Extrait Le papillon sur le sein

Transcription

Extrait Le papillon sur le sein
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Le papillon sur le sein
Roman
par
Hugues Douriaux
… merci, Alain, pour ton incomparable discothèque vinyle.
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Première partie
Chapitre premier
« All you need is love ».(The Beatles 1967)
Dakar. Juin.
Pascale sort du lycée Vanvo (1) dans les dernières, son porte-document serré contre sa poitrine. Elle réfléchit. Son joli
visage est soucieux, comme celui de Gérard et de Coumba. Voilà… C’est fini. Ils ont rendu leur dernière copie de bac et
maintenant, après l’angoisse, c’est le moment du doute. Est-ce qu’ils n’ont pas fait de bourde ? Il était pas facile, le problème
de maths ! Encore moins celui de physique.
_ J’ai bien peur de m’être fait ramasser, grommelle Gérard. Font chier, ces cons !
_ Moi, j’ai séché le problème, soupire Coumba. Mais je me suis tapé toutes les questions de cours. Ca devrait passer.
Pascale ne réplique pas. Elle lève la tête, trouve que Dakar est encore plus chouette maintenant qu’elle est sortie du
bahut. Les vacances sont là, il fait beau, ce n’est pas encore l’hivernage. Cet après-midi, elle ira se baigner à la piscine des
Madeleines… Oublions maths et physique, la vie est belle !
Ce doit être finalement l’avis de Gérard, qui se déride, secoue sa tête aux cheveux longs et s’écrie :
_ Merde, sera temps de se faire du mouron en septembre pour le rattrapage. Ce soir, on fait une boum chez Daniel.
Z’en êtes ?
_ Pas moi, dit Coumba. Je rentre à Kaolack. (Elle a un petit rire). Je suis une bonne Musulmane. Je ne me livre pas à
vos débauches éhontées de toubabs ! Et d’ailleurs voilà mon bus qui arrive… Salut, les copains !
Elle s’en va, fine silhouette vêtue du boubou bariolé et coiffée du moussorghi (2) sénégalais. Pascale jette un petit
coup d’œil en coin à Gérard.
_ Ca sera pas pour ce soir… gouaille-t-elle.
_ Mais non ! C’est juste une copine. J’ai ma fouffette, elle couche sans problème ! Qu’est-ce que tu veux que j’aille
faire avec une Norvégienne ?
Pascale pince les lèvres. Elle n’aime pas ce qualificatif dérisoire et méprisant qu’ont certains Dakarois blancs pour
parler des Noirs : « Norvégiens », par opposition aux grands Vikings blonds. Elle n’aime pas non plus ces allusions aux
fouffettes, les petites amies qui couchent sans problème. A Dakar, si on couche, on est une katiapan : une putain. Si on ne
couche pas, on est une conne. Elle appartient à la seconde catégorie : elle ne s’est pas encore envoyée en l’air et n’est pas
vraiment pressée que cela lui arrive…
_ Et toi, tu viens ? Daniel a reçu le dernier album des Stones ! Terrible !
(1) Lycée Van Volenhoven
(2) Coiffure traditionnelle des Sénégalaises
_ Je viens. Mais faudra passer me chercher à N’Gor.
_ Pas de problème. On sera chez toi à 9 heures.
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Hugues Douriaux
Ils se font la bise et Gérard s’éloigne en direction de la Place de l’Indépendance – rendez-vous avec sa fouffette, sans
doute.
Restée seule, Pascale décide de se balader, histoire de décompresser un brin : passer son bac, ce n’est tout de même
pas rien.
Pascale est une jolie fille, à la chevelure roux-sombre frisée naturellement, assez ronde sans être grosse – elle se
surveille – et très bronzée, comme toute vraie Dakaroise. Elle vient d’avoir dix-sept ans – elle est en avance côté études,
passe pour une bûcheuse, ce qui est vrai, mais elle n’en tire pas gloriole. Son truc, c’est la peinture. Elle a un tempérament
d’artiste, comme dit sa mère. Elle trouve son plaisir à peindre des aquarelles, à travailler les pastels, le fusain, la sanguine.
Elle y passe des heures…
Mais elle aime aussi s’amuser, danser. Le bac est derrière elle… Bien sûr qu’elle va aller à la boum chez Daniel ! Elle
y retrouvera Jean-Luc, son fouffe du moment… Elle se rembrunit. Elle n’est pas amoureuse et Jean-Luc se fait de plus en
plus insistant pour qu’elle couche avec lui. Il va sûrement revenir à la charge. Bah ! Elle saura bien le rembarrer une fois de
plus. Car elle l’a décidé : quand elle se donnera à un garçon, ce sera par amour. Pas pour imiter les autres !
Deux bana-banas l’accostent, cherchant à lui vendre des statuettes juste bonnes pour des culs-blancs. Elle les envoie
paître, mais avec le sourire et un clin d’œil complice : « Eh oh ! Pas à moi… ». Pascale n’est ni hautaine ni cassante avec les
Africains. Elle est née en Afrique, elle a toujours vécu en Afrique et les histoires de couleur de peau, elle les ignore… Mais
elle ne va tout de même pas acheter des saloperies pour touristes !
Ses pas la mènent au bas de l’immeuble Maginot, où se trouvent les bureaux de son père. Sans répugnance, elle file
une pièce au lépreux qui lui tend son moignon de main, refuse un paquet de cigarettes de contrebande qu’un des mômes qui
traînent là lui présente avec insistance, prend le temps de grignoter un sachet de cacahouètes salées qu’une Fatu fait griller à
même le trottoir, monte enfin…
René Florent aperçoit par la porte qui s’entrebâille le joli minois de sa fille. Il interrompt son secrétaire et demande :
_ Alors ?
Pascale lui répond d’un sourire :
_ Je crois que c’est tout bon !
Son père a quitté la France peu après la guerre et il a connu l’époque des casques de liège, des moustiquaires, des
routes de latérite, des chasses sans permis… Il est grand, corpulent., mais le climat africain, la bière, le whisky ont marqué
son organisme colonial. A l’approche de la cinquantaine, quelque peu fatigué, il songe à rentrer définitivement en métropole,
quand la maison achetée dans le midi, du côté de la Seyne sur Mer, sera finie de retaper… perspective qui n’emballe pas du
tout Pascale.
René Florent se tourne vers son secrétaire.
_ Tu vois, Thiam, je te l’avais dit ! Elle ne pouvait pas l’avoir loupé, son bac !
Thiam est aussi content que son patron et ça se voit.
_ Et maintenant, mademoiselle, interroge-t-il, tu pars en congé ?
_ Oui. Avec maman pour l’hivernage (1). Papa reste ici.
René Florent soupire. Son congé à lui, ce sera l’année prochaine. Il se tourne vers Pascale.
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_ Tu m’attends, future bachelière ? J’en ai encore pour une demi-heure.
_ Non. Je vais faire un tour du côté du marché aux tissus. Tu me files du fric ?
Papa fait les gros yeux. Pour rire.
_ Tu veux déjà me ruiner ?
_ J’ai vu un chouette imprimé. Je vais me faire une tunique avec !
René Florent tend un billet de 5000 Francs CFA à sa fille. Pascale s’en empare, pirouette sur ses talons.
_ Ce soir, je suis invitée à une boum chez Daniel. Gérard passera me chercher. Je ne rentrerai pas trop tard, promis !
… et vite, elle s’éclipse avant que papa pense à dire non !
René Florent la regarde s’éloigner, allègre.
_ Tu dois être bien content, dit Thiam.
_ Très ! Elle est sérieuse et elle travaille bien.
_ Qu’est-ce qu’elle va faire, maintenant ? Son droit ?
Comme beaucoup d’Africains, Thiam est fasciné par la fac de droit. René Florent secoue la tête.
_ Sa mère et moi voudrions qu’elle fasse médecine. Mais ça ne l’intéresse pas beaucoup. Elle s’est mis dans la tête de
peindre.
Thiam ouvre de grands yeux.
_ Peindre ?
_ Oui… Artiste-peintre ! Tu parles d’un métier ! (Il grommelle). Bon… Réglons l’affaire du client de M’Bour…
*
Pascale ne connaît pas le garçon qui conduit l’ID 19. Gérard et lui sont venus la chercher chez elle, à N’Gor. Le
garçon lui serre la main. Il semble réservé, pas très à l’aise. Pascale croit deviner pourquoi : l’ID a une plaque blanche. Son
conducteur est un « cul-blanc », ou du moins un fils de cul-blanc, ces étrangers arrivés de la métropole, que tout Dakarois de
bonne souche déteste par principe. Les culs-blancs, ce sont les parasites de l’indépendance, les profiteurs qui, sous prétexte
de coopération, ont débarqué en Afrique pour se faire de l’argent – le Franc CFA vaut le double du Franc français – se
donnant le beau rôle : celui du Blanc généreux s’en venant à l’aide des anciennes victimes de l’ « infect colonialiste », ou
Toubab. Toubabs et cul-blancs se côtoient sans se mélanger, se détestent cordialement, chacun traitant l’autre de « raciste »,
sans se rendre compte qu’ils le sont également, chacun à sa façon.
(1) Saison des pluies.
Pascale est une toubab et, comme ses pairs, elle évite de fréquenter l’ennemi, mais elle se fait une raison. Si Gérard a
invité le cul-blanc, c’est parce qu’il a une bagnole. On va donc faire avec.
_ Salut ! Je m’appelle Régis, se présente le Cul-Blanc.
_ Moi, c’est Pascale.
Il est plutôt mignon, ce nommé Régis. Un visage assez banal, mais des yeux pénétrants, des cheveux mi-longs. Une
ombre de barbe à la Che Guevara. Ca peut aider à faire admettre qu’il est cul-blanc.
Les trois jeunes gens quittent N’Gor.
_ C’est où qu’il crèche, votre pote ? demande Régis.
_ Au Point E (1), répond Gérard.
_ Je suis pas sûr de trouver…
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_ On va te guider.
_ On a un peu de temps, dit Pascale, de la banquette arrière. Prend l’autoroute, ensuite on passera par la médina.
Pascale aime la médina. La médina, ça pue l’Afrique, ça sent la vie ! Lorsqu’ils la traversent, elle ouvre la vitre de
l’ID et respire à fond. Pascale a toujours aimé l’odeur de l’Afrique. Quand elle est en congé en France, elle s’impatiente de la
retrouver, chaude, humide, lourde et corsée. En France, les villes puent l’essence et elle s’y ennuie. Dès qu’elle descend de la
passerelle de l’avion, de retour à l’aéroport de Yoff, elle se retrouve chez elle.
Le nommé Régis, par contre, fronce le nez.
_ Il y a longtemps que tu es à Dakar ? lui demande Pascale.
