Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ?

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Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ?
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Pourquoi les femmes
sont-elles plus petites
que les hommes ?
La femme est plus petite que l’homme. Pour beaucoup, c’est un acquis naturel
qui ne mérite pas que l’on se penche sur la question. Pourtant ce dimorphisme
de taille pose bien des questions.
Entretien Charlotte Cosset Photo Hervé Tartarin
V
éronique Kleiner est réalisatrice. Formée
à l’école Louis Lumière, elle se spécialise
très vite dans l’image et la réalisation de
films scientifiques. Après avoir été responsable du
service de production audiovisuelle du CNRS Images
pendant trois ans, elle a fondé une société de production de films documentaires et de programmes pour
la télévision basée à Vellèches près de Châtellerault.
Elle a récemment réalisé le documentaire Pourquoi
les femmes sont-elles plus petites que les hommes ? Pourquoi
les femmes
sont-elles plus
petites que
les hommes ?,
documentaire
réalisé avec le
soutien de la
Région PoitouCharentes et du
Conseil général
de la Vienne, a
été diffusé sur
Arte en janvier
et février 2014.
Grand et
Petite, série
complémentaire
diffusée sur
universciences.
fr, à voir en ligne
sur le site.
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L’Actualité. – Pourquoi faites-vous des films
scientifiques ?
Le vivant m’intéresse. Dans
mes films, je fais toujours des liens entre la biologie,
la philosophie, les sciences de la vie et les sciences
humaines de façon à ce qu’il n’y ait pas uniquement
l’aspect scientifique qui soit développé. En effet, un
corps vivant ne peut pas être séparé d’un corps qui
ressent. Une connaissance scientifique est toujours
issue d’une histoire humaine et sociale.
Véronique Kleiner. –
Pourquoi vous êtes-vous concentrée sur la taille
des femmes pour ce nouveau film ?
J’ai découvert ce sujet grâce au travail de Priscille
Touraille, dans son livre Hommes grands, femmes
petites : une évolution coûteuse (MSH Paris, 2008).
Je ne m’étais jamais demandé s’il existait des préjugés
de genre en biologie ou en génétique, dans des sciences
■ L’Actualité Poitou-Charentes ■ N° 105 ■ été 2014 ■
que l’on pense exactes. Priscille Touraille a envoyé une
immense claque à la science en montrant qu’il y avait
des points de vue biaisés et des préjugés tenaces, ce
qui a des conséquences sur le travail des scientifiques.
Ceux-ci vont ainsi prendre pour biologiques des différences entre hommes et femmes qui peuvent être dues
aux sociétés et à leurs cultures.
Quel type d’influence peuvent avoir les préjugés
de genre sur les travaux scientifiques ?
Voici un exemple. Une hypothèse avance que l’homme
est plus grand parce qu’il est le protecteur des groupes
– une sorte d’imaginaire presque machiste. L’explication avancée est que chez certains primates, les grands
mâles protègent le groupe lors d’une attaque. Or sur
le terrain, les scientifiques n’ont jamais observé ce
type de comportement. Au contraire, quand les fauves
attaquent, les grands mâles sont les premiers à se sauver
tandis que les femelles protègent les petits !
Comment avez-vous conçu ce documentaire ?
Priscille Touraille reprend toutes les explications des
spécialistes sur le dimorphisme sexuel de taille corporelle et les balaie une à une, d’une façon rigoureuse
et scientifique. Je me suis inspirée de sa démarche. Par
exemple, les paléontologues sont partis du principe
que Lucy était femelle parce qu’elle était petite. Mais
rien ne le prouve, les restes fossiles ne permettent pas
d’identifier le sexe. C’est une croyance. Il faut donc
trouver les contraintes d’évolution qui ont fait que
hommes et femmes ne font pas la même taille. Et
jusque dans les années 1980, les scientifiques ne se sont
intéressés qu’à la taille des hommes, puisqu’il leur était
évident que c’était eux qui avaient grandi. Renverser
la question, chercher si les femmes seraient devenues
plus petites n’est toujours pas évident !
Par exemple, Jean-Jacques Hublin explique que le bassin s’est resserré au moment du passage de l’Homme
à la bipédie. Cela complique l’accouchement pour
les femmes. Mais personne ne s’est posé la question
de savoir si du coup cela pouvait avoir une incidence
sur la taille des femmes, tant il semble naturel qu’une
femme ait un accouchement difficile, voire risque sa
vie. Alors qu’une grande taille facilite grossesse et
naissance. Certains moments dans les interviews ont
été extrêmement étranges car considérer qu’il y a des
pressions de sélection qui s’exercent sur la taille des
femmes n’est toujours pas concevable. On l’accepte
pour les autres espèces, mais dès qu’il s’agit de la nôtre,
on touche à un point sensible ! Il y avait un réel malaise
chez certains chercheurs.
