théorique de mamlûk que le détenteur du grade devait armer,
entretenir et mettre à disposition du sultan au moment de partir à la guerre. On trouve dans les
sources des variantes de ces trois principaux grades : émir de 5, 20 ou 50. Un émir de 100
était en général également un commandant de 1000 (muqaddam alf), c’est-à-dire qu’il avait
sous ses ordres mille soldats. Au cours de la période d’esclavage, il existait entre le sultan et
les mamlûks une sorte de double lien : ils étaient au pouvoir aussi longtemps qu’il régnait et il
régnait seulement aussi longtemps que son pouvoir se reposait sur eux. Par ailleurs, le sultan
cherchait également à étayer sa suprématie en nommant ses propres compagnons d’esclavage
aux plus hautes fonctions de l’armée et de l’État.
Au regard de celui des mamlûks, guerriers d’élite du sultanat, le poids militaire et
politique des hommes libres apparaît bien plus anecdotique. La alqa, - un corps d’armée
certes prestigieux sous Saladin mais qui ne cessa de décliner à partir de l’avènement des
Mamelouks et notamment à partir du troisième règne d’al-Nâzir Muhammad (1310-1341) –,
accueillait principalement des cavaliers entrés libres dans le sultanat qui s’étaient placés au
service du sultan, les wâfidîs -qui étaient essentiellement mongols-, ainsi que fils de
Mamelouks, les mamlûks, qui, nés libres, étaient exclus de fait du système de l’esclavage
militaire et donc des plus hautes charges de l’armée et de l’État. Au XV e siècle, le terme
alqa fut même remplacé par celui d’awlâd al-nâs. Plusieurs éléments portèrent un coup fatal
à la alqa, qui, dans cette société militaire portant au plus haut le prestige du statut d’esclavesoldat, partait déjà avec un handicap structurel. À partir, du troisième règne d’al-Nâzir
Muhammad, le ralentissement de la migration vers l’ouest des peuples de la steppe
eurasienne, priva la alqa de son élément principal, les wâfidiyya, dont les vertus guerrières
étaient bien souvent comparables à celles des mamlûks et les compétences militaires
incomparablement supérieures à celles de populations autochtones. De plus, les réformes
cadastrales des dotations foncières (iqtâ‘ât) du début du XIVe siècle, privèrent les membres de
la alqa d’une grande partie de leurs revenus, entraînant a propagation d’une pratique de plus
en plus répandue parmi ses membres consistant à échanger leurs dotations foncières contre
l’octroi de sommes d’argent ou de compensations.
- La question ethnique dans l’armée mamelouke
Les origines ethniques des mamlûks étaient variées (turcs, circassiens, mongols, rûms,
arméniens plus rarement slaves, turcomans, ou francs, les Mamlûks). Deux groupes ethniques
prédominent toutefois, en tant que tels, et ont successivement dominés l’État et l’armée
mamelouke : les Turcs et les Circassiens ou Tcherkesses. Les premiers provenaient
essentiellement des steppes du Qipchaq et les seconds des montagnes du Caucase. Ils ont
donné leur nom aux deux grandes périodes de l’histoire : l’État des Turcs (1250-1382) et
l’État des Circassiens (1382-1517). L’identité turque des Mamelouks recouvre en fait une
diversité d’origine qui se traduit au sein du groupe par une hiérarchisation en fonction de
critères ethniques. Ainsi, à l’époque des sultans turcs, les Qipchaqs, les plus nombreux,
étaient au sommet de la hiérarchie ; en dessous se trouvaient les Mongols et les Circassiens,
puis toutes les autres origines ethniques. Tous d’ailleurs s’identifient aux Turcs par le langage,
les vêtements, les coutumes, les noms. L’avènement des Circassiens à la tête de l’État, si elle
les plaça au sommet de la hiérarchie militaire, ne remit pas en cause l’identité turque des
Mamelouks. Au contraire, comme leurs prédécesseurs les Mamelouks circassiens prirent des
noms turcs et adoptèrent la langue turque comme langue vernaculaire, contribuant à créer une
identité turque propre aux Mamelouks d’Égypte et de Syrie.
Les premiers mamlûks, ceux achetés par le dernier sultan ayyoubide d’Égypte al-Sâlih
Ayyûb, étaient majoritairement des Qipchaqs, c’est-à-dire des nomades, cavaliers aguerris et
fins archers, issus de tribus turcophones ayant établi leur apanage, depuis le XIe siècle, dans
les steppes au nord de la Mer Noire et de la Mer d’Aral, entre Volga et Oural. La conquête de
leurs territoires au cours des années 1230 par les descendants de Genghis Khân et leur
intégration à l’empire mongol des Ilkhâns, poussèrent nombre de ces Turcs sur les circuits
commerciaux de la traite des esclaves, et c’est dans ce vivier d’hommes qu’al-Sâlih Ayyûb
puisa massivement les esclaves-soldats nécessaires à la constitution de son régiment d’élite.