_ Six mois.
_ Ca te plait ?
_ C’est pas mal… (Ton blasé). Mais ça vaut pas Paris !
Du coup, Pascale ne l’ouvre plus jusqu’au Point E !
*
La bande est au complet. Une dizaine de couples. Sur l’électrophone de Daniel, Mick Jagger se déchaîne. « Let spent
the night together ! », clame-t-il, mais on ne l’écoute pas vraiment. L’ambiance se veut gaie, mais on pense encore un peu
trop au bac. Il va falloir écluser quelques rhums-coca pour l’oublier, ce fichu exam ! Pascale en est à son troisième, ce qui
n’est pas dans ses habitudes.
Jean-Luc gesticule devant elle, sous prétexte de coller au rythme des Stones, ce qui finit par l’agacer : il danse mal le
jerk… et pas mieux le slow, d’ailleurs. Il la colle, l’embrasse, la pelote… Elle sait d’avance comment ça va finir… Il va lui
demander… Elle va refuser… Il va lui faire la gueule… Et si elle rompait avant ? Oui… Mais elle n’a pas d’autre fouffe sous
la main et faire tapisserie, non, merci !
Il fait chaud. Le jerk, à Dakar, c’est dur !
(1) Un des quartiers de Dakar, principalement habité, à l’époque, par des Blancs.
_ Tu bois quelque chose ? propose Jean-Luc.
_ Whisky-coca, répond Pascale, histoire de faire preuve d’un peu d’originalité.
Jean-Luc s’éloigne, se ravise, revient.
_ Qui c’est, le mec qui t’a amenée ?
C’est vrai, songe Pascale : Jean-Luc a l’habitude de jouer les jaloux. Elle coule un regard vers le cul-blanc. Tout seul
dans son coin, ignoré par les autres, le pauvre roule des yeux perdus, un verre de bière à la main.
_ Je sais pas. Il s’appelle Régis…
_ Il te plait ?
Pascale hausse les épaules. Jean-Luc va préparer les boissons. Il revient. Ils boivent. On change le disque sur la
platine. Procol Harum succède à Mick Jagger. A whiter shade of pale ! Voilà un truc bien langoureux, juste fait pour
emballer.
Jean-Luc emballe donc et Pascale, qui n’a pas encore décidé ce qu’elle va faire, se laisse brouter les lèvres sans en
ressentir grand chose. Décidément, cette soirée n’apporte rien d’original…
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A la fin, l’alcool aidant, tout le monde danse. Même le cul-blanc, avec qui Pascale consent à faire un tour de piste – il
danse mieux que Jean-Luc. Mais Jean-Luc la récupère vite fait et, en propriétaire désireux de faire valoir ses droits, il
l’entraîne dans un coin sombre, l’enlace, glisse une main moite sous son tee-shirt…
Peut-être que si la main n’avait pas été moite… Seulement elle l’est, et baladeuse… et ça décide enfin Pascale.
_ Ca suffit !
La tête de Jean-Luc :
_ Qu’est-ce qui te prend ?
Pascale repousse son fouffe.
_ J’ai pas envie !
Elle retourne au bar, se sert de la première bouteille venue. Jean-Luc l’a suivie. Il roule des yeux de cocker mais elle
s’en contrefiche… Il l’emmerde. D’ailleurs tout, dans cette boum, l’emmerde. Pourquoi est-elle venue ? Elle pense au
tableau qu’elle a commencé de peindre la veille… Elle aurait mieux fait…
_ Pascale, gémit Jean-Luc, je t’aime !
Ah, le con ! Elle lui rit au nez. Il répète :
_ Je t’aime !
… alors elle lui tourne le dos. Il change de registre :
_ Ah, je comprends ! déclare-t-il d’un ton offusqué, et assez fort pour que tout le monde entende. Tu me plaques pour
ton cul-blanc ! C’est ça ?
Pascale frémit de colère. Elle se retourne, fixe Jean-Luc droit dans les yeux… et, reposant violemment son verre vide,
elle crache :
_ C’est exactement ça, pauvre type !
Elle va droit vers Régis qui s’est figé – et que chacun dévisage à présent – et lui dit :
_ Tu me ramènes ?
*
Ils dansent sur la piste encombrée du Valinco, la boîte de N’Gor, pas loin de chez Pascale. Sur le chemin du retour,
dans l’ID, la jeune fille s’et dit que c’est tout de même bête de rentrer se coucher à même pas 11 heures, un soir de bac. Alors
ils sont allés continuer la fiesta au son des baffles et non plus de l’électrophone, tout en éclusant du scotch sans coca. Faut
vivre en adulte, merde !
Régis et Pascale frottent gentiment, mais ça reste correct. Le cul-blanc a l’air de se poser des questions… et
finalement, ça sort :
_ Pascale…
_ Oui ?
_ C’est vrai ce qu’il a dit, ton copain ?
_ Qu’est-ce qu’il a dit ?
_ Que tu voulais sortir avec moi ?
Pascale ne répond pas. Elle n’est pas gourde. Elle se doute bien de ce qu’il a derrière la tête, le Régis ! Mine de rien,
elle l’a étudié, pendant qu’il conduisait son ID – ou plutôt celle de son père. Bon, c’est vrai, il arrive de France, sacrée tare…
Mais sinon il est beau gosse. Mieux que Jean-Luc – pas difficile – et il n’a pas les mains moites malgré la chaleur.
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Régis se décide à la serrer un peu plus. Joue contre joue, ils font le tour de la piste… et voilà qu’il pose ses lèvres sur
le côté de son cou, entre deux de ses longues mèches frisées.
_ T’es super-jolie, lui murmure-t-il à l’oreille. J’aimerais vachement sortir avec toi.
Le compliment lui fait plaisir… alors elle laisse Régis faire glisser sa bouche jusqu’à ses lèvres. Ils s’embrassent…
Hum ! Il embrasse plutôt bien…
Ils dansent encore un peu. Ils boivent chacun un scotch. Pascale a la tête qui tourne. Elle n’a pas l’habitude de boire
autant.
_ Paye, finit-elle par dire. On s’en va.
Il paye. Ils quittent le Valinco. Pascale respire à fond pour dissiper son début d’ivresse. L’alizé charrie les senteurs du
village africain tout proche… Ouf, ça va mieux !
_ On va faire un tour ? propose Régis.
Pascale hésite. Elle voudrait rentrer se coucher… Mais une espèce d’étrange curiosité la titille. Elle se demande si un
cul-blanc peut se montrer plus original qu’un toubab… Et puis quand on a bu, on a du mal à réfléchir.
_ Ouais…
Ils montent dans l’ID.
_ T’as un chemin cinquante mètres à ta gauche, dit Pascale. Fais gaffe, c’est défoncé !
Elle montre du doigts le cap qui s’enfonce dans l’océan, juste en face du Valinco. Régis démarre, met l’ID en
position haute, roule en douceur. Pascale regarde les rouleaux majestueux de la barre, phosphorescents dans la nuit africaine.
C’est tellement chouette, ce coin !
_ Arrête-toi là !
Régis stoppe.
_ Tu plonges, tu nages et, en face, c’est l’Amérique !
_ Sans blague ?
_ Oui ! On est sur le point le plus à l’ouest de toute l’Afrique ! C’est beau, hein ?
_ Oui...
_ Je viens souvent peindre ici.
_ Tu peins ?
Elle ne répond pas. Par la vitre baissée, elle écoute le fracas sans fin des vagues se brisant sur les rochers.
_ Est-ce que c’est plus beau que ça, Paris ?
_ Ah ça, la Seine, y a moins de vagues ! C’est sûr !
Pascale glousse de rire. Régis se penche vers elle, la serre contre lui. Elle le laisse faire… parce qu’il est mignon…
parce qu’elle a bu… Parce qu’elle a largué son fouffe… Ils s’embrassent à nouveau et ça lui plait de plus en plus.
_ C’est vrai que c’est beau, l’Afrique, murmure Régis d’un ton pénétré. Je m’en suis rendu compte depuis que je suis
là. T’es pareille : t’es belle !
Ca lui plait, ce compliment. La voix de Régis, ses baisers… L’alcool… Tout ça lui met de l’électricité sous la peau, à
Pascale… et lorsque son compagnon lui glisse sa main sous le tee-shirt, elle le laisse faire. Il la caresse un moment, l’attire
plus encore vers lui et son autre main, dans son dos, va dégrafer son soutien-gorge.
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Pascale se retrouve les seins nus. Léger, doux, Régis lui effleure les mamelons C’est très agréable,
langoureux….Pascale ressent un appel impérieux au creux des reins. Ca ne lui était jamais arrivé avec Jean-Luc
_ T’es vierge ? l’interroge Régis à l’oreille.
Elle se mord les lèvres. Là, en revanche, c’est bien pareil qu’avec Jean-Luc ! Cul-blanc ou toubab, les mecs pensent
tous à la même chose ! La différence… c’est qu’en ce moment, elle y pense aussi ! Aussi décide-t-elle de ne pas répondre à
la question.
Devant son silence, Régis s’enhardit. Il lui remonte son tee-shirt. Sa bouche prend le relais de sa main. Pour Pascale,
c’est le paradis ! On ne lui a jamais fait ça. Les lèvres de Régis jouent avec sa chair, ses dents la mordillent. Elle a chaud
partout, se sent moite entre les jambes. Un monde s’ouvre à elle…
La main de Régis s’égare sous sa minijupe… tire sur l’élastique de son slip… s’insinue, se moule à son pubis. Pascale
écarte instinctivement les cuisses.
La main se fait pressante. Comme malgré elle, Pascale se soulève pour aider le garçon à faire glisser le sous-vêtement
le long de ses jambes…
Le cœur de Pascale va éclater, tellement il bat fou. Régis vient d’abaisser le dossier de son siège. Il s’allonge tout
contre elle. Sa main la fouille à nouveau… Ce que c’est bon !
Pascale pose ses mains de chaque côté du visage de Régis, le regarde longuement. Son corps palpite, impatient.
_ Prends-moi… murmure-t-elle.
A travers ses larmes, Pascale regarde l’océan.
Elle est déçue, meurtrie. Elle se demande pourquoi… ça s’est passé de cette façon. A la va-vite, presque…
honteusement. Elle en avait tant rêvé de ce moment, même s’il lui faisait peur. Elle l’avait imaginé comme une communion
sensuelle entre les bras d’un garçon aimé, désiré. Quelle désillusion ! Ca a duré… quoi ? Trois minutes ? Cinq… Sûrement
pas plus. Certes, Régis ne s’est pas montré brutal, mais il était évidemment pressé – bien sûr, baiser à deux cents mètres du
Valinco … Elle n’a rien ressenti d’autre que le mouvement de piston de son… sa… à l’intérieur de sa chair trop étroite. Elle
a eu mal… et nul plaisir n’est venu atténuer cette douleur. Une douleur qui ne s’est pas apaisée. Elle souffre au creux de son
ventre. Elle se sent sale. Elle a envie de vomir et tout l’alcool qu’elle a ingurgité n’arrange pas les choses.
