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DOSSIER 2. LES DILEMMES DE LA « GRANDE EUROPE » Les PECO et l’euro : hâtez-vous lentement ! NICOLAS MEUNIER* N Nombre de responsables gouvernementaux des pays candidats souhaitent que leur entrée dans l’Union soit suivie aussi rapidement que possible par l’adoption de l’euro. Une telle précipitation se révèlerait pourtant dangereuse et nuisible : les nouveaux entrants ne peuvent pas à la fois affronter la concurrence directe de l’Ouest, se soumettre aux contraintes des « critères de Maastricht » et mener les politiques économiques propres à faciliter leur rattrapage. Pendant la phase d’observation qui précèdera leur accession à la monnaie unique, ces contradictions pourraient bien se traduire brutalement sur les marchés des changes. L Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 e processus d’élargissement ne peut pas se comprendre si on néglige la principale motivation des pays candidats : oublier leur après-guerre, donc être à la fois politiquement loin de Moscou et économiquement dans un modèle de croissance/consommation. L’Union européenne leur offrait surtout ce second objectif, même si, paradoxalement, l’adhésion s’est faite finalement sur des motivations politiques, sans tenir compte des réalités économiques. Or, la suite logique d’une entrée dans l’UE est l’adoption de la monnaie unique européenne. Cette adoption est souhaitée très rapide par certains, * Responsable de la recherche Risques pays à CDC-Ixis. 110 qui soulignent qu’elle évitera toute crise de change. Mais l’adoption de l’euro signifie une parité irrévocable, dont il est impossible aujourd’hui d’estimer le niveau idéal. Or ce niveau conditionnera l’avenir de ces pays, en même temps qu’elle les privera de l’arme du change. Il est donc légitime d’espérer que les réformes encore à venir ne seront pas freinées par la hâte politique à entrer dans l’euro. DES CRITÈRES D’ADHÉSION SOUPLEMENT INTERPRÉTÉS L ’adhésion à l’UE s’est faite vite, au regard des défis économiques initiaux : moins de quinze ans séparent la fin de l’économie à planification centralisée de l’entrée dans une Union largement construite sur l’économie de marché. En 1993, lors du Conseil de Copenhague, les membres de l’Union d’alors ont reconnu la volonté des pays de l’Est de rejoindre le club. Mais l’UE s’est forgée dès son origine avec deux objectifs : force et stabilité. Il s’agissait, d’une part, de construire une alternative aux « grandes puissances » (puis à l’hyperpuissance), LES PECO ET L’EURO : HÂTEZ-VOUS LENTEMENT ! de l’autre, de garantir la paix et la stabilité économique. Pour cela, il était important que les nouveaux entrants affichent une réelle compatibilité avec les pays déjà membres. en décembre 2002, à Copenhague, dans la même ville d’où était parti le principe de l’élargissement dix ans auparavant. C’est donc malgré les réalités économiques que la décision a été prise : malgré le fait que les critères ne sont pas remplis, ni dans leur lettre, ni même dans leur esprit, si l’on se rappelle qu’ils visaient la stabilité. Dans leur volet économique, les critères explicités à Copenhague pour entrer dans l’UE demandaient donc aux pays candidats d’être des « économies de marché » et d’être « aptes à résister aux pressions concurrentielles à l’intérieur de l’Union ». Le terme de « critère », trompeur, a eu son heure de gloire avec le Traité de Maastricht. Il s’agissait alors Le retard de critères objectifs : quelle en termes de que soit la validité réelle niveau de vie des calculs, et surtout leur pertinence économique, il est bien plus est relativement aisé de important comparer deux taux d’in- que celui flation ou de repérer si un déficit budgétaire dépasse un montant maximum. Les « critères » de Copenhague avaient – cela fut de plus en plus évident – la particularité d’être qualitatifs : comment décider si un pays est, ou non, une économie de marché ? La décision laissait une grande part au subjectif, donc au politique. D’ailleurs, la Commission européenne, chargée par les instances communautaires d’étudier les progrès des pays, reconnaît elle-même qu’aucune des nations candidates ne remplit aujourd’hui tous les critères économiques de Copenhague. Dans son dernier rapport avant l’accession, en novembre 2002, elle concluait que huit pays de l’Est parmi les dix candidats sont des économies de marchés, et que deux (la Bulgarie et la Roumanie), sont en passe de l’être. Cela devient suffisant pour repousser les décisions sur les deux derniers. Mais aucun des huit autres candidats n’est véritablement jugé apte à « faire face à la pression concurrentielle » : pourtant, leur adhésion a été