Nuit Rhénane

Transcription

Nuit Rhénane
« Nuit Rhénane », Guillaume Apollinaire
Support : « Nuit Rhénane », Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
Wilhelm Apollinaris de Kostrowitsky, né en 1880 à Rome, est le fils d’un officier italien et d’une femme
polonaise. Il adopte le nom de Guillaume Apollinaire dès ses premiers poèmes (1897).
En 1889, il suit sa mère à Paris où il noue des amitiés littéraires et exerce différentes professions.
En 1901-1902 il est en Allemagne, en Rhénanie, où il est précepteur et y découvre la région. Il y
rencontre Annie Playden.
De retour à Paris, il publie des contes et des articles dans des revues, tout en travaillant.
En 1907, liaison orageuse avec Marie Laurencin (peintre) durant 5 ans.
Il anime la vie culturelle comme poète et critique d’avant-garde (peinture). Il devient proche de
peintres cubistes (Picasso, Derain, Braque).
En 1913, parution d’Alcools qui lui apporte la consécration.
Il fait la Première Guerre Mondiale tout en écrivant ses Calligrammes et des poèmes inspirés par Lou
et Madeleine.
Réformé en 1917 à la suite d’une blessure, il s’emploie à promouvoir une « esprit nouveau dans l’art ».
Il meurt en 1918 de la grippe espagnole.
Alcools : Recueil publié en avril 1913 aux éditions Mercure de France. Sous-titre : « Poèmes 18981913 ».
Lorsque le recueil paraît en 1913, il comporte des textes récents, mais également une sélection de 250
poèmes environ qu’Apollinaire a écrits entre 1898 et 1913.
Apollinaire a d’abord pensé à intituler son recueil Eau de Vie, abandonné au bénéfice d’Alcools, au
pluriel plus inattendu.
Alcools, sources multiples poétiques dans le but de distiller le réel ?
Distiller :
1. Convertir en vapeur un liquide mêlé à un corps non volatil (qui ne s’évapore pas facilement)
afin de les séparer
2. Laisser tomber goutte à goutte, sécréter
Si ce recueil s’intitule Alcools et qu’il comporte des poèmes, chaque poème est un alcool.
Ce que Picasso va faire en peinture (cubisme), Apollinaire va le faire en poésie : multiplicité des points
de vue dans la peinture cubiste.
C’est le premier poème du cycle des Rhénanes, qui en comporte 9. « Nuit Rhénane » fut publié en
1911, mais écrit en mai 1902. Il est inspiré par le séjour d’Apollinaire sur les bords du Rhin, et par son
amour malheureux pour Annie Playden.
C’est une sorte de préface poétique, le texte contient la plupart des thèmes de l’inspiration rhénane :
mythologie germanique, paysages, couleurs, et le pittoresque du Rhin, ainsi que l’écho de cette
atmosphère dans le cœur du poète.
Se mirer = se refléter
Incanter = enchanter
Problématique : Comment Apollinaire mêle-t-il tous ces thèmes dans l’expression de sa douleur
amoureuse ?
Axes de lecture :
I-
1. Un cadre propice au surnaturel
2. Un chant obsédant et maléfique
3. Le poète en proie à la puissance de sa passion
Un cadre propice au surnaturel
1) L’énonciation
Il y a deux personnes grammaticales différentes :
 Première personne du singulier « mon » (v.1/13) adjectif possessif, « je » (v.6) pronom
personnel, « moi » (v.7) pronom personnel
 Deuxième personne du pluriel : « écoutez » (v.2), « chantez » (v.5) et « mettez » (v.7)
 Quelques troisième personne du singulier : « un batelier » (v.2), « la voix » (v.11)
Le personnage s’adresse donc à des personnes qui font partie de son entourage.
Le temps dominant est le présent à valeur d’énonciation (v.6) : le narrateur est directement impliqué
dans l’énoncé : verbes à l’indicatif (v.1), verbes à l’impératif, qui n’expriment pas des ordres mais qui
sont plutôt des appels à l’aide. Ils permettent de préciser le sens du texte. Le poète est assailli par des
images maléfiques. Par les impératifs, il s’adresse à son entourage pour demander secours car il se
sent dominé et lutte contre plus fort que lui.
2) Le cadre spatio-temporel
Le titre « Nuit Rhénane » donne une indication temporelle, comme « l’or des nuits » (v.10) et « l’été »
(v.12). Cela indique que cela se passe durant la nuit, l’été : scène nocturne estivale.
Le titre donne également une indication spatiale reprise par « Le Rhin le Rhin » (v.9). On a également
un décor visuel réel (« verre », « vin trembleur », « Rhin », « vignes ») : la scène se déroule dans une
taverne, sur les bords du Rhin.
Le sens le plus exploité est la vue : elle confirme le caractère vécu de la scène : « avoir vu » (v.3),
« regard immobile » (v.8), « se mirent » (v.9), refléter (v.10).
3) Les éléments surnaturels
Un autre décor visuel surgit de la chanson du batelier. On a des éléments très visuels : « sous la lune »,
« sept femmes » (v.3), indices de réalisme (v.4), « fées aux cheveux verts » (v.12).