Une colère froide l’envahit. Merde ! Si c’est ça, faire l’amour !
A côté d’elle, Régis demeure immobile, comme assoupi. Elle le trouve ridicule, son jean encore ouvert, son caleçon
abaissé, son… machin redevenu mou. Elle lui en veut. C’est pas juste ! Lui, il a ressenti du plaisir. C’est qu’il y allait avec
ardeur, le Cul-blanc ! Et à la fin, il s’est épanché…
Bon Dieu !
Pascale se redresse sur son siège, affolée tout à coup de ressentir l’humidité gluante qui coule entre ses cuisses. Sa
maman lui avait longuement expliqué, à l’orée de son adolescence… Elle n’a rien oublié. Régis ne s’est pas retiré ! Elle
risque de se retrouver enceinte ! Cette pensée la dope. Vite, elle remet son slip, rajuste son soutien-gorge, rabat tee-shirt et
minijupe.
_ Ramène-moi, maintenant !
Régis se soulève sur un coude. Il semble tout heureux, le salaud. Satisfait de lui-même.
_ Maintenant ?
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_ Oui, maintenant ! (Elle a du mal à ne pas éclater en sanglots). T’as bien vu que j’étais pucelle ! J’ai mal et je veux
rentrer.
Elle se détourne. Il démarre sans se presser.
_ Grouille !
Ca semble long, jusqu’à la maison. Il n’y a pourtant que cinq cents mètres depuis le cap. Ils y sont enfin. Pascale va
pour ouvrir sa portière mais Régis lui prend la main.
_ Pascale…
_ Quoi ?
_ Je suis désolé si… je t’ai fait mal. Je… je ne pensais pas que tu étais… enfin… vierge, quoi ! T’as rien dit quand je
t’ai demandé.
Elle se méprise. Elle déteste chaque instant de cette soirée de merde.
_ J’suis désolé, répète-t-il. Une bagnole, c’est pas l’idéal pour une première fois.
Elle veut lui rétorquer qu’un mec qui ne se retire pas, c’est pas l’idéal non plus, mais elle n’a pas envie de s’étaler en
détails sordides.
Régis insiste :
_ Pascale, c’est vraiment con, que ça se soit passé… comme ça… Parce que tu es une fille sensas… Jolie, et… t’es
peintre.
Elle le fixe, se demandant ce que sa peinture vient faire là-dedans.
_ Hein ?
_ Ouais… La peinture, j’aime vachement… (Il pouffe de rire). C’est sûrement parce que je suis le mec le plus nul en
dessin qui ait jamais existé. Alors… j’admire le travail des autres. Ca me botterait vachement qu’on se revoie… et que tu me
montres ce que tu fais.
Pascale se sent désarmée. Elle ne s’attendait pas à çà… Elle hésite.
_ Ben… ma mère et moi on doit partir en congé dans dix jours…
Régis se rembrunit. Il a l’air si triste qu’elle en oublie les vacheries qu’elle voudrait lui dire.
_ Ecoute… t’as mon adresse, fait-elle. On est les seuls Florent à N’Gor… Tu me passes un coup de fil !
Elle s’en veut aussitôt. Elle s’est laissé attendrir. Furieuse, elle sort de l’ID et se met à courir vers la maison familiale,
sans se retourner. Elle jette un rapide bonsoir en ouolof au veilleur de nuit… Ses clefs… Ouf ! La voilà chez elle.
Sans allumer, Pascale file directement à la cuisine. Elle ouvre le frigo et descend d’un trait une demi-bouteille
d’Evian. Ca va mieux ! Bon sang, elle n’est pas prêt de reboire du scotch…
Elle va se planter devant la fenêtre, regarde vers le cap par les volets à claire-voie. Eh bien, ça y est… Elle a couché.
Elle n’est plus pucelle… Frissonnante, redoutant que sa mère descende impromptu, elle enlève son slip, l’examine à la lueur
de la lampe du frigo. Elle fronce le nez, écœurée à la vue du sang et… de cette autre chose qui lui donne subitement envie de
vomir. Vite, elle va planquer le sous-vêtement au milieu du linge sale que la fatu va laver demain : si ses parents tombaient
dessus, ça voudrait barder ! Papa ne plaisante pas avec ce genre de chose.
Pascale monte dans sa chambre. La climatisation, poussée à fond, la fait frissonner à nouveau. Elle se déshabille. Sans
faire de bruit, elle va se laver dans la salle de bain, s’offre un long bain de siège qui calme un peu sa douleur. Elle songe à ce
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Le Papillon sur le sein
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que certaines de ses copines lui ont raconté à propos de leur première fois… Toujours super, à les entendre ! Est-ce que
c’était pas des bobards ? Si ça se trouve, elles ont souffert autant qu’elle !
Sa toilette achevée, Pascale passe son pyjama. Elle se regarde dans la glace de sa chambre. C’est drôle : son visage de
fille dépucelée ressemble à s’y méprendre à son visage de vierge. Elle a les yeux cernés, mais ça, c’est dû à l’alcool… Pour
le reste, elle est toujours la même Pascale, avec ses longues mèches frisées et sa même bouche ourlée, ses dents qui avancent
un tout petit peu…
Tout à coup, Pascale accroche du regard ses toiles et dessins accrochés aux murs. Elle ressent une espèce de choc. Ses
yeux se dessillent. Est-ce possible qu’elle ait pu peindre des… des merdes pareilles ? C’est puéril, naïf, bêbête ! A quoi ça
ressemble ? C’est plat, c’est nul !
Pascale arrache des murs ses toiles, ses dessins, ses pastels… les jette sur le carrelage et, rageuse, entreprend de les
piétiner, de les réduire en miettes. Elle déchire ses aquarelles, brise les cadres de ses tableaux, lacère ses fusains avec son
coupe-papier. Elle pleure, murmure :
_ C’est mauvais… mauvais… (Elle ajoute pour elle-même). Salope ! Connasse ! (Pour Régis) : Salaud ! Ordure !
La dernière sanguine part en lambeaux.
_ Pascale… qu’est-ce qui t’arrive ?
Pascale se retourne, comme piquée par un serpent. Sa maman… Sidérée.
_ Ma chérie… Tes beaux dessins…
_ Mes beaux dessins, c’est de la merde ! crie Pascale.
_ Mais…
_ C’est de la peinture de gamine ! Je ne suis plus une gamine !
Elle se jette, sanglotant, sur son lit.
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Chapitre deuxième
« Mister Soul » (Buffalo Springfield 1967)
Lyon. Juin.
Thomas Rambaud relit une dernière fois sa copie. Il hésite… Ajouter encore un détail ? Bof… Ca serait hors sujet. Il
pose le feuillet, jette un coup d’œil circulaire à l’amphi. Pourquoi s’attarder ? Il range ses affaires, se lève et descend
jusqu’au bureau où se tiennent profs et assesseurs.
Il tend sa copie au prof d’orthodontie, sourire aux lèvres.
_ A l’année prochaine ? demande le prof, moqueur.
_ J’espère que non, monsieur.
Thomas récupère sa carte d’étudiant et quitte l’amphithéâtre. Il longe le large couloir, ses yeux errent sur les murs, les
panneaux d’affichage… L’année prochaine ? Ah non, alors ! Il espère bien en avoir fini ! Il y croit. Tout a bien marché. Son
diplôme, il DOIT l’avoir, et la fac, c’est terminé. Dans quelques jours, après les résultats, il sera…
Il sera chirurgien-dentiste…
Comme papa…
Thomas se retrouve à l’extérieur. Il regarde les bâtiments de la faculté. C’est curieux. Il se sent un creux à l’estomac.
Aucune euphorie ne le berce. Peut-être parce qu’il réalise que les années d’insouciance, de bringue, sont finies aussi. Il a
terminé ses études. Il va devoir plonger dans la vie active… hem… après avoir fait son service militaire – encore une belle
corvée, tiens !
_ Alors ? Ca a marché ?
Il se retourne, tiré de ses songes. C’est Lydie Moreau. Une bonne copine, Lydie. Ils ont bûché ensemble… Rien de
plus. Aucune histoire de cul entre eux. C’est peut-être pour ça qu’ils sont potes.
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Le Papillon sur le sein
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_ Ouais… Je crois. Et toi ?
_ J’ai pas gazé des masses en pathologie… J’espère pas avoir à la repasser en septembre. J’ai dégotté un
remplacement pour tout l’été. Je n’aurai jamais le temps de réviser…
Ils sortent du campus, rejoignant d’autres étudiants qui, comme eux, en ont terminé avec leur exam. Tout ce petit
monde bavarde, rit ou fait la gueule, c’est selon. Mais on sent sa décontraction, forcée ou non. Le sort est de toute façon jeté.
Autant penser à l’été qui s’annonce, aux vacances… On va faire la fête ! On va…
Lydie et Thomas arrivent devant la vieille 2CV du jeune homme.
_ Je te dépose ?
_ Non, merci. Je dois retrouver mon copain.
Lydie s’éloigne en faisant un petit signe de la main. Thomas la regarde, un vague regret au cœur. Et dire qu’il y a
toutes les chances pour qu’il ne la revoie jamais… Ou alors à l’occasion d’un congrès… ou d’une réunion de promo… Ben
oui… Il a vingt-quatre ans, il vient de devenir adulte. Tout va être si différent, maintenant.
Thomas traverse Lyon à petite allure, emprunte le cours Emile Zola. Villeurbanne… Son studio. La concierge qui
rentre ses équevilles… (1)
_ Alors, monsieur Thomas, cet examen ?
Thomas se retient de rigoler. Cet accent… Pire que celui de la Mère Cottivet ! (2)
_ Je crois que c’est gagné !
_ Vous devez être bien content…
Et la concierge démarre, lui cause de son « dentier qui m’tale à gauche au fond ! », lui demande où il va s’installer et
quand est-ce qu’elle pourra « v’nir vous voir ! ». Elle semble déçue quand Thomas lui révèle qu’il ne va pas ouvrir son
cabinet dentaire le lendemain même…
Thomas réussit à s’échapper lorsque la brave dame reprend son souffle et il grimpe jusqu’à son studio au dernier
étage. Il entre, regarde la photo géante de Jim Clark punaisée au mur. Le pilote écossais sourit sous son casque vert. Thomas
n’a jamais voulu se débarrasser de ce vieux reste de son adolescence. Mais il ne sera jamais pilote de course. Il sera dentiste.