acceptée LE PIB DES PAYSBAS POUR LA POPULATION DE L’ALLEMAGNE E n effet, les données qui résument le problème sont simples : les huit pays retenus représentent aujourd’hui à peine plus de 4 % du PIB de l’UE à quinze, pour presque 20 % de sa population. On peut le dire autrement : une population presque équivalente à celle de l’Allemagne produit un PIB équivalent à celui des Pays-Bas. Ces chiffres amènent deux remarques : les entrants sont, et de loin, plus pauvres que les pays déjà membres ; leur intégration sera d’autant plus délicate qu’elle concerne une population importante. Le retard en termes de niveau de vie est bien plus important que celui qu’affichaient les plus pauvres des pays lors des élargissements précédents. Les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) candidats sont en moyenne au quart de la moyenne de l’UE (un peu moins de 5 000 dollars par an contre 20 000), même si ce retard recèle bien des disparités (la Slovénie aujourd’hui n’est pas loin du Portugal). Certes, ils rattrapent peu à peu leur retard, depuis la phase de forte contraction de l’activité liée aux changements institutionnels du début de la décennie 90, où le PIB a chuté de 20, 30, voire 60 % selon les cas. Mais cela ne doit pas occulter le fait que ce rattrapage est une affaire de décennies et non d’années. Le rythme est d’autant plus lent que ces économies se « normalisent ». C’est-à-dire qu’elles ont les caractéristiques socio-économiques de leurs voisines de l’Ouest : populations vieillissantes, appareils industriels orientés vers des activités diversifiées… Même si la situation économique peut permettre de croire en une croissance légèrement plus forte, en raison notamment des gains de compétitivité, il ne faut pas s’attendre à des taux de croissance comparables à ceux des dragons asiatiques. Concrètement, le PIB par habitant est passé de 19 % à 23 % de la moyenne européenne entre 1997 et 2002, soit 1 point de pourcentage par an. Si cela devait continuer, l’Est n’atteindrait la moitié du niveau de vie de l’Ouest qu’en 2030... Peut-on alors compter sur une accélération avec l’entrée dans l’UE ? L’histoire rappelle cruellement que cet effet n’est pas systématique. Il y a l’exemple de l’Irlande, qui a fini par rejoindre puis dépasser la moyenne européenne, mais aussi celui de la Grèce, qui n’a jamais décollé de son niveau d’entrée. PAS DE MIRACLE POUR LE RATTRAPAGE L es aides communautaires, certes, sont là pour accélérer le mouvement. C’est d’ailleurs aussi pour cela que s’est construite l’Union : faire progresser ses voisins est le meilleur moyen d’obtenir la paix, mais aussi des débouchés pour des producteurs poussés à la concurrence sur des marchés nationaux saturés. Le budget communautaire n’aurait pas beaucoup de sens si chaque pays recevait autant qu’il donne. Mais les sommes en jeu sont faibles. En regardant « en net » ce que les pays de l’Est recevront dans les prochaines années, on arrive à un peu plus de 25 milliards d’euros d'ici à 2006. Soit 2 % du PIB des candidats, mais seulement 0,1 % de celui des pays membres : on est loin, dans les faits, Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 111 DOSSIER des déclarations émues de reconstruction historique. Autre exemple, on a abondamment cité le chiffre de « 25 euros par habitant et par an pour financer l’élargissement » (il s’agit d’une moyenne pour l’ensemble des pays). Cité pour amoindrir, dans le débat public, les craintes liées aux coûts, ce chiffre peut être inversé : les habitants de l’Est recevront 120 euros par an, à comparer avec l’écart de niveau de vie... Enfin, quels qu’en soient les montants, il faut rappeler que la principale inquiétude, sur ces transferts budgétaires, est la faible capacité des pays receveurs à obtenir effectivement les sommes. Déjà, les fonds de pré-adhésion (bien inférieurs) n’ont pas toujours pu être utilisés en totalité, faute de réussir à remplir correctement les critères exigés par l’administration pour le déblocage. Le budget ne fait pas tout, bien sûr. Il faut compter avec le dynamisme propre des pays entrants. Le rattrapage peut venir d’investissements étrangers qui permettraient des gains de productivité. Les entreprises privées seront certainement rassurées par l’adhésion effective, mais cela fait déjà de longues années que l’Est attire les capitaux : la phase de privatisation est presque terminée, et les investissements supplémentaires (les greenfields, qui servent à construire du nouveau et non à racheter des activités existantes) ont déjà commencé à affluer. On note cependant une certaine désillusion depuis quelque temps. Les capitaux privés vont continuer d’entrer, mais il serait