C’est un décor à la fois en rapport avec le précédent par la présence du fleuve (batelier) et de créatures
féminines mais aussi en antithèse par une impression surnaturelle.
La plupart des éléments du poème ne décrivent presque rien de vraiment concret. La comparaison du
vin et de la flamme (v.1) apporte à l’ensemble du vers quelque chose d’immatériel. Les femmes
blondes sont attribuées aux femmes de la taverne mais l’adjectif indéfini « toutes » (v.7) suggère que
ce seront toutes celles qui pourront aider le poète à lutter.
Au vers 9, « les vignes » : imprécision du groupe nominal
« L’or des nuits » (v.10) est à la fois une périphrase et une métaphore, qui plonge l’atmosphère dans
le flou : l’essentiel est caché car il est nuit, comme la réalité est cachée par les mots.
Dans cette nuit rhénane, la légende racontée et chantée par le batelier va tout envahir. L’imagination
du poète travaille et le poète est en proie à des souvenirs dus à ces femmes fées aux cheveux verts.
Au-delà du décor réel, ce poème présente un paysage intérieur, celui du poète, qui est gagné par ces
légendes germaniques
II-
Un chant obsédant et maléfique
1) La chanson du batelier
La chanson du batelier crée un décor auditif : « la chanson » (v.2), « raconte » (v.3), « la voix chante »
(v.11), « râle-mourir » (v.11), « incantent » (v.12), « chant du batelier » (v.6).
« Râle-mourir » est un néologisme d’Apollinaire, qui crée également une allitération en « r », traduisant
l’obstination du chant et les sonorités rauques de la voix du batelier.
Ces impressions auditives contribuent à créer une atmosphère de mystère. Il y a progression dans le
texte : le batelier n’est nommé que deux fois ; ensuite, il ne se limite qu’à « la voix » (v.11)
2) La chanson des compagnons du poète
Elle apparait à partir du vers 5 : « Debout, chantez plus haut en dansant une ronde ». « Debout » se
détache du vers : rythme beaucoup plus saccadé que le premier quatrain, qui comportait deux
enjambements successifs (v.2-3/v.3-4).
On perçoit ce rythme nerveux et saccadé car les deux premiers mots sont des injonctions. Cela est en
rupture avec les vers précédents. Ce chant doit couvrir l’autre : il doit être plus vif, plus tonique, plus
gai car ce chant est accompagné de danse. (« en dansant »). Cette danse est une ronde, dont l’aspect
circulaire doit symboliquement protéger le poète contre la puissance évocatrice du chant du batelier
(« que je n’entende plus le chant du batelier »).
Dans une sorte de sursaut, pour échapper à la magie de la chanson du batelier, le vers 6 l’exprime par
une proposition subordonnée au subjonctif, qui a une valeur finale.
3) Les sirènes maléfiques
Le poète sent le danger, l’envoûtement maléfique car la chanson du batelier évoque des créatures
féminines maléfiques, qui apparaissent « sous la lune » (v.3). Ce sont « sept femmes », ondines de la
mythologie germanique qui séduisent par leur chant mélodieux les pécheurs et les chevaliers pour les
noyer.
Le chiffre 7 est un chiffre symbolique : il vient renforcer le caractère légendaire (sept jours de la
création, botte de sept lieues, sept jours de la semaine…)
Elles apparaissent également avec des cheveux vers, couleur inhabituelle qui renforce le caractère
maléfique, accentué par l’allitération en « v ». La longueur démesurée de leurs cheveux renforce
encore ce caractère maléfique, comme le fait qu’elles les tordent.
Apollinaire renforce également le caractère maléfique de ces femmes avec les enjambements et
l’absence de pause dans les vers. Cela exprime aussi une menace implicite : on a du mal à sortir de ces
vers, comme le poète a du mal à échapper à cet envoutement maléfique. Ces femmes, ces ondines,
sont aussi présentes aux vers 11 et 12, où l’on trouve de nouveau un enjambement.
Les cheveux verts peuvent s’expliquer par la couleur des algues qui se trouvent dans le Rhin et qui se
mêlent aux cheveux des ondines.
Les enjambements entre les vers 2/3/4 forment un tout, pour rendre la menace des sept femmes plus
effective.
Apollinaire fait un nouveau néologisme : « incantent », du latin incantare : il francise le terme latin.
Au vers 12, elles ne sont plus dénombrées, comme si elles s’étaient démultipliées et leur pouvoir
d’enchantement de même.
Ces éléments confirment le danger qu’elles représentent et donnent l’idée du pouvoir magique très
puissant.
Par l’absorption du contenu du verre, Apollinaire pensait oublier le malheur de son amour avec Annie
Playden, mais la chanson du batelier lui rappelle, à travers les personnages, ce qu’il voulait oublier :
« La fausseté de l’amour même » (« La Chanson du Mal-Aimé »).
