Stupeur et affolements

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Stupeur et affolements
Stupeur et affolements
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Par Alice Bottarelli
Une critique du spectacle :
Le Café des voyageurs / inspiré de la nouvelle de Corinna Bille / Cie la.la.la / Petithéâtre de Sion / du 3 au
13 avril / plus d’infos
© Michaël Abbet
Dans l’espace étriqué et irréel de l’appartement de Madame Victoire se prépare une scène maintes fois
rejouée : un dîner de famille fêtant le retour du fils. Pierre, parti faire ses études de droit, était attendu
par sa mère et par son amante enceinte, il y a longtemps de cela. Pierre n’est jamais revenu. Un tragique
et si banal accident de train. Glissé sur une plaque de glace. Depuis toutes ces années, les deux femmes
et leur domestique Robert réinterprètent avidement ces retrouvailles qui n’eurent jamais lieu. Et
pourtant, depuis toutes ces années, il ne s’est encore jamais passé ce qui se passera aujourd’hui.
Une fine averse de neige s’émiette au fond de la scène. Elle a déjà délimité un espace, au sol. Un grand
cercle noir sur les bords duquel elle s’est amassée, rivage blanc à la ligne parfaite. Au centre, Victoire.
Madame Victoire. Elle regarde droit devant elle, assise sur son tabouret minuscule, parle d’une femme et
de sa bibliothèque, et de la poussière, qui est tombée dessus. Elle porte une robe bleue naïve, bleu ciel
comme on en voit pendre aux épaules des princesses ou des poupées. Robert, le domestique en gilet jaune
et chemise blanche, s’approche muni d’une grande règle au bout d’un manche, d’un long pinceau, d’un
récipient à peinture, et tire des traits par terre. Patiemment, méticuleusement, autour de Madame Victoire
immobile, qui liste tout aussi minutieusement ses ouvrages enfouis dans l’oubli. Robert délimite. Dessine le
plan de l’appartement, absurdement petit. Comme si l’espace imaginaire qu’il démarque ainsi devait être,
spatialement du moins, restreint, étriqué, strict, net. Toute la pièce sera question de limites. De celles qu’on
peut franchir, outrepasser, effacer même, et de celles qu’on ne peut pas.
Le rituel commence. Victoire et Robert, de concert, inventent, décident de l’heure et de la saison, préparent
le dîner à venir, aussi appétissant qu’inexistant. Le verbe les fait démiurges. Leurs actes de langage
sculptent la réalité qu’ils choisissent de fonder. Le temps de cette journée, qui fait céder la porte des audelàs, tout leur est possible, tout est permis. Robert part à la gare chercher l’inconnu qui se verra attribuer,
plus ou moins contre son gré, le rôle du fils tant aimé. Victoire, elle, attend.
Douleur et déraillement
Lorsqu’entre la jeune femme, c’est pour sortir du jeu. Margot n’en peut plus de rejouer tous les ans les
amoureuses éplorées. Cette fois, elle s’est résolue à quitter cet engrenage épuisant et épuisé, ce système
sans faille où il faut parler avec la distance d’un « elle », quitte à s’y oublier. Mais les démarcations de
Robert, la force centripète de Victoire, son propre besoin, à elle, de se saouler de cet épuisement en
essorant une fois de plus le tissu de son drame, la poussent à rester. Obéir à nouveau aux règles, se
remaquiller pour entrer en scène, remettre son sac à dos jaune sur le devant, en guise d’absurde ventre rond,
vide.
Cette mélancolique comédie sans « je » que se créent les protagonistes, étrange, unheimlich, mais
rassurante aussi par son cadre clair, par ce détachement qui permet ensuite de revenir au quotidien sans se
perdre, va trouver un écueil inédit ce soir-là. Le retour du même. Non pas le retour prévu de cette figure du
fils sous le visage d’un étranger, qu’on fait mine de croire identique chaque fois que l’année a bouclé son
tour, mais l’apparition d’un homme à la ressemblance si troublante qu’il fait entrer un réel imprévu dans la
fiction bien rouillée. Le retour du même sera plutôt, et de façon bien plus dangereuse, l’entrée en scène de
cette altérité si pareille et si proche qu’elle s’immisce dans le système pour l’effilocher de l’intérieur.
L’inconnu fait alors éclater les frontières autrefois impeccables. Les sentiments effacés refont irruption
avec une violence qui fracasse les garde-fous. Et les folies ne sont donc plus gardées. Peu à peu, fiction et
raison se voient menacées par une démence bien réelle, contaminées par la cassure des codes à laquelle les
soumettent tour à tour les personnages.
L’importance des formes, la question des conventions arbitraires et pourtant respectées, la relation du soi à
un avatar fictionnel ou social, sont autant de préoccupations qui jaillissent de l’écriture de Coline Ladetto.
Inspiré, mais détaché, d’une nouvelle de Corinna Bille, Le Café des voyageurs joue avec finesse sur
l’ivresse du méta-théâtre. Le thème sans âge de la résurrection (ou du fils-revenant, ou de l’Ulysse rendu à
sa patrie) renvoie par écho au procédé même de la réécriture. De la même manière, le personnage de
Victoire, qui tisse sa trame en même temps qu’elle s’y prend au piège, questionne la posture de l’auteur. En
somme, la pièce interroge l’impact et les risques d’une fiction perméable, que la vie crée comme
échappatoire, mais qui laisse aussi, par la même fenêtre, entrer l’égarement et le vertige.
Rigueur et déploiement
Le décor, d’abord sobre et propre, subit au fil du spectacle l’impulsion de désordre ressentie par les
personnages. Un désordre viscéral, impulsif, salvateur – ou du moins, libérateur. Un choix de mise en scène
habile : le plateau devient un terreau organique où se dessinent les contacts et conflits qui crépitent entre les
personnages. Ceux-ci, de par le jeu aiguisé des quatre comédiens, présentent une complexité qui, même
après la fin de la représentation, ne se laisse pas réduire à quelques traits ou une interprétation univoque,
mais continue d’évoquer, de faire écho.
Le projet de Coline Ladetto repose donc en grande partie sur un jeu formel, subtil et bien mené, mais loin
d’être évident d’emblée. Il s’agit dès lors d’un pari ambitieux, vis-à-vis du spectateur qui ne se voit pas
servir le sens sur un plateau, mais de qui l’on requiert un certain engagement interprétatif (ou du moins
cognitif). Peut-être difficiles à saisir au début pour qui n’a pas une idée préalable de l’intrigue, les enjeux et
les codes déployés au fil de la pièce s’éveillent petit à petit dans toute leur ampleur, et l’apparente opacité
du texte fait place à un foisonnement de lectures possibles. Dès lors, c’est avec grand plaisir qu’on
s’immerge dans cet affolement des limites, aussi rapidement brisées que remplacées par d’autres. On
ressent, à voir ployer le réel, à voir les fictions se plier et se déplier autour de personnages aussi étourdis
que nous par leur vacillement, une sensation de trouble captivé. Et la pièce de continuer de résonner bien
après les applaudissements. Peut-être est-ce cela, la catharsis postmoderne ?