Comme papa…
Il ouvre le frigo, en tire la bouteille de champagne qu’il a achetée la veille en prévision de l’événement. Il a préparé
un petit gueuleton froid. Gloria ne devrait pas tarder à arriver. Ils vont grignoter et puis baiser. Ce sera une façon de célébrer
leur fin d’étude… et de se dire adieu. Gloria va repartir pour la Roumanie. Et lui…
Des pas dans le couloir. On frappe à sa porte. Il va ouvrir.
C’est Gloria…
*
_ Dis donc, t’es pas resté longtemps chez tes vieux !
Thomas coule un regard à son ami Julien. Vautré sur la banquette fatiguée de la Deuche, son pote répond aux saluts
de plusieurs filles agglutinées à la vitre arrière d’un car hollandais. Pas sérieux, ça, Juju ! Elles ont tout juste quinze ans, les
Bataves !
_ Y a eu du suif ?
Thomas se renfrogne.
_ Plutôt… Je me suis engueulé avec mon père.
12
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Il était pas d’accord pour qu’on campe ensemble ? Il sait pourtant que j’suis pas pédé !
Thomas se marre.
_ C’est pas ça. On s’est attrapés parce que je n’ai pas voulu le remplacer au cabinet pendant ses vacances.
_ Eh ! T’as tout de même le droit d’en prendre aussi, des vacances ! Après sept ans d’études !
_ C’est bien ce que je lui ai dit ! Mais il avait déjà décidé, tu le connais…
_ Oh oui, je le connais ! Dans la famille « Tyran Domestique », j’demande le père !
(1) Equeville : poubelle en « lyonnais ».
(3) Personnage folklorique lyonnais, à l’accent de caricature.
_ Exactement ! Tout le monde tremble devant lui depuis toujours. Que je refuse pour une fois d’en passer par ses
quatre volontés, il en a fait un drame !
_ T’as toujours été trop coulant avec lui.
_ Vrai ! Si j’ai fait dentaire, c’est parce qu’il l’avait décidé et j’ai rien eu à dire après mon bac.
_ Toi qui rêvais de devenir pilote de Formule 1… (Julien rigole). Il t’a peut-être sauvé la vie, ton père !
Thomas pince les lèvres.
_ C’est ça ! Déconne… Non… Ce qu’il veut, papa, c’est se succéder à lui-même à travers moi. Seulement j’ai plus
dix-huit ans. Avaler la couleuvre, cette fois, j’ai pas voulu. Le remplacer… Je l’ai déjà fait, merci bien. La plupart des
patients m’ont connu tout môme, quelle autorité je peux avoir sur eux ? En plus que mon père reprend quasi
systématiquement mes travaux sous prétexte de les vérifier… Qu’est-ce que tu crois qu’ils pensent, les patients ? Ils se
demandent si je sais travailler ou non !
_ Oui… Ca doit être vexant.
_ C’est plus que vexant ! Si mon père n’a pas confiance en moi, il n’a qu’à chercher quelqu’un d’autre… Et c’est bien
ce qu’il va devoir faire. En fait, je m’étais déjà arrangé pour me trouver un remplacement, sans rien lui dire, et c’est surtout
ça qui l’a fichu en rogne ! Quand je lui ai dit qu’après ma semaine de camping, je partais bosser à Clermont-Ferrand… Je te
prie de croire que ça a chié !
_ J’imagine.
_ Comme à son habitude, il avait tout organisé. Je le remplaçais pendant qu’il partait au Mexique avec maman…
_ In ze baba, le père Rambaud !
_ Du coup il se retrouve coincé. Il doit chercher un remplaçant en catastrophe.
Julien hausse les épaules.
_ Il n’a qu’à fermer son cabinet. Il a assez de fric, ton père, pour se permettre ça !
_ C’est pas une question de fric. C’est que j’ai osé lui dire « non ». Tu sais ce qu’il m’a sorti ?
_ Non.
_ Que si je me trouvais à court de fric, justement, faudrait pas que j’aille pleurer vers lui !
_ Oh, que c’est petit ! Mesquin-mesquin !
Les deux copains se marrent.
13
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Et comment tu vas faire ? reprend Julien.
_ Je vais me serrer la ceinture. Faudra que je tienne jusqu’à mon remplacement avec ce qui me reste de Pâques.
_ Mon pauvre vieux ! Bouffer que des patates et des nouilles, ça va être d’un triste !
_ Tu m’offriras une boîte de cassoulet de temps en temps.
_ … si tu me promets de pas trop péter sous la tente !
Ils rigolent à nouveau. Mais un peu plus loin, sérieux pour une fois, Julien revient à la charge :
_ Et plus tard ? Je suppose, le connaissant, que ton père escompte que tu prennes sa suite ?
Thomas se rembrunit. Julien évoque là son plus gros souci.
_ Bien sûr, qu’il l’escompte. Seulement c’est pas demain la veille qu’il prendra sa retraite, et jusque là, je ne serai
jamais que son assistant.
_ Et ça te botte pas des masses !
_ Ca… On peut pas dire que ça me fasse bander !
_ Vous en avez causé, tous les deux ?
Thomas regarde Julien de travers :
_ Tu crois pas que ça suffit, un drame à la fois ?
*
Thomas se repose, allongé sur le ponton. Il regarde distraitement Julien, sur la plage, qui drague une blonde. Ca
semble marcher. La fille rit, et comme on dit : « Femme qui rit, femme au lit ! ».
Lui, Thomas, ne drague pas. Il se remet de la tension nerveuse qui l’a oppressé pendant toute la période des examens.
Et puis il a un peu le cafard de Gloria. De toute façon, il n’est pas très porté sur le flirt.
Il se retourne sur le ventre, regarde deux dériveurs qui régatent sur le lac. La voile, ça le tente. Faudra qu’il essaye un
jour…
_ Tom ! Oh, Tom !
Il tourne la tête. Julien le hèle, de la plage, lui fait de grands signes. Il est avec la blonde et une autre fille.
_ Amène-toi !
Tom plonge, crawle vigoureusement, sort de l’eau, chasse ses cheveux mouillés de devant son visage… et ressent un
choc en découvrant la nana… Pas la blonde. L’autre… Quelle fille ! Bon sang ! Elle est… elle est… Superbe, c’est bien endessous de la vérité. Grande, des traits altiers, un port hiératique. Des yeux violet-foncé, une cascade de cheveux aux reflets
auburn… Et le reste… Gina Lollobrigida peut aller se rhabiller !
Une ombre de sourire se dessine sur la bouche à peine maquillée, un peu boudeuse, de la créature…
_ Je te présente Annie, dit Julien en poussant la blonde du coude. Et son amie Eve…
Eve et Thomas se dévisagent… Tom se souvient tout à coup qu’il lui-même plutôt joli garçon – et Gloria s’envole de
sa mémoire.
_ Bonjour…
_ Bonjour.
Ils se serrent la main. Eve est en tenue de tennis. Elle tranche avec Annie qui, elle, porte haut de maillot de bain et
minijupe.
14
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Elles sont en vacances ici, reprend Juju. (Thomas s’en serait douté !) Aide-moi. J’ai invité ces demoiselles en boîte
demain soir et elles hésitent.
Thomas est surpris… et pas vraiment emballé à l’idée de se retrouver en boîte. En boîte, généralement, il
s’emmerde… Encore qu’avec cette Eve qui ne le quitte pas des yeux…
_ Faut te sortir, vieux, insiste Julien, qui connaît bien les réticences de son pote.
Il se tourne vers les filles.
_ Môssieu joue les solitaires depuis qu’il est diplômé !
_ Diplômé de quoi ? demande Annie.
_ Vous ne le croirez jamais !
_ Ecoute… grommelle Thomas, mais Julien ne s’en laisse pas compter :
_ Arracheur de dents !
Annie esquisse une moue horrifiée tandis que le sourire d’Eve s’accentue. La jeune fille se tourne vers son amie,
ironique.
_ Eh bien quoi ? Il en faut, non. Tu n’es pas allée chez le dentiste, il y a quinze jours ?
_ Justement ! s’esclaffe la blonde.
_ Mais lui, glousse Julien, il ne fait pas mal… Enfin, c’est ce qu’il veut laisser croire !
Thomas est piqué au vif. Tout juste diplômé, il supporte déjà mal les réactions idiotes des gens lorsqu’ils apprennent
ce qu’est – ce que va être – son métier. Il foudroie Julien du regard.
_ En tout cas, toi, si tu viens un jour te faire soigner chez moi, tu peux être sûr que je louperai mon anesthésie !
_ Dentiste… et agressif, déclare Eve sans se départir de son sourire.
Il lui rend son regard :
_ Et vous, à part être belle à faire tomber raide les dentistes agressifs, à quoi vous vous occupez ?
_ Wouuuuoh ! commente Julien, qui enchaîne aussitôt : Elle va s’occuper à venir en boîte avec nous et Annie aussi.
Thomas se décide :
_ Juju a raison (Il a insisté sur le « Juju » pour faire bien gamin). Ca serait chouette de sortir ensemble.
Eve sourit toujours.
_ En principe, Annie et moi sommes prises, demain soir.
_ Laissez tomber, reprend « Juju ». Les mecs avec qui vous deviez sortir sont pas moitié aussi bien que Tom et moi !
_ Ce ne sont pas des mecs. Ce sont mes parents. Nous devons aller au concert que donnent I Musici, à Annecy.
_ Pouah ! Je préfère les Who !
Eve ne prête pas la moindre attention à Julien. Elle ne fait que regarder Thomas.
_ Et vous ? Quelles sont vos préférences ?
_ En musique de chambre, j’aime bien l’orchestre d’Heidelberg… mais en pop, pour moi, le plus grand, c’est Jimi
Hendricks.
_ Excellent choix… et que nous conseillez-vous de faire pour demain soir ?
_ Ma foi… Si vous ne craignez pas trop l’infinie puérilité de Juju, prenez le risque de sortir avec nous.
Eve réfléchit, impénétrable. Thomas la trouve de plus en plus désirable… au point qu’il se sent gêné de se trouver en
maillot de bain. Deux minutes encore et il ne sera plus présentable !
15
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Je pense que nous nous accommoderons de la puérilité de Juju, dit enfin Eve…
*
Thomas considère la décoration de la boîte et présume que le peu d’argent qui lui reste va s’envoler vitesse grand V.
Mais il fait bonne figure : Annie et Eve sont déjà là. Il ressent un petit coup au cœur. Si Annie est en jean et tee-shirt, Eve
porte une robe très sobre, mais qui doit valoir son pesant d’or, et qui la met magnifiquement en valeur. Il se félicite d’avoir
lui aussi évité une tenue débraillée.