On trouve une antithèse entre le vers 1 et les vers 9 à 12. Au vers 1, on trouve des singuliers ; au vers
9, on a un dédoublement du Rhin dû à l’ivresse ; au vers 10 : « des nuits » ; au vers 12 « ces fées ».
Pour lutter contre le pouvoir envahissant et maléfique de ces femmes, Apollinaire a besoin d’une
abondance d’éléments, d’om l’abondance de pluriels au fil du poème. Il fait cela pour exorciser les
sortilèges.
III-
Le poète en proie à la puissance de sa passion
1) Une représentation féminine bénéfique
Les sortilèges des femmes maléfiques, Apollinaire tente de les éloigner par des femmes allemandes
traditionnelles (« les filles blondes »).
La couleur de leurs cheveux s’oppose à celle des fées, des ondines.
Ces femmes sont plus simples et réservées, et moins tentatrices : « regard immobile », « nattes
repliées » (v.8). Elles sont coiffées (idée d’ordre et d’arrangement) mais leurs nattes repliées (image
de circularité).
Elles doivent faire une ronde, autre image de circularité. Le cercle est l’image d’un monde clos,
immobile et protecteur ; il confirme l’appel à l’aide d’Apollinaire.
L’image du verre au premier et au dernier vers est aussi un emploi de la circularité.
Les rimes des vers 6 et 8 sont les mêmes que celles des vers 2 et 4.
La rime des vers 13 rappelle celle des vers 9 et 11. Le poète mène un combat : la lutte est incertaine
mais va se terminer par un échec. Le « je » n’est sujet qu’au vers 6, ce qui montre déjà que le poète ne
maitrise plus la situation.
2) L’ivresse poétique
L’image du miroir est associée à celle du cercle : v.1/v.10 : « vin trembleur », « en tremblant ». Ces
deux groupes de mots suggèrent un mouvement vibratoire. Avec la voyelle nasale « in » (« vin »), cela
forme une similitude entre le verre de « vin » et le Rhin.
D’autre part, « la flamme » (comparant) et « l’or des nuits » sont des lumières tremblantes, imprécises.
Le miroir est présent dans « les vignes se mirent » (v.9).
Le vin et le Rhin sont deux liquides. Face à la puissance évocatrice du chant du batelier, le Rhin apparait
au narrateur comme une image dédoublée et agrandie de son verre.
Dans l’absorption de son verre et par sa contemplation, il comptait oublier son amour malheureux
avec Annie Playden. La flamme se reflète dans son verre. Le thème du miroir implique l’idée de fragilité,
comme le « verre » qui se brise.
Thème du Rhin : « batelier » (v.2/6), « Rhin » (v.9), « y » (v.10).
Thème du vin : « vin » (v.1), « ivre » (v.9), « vignes » (v.9) : le poète projette son ivresse dans le paysage
qui l’entoure.
Dans la contemplation d’une étendue plus vaste que son verre, il cherche à s’étourdir, à oublier ses
amours malheureuses.
Le Rhin évoque le vin de l’oubli (« les vignes se mirent ») mais c’est également l’origine des créatures
maléfiques, qui rappelle à Apollinaire « la fausseté de l’amour même » qu’il voulait oublier.
Le Rhin apparait comme un élément ambigu : il est présent au troisième quatrain mais la voix est
toujours présente.
L’aide demandée n’a servi à rien : il aboutit à un échec.
3) Une progression vers l’échec
Comparaison (v.1/v.13)
 Similitude : « mon verre »
 Les deux vers sont des comparaisons
 Le verre est sujet
 Ces deux vers sont des alexandrins
Malgré les similitudes, suggérant l’image d’un cercle, les différences l’emportent :
- Vers différents :
 Verbe d’état / Verbe d’action
 Passé / Présent
Le chant du batelier a provoqué une cassure en revivifiant les souvenirs du poète. Il voulait oublier ses
souvenirs dans la contemplation et la consommation du verre. Il rend visible cette cassure par
l’isolement du vers. De rage ou de dépit, le poète a lancé son verre ou l’a serré trop fort : il s’est brisé.
Le narrateur n’a plus la maitrise de la situation : le sujet du verbe « briser » est « mon verre » et non
le « je » du narrateur.
Comparaisons :
- Vers 1 : La flamme
 Ivresse
 Qui envoûte et qui fascine
Le point de comparaison est le tremblement
- Vers 13 : L’éclat
 Morceau de verre
 Image de la violence, qui blesse
 « rire » fait rime avec « mourir »
Assonance stridente en « i » et allitération en « r ».
 Triomphe des esprits maléfiques
 Eclat de rire d’Annie Playden, qui refuse l’amour du poète
Conclusion : Dans une taverne au bord du Rhin, le poète, qui tentait de se distraire de ses déboires
amoureux avec Annie Playden, est assailli par une chanson au charme si puissant qu’elle lui rappelle
tout. « Nuit Rhénane » présente donc l’histoire d’une défaire : malgré une lutte persévérante, il ne
parvient pas à faire disparaître ses souvenirs. Le poème serait une métaphore de la passion qu’il ne
peut oublier et que tout lui rappelle