Editorial – Tourismes et dynamiques identitaires

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Editorial – Tourismes et dynamiques identitaires
Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme
Editorial – Tourismes et dynamiques identitaires
Bernard Debarbieux, Jean-François Staszak & Ouidad Tebbaa
définition collective au sein des sociétés
concernées. Le tourisme participerait ainsi à la
préservation, l’évolution (pourquoi serait-elle
nécessairement négative ?), voire la (ré)invention
des identités locales, qu’il participerait ainsi à
renforcer, ce qui est après tout assez logique car
celles-ci constituent bien une ressource pour un
tourisme de plus en plus demandeur d’altérité.
Les études en tourisme sont parmi celles qui le plus
tôt se sont intéressées à la question des
dynamiques identitaires. Les pratiques touristiques
mettant en contact et en relation des populations
différentes et soucieuses de se penser comme
telles, la question de l'identité des uns et de
l'altérité des autres s'est posée d'emblée. Les
questionnements de type identitaire (avec ou sans
recours au concept d'identité) sont ainsi au cœur
des travaux des sociologues, des anthropologues et
des géographes qui ont travaillé sur le tourisme,
notamment dans les pays du Sud (Cohen, 1988;
Nash, 1996; Cazes, 1989).
Les études de terrain menées depuis une vingtaine
d’années ont particulièrement mis l’accent sur
cette capacité d’ « agency » des acteurs locaux, qui
ne sont plus décrits comme les objets passifs du
« regard touristique » (Urry, 1990) mais comme des
sujets actifs façonnant des représentations de leur
culture et d'eux-mêmes à l’intention des touristes
— des représentations fondées à la fois sur leurs
propres systèmes de références et sur leur
interprétation du désir des touristes, dans un
contexte où la relation du local au global a
radicalement changé (Appadurai, 2001).
Mais pendant longtemps, les travaux ont tourné
autour d'une interrogation principale : dans quelle
mesure les images que les touristes se font du lieu
qu'ils visitent et des populations qui y vivent, et les
pratiques qu'ils adoptent en conséquence,
influencent-elles ces mêmes populations, leurs
pratiques culturelles et leurs représentations d'euxmêmes ? Bref, le champ de recherche a longtemps
été obnubilé par les influences (implicitement
jugées néfastes) et les effets (volontiers pensés
comme délétères) des stéréotypes touristiques, de
la folklorisation et de la marchandisation des
traditions culturelles (voir parmi beaucoup d'autres
Krippendorf, 1977 ; Rajotte and Crocombe, 1980 ;
Turner and Ash, 1975). Plus généralement, cette
approche inscrivait le tourisme dans le mouvement
d’une mondialisation jugée homogéneisante et
coupable de détruire les identités locales, souvent
réifiées et déshistoricisées.
Dans la complexité du monde contemporain, le
développement de l’activité touristique et la
multiplication des réseaux ‘translocaux’ et
transnationaux font que le local est désormais
dépendant tout autant de l’extérieur que de
l’intérieur de la localité, ancré dans un territoire
tout autant que relié à d’autres individus, par
d’innombrables réseaux de connexions. Si le
tourisme véhicule des imaginaires, il influe donc
aussi sur la fabrication de l'identité du groupe, et
peut même, à ce titre, être instrumentalisé par des
individus qui cherchent à renouveler ou affirmer
leur volonté d'appartenance (Debarbieux, 2012).
Dans les années 1990 et 2000, certains auteurs se
sont démarqués de cette approche très critique
pour proposer des analyses plus nuancées. Ils ont
argué du fait que l’impact du tourisme sur les
identités locales ne se résumait pas toujours à la
dégradation ou la destruction de celles-ci.
Norhonda (1979), Harkin (1995), Krystal (2000),
Picard (1996, 2001), Equipe MIT (2002) et quelques
autres ont montré que le tourisme pouvait jouer un
rôle important dans la promotion de traditions
vernaculaires et de savoir-faire locaux, mais aussi
dans l'émergence de nouvelles formes d'expression
culturelle et de compétences réflexives, voire
d'identités, qui ont façonné les modalités de l'auto-
Ces dynamiques de valorisation par les acteurs
touristiques
d'identités
localisées
ou
de
mobilisation d'imaginaires touristiques globalisés
montrent que le tourisme se prête à toutes sortes
de stratégies que le dossier proposé, qui s'inscrit
dans le prolongement de ce renouvellement des
questionnements des études touristiques en
matière de dynamiques identitaires,
propose
d’explorer.
Deux
articles
(Tiekoura,
Tizza)
traitent
essentiellement des identités de genre, et plus
particulièrement de l’évolution de la place des
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femmes dans des sociétés qui ont connu des
transformations
liées
au
développement
touristique. L’identité féminine n’est pas l’objet du
tourisme, mais elle peut se trouver affectée par
celui-ci, du fait essentiellement de l’implication des
femmes dans cette activité économique et de la
confrontation avec le modèle des relations de genre
occidental. Trois articles sont focalisés sur des
identités ethniques (Milan, Oiry, Grégoire et
Scholze). Les identités autochtones sont alors un
des objets du tourisme, et elles connaissent là
encore des mutations du fait du développement de
cette activité, mais aussi en lien avec les stratégies
mises en place par les acteurs locaux pour
développer la ressource touristique que constitue
leur identité et pour l’instrumentaliser à des fins
politiques.
dont le développement touristique est assez récent
et se fonde notamment sur l’exploitation de
l’originalité des cultures locales. La complexité des
rapports entre le tourisme, les identités locales et le
rôle des acteurs locaux dans les mutations de cellesci y sont particulièrement visibles. Il est probable
qu’il en va de même dans bien des situations, qu’il
suffirait de considérer avec une conception moins
figée et nostalgique des identités locales, en prêtant
plus d’attention à l’agentivité des acteurs locaux et
en considérant le tourisme d’un œil moins négatif
pour en arriver à des enseignements similaires.
C’est l’invitation qui est faite aux lecteurs de ce
dossier. Car ce dossier est ouvert et peut recevoir
d’autres contributions sur ce thème dans les mois
qui viennent. L’addition des études de cas et, le cas
échéant, des discussions entre les articles euxmêmes, peut contribuer à faire avancer nos
connaissances et nos questionnements sur ces
questions identitaires.
Quatre des cinq dossiers portent sur le tourisme au
Maroc et au Niger. C’est un effet de réseau, lié aux
auteurs que les initiateurs de ce numéro pouvaient
mobiliser. Le dernier (Milan) porte sur la Chine.
Dans tous les cas, il s’agit d’espaces périphériques
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POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique :
Bernard Debarbieux, Jean-François Staszak & Ouidad Tebbaa, Editorial – Tourismes et dynamiques identitaires,
Via@, Tourismes et dynamiques identitaires, n°2, 2012, mis en ligne le 13 décembre 2012.
URL: http://www.viatourismreview.net/Editorial2.phpp
AUTEURS
Bernard Debarbieux
Professeur à l'Université de Genève. Il a travaillé sur le développement et les formes de tourisme de montagne
dans les Alpes d'abord, puis dans le Monde. Il conduit actuellement des recherches aux Etats-Unis, au Maroc et
au Niger.
Jean-François Staszak
Professeur de géographie – Université de Genève.
Ouidad Tebbaa
Université de Marrakech
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