_ Salut, les filles ! s’exclame Julien.
_ Bonsoir, répond Eve, qui, à nouveau, ne regarde que Thomas.
_ On est à la bourre, mais c’est à cause de la Deux Pattes de Tom ! Elle plafonne à quarante en descente avec le vent
dans le dos !
_ Un futur dentiste… en 2 CV ! glousse Annie.
_ C’est tout ce qu’il a pu se payer, le pauvre. Son papa est un gros radin !
_ Ca va, Juju ! grogne Thomas, tout rouge.
Mais Juju est lancé :
_ En Deuche après avoir rêvé de devenir pilote de course ! Vous vous rendez compte comme la vie peut être triste et
mal faite !
Thomas hésite à étrangler Julien sur le champ. Eve et Annie se marrent. L’arrivée du serveur fait diversion. Eve
commande une bouteille de champagne, rien moins, et Thomas, à nouveau, évite de calculer dans sa tête.
Eve sourit.
_ Coureur automobile, dit-elle. Comme c’est enfantin !
Thomas se vexe :
_ Vous n’avez jamais rêvé de devenir mannequin, avec votre physique ?
_ Mannequin ? Quelle drôle d’idée ! C’est bon pour les midinettes.
_ Mais pas pour les snobinardes comme vous !
Eve hausse les épaules.
_ Les snobinardes, c’est comme les dentistes. Il en faut !
Thomas ne réplique pas, mouché. Juju sert le champ’, goguenard.
_ A la tienne, dit-il à son pote. Ca va peut-être t’enlever le balais que t’as dans le cul !
Il vide sa coupe de champ’ puis, saisissant Annie par la main, il l’entraîne sur la piste de danse. Bouillonnant de
colère, Thomas fixe Eve, qui se contente de secouer la tête.
_ Je me pose une question à ton sujet, dit la jeune fille.
Thomas note avec une étrange satisfaction que c’est elle qui a adopté le tutoiement la première.
_ Quelle question ?
_ Comment peux-tu supporter cet imbécile ?
Thomas fixe Juju qui fait le pitre sur la piste. Annie rit tout ce qu’elle peut.
_ On se connaît depuis le lycée. Je me suis habitué… Et puis il force son jeu. En fait, c’est un chic copain.
Eve a une moue sceptique.
_ Faire rire aux dépens d’un ami, ce n’est pas se conduire en chic copain.
16
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Thomas rougit. Eve continue :
_ Il a du fric, ton Juju ?
La question étonne Thomas :
_ Eh bien… ses parents sont à l’abri du besoin, et…
_ Mais tes parents à toi sont bien plus friqués.
_ Ma foi… oui.
_ Donc ton chic copain est un vulgaire parasite… et toi une bonne poire !
Thomas veut défendre son pote. Solidarité de mâles sans doute.
_ Si j’étais dans le pétrin, il traverserait la France pour m’aider !
_ Voilà une réflexion bien indulgente.
_ Mais toi, tu n’es pas indulgente.
_ Pas du tout. Je suis la reine des garces.
Thomas ne sait que répliquer, désarçonné qu’il est. Il cherche une échappatoire :
_ Annie, c’est une chic copine ou une parasite elle aussi ?
Eve hausse les épaules.
_ J’ai du fric, pas elle. Je sais m’habiller, pas elle. Je suis méchante, pas elle. Tu peux en conclure que c’est une
excellente copine et mon parfait souffre-douleur.
Thomas en reste scié. Eve rit de toutes ses dents.
_ J’adore dominer et humilier les autres ! En conséquence, j’aime avoir Annie avec moi… Et puis je lui paye ses
vacances. Elle me doit donc le plaisir de l’écraser de ma supériorité !
Pour se donner une contenance, Thomas ressert à boire. Il ressent les désirs mêlés de gifler cette fille trop cynique qui
le considère attentivement… et de la serrer dans ses bras. Il devine qu’elle ne perd rien de son trouble. Il est piégé.
_ Je te choque ? demande doucement Eve.
_ Un peu…
Elle s’allume une cigarette.
_ J’ai des tas de défauts… Mais je suis franche et je ne triche jamais.
_ J’ai l’impression que tu es la pire des enfants gâtées.
_ Gâtée-pourrie ! Mon cher papa ne me refuse rien… Pas comme le tien, selon toute apparence !
_ Ne t’occupe pas de mon père !
_ Oh oh ! Aurais-je mis le doigt sur une plaie qui gratte ?
Thomas se laisse un instant aller à des pensées peu agréables.
_ Tu me plais… dit doucement Eve.
Il tressaille.
_ Je ne connais même pas ton nom.
_ Lasalle… Eve Lasalle. Père architecte à Paris. Je fréquente épisodiquement la fac de droit en attendant de me
trouver un mari à ma convenance.
_ Tu cherches un mari ? Toi ?
_ Mon cher, apprends que toutes les femmes cherchent un mari. Surtout celles qui prétendent le contraire.
17
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Elle écrase sa cigarette dans le cendrier.
_ Fais-moi danser…
Il l’entraîne sur la piste juste au moment où Paul Mac-Cartney entame Yesterday. Pour emballer, y pas mieux. Surtout
qu’il y a tellement de monde autour d’eux qu’ils doivent se serrer étroitement l’un contre l’autre. Thomas perçoit, à travers la
fine étoffe de la robe, le corps mince, souple, nerveux d’Eve. Il respire le parfum un peu épicé de ses cheveux, se mariant
subtilement avec ce qu’il reconnaît être des fragrances de Fidji – il le reconnaît : c’est le parfum préféré de sa mère. Au bout
de quelques instants, il a sa joue contre la sienne. Comme la veille, sur le bord du lac, il se met à avoir des idées très précises.
Bon Dieu, ce qu’il la désire, cette nana !
Yesterday ne dure qu’une minute quarante-cinq secondes. Dommage ! C’est court pour bâtir une stratégie de
séduction. Suivent plusieurs morceaux rythmés qu’il exécute avec application tout en admirant la beauté féline d’Eve qui se
déhanche en face de lui. Aucun doute : elle est la reine de la soirée. Aucune fille ne lui arrive à la cheville !
La série s’achève. Eve est à peine essoufflée. Elle lui sourit, un brin railleuse.
_ Merci…
Ils retournent à leur table. Annie et Julien les ont précédés. Ils ont fini la bouteille de champagne et en ont commandé
une deuxième qui trône, le cul dans le seau à glace. Thomas ne peut s’empêcher de songer à l’addition et il en pique une suée
pire qu’en dansant le jerk ! Mais il chasse vite cette pensée. En fait, il ne veut penser qu’à Eve !
_ Cette passion pour la course automobile, questionne soudainement la jeune femme, c’était vraiment sérieux ?
Thomas n’a pas le temps de répondre : Juju a sauté en l’air !
_ Si c’était sérieux, s’égosille-t-il. Mais personne a jamais connu quelqu’un d’aussi sérieux ! Chiant comme la pluie,
qu’il était ! Il en parlait tout le temps ! Il dessinait des bagnoles sur ses cahiers. Il nous racontait des courses célèbres du
premier au dernier tour, nous expliquait pourquoi Machin avait abandonné, Truc avait cassé son moteur ! Des tas de
conneries ! On se foutait de sa gueule, il s’en apercevait même pas !
Thomas serre les poings. Là, Julien est allé trop loin.
_ Tu pourrais pas lever le camp ? dit-il sèchement. Tu fatigues Eve !
Julien ne se fâche pas. Au contraire, il éclate de rire, tape sur l’épaule d’Annie et se lève.
_ T’as raison ! C’est pas qu’on s’emmerde, mais on va mettre les bouts. Permission de minuit, les petits ! Amusezvous bien !
Annie est devenue toute rouge. Elle se tourne vers Eve qui reste de marbre. Julien lui saisit la main.
_ Allez, viens, quoi ! Faut les laisser vivre leur vie, ces deux tourtereaux !
_ Va ! ordonne simplement Eve à son amie.
Ils s’en vont. Thomas repense au champagne, à l’addition… Et merde ! Il ne va pas rappeler Julien. Il a son orgueil.
Advienne que pourra.
_ Un chic copain… persifle Eve.
Thomas ne dit rien.
_ … qui t’a laissé la note !
Thomas baisse la tête. Cette fille est diabolique !
_ Annie n’est pas farouche, reprend Eve. Elle et ton chic copain vont aller baiser quelque part. C’est parfait. Ca nous
laisse le temps de faire connaissance.
18
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Ils achèvent le champagne en bavardant de choses et d’autres. Eve commande une troisième bouteille. Thomas,
indifférent, se dit qu’il a passé les bornes de l’angoisse.
_ Pourquoi as-tu laissé tomber ? demande tout à coup Eve.
Il met un temps à comprendre. Ah oui !
_ Les courses ? Eh bien… Tant que j’étais mineur, je ne pouvais rien faire sans l’accord paternel. Aucune possibilité
de suivre des cours dans une école de pilotage.
_ Et bien sûr, ton père ne t’a jamais donné cette autorisation.
_ Jamais… Il disait que j’étais un gosse irresponsable… que ça me passerait quand je prendrais du plomb dans la
tête…
_ Et quand tu es devenu majeur ?
_ J’étais en plein dans mes études… et je n’avais pas d’argent. Tu penses bien que mon père s’arrangeait
soigneusement pour que j’aie juste de quoi vivre sans pouvoir me payer d’extra. Ensuite j’ai eu besoin d’une voiture. J’ai fait
des petits boulots pour me payer ma Deuche… et mes rêves se sont envolés.
Eve lui sourit avec une étrange tendresse. Elle pose sa main sur la sienne.
_ Mais il te reste une petite fêlure au cœur, qui ne se referme pas. C’est bien ça ?
_ Bah… C’est comme avec Julien : je me suis habitué.
Eve se penche alors vers lui, et, très doucement, elle approche sa bouche de ses lèvres. Son cœur s’emballe. Vont-ils
s’embrasser ?
_ On danse ? souffle-t-elle. J’aime danser avec toi. Tu danses bien !
Désorienté, il la suit sur la piste. Deux morceaux rythmés où Eve fait étalage de sa classe, de son allure, de sa beauté.
Puis c’est le quart d’heure américain. Ils se retrouvent dans les bras l’un de l’autre. Le champagne rend Tom audacieux. Il
serre Eve de plus en plus fort contre lui et elle le laisse faire. Il baise sa chair tendre, sous l’oreille… Pourquoi s’est-il confié
à elle comme il ne l’a jamais fait avec personne ?
Et merde ! Il n’est pas là pour faire de l’introspection. Elle a reculé sa tête. Il en fait autant. Ils se regardent… Il pose
ses lèvres sur les siennes.