Êtes-vous convaincue par la proposition de Priscille Touraille qui met en avant la discrimination
alimentaire sur la longue durée ?
Je la trouve extrêmement pertinente. On la voit toujours
à l’œuvre de par le monde et surtout dans les pays les
plus pauvres. Dans nos sociétés, hommes et femmes
mangent maintenant à peu près de la même façon, mais
regardez dans les restaurants ou dans les publicités, les
hommes mangent du steak, les femmes des salades ! Je
suis un exemple de ces discriminations inconscientes.
J’ai toujours dit à ma fille de manger des légumes alors
que je donnais plus de viande à mon fils. Ma grandmère qui vivait dans le Poitou mangeait le cou du poulet
et la tête du lapin tandis qu’elle servait les meilleurs
morceaux à table à mon grand-père. Aujourd’hui, dans
nos pays occidentaux, la sélection n’opère plus de la
même façon. Les femmes petites ne meurent plus en
couches car elles ont accès aux césariennes. Cela n’est
pas vrai partout. Selon l’OMS, une femme par minute
meurt en couches pour des problèmes liés à un bassin
trop étroit, une taille inadaptée.
Picta Productions
Didier Deleskiewicz et Véronique
Kleiner ont créé la société Picta
Productions en 2011. Tous deux
sont réalisateurs de documentaires,
Didier spécialisé dans l’histoire,
Véronique dans la science. Après
avoir vécu à Paris et à l’étranger, ils
se sont installés à Vellèches, près
de Châtellerault, où ils disposaient
d’une propriété familiale. Didier
justifie le choix du lieu : «Il n’y avait
aucun intérêt à créer une énième
boîte de production à Paris. Et puis
pour moi c’est un retour aux sources
puisque je suis natif du Poitou.»
Pour lui, travailler en région est loin
d’être un handicap. «Au contraire,
nous perdons moins de temps.
Nous sommes plus efficaces et plus
concentrés. De plus notre région,
pour le passionné d’histoire que je
suis, est d’une richesse considérable
que nous souhaitons faire
connaître.» Si tous deux comptent
poursuivre leur collaboration avec
les chaînes, Arte notamment, ils
souhaitent en parallèle produire
des films valorisant le patrimoine
local. Ils ont d’ailleurs produit
un film sur la broderie des jours
d’Angles-sur-l’Anglin.
■ L’Actualité Poitou-Charentes ■ N° 105 ■ été 2014 ■
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Cette hypothèse remet en cause beaucoup de
choses notamment la question alimentaire dans
morceaux. Et cela semble normal, même aux yeux des
ethnologues qui étudient ces sociétés.
notre société. Pourquoi ?
Un préjugé de base touche les besoins alimentaires
des hommes et des femmes. En Occident, les nutritionnistes ont défini les besoins énergétiques des
hommes au xixe siècle. Étant donné que les femmes
sont plus petites, ils ont estimé que leurs besoins
étaient moindres ! Mais ils n’ont pas pris en compte les
règles, la grossesse, l’allaitement. Cela a été considéré
depuis peu. La question du fer est un bon exemple, très
polémique. Les femmes perdent du sang lors de leurs
règles, il leur faut du fer pour compenser et donc manger de la viande. Mais nous sommes en plein débat
sur l’élevage intensif, beaucoup de femmes refusent
de manger des produits de nature animale, etc. Or les
spécialistes expliquent bien que le fer contenu dans
les légumes n’est pas assimilable de la même manière.
Dans d’autres cultures, le problème ne se pose même
pas. Les hommes ont accès les premiers aux meilleurs
Personne ne s’était intéressé aux discriminations alimentaires jusque-là. Pourquoi ?
Les philosophes des sciences appellent cela des points
aveugles, nous ne voulons pas les voir tant nous
sommes pris dans nos croyances. Dominique Pestre fait
le parallèle avec la recherche sur le rôle de l’ovocyte et
des spermatozoïdes dans la fécondation. Pendant des
années, c’était évident que le spermatozoïde apportait
tout (intelligence, ADN, dynamisme) à l’ovocyte qui
était une espèce de masse nutritive inerte qui attendait «le prince charmant». Il en va de même pour la
taille. Ceux qui se sont posé la question ont apporté
des réponses rassurantes : c’est l’homme qui a grandi
et c’est normal. La question n’avait jamais été posée
autrement et c’est bien là l’apport des études de genre :
questionner ce qui semble naturel dans les différences
entre hommes et femmes. n
Le dispositif de genre
sert à imposer la reproduction
P
riscille Touraille est chercheur
au CNRS dans l’UMR écoanthropologie et ethnobiologie
du Muséum national d’histoire
naturelle.
dans l’académie, principalement
parce qu’elles remettent en cause
un ordre social représenté comme
«naturel».
