Bulle Internet : l`épée de Damoclès préférée du secteur high

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Bulle Internet : l`épée de Damoclès préférée du secteur high
Bulle Internet : l’épée de Damoclès préférée
du secteur high-tech ?
Business : Fantasme post-traumatique ou risque réel : depuis 5 ans, on agite à nouveau le
spectre d’une nouvelle bulle internet. Au début des années 2000, le phénomène avait fait
vaciller l’écosystème encore jeune des entreprises internet. Quinze ans plus tard, le marché
est-il enfin mature ? Trois experts dont Pierre Chappaz donnent leur avis.
Par Louis Adam | Mercredi 07 Octobre 2015
La « bulle internet ». La simple évocation du nom donne des frissons à certains entrepreneurs
: au début des années 2000, le secteur fait en effet face à de nombreuses faillites et d’espoirs
brisés. Une multiplicité de start-up ayant voulu profiter de l’appel d’air et de la confiance des
marchés à l’égard des nouvelles technologies et d’internet se retrouve contrainte de mettre les
clefs sous la porte, tandis que de grands groupes, à l’instar de Vivendi, déprécient une partie
de leurs actifs acquis avant 1999.
« Le principal problème d’une bulle, c’est qu’on est
généralement capable de l’identifier une fois que celle-ci a
explosé »
Et voilà que depuis 5 ans, on craint le retour d’une nouvelle bulle. On a ainsi pu voir le
concept faire son retour lors de l’introduction en bourse de Facebook, le rachat de Whatsapp
ou les valorisation folles d’Uber à 40 milliards de dollars ou de Snapchat suite aux
investissements de capital-risqueurs dans ces sociétés. Ces différentes facettes ne sont pas
sans rappeler les jours fastes de la fin des années 90, mais la situation
est elle similaire ?
« Le principal problème d’une bulle, c’est qu’on est généralement
capable de l’identifier une fois que celle-ci a explosé » nous explique
Thomas Renault, enseignant chercheur et animateur du blog Captain
Economics. « Il y a plusieurs facteurs qui peuvent indiquer une bulle :
en 2000, on avait notamment une décorrélation importante entre le
Dow Jones et le Nasdaq. À partir de 1998 par exemple, le Nasdaq explose tandis que le Dow
Jones reste stable. »
Signe des temps ou simple superstition : le Nasdaq est récemment revenu au niveau qu’il avait
atteint au début des années 2000. Mais cette fois-ci, sa hausse n’est pas décorrélée du Dow
Jones comme c’était le cas à l’époque. Même constat pour Benoit Flamant, directeur de la
gestion Tech chez Fourpoints « C’est difficile de parler de « bulle » pour les actions cotées. Il
y a effectivement certaines valeurs qui sont peut être survalorisées, mais si on regarde
sectoriellement, c’est assez peu évident. »
Le coté, à l’abri de toute dérive alors ? « Il y a des éléments qui pourraient rappeler un début
de formation de bulle, comme on a pu le voir au milieu des années 90 » note Thomas Renault.
« Par exemple, si on regarde les entrées en bourse en 2014, on voit que seul 17% des
entreprises cotées gagnent de l’argent. C’est un signe de confiance en l’avenir de la part des
investisseurs, mais c’est aussi une des caractéristiques de la période 95/98. »
Une analyse étayée dans un article publié sur son blog, qui s’intéresse aussi à la rentabilité des
entreprises introduites en bourses : si celles-ci sont généralement plus matures qu’elles ne
l’étaient dans les années 2000, elles ne sont pourtant pas forcement rentable lors de leurs
introductions en bourse.
« Quand on est face à des sociétés avec une croissance
ultra rapide, c’est extrêmement difficile de donner un prix.
»
Mais la bourse ne suscite pas tant d’inquiétude que le marché non
coté, champion en matière de valorisations délirantes et de fusion
acquisitions record. On évoque souvent les 16 milliards déboursés par
Facebook pour Whatsapp, ou la levée de fonds menée par Uber en
début d’année, qui la valorise à 50 milliards. Les chiffres donnent le
vertige et font craindre des lendemains qui déchantent, mais pour
Pierre Chappaz, fondateur de Kelkoo en 1999 et aujourd’hui dirigeant de Teads, le problème
n’est pas si simple.