osé de penser que leurs flux vont se gonfler au point de modifier radicalement les trajectoires observées jusqu’ici. 2. LES DILEMMES DE LA « GRANDE EUROPE » grie a stabilisé ses salaires entre 1994 et 2001, ils augmentent depuis. La Pologne les a laissés croître depuis dix ans. La République tchèque les a d’abord laissés augmenter, puis les a stabilisés de 1997 à 2001, avant une nouvelle hausse. Or cette évolution n’est pas le fruit d’un hasard, mais d’une situation extérieure précise, liée à la dette et à la gestion du change. La Hongrie, contrainte par sa dette extérieure de ne pas laisser se creuser ses déficits extérieurs, a développé son secteur exportateur pendant toute la décennie 90. La Pologne, qui a bénéficié d’une importante remise de dette au début de la transition, a pu laisser filer son déficit et a tablé sur le développement de son marché intérieur. En République tchèque, on a constaté, avant la crise de 1997, une croissance échevelée, puis une période de récession jusqu’en 2000 ou 2001, et enfin une reprise de l’activité qui permet une nouvelle hausse des salaires. vient limiter l’avantage procuré par le faible niveau des salaires : les coûts salariaux unitaires sont entre 1,3 et 2 fois plus élevés à l’Est qu’en Allemagne, par exemple. Il existe, bien sûr, des raisons microéconomiques aux décisions d’investissement :les délocalisations s’expliquent aussi bien par des stratégies de long terme de positionnement sur des marchés que, plus prosaïquement, par les aides des Etats à l’installation de structures créatrices d’emploi. Surtout, si l’on raisonne en termes généraux et en dehors de cas bien précis de niches, les nouveaux membres ont un vrai atout à jouer :il sera toujours plus facile à un fabricant européen, pour de simples raisons logistiques, de faire produire en Europe de l’Est,à quelques heures de camion des grandes capitales, plutôt qu’en Asie ou en Afrique du Nord. Mais pour maintenir une vraie compétitivité, la variable « taux de change » est une donnée cruciale. LE CHANGE RÉEL, ÉLÉMENT DÉTERMINANT En comparant cette évolution avec le change des pays, on constate que, dans les trois cas, l’évolution des salaires reflète celle du « change effectif réel » (voir le graphique). Ainsi, le change est une variable déterminante pour la compétitivité I l suffit, pour s’en convaincre, de considérer les salaires dans les trois grandes économies de la zone. Exprimés en euros, ils ont suivi des évolutions très différentes. La Hon- LA COMPÉTITIVITÉ COMPROMISE Taux de change effectif réel des monnaies hongroise, tchèqueLa etcompétitivité polonaise. Basecompromise 100 : moyenne 1999. 115 115 République tchèque 110 105 105 100 100 Hongrie 95 95 90 90 85 85 Pologne 80 Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 112 Le niveau de vie plutôt bas se traduit par des niveaux de salaires qui peuvent paraître intéressants pour des industriels de l’Ouest. Il y a cependant incompatibilité a priori entre augmentation des niveaux de vie et attractivité des salaires. De plus, la faible productivité des pays 110 75 93 94 95 96 97 98 99 00 80 01 02 03 75 Le « taux de change effectif réel » est le taux de change effectif (moyenne des taux de change avec les monnaies des partenaires commerciaux, pondérée en fonction de l’importance des échanges avec chaque partenaire), corrigé des différentiels d’inflation. Le mouvement de la courbe vers le bas indique que la baisse du change nominal de chacune des trois monnaies n’a pas entièrement compensé l’inflation. Il y a appréciation du change effectif réel, donc baisse de la compétitivité. LES PECO ET L’EURO : HÂTEZ-VOUS LENTEMENT ! des pays entrants : une appréciation trop forte du change réel se traduit par le creusement des déficits extérieurs, et ces derniers ne se résorbent que grâce à une stabilisation du change réel, lorsque les gains de productivité peuvent à nouveau rendre les économies compétitives. Une devise trop forte est donc à éviter si les pays veulent poursuivre un développement fondé sur l’ouverture à l’international. A contrario, une devise trop faible comporte d’autres risques : un surcroît d’inflation « importée », élément fâcheux pour des pays qui briguent l’accession à l’euro, et surtout une baisse du niveau de vie en termes de pouvoir d’achat international. Les pays de l’Est sont déjà bien plus pauvres que les pays de l’Ouest. Fixer une parité de change à un niveau bas (sous-évaluer la monnaie) se traduira par un retard supplémentaire de rattrapage. En effet, dès que le change est fixé, le rattrapage des niveaux de vie ne dépend plus que de la croissance en valeur de l’économie, donc de l’augmentation en volume multipliée