Comment établissez-vous que
L’Act u alité. – Po u r q u oi les
le dimorphisme de taille est la
femmes sont-elles plus petites
conséquence de pressions de
que les hommes ?
sélection sociales ?
Il y a suffisamment de preuves de restrictions
d’accès au protéines pour les femmes
dans les sociétés humaines pour soutenir raisonnablement l’hypothèse
que l’alimentation différentielle a pu
produire un dimorphisme de stature
sur le long terme. Une hiérarchie
sociale homme-femme caractérise
les représentations de toutes les
sociétés humaines. C’est un acquis
de ma discipline, l’anthropologie
sociale. Les pratiques d’inégalité
sont liées à cette structure hiérarchique ; or les chercheurs en sciences
sociales ont très largement omis de
théoriser que les pratiques d’inégalités alimentaires puissent être la
conséquence quasi automatique de
cette structure sociale. Quand j’ai
commencé mes recherches, il y avait
un manque considérable et même
très inquiétant de théorisation sur le
genre. C’était encore très tabou dans
les années 1990. Les travaux de la
critique féministe dans les sciences
qui ont donné naissance aux études
du genre étaient vraiment mal vues
Priscille Touraille. –
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J’ai travaillé à partir de la notion
d’adaptation. Darwin pensait qu’il
n’y a pas que la sélection naturelle
«pour la survie» qui agit dans le
monde vivant, mais il y a aussi la
sélection qu’il a appelée «sexuelle»,
qui est une forme de sélection
sociale. Les individus qui produisent
plus de descendants que les autres
transmettent plus largement leurs
gènes. Mais les gènes et les caractères sélectionnés par cette course
à la reproduction sont souvent très
coûteux pour les individus en termes
de survie. Ce qui remet en question
une représentation commune qui
assure que tout caractère adaptatif
est forcément positif. Je parle d’ailleurs dans ma thèse d’adaptations
meurtrières. À l’heure actuelle une
petite stature est souvent à l’origine
des graves difficultés obstétriques
des femmes à l’accouchement.
La question fondamentale
concerne donc le dimorphisme
de taille ?
Je pense que le cœur du problème
■ L’Actualité Poitou-Charentes ■ N° 105 ■ été 2014 ■
est plutôt : pourquoi les individus
sont-ils catégorisés en «hommes»
et en «femmes» ? à quoi sert
la différenciation sociale qui
accompagne cette division, au
plan de l’apparence, des hexis corporelles, des compétences, etc. ?
Mon hypothèse est que le social
utilise des propriétés biologiques
du cerveau pour tenter de créer
artificiellement une attirance
homme-femme exclusive. C’est
l’objet de mes recherches actuelles.
J’enquête pour ce faire dans les
travaux de la neurobiologie comportementale, discipline qui peut
permettre de poser de nouvelles
questions en sciences sociales.
Le fait que les sociétés créent un
dimorphisme sexuel artificiel (le
genre) est déjà quasiment la preuve
qu’il n’y a pas de «câblage» dans le
cerveau qui pousse sexuellement
les hommes vers les femmes et
vice versa. Je vous rappelle que,
parmi nos plus proches parents,
les bonobos ont une sexualité qui
n’est pas du tout basée sur une
hétérosexualité exclusive. Le dispositif de genre est au final celui
d’imposer la reproduction : c’est
mon hypothèse de travail. Le désir
de procréer n’existe pas dans les
autres espèces. Pourquoi tous les
êtres humains seraient-ils censés
désirer avoir des enfants ? Il est
évident que ce désir est façonné
socialement. La question de la
reproduction reste l’angle mort
de la pensée scientifique actuelle.
Pourquoi cette résistance ?
La résistance vient de la pensée
commune à l’intérieur des raisonnements scientifiques, question
qui est un problème pour toutes
les sciences. Dans nos sociétés,
on reconnaît qu’il y a des inégalités sociales entre hommes et
femmes (d’accès aux ressources,
de salaires...), on veut lutter
contre cette discrimination, mais
on ne veut pas voir qu’elle est la
conséquence logique d’un dispositif de différenciation sociale des
individus. La discrimination est
une conséquence de la différenciation. Tant que les gens auront à
se différencier socialement sur la
base de leur rôle biologique dans
la reproduction, une logique de
discrimination perdurera.
Recueilli par Charlotte Cosset
Hommes grands, femmes
petites : une évolution coûteuse.
Les régimes de genre comme
force de l’adaptation biologique,
Éd. de la maison des sciences
de l’Homme, 2008.