En moins de dix ans, cette garde prétorienne atteignit un milliers de mamlûks. Installée au
Caire dans une nouvelle forteresse, au bord du Nil (bahr, en arabe égyptien, d’où le nom
bahriyya, que prit ce régiment), prit le pouvoir, en 1250, à la faveur d’un coup d’État, en
assassinant le fils de leur défunt maître et en plaçant l’un des leurs sur le trône. À leur tour, le
sultan et les émirs mamelouks, cherchant à renforcer leur position au sein de l’armée,
importèrent massivement, à partir des mêmes filières, des Turcs du Qipchaq pour constituer
leurs maisons militaires. Ainsi, sur la base de l’esclavage militaire, l’armée devenant l’État, se
constitua l’élite politique du sultanat mamelouk et, à partir de 1260, la stabilisation politique
du régime mamelouk et l’organisation de l’État par le sultan Baybars entraînèrent une
demande toujours croissante en hommes.
Jusqu’à la deuxième moitié du XIVe siècle, la steppe du Qipchaq, dominée par le
Khânat de la Horde d’Or ayant fait sécession, dès 1262, du reste de l’empire ilkhânide
gouvernant l’Irak et l’Iran, fut le principal vivier d’approvisionnement en jeunes enfants,
garçons ou filles, destinés à devenir esclaves soldats ou domestiques. Capturés à l’occasion de
guerres internes ou sous la pression du pouvoir imposant aux populations le paiement de
tributs toujours plus lourds, la traite ne pouvait se faire sans une certaine collaboration des
autorités locales, tribales ou familiales. Une mauvaise année, un impôt supplémentaire ou tout
simplement l’attrait des sommes élevées payées pour les marchands pouvaient décider les
familles à vendre leurs enfants. Les guerres menées par les sultans mamelouks bien que
fournissant leurs lots de prisonniers adultes, ne garantissaient en rien un approvisionnement
ininterrompu en mamlûks.
Par ailleurs, dès les premiers temps du sultanat, et ce, jusque dans les années 1330,
régulièrement et de façon plus ou moins massive, des vagues d’hommes libres (wâfidî). Leurs
chefs étaient généralement intégrés au commandement de l’armée du sultanat mais rarement
dans des grades très élevés. L’attrait voire l’identification que ces Mongols pouvaient susciter
dans les rangs de la société militaire mamelouke, et les mariages que leur arrivée entraîna,
s’ils permirent d’intégrer des éléments de la culture mongole à la culture mamelouke en
gestation, contribuèrent à forger l’identité mamelouke sans pour autant remettre en cause
l’hégémonie des Turcs du Qipchaq. Lorsqu’à la fin du XIIIe siècle, dans le contexte d’une
crise frumentaire en Égypte, le sultan Kitbughâ, d’origine mongole, tenta de promouvoir ses
des Mongols, son favoritisme servit de prétexte à ses camarades d’esclavage pour décider de
son éviction du trône.
Seuls les Circassiens, introduits de manière massive par le sultan Qalâwûn à la fin du
e
XIII siècle et forts nombreux parmi les mamlûks burjiyya (de burj : tour), – en référence à la
tour de la citadelle du Caire dans laquelle ce nouveau régiment était cantonné –, furent en
mesure de concurrencer la suprématie des mamlûks turcs. Mais au-delà des seuls facteurs
internes au sultanat mamelouk, la montée en puissance des Circassiens, dans la seconde
moitié du XIVe siècle, apparaît surtout comme l’aboutissement de plusieurs processus
externes à l’espace syro-égyptien qui furent de nature à changer radicalement
l’approvisionnement en esclaves. Ainsi, l’islamisation des populations qipchaq et la
turcisation des élites de la Horde d’Or, signe de leur intégration culturelle, se sont avérées
décisives dans le tarissement du filon d’origine et son acheminement vers l’Égypte et la Syrie.
Progressivement, à la fin du XIVe siècle, les Qipchaqs furent donc remplacés par des
caucasiens (circassiens ou tcherkesses, et georgiens), achetés ou capturés.
L’avènement du sultan al-Zâhir Barqûq, en 1382, premier sultan circassien du sultanat,
marque symboliquement cette rupture dans la composition ethnique de l’élite mamelouke.