Et voilà. C’est leur premier baiser !
La soirée s’allonge. Ils parlent. Tom continue de se confier. Eve l’écoute. Il ne la trouve plus snobinarde. Il lui tient la
main. De temps en temps, il interrompt son bavardage pour lui poser un baiser sur la bouche. Il est en train de tomber
amoureux.
Eve regarde sa montre.
_ J’en ai marre de cette boîte, murmure-t-elle. On s’en va ?
Thomas se demande… Hum… Une fille comme Eve ne doit pas coucher aussi facilement que ça. Il en a pourtant une
sacrée envie… mais voilà qu’il pense à l’addition à venir et ça lui coupe net les fantasmes. Il fait signe au garçon d’une main
qui se veut ferme.
Eve le regarde avec attention…
_ Où on va ? demande-t-il.
19
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Pas chez moi…
Tom se sent rougir.
_ Je ne te l’ai pas demandé !
_ Mais tu l’espérais, non ?
Il ne répond pas. Eve s’allume une cigarette.
_ Nous avons trop perdu de temps dans cette boîte. A cette heure, mes parents sont rentrés. Ils admettent que j’aie des
aventures, mais pas sous leur toit. Que veux-tu ? C’est une autre génération… (Elle pouffe de rire). Je sais faire marcher les
garçons, hein ?
Devant son air bête, elle rit, se penche vers lui et l’embrasse à nouveau.
_ Idiot, souffle-t-elle avec tendresse.
L’arrivée du serveur coupe court à la scène. Tom saisit l’addition, y jette un œil… et blêmit. Putain ! C’est plus qu’il
ne lui reste pour tenir jusqu’à son remplacement. Une bouffée de rage le saisit : salaud de Juju !
_ Ca ne va pas ? demande Eve goguenarde.
Elle a tout deviné, naturellement. Il a envie de chialer, tant il se sent humilié.
_ Thomas…
Il la fixe, fou furieux.
_ Je ne peux pas payer ça ! gronde-t-il. Je suis fauché et Julien m’a foutu dans la merde en se tirant !
Eve tend la main.
_ Donne.
_ Mais…
_Donne !
A regret, il lui tend l’addition. Elle lit, sourcille.
_ En effet. Ils n’y vont pas de main morte !
Elle sort un chéquier de son sac à main.
_ Eve…
Elle lui adresse un large sourire. Son œil pétille. Elle est ravie de jouer le beau rôle.
_ Ne sois pas bête ! Je ne vais pas te laisser accuser de grivèlerie.
Mortifié jusqu’à la moelle des os, il la voit remplir le chèque, le tendre au garçon impassible.
_ Ah… ironise-t-elle, cet orgueil du mâle bafoué ! Partons, maintenant.
Ils sortent de la boîte. Orgueil de mâle ou pas, Thomas se sent un cafard monstre. Eve l’embrasse sur la joue.
_ Fais pas cette tête…
Tom s’arrête net de marcher :
_ Merde !
_ Qu’est-ce qu’il y a ?
_ Ma voiture ! Elle n’est plus là ! (Il fouille, fébrile, ses poches). Le salaud… Il m’a fauché mes clefs !
_ Julien ?
_ Oui…
20
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Ils se regardent… et partent d’un fou rire qui les plie en deux. Ils rient, rient… et puis s’arrêtent de rire, tombent dans
les bras l’un de l’autre, s’embrassent comme des fous, se séparent, s’embrassent à nouveau…
_ Je t’aime ! souffle Eve.
Abasourdi, il la fixe. C’est une évidence. C’est un coup de foudre !
_ Je t’aime aussi !
*
La Floride d’Eve est arrêtée depuis un long moment devant l’entrée du camping. Ni Eve ni Tom ne veulent en
descendre. Ils sont assis, muets, regardent le lac. C’est très romantique !
Ils ont roulé un bon moment, au hasard des routes, tout étonnés par ce qui leur arrive, avant de rentrer à Talloires. Ils
ont stoppé et Thomas, enfin détendu, s’est mis à parler de ses projets, de son futur métier, de sa famille. Eve l’écoute sans
ironie, pour une fois. Parfois, ils se taisent pour s’embrasser…
_ C’est drôle, dit Tom tout à coup.
_ Qu’est-ce qui est drôle ?
_ Tout à l’heure, en boîte, j’avais vraiment envie de coucher avec toi. Maintenant, c’est différent.
_ Différent ? Ah bon ?
Il n’a pas noté l’imperceptible note froide qui a vibré dans la voix d’Eve.
_ Oui… En ce moment, c’est… comment dire… dans ma tête que je t’aime… C’est plus sentimental. Moins sexuel, si
tu vois ce que je veux dire.
_ Moins sexuel…
Un temps, et puis elle lui saisit la main, la plaque sur le devant de sa robe.
_ Touche.
Stupéfait, il ne réagit pas.
_ Touche !
Les tempes battantes, il lui caresse les seins. Le regardant droit dans les yeux, elle glisse ses mains dans son dos,
dégrafe la fermeture-éclair de sa robe, abaisse le vêtement sur son torse. Il avale sa salive à la vue de sa poitrine nichée dans
les balconnets de tulle noir. Pareillement, Eve défait son soutien-gorge. Ses seins ne sont pas très gros, mais admirablement
dessinés. Ils pointent, durs, les mamelons érigés. Il se penche pour les embrasser.
_ Pas touche !
Il se redresse, stupéfait.
_ Quoi ?
_ Pas touche !
_ Mais…
_ C’est quand je veux ! Et je ne veux pas !
Thomas ne sait plus si c’est du lard ou du cochon. Il regarde les deux seins interdits, le visage d’Eve, ses fins sourcils
froncés, la moue qui plisse ses lèvres, mi-colère mi-amusement.
_ Pour te punir de m’avoir dit que tu ne me désirais plus !
Tom se sent très con… D’autant qu’en cet instant, ce n’est plus sa tête qui commande ! Plus du tout !
21
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Mais la suite est encore plus inattendue. Eve se penche soudain sur lui, défait le devant de son pantalon, abaisse son
slip… avance le visage.
_ Eve… gémit Thomas. Tu…
_ Interdiction de me toucher ! Tu me laisses faire…
Lorsqu’elle en a terminé, Eve se redresse. Rien dans sa mise ne laisse deviner à quelle pratique elle vient de
s’adonner. Sa coiffure est demeurée impeccable – Tom ne l’a pas touchée, ainsi qu’elle le lui a ordonné – son visage est
lisse. Elle ouvre son sac, en sort un kleenex avec lequel elle s’essuie les lèvres, un bâton de rouge… Elle se remaquille à
petits gestes précis.
Thomas souffle encore de bonheur. Jamais aucune fille ne lui a fait une fellation aussi poussée. Eve ne s’est même
pas détournée lorsqu’il a joui…
Elle remonte son soutien-gorge, se rajuste posément.
_ Il faut que tu saches que je peux être très méchante, Thomas, déclare-t-elle à mi-voix. Avec moi, tu vas souffrir. Ce
sera ta punition.
_ Pourquoi veux-tu me punir ?
_ Parce que je t’aime. Quand on aime, on devient vulnérable. Je ne veux pas être vulnérable. Je ne voulais pas tomber
amoureuse. Je me vengerai !
Le silence qui s’ensuit dure longtemps. Tom se rajuste à son tour.
_ Eve, dit-il, je vais écourter mes vacances. Je partirai demain.
_ Pourquoi ?
_ Tu me fais peur. Il faut que je réfléchisse.
Elle ne réplique pas. Il déchire une feuille de son agenda, griffonne quelques lignes.
_ Mon adresse à Clermont-Ferrand pendant mon remplacement. Tu m’écriras ?
Eve range le papier dans son sac sans le lire.
_ Tu m’écriras ? insiste-t-il.
_ Je ne sais pas.
Une sourde irritation monte en lui. Il est piégé, mais ne va pas s’en laisser compter juste parce qu’Eve vient de lui
faire une pipe !
_ C’est comme tu le vois… grommelle-t-il.
Il pose sa main sur la poignée de la portière.
_ Moi aussi, Thomas, j’ai besoin de réfléchir, souffle Eve.
Il descend de voiture, le cœur gros.
_ Tom !
Il se retourne, plein d’espoir.
_ Si Annie est en train de baiser avec ton Julien, tu lui dis de se dépêcher de jouir ! J’attends cinq minutes, pas une de
plus ! Ensuite, elle rentre à pied.
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Chapitre troisième
« Summertime » (Janis Joplin 1967)
Clermont-Ferrand. Août.
Thomas contemple le sauté de veau que lui a préparé la bonne – de quoi nourrir un régiment ! Il est vraiment gâté,
entre son travail au fauteuil, l’assistante qui l’aide efficacement et la bonne qui le gave de plats mijotés… Il se sert une petite
portion. Le reste, ce sera pour le week-end. Car il passe ses week-ends sur place. Il ne rentre pas à Dijon, en famille. Son
père continue de le battre froid et la soupe à la grimace, il n’y tient pas plus que ça.
Tout en mangeant, Thomas réfléchit aux mois qui le séparent de son départ pour l’armée. Qu’est-ce qu’il va faire ?
Fainéanter ? Ce n’est pas dans son tempérament. Seconder son père ? Il n’y tient pas plus que du temps où il était un
étudiant ! Trouver d’autres remplacements ? Pas évident à cette période de l’année.
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Ses pensées vagabondent… et, naturellement, voilà qu’il se met à songer à Eve. Une bouffée d’amertume monte en
lui. Pas une seule lettre ! Pas un coup de téléphone ! Garce d’Eve ! Et lui, quel con ! Tomber amoureux d’une fille à papa
caractérielle et snobinarde, il ne pouvait pas se fiche plus dans la merde !
Il boit un coup de bordeaux, cafardeux. Qu’est-ce qu’il va faire, ce soir ? Se planter devant la télé ? Lire un des
bouquins pris dans la bibliothèque du confrère qu’il remplace ? S’emmerder, quoi… Tout en pensant à Eve.
Le téléphone sonne. Il sursaute, regarde sa montre. Vingt heures quinze. Une urgence ? A cette heure ? Ce serait
étonnant. Il se lève, va décrocher.
_ Thomas Rambaud, remplaçant du docteur Melville. J’écoute.
Un rire résonne dans le combiné. Un rire qu’il reconnaît et qui le transporte au ciel.
_ Eve ! C’est toi !
_ C’est moi, monsieur le remplaçant du docteur… Machin. Tu m’as donc reconnue ?
Elle se moque à nouveau de lui. Mais cette fois, il adore.
