Juke-Box - Ville de Chatou
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Juke-Box - Ville de Chatou
Juke-Box Chacun de vous pour écourter la route Dira tout en chevauchant deux histoires D’abord à l’aller vers Canterbury Puis au retour il en dira deux autres D’aventures qui se sont passées jadis. Chaucer. Lieu (extérieur) : une rue grisâtre, dans une ville quelconque de banlieue parisienne ; à un angle, face au bureau de poste, un bâtiment que rien ne distingue des autres, hormis une porte en verre et une enseigne : « Bar de la Poste ». Temps : un soir d’hiver, année 2011 ; froid, silence et obscurité. Narrateur : un homme, qui s’apprête à entrer dans le bar, pour la même raison que beaucoup d’autres : le désir d’échapper quelques instants à la solitude et aux frustrations d’une morne existence. Lieu (intérieur) : doux et chaud, comme le ventre d’une baleine maternelle et bienveillante. Murs jaune orangé, qui semblent se dissoudre dans la lumière émise par de petites appliques en forme de minarets. Décor kitch et inattendu. En bas des murs, deux petites banquettes sur lesquelles des coussinets, rouges et noirs en alternance, composent un damier géant surgi de quelque imagination enfantine. Aux extrémités des banquettes, des plantes vertes aux troncs en forme de tire-bouchon. Quelques tables basses de la même couleur que les coussins ; sur chacune d’elles, un verre contenant une petite chandelle éteinte. Quelques chaises. Près de la porte d’entrée, un juke- box d’où s’échappe de la musique raï. Le narrateur s’installe à une table et fait face au comptoir. Trois autres clients y sirotent de la bière, debout et en silence. De l’autre côté du comptoir, la maîtresse des lieux, occupée à laver des verres. C’est une beauté à vous couper le souffle, la Sultane de ce palais des faubourgs : elle réunit tous les attributs que, depuis le Cantique des Cantiques, les hommes associent aux belles orientales : yeux de biche, cheveux de jais, lèvres de rubis … et un corps de rêve moulé dans un jean et un tee-shirt dernier cri. Contre le mur derrière elle, des étagères supportent un scintillement multicolore de bouteilles, certaines ornées de rubans près du goulot, de verres à thé marocains, de petits vases remplis de fleurs, et de petits bibelots de verre teinté. Quand elle a fini d’essuyer ses verres, Shéhérazade s’adresse à moi : -‘Soir, qu’est ce que vous voulez boire ? -Une bière s’il vous plaît. Elle me l’amène, et son bref trajet entre son comptoir et ma table concentre toute l’attention, presque religieuse, de l’assistance. Puis elle retourne à sa place, déploie un journal devant elle, et se plonge dans la lecture. Au bout de quelques minutes, le juke-box se tait. Un des buveurs de bière s’approche timidement de la belle, et commence à lui parler à voix basse, sans provoquer aucune réaction. C’est un petit homme chauve, d’âge moyen, l’air usé par la vie. Brusquement, sa voix monte, et on l’entend dire : - J’ai perdu mon boulot, tu comprends ? J’ai perdu mon boulot ! Shéhérazade n’admet manifestement pas que le moindre des eunuques du palais la dérange dans sa lecture : le rideau de cheveux noirs reste obstinément, silencieusement, baissé sur le journal. La tension est palpable. - Tu me fais la gueule ? Là, c’est presque un cri. Plein d’empathie envers le petit homme, je me lance dans une oraison silencieuse qui commence avec style : « Belle sultane, toi que la nature a comblée de ses dons, toi que la Providence a placée au-dessus du commun des mortels, daigne, par un simple regard, adoucir le sort de cet homme que la Fortune rejette, ne rajoute pas ton mépris à sa disgrâce…. ». Mais, comme cette petite prière ne change rien au triste tableau que j’ai sous les yeux, mes pensées changent vite de registre : « Espèce de pimbêche prétentieuse, réponds lui, un mot gentil, un sourire, c’est dégueulasse d’humilier un type de cette façon. » Shéhérazade demeure statufiée au dessus du journal ; un pesant silence s’éternise. Les déesses se moquent des insultes et des louanges des hommes : seul compte à leurs yeux leur propre pouvoir, qui se manifeste jusque dans leur mutisme et leur absence. Le petit homme paie sa bière, ravale sa honte, et sort. Silence gêné ; un autre client va mettre une pièce dans le juke-box. Il a sélectionné Claude Nougaro, « Je suis saoul, saoul, saoul ton balcon, MarieChristiine. J’suis bourré, bourré d’remords… » On écoute la chanson en buvant quelques gorgées. Celle-ci terminée, l’homme se jette dans l’arène en faisant une entrée fracassante. L’air un peu éméché, il tourne résolument le dos à Shéhérazade et déclare à la mâle assistance : - Moi, les patrons, j’ les … Au lieu de terminer sa phrase, il frappe de sa main gauche le cuir de son blouson au niveau du bras droit, provoquant un claquement sec, et remonte l’avant-bras, poing fermé. - Y m’cassent les couilles. Y m’prennent la tête. Les Restaus du Cœur. Pourtant j’suis bénévole ! J’ai jamais supporté d’être commandé. Chaque fois que j’ai eu un patron j’ai fait ça (clac : bras d’honneur). J’étais électricien, mon patron j’y ai fait ça (clac). Après j’étais chauffeur-livreur, je déchargeais ma marchandise, bonjour bonsoir et pis c’est tout, si le patron n’était pas content, j’y faisais ça (clac). Tous mes patrons je les ai envoyés, gentiment attention, se faire f…. (« Ca leur a fait du bien j’espère », commente son voisin, philosophe ; Shéhérazade esquisse un sourire.) Ca j’sais pas, j’peux pas dire. On savoure tous une petite lampée de bière, avec le sentiment assez pitoyable que l’honneur masculin, mis à mal lors de l’épisode précédent, vient d’être relevé avec un certain panache. A mon tour de faire chanter le juke-box : mon choix se porte sur le reggae tranquille et vitaminé de Bobby Mac Ferrin : « Don’t worry , be happy ». Quand la gracieuse mélodie s’achève, l’auteur du commentaire de tout à l’heure, le philosophe, prend la parole en s’adressant à son compagnon : - Mon gars, t’as du bol ; les bras d’honneur c’est un truc que je peux plus me permettre. Avant nous à la Poste, on avait des chefs, des mecs. Là on pouvait se permettre. Je les remettais à leur place, faut voir, pas méchamment : « Retourne dans ta cage, vieux, je connais le boulot mieux que toi » ; souvent ils admettaient, ils savaient qu’on était sérieux, qu’on travaillait pour les gens, il y avait du respect. Mais là je reviens de longue maladie, je débarque sur une autre planète, mon gars, ils ont refait tous le bureau : une entrée pour le menu personnel, les agents de tri, les facteurs et les manuts, une entrée pour les administratifs et la direction. A l’intérieur, au dessus du centre de tri, une baie vitrée circulaire où se baladent les cadres en sortant de leurs bureaux. T’as entendu parler du Panoptique de Bentham, un truc pour surveiller toute une prison à partir d’un seul poste de gardien, et ben c’est un peu ça. - Un exemple : une petite factrice, mère de famille, qui se tapait deux heures de transport. Un jour elle avait fini de préparer son courrier avant ses voisins de secteur, et comme elle était terrorisée à l’idée qu’on lui rallonge sa tournée, elle a défait toutes les liasses et a tout recommencé pour ne pas partir plus tôt. Eh ben une inspectrice a remarqué de là haut son petit manège, et ça n’a pas manqué, à la restructuration suivante, on lui a rajouté toute une rue ; elle a tenu quelques temps avec des médocs, maintenant elle est en dépression. - A part ça, des caméras dans tous les coins, des casiers de tri en forme de U pour qu’on puisse pas communiquer entre collègues, et là où ils ont été très forts mon gars, c’est qu’ils ont féminisé toute la hiérarchie, de la directrice aux chefs d’équipe, en passant par les inspectrices, rien que des gonzesses. Ca vous vouvoie, ça vous cause administratif, ça vous menace, et nous on n’a plus de répondant, on est comme châtrés. - Et démotivés, le travail n’a plus aucun intérêt, tout ce qui compte c’est de passer un maximum de publicités que tout le monde jettera, pour être compétitifs. Pour conserver notre emploi. Et notre vie de merde. L’ambiance est devenue d’une tristesse, mon gars… avec des pétages de plombs presque tous les jours. Il y avait un ancien, qui bossait aux recommandés, on n’a plus eu de nouvelles de lui pendant plusieurs jours, il répondait plus au téléphone, alors quelqu’un est allé voir dans sa chambre, il était mort. On a fait une minute de silence et on a repris le travail. - C’est bizarre, la Poste, c’est un peu comme ma famille, j’y suis attaché, et pourtant tout ça me dégoûte profondément. Quand je réfléchis j’ai une vision très noire ; j’ai horreur de l’industrie, ça a créé l’enfer sur terre : les abattoirs de Chicago, les chaînes d’usines automobiles, les camps …. - Je pensais échapper à ce monde là en passant un concours à la Poste, mais maintenant, c’est leur modèle, le productivisme. On y est plongés jusqu’au cou. On vide nos bouteilles, un ange passe. Alors Shéhérazade surgit de son comptoir armée d’une télécommande qu’elle brandit en direction du juke-box d’un geste souverain, pour nous asséner le rythme acide et mécanique du groupe électro LMFAO qui faisait fureur à l’époque : -I’m sexy and I know it, I’m sexy and I know it, I’m sexy and I know it. Elle est radieuse, et le geste qu’elle garde un long moment, bras tendu en direction du juke-box, tend à l’extrême la pointe de ses seins sous son tee-shirt. On est tous captivés. Ensuite, elle va chercher un briquet, et se met à allumer une à une les petites chandelles qui sont sur les tables. Quand elle passe devant moi, je réalise en croisant son regard et en observant ses gestes, que ce qui me fascine chez cette femme, c’est quelque chose de plus que sa beauté plastique : une forme de détachement, de souplesse animale, qui révèlent un être entièrement libre, entièrement maître de son destin ; qualités auxquelles nous tous, les hommes présents ce soir là, avions à un moment donné de notre existence, irrémédiablement renoncées. Ce que cette femme éveille chez les hommes, c’est le souvenir d’un paradis perdu. Shéhérazade continue son étrange rituel en faisant le chemin inverse, soufflant les chandelles qu’elle venait d’allumer, avant d’annoncer, d’une voix lasse : - On ferme. La pulsation implacable du groupe LMFAO persiste encore quelques instants. Et le juke-box professe un dogme auquel nous adhérons tous : - I’m sexy and I know it, I’m sexy and I know it, I’m sexy and I know it. Ce texte est dédié à la mémoire de Josef Skvorecky. Jean Hanoune.