Désormais, et jusqu’à la fin du sultanat en 1517, ce sont les Circassiens, et eux seuls, qui vont
concourir dans la lutte pour le pouvoir. Mais cette montée en puissance des Circassiens en
tant que groupe au sein du sultanat fut très progressive. À la fin des années 1370, les mamlûks
d’origine circassienne, très peu nombreux, étaient disséminés dans les différentes maisons
militaires et ne portaient encore aucune identité collective susceptible de permettre une
quelconque revendication à exercer le pouvoir. Aucun des compagnons de Barqûq, comme lui
issus de la maison militaire de l’émir Yalbughâ al-Khâssâkî, général en chef de l’armée sous
le sultan al-Ashrâf Sha‘bân, n’était d’origine circassienne. Ce n’est qu’à partir de 1381 que les
Circassiens commencent à s’affirmer en tant que groupe d’une part sous les effets du
regroupement familial initié par Barqûq qui fit venir nombre de ses parents (hommes et
femmes) et clients, de son pays natal et surtout par les très nombreux mamlûks circassiens
qu’il acheta. Mais ce n’est qu’après le conflit (fitna) qui l’opposa aux émirs partisans du
rétablissement de la maison de Qalâwûn au pouvoir, et qui le contraignit à abdiquer en 1389,
qu’al-Zâhir Barqûq, après son retour sur le trône en 1390, relégua les Turcs et les Tatars (des
Mongols turcophones) et s’appliqua à faire la promotion massive des Circassiens au sein de
l’armée et de l’État. Après sa mort, et plus encore après l’exécution de son fils al-Nâsir Faraj,
en 1412, l’hégémonie des mamlûks de la maison de Barqûq était devenue incontestable. Pour
J. Loiseau, - qui s’oppose ici à la vision communément développée depuis les travaux de
D. Ayalon -, désormais et jusqu’à la fin du sultanat, ce n’est pas tant le manque d’esclaves
turcs sur le marché qui permet d’expliquer la prédominance des Circassiens au sein de
l’armée mamelouke mais plutôt un choix délibéré des sultans successifs, à partir de Barqûq, à
rechercher en priorité des esclaves issus de leur propre peuple (jins).
Le paiement des troupes se faisait selon le système classique de l’iqta‘ mai de taille
modeste afin d’éviter que les émirs nommés à la têtes de l’iqta‘ ne prennent trop de pouvoir et
n’entretiennent des troupes trop nombreuses. Un émir ne pouvait transmettre son iqṭā’ à ses
descendants. Les émirs qui, par suite de l’âge ou l’infirmité physique, n’étaient plus en
mesure de fournir le service lié à l’iqtā’ en perdait normalement le bénéfice.
M. Chapoutot-Remadi insiste sur la redistribution permanente qui caractérisait le système de
l’iqṭā’ à l’époque mamelouke - chaque changement de situation d’un émir entraînait le
passage d’un iqṭā’ à l’autre -, et les avantages que l’État retirait lui-même de cette mobilité.
Le sultan réservait généralement les concessions fiscales les plus rentables à ses partisans.
Conclusion
L’affaiblissement du pouvoir califal, forme la plus éminente du pouvoir central dans
l’islam médiéval ne fut pas un processus linéaire, homogène.
À Bagdad comme au Caire, certains califes furent des personnalités plus fortes et sous
leur règne les prérogatives califales furent parfois partiellement retrouvées, par exemple sous
al-Amir en Égypte ou al-Qâdir (r. 991-1031), al-Mustarshid (r. 1118-1135) et al-Nâsir
(r. 1180-1225).
S’il y a un indéniable déclin de tous les pouvoirs centraux de l’islam entre le Xe s et le
XVe, largement dû on l’a vu à la difficulté à payer la troupe, tous les pouvoirs locaux, aussi
indépendants soient-ils ont dû, pour être reconnu et dans un sens respecté de leur population,
obtenir l’accord des califes. Aucun des émirs ou des sultans ne pouvaient se passer de la
source de légitimité que constituaient les califats.
Les califes, même privé de tous les pouvoirs détenaient encore ce pouvoir là, celui de
faire les autres pouvoirs car dans l’islam, une grande partie de la légitimité du pouvoir tenait
au lien familial réel ou supposé avec le prophète de l’Islam, lien ne pouvaient se parer les
pouvoirs régionaux même très puissants et disposant d’une force militaire surpassant les
forces califales.
Même sous les Mamlouks, où plusieurs califes furent assignés à résidence, ou
emprisonnés et exilés, les califes intervinrent à plusieurs reprises dans les affaires du sultanat
pour légitimer un émir par rapport à un autre. À partir de 1384, à la suite d’une crise entre alZahir Barquq et des émirs rebelles, le calife al-Mutawakkil gagna en légitimité et plus aucun
sultan n’essaye d’intervenir dans la succession califale.

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