_ Comment aurais-je pu ne pas te reconnaître ? Je ne fais que penser à toi ! Même quand je travaille dans la bouche
d’un patient !
_ Tom… tu es fou !
_ Fou de toi ! D’où me téléphones-tu ?
_ Du bistrot en face de l’adresse que tu m’as donnée à Talloires.
Il en bégaye :
_ Qu… quoi ? Tu… tu es là ? A Clermont-Ferrand ?
_ Il me semble.
_ Mais… Viens ! Viens vite ! Je t’ouvre !
Il raccroche, pousse un cri de Sioux, danse autour de la table, se rue dans le hall de la maison, ouvre la porte à la
volée…
Eve est là, devant lui, grande, belle, les yeux brillants… Elle se jette dans ses bras, le serre, l’embrasse, crispe ses
mains derrière sa nuque.
Stupéfait de ces débordements, il la repousse doucement, la fixe, interrogateur.
_ Sale type ! murmure-t-elle. Je suis folle amoureuse de toi ! (Et puis, sans transition) : Je meurs de faim ? Tu peux
me faire un sandwich ?
En fait de sandwich, Eve engloutit le reste de sauté de veau. Assis devant elle, Tom la regarde dévorer. Incroyable
qu’elle mange comme ça et soit mince à faire rêver ! Elle lui sourit par-dessus son assiette. Elle ne parle pas, mais il la sent
merveilleusement présente. Elle lui paraît différente de la fille qui l’a… hem… si bien sucé deux mois plus tôt. Il la
découvre.
Elle repousse enfin le plat, prend le temps de dévorer un demi melon pour son dessert, puis se lève. Elle va droit au
bar du docteur Melville, inspecte les bouteilles, se sert un verre ballon d’armagnac et va s’allonger sur le sofa, dans le salon.
Thomas reste un instant planté, se secoue, dessert la table… décide qu’il fera la vaisselle le lendemain. Il va rejoindre Eve.
Les yeux mi-clos, cette dernière semble dormir. Mais elle sourit lorsqu’il s’agenouille à côté d’elle.
_ D’où viens-tu ?
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ D’Edinburgh… J’ai passé un mois de juillet fabuleux à me faire doucher en Ecosse !
_ Clermont-Ferrand, ce n’est pas la route directe entre l’Ecosse et Paris.
Elle se contente de sourire.
_ Et Annie ?
_ Je l’ai collée dans un train et je l’ai renvoyée chez elle. D’ailleurs depuis que son Juju avait quitté Talloires, la
pauvre chérie était devenue mortellement ennuyeuse.
Il se penche pour l’embrasser, mais elle interpose son index entre leurs bouches.
_ Tu as réfléchi, monsieur le chirurgien-dentiste ?
_ J’ai eu tout le temps, répond-il, aigre-doux. Ce n’est pas à lire tes lettres…
_ Désolée, je passais mes heures à cuver du whisky et à rechercher le monstre du Loch Ness.
_ Et tu l’as trouvé ?
_ Oui. A travers les vapeurs du whisky !
Ils rient. Il lui caresse le front, écarte ses cheveux. Tiens ! Elle a un grain de beauté juste en haut du front. Il n’avait
pas remarqué, dans la boîte de nuit.
_ Tu es une garce.
_ Je t’avais prévenu.
Elle lui saisit la main, lui embrasse la paume.
_ Je n’aime pas écrire « Je t’aime ». Je préfère te le dire.
Grave, il réplique :
_ Je t’aime aussi.
Les yeux d’Eve s’agrandissent.
_ C’est vrai ? Tes sentiments n’ont pas changé ?
_ Et pourquoi auraient-ils changé ?
_ J’ai tant de défauts. Je sais que je t’ai fait du mal en ne t’écrivant pas. Mais j’aime faire mal… pour me faire
pardonner ensuite.
Elle attire la tête de Thomas sur sa poitrine. Il embrasse ses seins par-dessus son corsage. Elle lui caresse les cheveux.
_ Je joue avec les garçons. Je n’avais jamais été amoureuse… Mais je t’ai rencontré, et… Qu’est-ce qui m’arrive,
Thomas ?
Il se redresse, saisit son verre vide, le pose sur le tapis.
_ Eve, reste ici cette nuit.
Elle a un petit rire.
_ Je n’ai aucune envie de repartir.
Eve considère la chambre à coucher.
_ Très bonbonnière, glousse-t-elle. Il a des goûts de chiotte, ton docteur Machin !
_ Mais le lit est confortable !
_ Que demander de plus !
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
Elle fait quelques pas, se débarrasse de ses hauts-talons. Il admire son allure royale. Elle dénoue ses cheveux,
s’attarde un instant devant un tableau ancien, secoue la tête.
_ Vraiment des goûts de chiotte !
Elle se tourne enfin vers lui.
_ Déshabille-moi… souffle-t-elle.
*
Thomas regarde Eve. C’est le matin. Ils ont longuement fait l’amour avant de s’endormir enlacés. Ils se sont réveillés
et se sont repris avec la même avidité. Eve est une amante passionnée. Exigeante et généreuse tout à la fois. Ardente.
Impudique. Douce… Elle lui a fait oublier toutes les autres filles qu’il a pu connaître.
A présent, elle arrive de la cuisine, toute nue, portant un plateau sur lequel elle a disposé un petit déjeuner
pantagruélique. Il ne sait ce qu’il admire le plus. La perfection de sa silhouette ou son appétit d’ogresse !
_ Je te plais ? demande-t-elle, amusée par son regard.
_ Tu es une Vénus.
Elle gronde :
_ Merci bien ! Trop aimable !
Devant son air surpris, elle grommelle :
_ Colle une robe à la Vénus de Milo, tu verras le boudin ! Une dondon remplie de cellulite !
Il s’esclaffe :
_ Je n’avais pas vu les choses comme ça !
_ De toute façon, je t’interdis de me comparer à qui que ce soit ! Je suis incomparable !
_ Tout à fait d’accord !
Elle s’accroupit sur le lit, devant lui, et se met à dévorer les quatre cinquièmes du petit déjeuner. Quand elle en a
terminé, elle s’allume une cigarette.
_ Parlons maintenant de choses sérieuses. Ton remplacement ? Comment ça se passe ?
_ Pas mal du tout. Du boulot, une assistante épatante..
_ Oh ! Oh…
_ Quarante ans, mère de famille. Rentre tes griffes !
Elle lui souffle un jet de fumée au visage.
_ Mon cher, apprends que je suis férocement jalouse ! Heureusement que je ne reste pas là, sinon je suis sûre que je
l’étranglerai, ton assistante, toute mère de famille qu’elle soit.
Thomas s’est rembruni. Il n’a retenu qu’une partie de la phrase.
_ Tu ne restes pas ?
_ Eh non… Je dois être à Paris lundi soir. Mardi, je m’envole pour les USA. Je dois rencontrer quelqu’un. Un
monsieur…
_ Quoi ?
_ … qui pourrait devenir mon directeur de thèse si j’avais dans l’idée de poursuivre mes études dans une fac OutreAtlantique.
Il la dévisage, l’estomac noué. Elle écrase sa cigarette dans sa tasse vide.
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ … mais je ne crois pas que je donnerai suite à ce projet.
Il gronde, l’attrape par les hanches et la roule sous lui. Elle rit aux éclats.
_ Cruelle ! Pendant une seconde, j’ai cru mourir !
_ Chic ! Je me serais tuée sur ton cadavre et ç’aurait fait une histoire encore plus belle que celle de Roméo et Juliette !
Ils s’embrassent. Thomas voudrait pousser le jeu plus loin, mais Eve se dégage… et en revient à ses préoccupations
premières :
_ Au point de vue fric, ça va te rapporter gros, ton remplacement ?
Il réfléchit une seconde.
_ Ca sera très honnête. Je toucherai un tiers des actes que j’ai pratiqués, diminué, bien sûr, de mes frais de nourriture.
Eve fronce les sourcils.
_ Tes frais de nourriture ?
_ Evidemment. Il faut bien que je mange.
_ Ces frais, c’est toi qui les notes ?
_ Non. La bonne fait le marché et marque sur un carnet ce qu’elle achète pour moi.
_ Tu vérifies ?
_ Moi ? (Il s’étonne de ces questions). Tu sais, je n’y connais pas grand-chose en fruits et légumes.
_ Où il est, ce carnet ?
_ Dans la cuisine, au-dessus du frigo.
Eve se lève d’un bond.
_ Où vas-tu ?
_ Faire ce que tu aurais dû faire depuis longtemps, bêta !
Elle disparaît en courant, ses fesses ondulant au rythme de sa course. Quand elle revient, elle feuillette le carnet d’un
air gourmand. Elle le pose sur une coiffeuse, se penche en avant, tourne les pages. Fasciné, Tom regarde sa croupe qui
ondule doucement, à mesure qu’elle calcule à mi-voix. Sa posture lui donne envie d’aller l’honorer debout, à la hussarde…
mais il devine que ce n’est pas le moment.
_ Dis donc, marmonne-t-elle, ou bien tu dévores encore plus que moi, ou bien ta bonne engraisse sa petite famille sur
ton dos !
Thomas se lève enfin, la rejoint. Il ne peut s’empêcher de lui passer une main sur les reins.
_ Tu as le plus beau derrière du monde…
_ Sans aucun doute, mais laisse-le tranquille pour l’instant… Je disais donc, mon cher, qu’avec les frais de bouffe tels
qu’ils sont calculés sur ce carnet, tu ne vas certainement pas toucher autant que tu l’espères. Je crois savoir que la vie est
chère, mais tout de même !
Elle lui montre ses calculs. Thomas ne dit rien. Il se sent très bête. Eve émet un petit soupir de commisération.
_ T’es bien un homme, va !
_ C'est-à-dire ?
_ Grosse queue et petite tête ! Tout prêt à te faire entuber par la première pétasse venue !
Il s’étonne de sa vulgarité, se rend compte qu’elle est réellement en colère.
_ Mais je suis là ! gronde-t-elle. On va bien rigoler quand je la verrai, ta bonne, avant de repartir pour Paris !
27
Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
*
Thomas rentre chez lui, sur les hauts de Dijon. Sa Deuche ahane péniblement sur la nationale. Le remplacement est
terminé. Il a son chèque en poche… et il repense à la scène qu’Eve a eue avec la bonne. Il rit. Quel culot, Eve !
Elle s’est présentée comme « la fiancée du docteur Rambaud » et a attaqué bille en tête, très souriante… mais un
sourire féroce qu’il ne lui avait jamais vu. La bonne a paniqué dès la première seconde.