« En 2006, Google rachète Youtube pour 1,65 milliard de dollars et tout le monde crie au
scandale. Aujourd’hui, qui pourrait dire que c’était une erreur ? Quand on est face à des
sociétés avec une croissance ultra rapide, c’est extrêmement difficile de donner un prix. »
Une analyse partagée par Benoit Flamant, qui évoque l’exemple chinois pour justifier
l’engouement des sociétés de capital-risque pour les applications de messagerie instantanée :
« Je pense que Facebook a clairement eu raison d’y aller : quand on voit l’exemple de Tencent
et des autres messageries sur les marchés asiatiques, on comprend très bien. Sur Tencent, on
peut aujourd’hui avoir accès à des prêts d’argent ou de la location de taxis. Ce type de
messagerie deviendra à terme un backbone qui viendra se placer entre le consommateur et le
service final, et c’est ce qu’a vu Mark Zuckerberg. »
Je pense que Facebook a clairement eu raison d’y aller : quand on voit l’exemple de Tencent
et des autres messageries sur les marchés asiatiques, on comprend très bien.
— Benoit Flamant, directeur de la gestion Tech chez Fourpoints
Les investissements, tout du moins aux US, ne sont pas difficiles à trouver : on évoque
d’ailleurs le phénomène des licornes, ces sociétés qui peuvent se targuer d’une valorisation
supérieure à un milliard de dollars suite à des levées de fonds faramineuses. Là aussi, les
licornes sont nos cavaliers de l’apocalypse : pour Bill Gurley, VC de la Silicon Valley, leur
recrudescence est l’un des signes d’une possible bulle spéculative. Un phénomène très
américain : en France, on peine encore à trouver des licornes dignes de ce nom une fois que
l’on a écarté Blablacar, Criteo et vente-privée.com, qui sont pour l’instant les seules à pouvoir
prétendre au titre d’animal mythique. Mais finalement, est-ce sain pour une jeune entreprise
de voir ainsi pleuvoir les billets verts ?
« À court terme, oui, ces entreprises peuvent se permettre d’aller très
vite et de s’appuyer sur une très forte croissance. Mais ça vous donne
aussi de mauvaises habitudes. Une fois en bourse, ça devient tout de
suite plus compliqué : si vous arrivez à maintenir une croissance
vraiment énorme, ça peut marcher, mais à la moindre incartade le
marché sanctionne » explique Benoit Flamant.
Le phénomène reste pour l’instant très américain : le magazine Fortune en dénombre environ
80 au total, principalement Américaines avec quelques exceptions asiatiques telles que Didi
Kuaidi ou Xiaomi. « Ce sont des phénomènes très visibles et qui contribuent à l’effet loupe,
cela reste exceptionnel et ça se produit très rarement en Europe » tempère Pierre Chappaz. «
C’est notamment lié à une certaine culture du capital risque sur le marché américain, autant
que la taille du marché US, qui représente 3 fois le marché européen. L’Europe est loin d’être
un marché unifié et reste marquée par une fiscalité dissuasive pour les capital-risqueurs. C’est
évidemment un frein. »
« C’est un syndrome post-traumatique, les gens qui ont
connu cette période restent souvent bloqués.»
Difficile donc de croire à une « nouvelle bulle internet », même si certains à l’instar de Pierre
Chappaz voient un effet bulle touchant les marchés de façon plus globale suite aux décisions
des banques centrales. Il y a pourtant bien des inquiétudes légitimes : outre une éventuelle
erreur de la part des investisseurs, la possibilité d’une régulation violente n’est pas à écarter,
surtout pour des entreprises controversées telles qu’Uber ou Amazon qui s’accommodent
assez librement du droit du travail. « Typiquement, pour des entreprises telles que Uber ou
Airbnb qui s’exposent autant à la régulation, la donne serait radicalement différente si elles
étaient cotées » rappelle ainsi Thomas Renault.
Il y aura toujours des gens qui annoncent l’éclatement de la bulle tous les ans
— Thomas Renault, enseignant chercheur et animateur du blog Captains Economics
Alors la bulle internet, un mirage ? « Il y a eu beaucoup d’études qui ont été menées sur le
phénomène des bulles spéculatives » explique Thomas Renault. « Mais c’est délicat de
comparer la situation des années 2000 avec celle d’aujourd’hui. En plus de ça, il y aura
toujours des gens qui annoncent l’éclatement de la bulle tous les ans. »
La composante psychologique n’est donc pas à écarter, le traumatisme a été sévère pour le
secteur comme le souligne Benoit Flamant. « C’est un syndrome post-traumatique, les gens
qui ont connu cette période restent souvent bloqués. Je pense qu’on en a encore pour 6 à 10
ans avant que l’on puisse enfin s’en débarrasser. »
On prendra donc les craintes de bulle avec un certain recul, mais on reste partagés : si d’un
côté, on objectera que « l’histoire ne se répète pas, elle bégaie », il convient aussi de se
rappeler que toutes les bulles sont marquées par une période d’euphorie et d’autojustification
qui précède toujours son éclatement.

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