par celle des prix. Or, on l’a vu, la croissance des PECO ne sera sans doute pas, en tout cas pas durablement, celle des « dragons » émergents, et l’objectif de tous les pays est de limiter l’inflation : plus le change est fixé à un niveau faible, plus le rattrapage prendra du temps. Envisager l’entrée d’un pays dans l’Union économique et monétaire implique que l’on ait une idée de la parité définitive de sa devise par rapport à l’euro : cette parité doit être incontestable, notamment pour parer aux attaques et aux « tests » que les marchés financiers ne manqueront pas d’effectuer. Une parité incontestable signifie que le taux choisi ne contrevient à aucun des objectifs fondamentaux du pays. Or, l’adhésion suppose deux objectifs qui peuvent rapidement se révéler contradictoires : l’amélioration du niveau de vie et les efforts de compétitivité. Pour résumer, si les PECO, pour pallier leur manque de com- tresse de ses taux d’intérêt. A l’Est, ce dilemme prend, dès à présent, une autre forme : les déficits budgétaires actuels s’expliquent par le fait que les pays n’ont pas achevé leur transition (fonds sociaux spécifiques, subventions industrielles et agricoles...). Les autorités monétaires en prennent prétexte pour mener des politiques monétaires très strictes : la croissance VRAIE ET FAUSSE est finalement freinée, ce qui retarde CONVERGENCE d’autant le rattrapage...donc le consena question de la parité idéale ressus politique nécessaire pour pourtant ouverte, on peut aborder le suivre des réformes socialement problème d’un point de vue institudouloureuses.La volonté d’entrer trop tionnel. Adopter l’euro supvite dans l’UEM aurait donc pose le respect des critères Laisser pour effet de retarder la de Maastricht. Ces critèresconvergence économique. croire à là sont objectifs (contrairement à ceux de une adoption Enfin, l'adoption de l'euro, Copenhague). Ils sont pour- rapide de même si elle se réalise de tant trop souvent résumés façon précipitée, sera l'euro ne et simplifiés, surtout dans les nécessairement lente en discours qui se veulent ras- peut que comparaison des réacsurants : il est fréquent que retarder la tions et des anticipations tel responsable souligne que des marchés, puisqu’il faut bonne fin de son pays est proche du resdeux ans au minimum de pect des critères, sous-enten- la transition. stabilité du change avant dant que la convergence est que la parité décidée ne en cours. Or, aucun PECO n’est devienne vraiment définitive. Or, dans aujourd’hui en mesure de respecles prochains mois, les fragilités écoter ces critères. Le Traité demande nomiques des PECO dont la monà la fois un déficit budgétaire à moins naie flotte plus ou moins librement de 3 % (Hongrie, Pologne, République du PIB, une dette publique limitée tchèque, Slovaquie, Slovénie) ris(ou s’approchant) de 60 % du PIB, quent de s’exprimer par de fortes une inflation contenue (inférieure à variations de change. Optimisme lié 1,5 % de plus que les trois meilleurs aux perspectives d’adhésion protaux d’inflation de la zone), des taux chaine, ou au contraire prise de d’intérêts proches (au maximum conscience des difficultés à sur2 % au-dessus des taux d’intérêt monter : les pressions peuvent exisdes pays ayant l’inflation la plus ter à la hausse comme à la baisse. basse) et une participation pendant Dès qu’un pays affichera de bons deux ans au mécanisme de change résultats, les capitaux afflueront européen (MCE). (ainsi, les changes de l’Est sont orientés à la hausse depuis plusieurs Se pose alors, avec l’ouverture des mois). Mais à la moindre alerte (un marchés consécutive à l’entrée dans hoquet lors des processus de ratifil’UE, la fameuse question du « triangle cation, des nouvelles conjoncturelles d’incompatibilité »1 : comment concifaisant craindre une surchauffe...), lier libre circulation des capitaux, taux les dépréciations peuvent être brude change fixe et politique monétaire tales. indépendante ? L’afflux de capitaux risque de provoquer l’appréciation Laisser croire que l'adoption de l'euro de la devise, qui sortirait alors du corpeut être rapide ne peut donc qu’acridor de change du MCE. Pour éviter centuer les contraintes qui pèsent sur cela,la banque centrale doit rester maîla politique économique des PECO, retarder la bonne fin de la transition pétitivité, entrent avec un change déprécié, ils verront leur richesse amputée d’autant. Inversement, si, pour augmenter leur pouvoir d’achat, ils entrent avec un taux de change réévalué, la résistance de leurs producteurs locaux à la concurrence sera compromise. L 1 Défini par le prix Nobel d’économie Robert Mundell. Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 113