_ Je remarque que vous ne faites pas la différence entre ce que vous achetez pour vous-même et ce que vous achetez
pour le docteur Rambaud…
Pendant que la bonne se décomposait, Eve a impitoyablement repris tout le détail des achats inscrits sur le carnet,
démontrant qu’en toute logique Thomas, seul, pouvait difficilement engloutir un rôti de bœuf d’un kilo le lundi, quatre
steaks le mardi, accompagnés de quatre kilos de pommes de terre… Insensible aux tentatives avortées d’explications de sa
victime, elle est allée jusqu’à la dernière page du carnet. Puis elle a demandé, suave :
_ Combien êtes-vous, chez vous ?
La bonne était au bord des larmes :
_ Mon mari et moi… et mon bébé.
_ Passons sur le bébé. Admettons que ces achats correspondent aux besoins de trois personnes. Nous divisons donc la
somme inscrite au bas de chaque page de ce carnet par trois. Deux tiers pour vous et votre mari, et un tiers pour le docteur
Rambaud… (Glaciale, Eve a ajouté) : Cela vous convient-il ?
La bonne n’a pas répliqué, écrasée par la honte. Eve l’a achevée d’une phrase :
_ Il faut que vous appreniez à mieux vous organiser, chère madame…
Une fois seule avec Thomas, elle lui a dit :
_ Toi aussi, il va falloir que tu apprennes à mieux te débrouiller.
Il se sentait un peu triste.
_ Tu as été dure. Elle pleurait en faisant le ménage.
_ J’en suis ravie. Elle méritait cette petite leçon. Moins d’ailleurs pour avoir essayé de te voler, que pour l’avoir fait
aussi maladroitement. La prochaine fois, elle se montrera honnête…ou moins gourde.
_ Tu sais, j’ai pour habitude de faire confiance aux gens.
_ C’est là un grave manque de maturité, mon cher !
*
La demeure familiale est une ancienne ferme, transformée en une splendide maison de plain-pied, avec dépendance,
moulin, lavoir et piscine. La vigne vierge va bientôt se mettre à roussir. Le cèdre bleu étend ses frondaisons sur la vaste
pelouse et la piscine miroite au soleil.
Tom gare sa Deuche à côté de la Mercedes paternelle. Il arrive à l’heure du repas. Il entre, se dirige en catimini vers la
salle de bains pour se laver les mains, puis gagne la salle à manger. Son œil caresse les boiseries, le plafond à la française, les
meubles luisants d’encaustique. Un intérieur bourgeois au possible, qui fleure l’argent et le conformisme.
_ Bon appétit !
Son père, sa mère, son frère, se retournent, surpris.
_ Tom !
Angèle Rambaud se lève, se précipite vers son fils, l’embrasse.
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Tu ne nous as pas prévenus que tu rentrais ! reproche-t-elle.
_ Surtout pas ! Tu trembles chaque fois que tu me sais sur les routes.
Il embrasse son frère, son père… qui semble un peu raide. La pilule n’est pas encore passée. Il s’assied. Sa mère
dispose à la hâte assiette et couverts devant lui, file à la cuisine, en revient avec l’entrée qu’ils ont déjà avalée.
_ Mange, mon grand ! Mange ! Tu dois avoir faim ! Tu t’es levé tôt ce matin, pour être déjà là…
Thomas a faim, c’est vrai. Et sa mère est un fin cordon-bleu… Voilà qu’il se demande si Eve sait cuisiner. Il sourit.
En tout cas, elle sait compter ce qui sert à faire la cuisine !
On bavarde. On parle de tout et de rien. Thomas rattrape son retard avec le gigot… Et puis Henri Rambaud demande,
tout à coup :
_ Alors, Thomas ? Et ce remplacement que tu n’as pas voulu faire chez moi ? Tu en es satisfait ?
Le ton est acerbe. Thomas se raidit imperceptiblement. Sa mère et son frère semblent ne se préoccuper que de ce qui
se trouve dans leur assiette.
_ J’en suis satisfait. Des travaux intéressants, une assistante à la page… et un chèque sympathique.
_ Tu as été payé de suite ?
_ Et intégralement.
_ Il a vérifié, le confrère ?
_ Non… Je suppose qu’il le fera. Mais il ne trouvera pas d’erreurs sur les actes et sur le pourcentage.
Il étouffe un sourire. Il a pris des leçons d’Eve. Le coup du carnet, il l’a répété pour vérifier ses travaux avant de
rendre son cabinet au docteur Melville. Non ! Il n’y aura pas d’erreur !
Angèle Rambaud reprend la parole : elle n’aime pas que ses hommes, comme elle dit, parlent boutique à table, surtout
le week-end. Eric, le jeune frère de Tom, raconte ses vacances en Suède. Son père voudrait l’amener à donner des détails sur
les Suédoises. Car les Suédoises, bien sûr… Cliché facile ! Mais Eric ne s’est pas sorti de Suédoise ! Il a flirté avec une
Française qui se trouvait dans le même groupe d’étudiants que lui. Papa semble déçu…
Les beignets d’ananas flambés sont appréciés de chacun. Angèle va faire le café. Papa allume un cigare… et se tourne
vers son fils aîné.
_ Thomas, j’aimerai savoir ce que tu as décidé de faire avant ton départ pour l’armée.
Nous y voilà ! De cela aussi, Thomas a longuement discuté avec Eve. Il répond à son père par un sourire.
_ Je pars début décembre. En attendant… ma foi, je pensais travailler chez toi, si ça te convient…
Henri Rambaud sourit largement. A ce moment, sa femme revient, portant la cafetière. Elle sert « ses hommes ».
Thomas avale une gorgée de moka et reprend :
_ … avec un contrat-type et à trente-trois pour cents de mon chiffre.
Son père est devenu tout rouge. Il a reposé sa tasse et brandit son cigare sans plus songer à tirer dessus.
_ Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? rugit-il enfin.
Thomas repose lui aussi sa tasse et soutient le regard furieux de son père.
_ Je ne veux pas d’argent de poche, papa, déclare-t-il. Je ne suis plus un enfant. Si je dois devenir ton assistant,
j’entends être traité en assistant. Notre parenté n’a rien à voir là-dedans. Ce sont des relations de confrère à confrère.
_ Confrère !
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Depuis la fin juin, nous sommes confrères !
Henri Rambaud est à ce point indigné qu’il ne peut répliquer. Sa femme intervient :
_ Mais enfin, Thomas, pourquoi une telle exigence ? Tu ne manques de rien, ici.
_ La question n’est pas là. J’ai vingt-quatre ans. J’en ai assez de vivre comme un enfant. Je demande ce que
demanderait n’importe quel assistant-collaborateur allant travailler chez un confrère. Pas plus, pas moins.
_ Si tu t’imagines que je vais te donner un salaire pour que tu te payes tes conneries de cours de pilotage…
commence Henri Rambaud.
_ Il ne s’agit pas du tout de ça, le coupe Thomas. J’ai rencontré quelqu’un…
Déconcerté, Papa ne réplique pas. Eric dévisage son frère avec étonnement. Angèle se penche vers son fils.
_ Quelqu’un, Tom ? interroge-t-elle doucement.
_ Oui, maman… Une jeune fille. Elle s’appelle Eve… C’est du sérieux entre elle et moi… (Il se retourne vers son
père). Tu comprends que je vais sûrement avoir besoin d’argent, papa !
*
_ Epouser Eve !
Julien roule des yeux ahuris.
Thomas et lui se font un petit repas de copains dans un restau de la place Darcy, avant d’aller assister à un concert
d’Eddy Mitchell, lequel se produit en ville. Ils bavardent et Tom vient de révéler que…
La réaction de Julien surprend Thomas et le vexe un tantinet.
_ Et pourquoi pas, s’il te plait ? Tu ne la connais pas !
Julien ricane :
_ Toi non plus.
_ Explique-toi un peu !
Pour une fois, son air rigolard quitte la figure de Julien. Le jeune homme se penche en avant, comme pour donner
plus de poids à ses paroles.
_ Qu’est-ce que tu veux que je t’explique ? C’est pas une fille pour toi !
_ Qu’est-ce que tu lui reproches ?
_ C’est une garce ! D’ailleurs elle ne s’en cache pas !
_ Mais encore ?
_ Encore quoi ? Merde ! T’es la crème des bonnes poires, vieux ! Marié avec une femme comme Eve, t’en prendras
plein la gueule !
Furieux… parce qu’au fond de lui, ce doute l’a affleuré, Tom ne réplique pas. Julien secoue la tête.
_ Annie est sa meilleure amie. Si tu savais ce qu’Eve lui en fait voir ! Elle m’a raconté…
_ Pourquoi elle reste avec, alors ?
Julien prend son temps pour allumer une gauloise.
_ Parce qu’Annie est une fille au grand cœur, sous ses dehors de godiche…
_ Et alors ?
_ Elle sait qu’Eve est quelqu’un d’extrêmement fragile, quoi qu’on pense. Si elle l’abandonnait, Eve serait
complètement paumée.
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Le Papillon sur le sein
Hugues Douriaux
_ Tu vas pas me dire qu’elle joue les Saint-Bernard ?
_ Et pourquoi pas ? Ca te paraît si inconcevable qu’on s’oublie pour aider ses amis… même si on leur fait des blagues
de temps en temps ?
Thomas ne peut s’empêcher de sourire. Son pote a touché juste.
_ Eve a toujours eu une vie archi facile, reprend Julien, sérieux. Du fric, tous ses caprices satisfaits avant même
qu’elle les fasse… Ouais, je sais… C’est usé, comme cliché. Seulement dans son cas, c’est vrai. Annie m’a dit qu’elle a fait
plusieurs fois des conneries… Oh, rassure-toi, rien de grave ! Mais elle pressent que le jour où elle devra faire face à de
véritables difficultés, personne ne peut savoir comment Eve réagira. Et puis il y a autre chose…
_ Quoi encore ?
_ Eve rejette ses fautes sur les autres. C’est un trait de son caractère… Un manque total de maturité qu’elle dissimule
sous de la sophistication. C’est pas tellement agréable pour ceux qui vivent auprès d’elle. Alors toi, tu penses, si tu
l’épouses…
_ Pourquoi « moi » ?
_ Je viens de te le dire : parce que t’es un brave mec ! Elle va t’en faire voir de toutes les couleurs, tu vas marcher…
et tu vas déguster ! Et moi, ça m’emmerde à l’avance parce que je suis ton ami !
Thomas reste silencieux. Il devrait en vouloir à Julien pour ce qu’il a dit sur Eve, mais il n’y arrive pas.
_ Peut être qu’Eve manque de maturité, finit-il par maugréer, mais pourquoi est-ce qu’elle ne prendrait pas du plomb
dans la cervelle en devenant ma femme ?
Julien éclate de rire.
_ Mais parce que t’es pas plus mûr qu’elle, vieux !
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