L`inconnue du train

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L`inconnue du train
LIBÉRATION MERCREDI 18 JUIN 2014
PORTRAIT CÉLINE MINARD
Voyage à remonter le temps de l’écriture avec la romancière
qui fut libraire et vient de recevoir le prix du Livre Inter.
L’inconnue du train
Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL
Photo FRÉDÉRIC STUCIN
C
éline Minard se trouvait dans le train avec un thriller
de Patricia Highsmith quand elle a appris qu’elle
avait reçu le prix du Livre Inter. Elle avait une transhumance pyrénéenne dans les pattes. La satisfaction
d’avoir réalisé ce vieux désir dans son décor favori. Régulièrement, il lui faut cette piqûre d’altitude et d’espace. Paradoxal, se dit-elle, de ressentir cet effet de grandeur dans un
lieu où le ciel est grignoté par les volumes. Là-haut, quelque
chose paraît décuplé et ouvert vers le large. En plaine, l’horizon a beau être dégagé, l’espace se vit plus restreint. Faillir
être flingué, son dernier roman, correspond à cette même
recherche de grand air, d’infinie respiration. Pour lui, elle
avait séjourné deux mois sous une tente à 2000 mètres dans
les Alpes, avec des randos matinales. Un bon propulseur
d’écriture et de dégazage des scories. Elle l’avait fini dans une
cabane au bord d’un étang. Faillir être flingué la ramenait ce
jour-là à Paris, sa résidence principale depuis vingt ans.
Son huitième livre… Paru chez un nouvel éditeur, vanté à la
rentrée de septembre, inscrit sur les listes du Femina et du
Médicis et rattrapé dans son échappée par ce grand prix de
lecteurs passionnés. Peut-être la voyageuse songe-t-elle aux
dix années qui l’ont menée jusqu’à là. Dix ans à être auteur
ou presque.
Céline Minard a démarré tard. Elle a publié son premier livre
à 33 ans. Comme Nathalie Sarraute. Plus tôt, cela avait été
impossible. Pendant sept ans, après son arrivée à Paris, elle
avait été libraire, d’abord chez Lipsy, spécialisée dans la psychanalyse, puis dans différentes enseignes générales. Grande
lectrice, elle y avait découvert d’autres prairies littéraires.
Beaucoup de manutention aussi, un travail haché… Un deal
s’était présenté: concevoir une nouvelle, Une commande extraordinaire, en échange d’une peinture d’elle. Un signal. Elle
avait fermé le rideau sur la librairie, décision devenue vitale.
Il lui fallait passer à l’acte. Ecrire seulement, seulement
écrire. Un accident de roller, un genou immobilisé, l’avait
ramenée vers Rousseau et ses belles pages sur la marche. Cela
avait donné R., son tout premier livre. Aujourd’hui, elle y
décèle la fragilité et les défauts d’expression d’un auteur en
devenir. Sa première pierre de femme de lettres.
La petite fille voulait être homme de lettres. Parce qu’elle
n’avait jamais entendu prononcer le mot au féminin. Et faire
philo. Un vertige l’avait saisie lors d’une discussion avec sa
grand-mère sur la taille de l’humain dans l’univers. Cela re-
lève de la philosophie, avait dit sa grand-mère. Céline avait
11 ans et découvrait le mot. Elle ferait philo. La terminale attendue impatiemment ne l’avait pas déçue. C’était la dernière
année d’enseignement du généreux Jean-Pierre Cléro, qui
lui avait donné à lire Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault. Elle voit encore Cléro au tableau poursuivre
un raisonnement sur le mur…
En fac, il y avait eu la figure d’Alexis Philonenko qui ânonnait
ses polycopiés à paraître chez Vrin, puis parlait de harengs,
de boxe, de natation, avant de reprendre le fil. Tout s’était
entre-temps éclairci pour l’auditoire : fabuleux pouvoir de
la narration. Philonenko incitait ses étudiants à se glisser
dans la peau d’un auteur: exercice de romancier. Elle savait
ce qu’elle devait au prof de la fac de Rouen. Bien après son
mémoire de maîtrise sur la nature chez les cyniques grecs,
elle irait un jour renforcer l’hypothèse.
Comme à chaque fois, Céline Minard se surprend à être bluffée par le Patricia Highsmith emporté dans le train. Voilà un
auteur vers qui souvent elle revient. Highsmith est terriblement flippante, avec rien pourtant, une grande normalité.
Par où passe-t-elle pour réussir ça ? D’autres auteurs marquent des pans de sa vie : Henri Michaux, Elfriede Jelinek,
Ingeborg Bachmann, Marguerite Duras, William Faulkner…
Elle en relit certains comme
Cervantes et son Don Qui- EN 8 DATES
chotte, qui la remet toujours
en selle. Il y a aussi ce souffle 13 novembre 1969
d’air, ce territoire spacieux Naissance à Rouen 2004 R.
ouvert par Arno Schmidt et (Comp’Act, 2004) 2005 La
ses Scènes de la vie d’un faune. Manadologie, (MFE
Avec le temps, ses propres li- Éditions). 2007 Le Dernier
Monde (Denoël). 2008
vres ont fini par baliser des
Bastard battle (Léo Scheer
moments de son existence. «Laureli»). 2010 Olimpia
Le Dernier monde, pari fou (Denoël). 2011 So Long,
qui place un personnage sur Luise (Denoël).
une terre qui ne renaîtra pas, 2013 Faillir être flingué
lui rappelle les heures pen- (Rivages). Prix du Livre
chées sur des cartes et des Inter en juin 2014.
précis de civilisation, et sa
propre persévérance dans son logis du XXe arrondissement
de Paris, avec pour seul revenu l’Allocation de solidarité spécifique. Olimpia, cette furieuse incantation de la belle-sœur
du pape Innocent X, la ramène à Rome, à la Villa Médicis entre 2007 et 2008, lors d’une résidence qui l’a sauvée de la pauvreté pécuniaire. Elle en a conservé des sensations liées à
l’atelier où elle écrivait, le son, la lumière, la chaleur.
En cette fin de dimanche de juin, peut-être songe-t-elle à
tout ça. A ce pouvoir spatial de la fiction. A cette sphère
qu’elle a l’impression de tenir en main quand tout se met en
place dans un roman et que semble monter en simultané
comme un nouveau paysage. Au pouvoir physique de la langue. Le style se malaxe comme une pâte, une matière à
chauffer. La fiction peut procurer au lecteur la sensation de
contact concret, sensuel comme dans So Long, Luise, le portrait testamentaire d’un écrivain. Encore un autre voyage…
Jamais, elle ne fait la même chose. Dans le mouvement, des
croisements s’opèrent et cristallisent parfois. Il y a des collaborations fécondes comme avec la plasticienne Scomparo.
La graphiste Fanette Mellier, en résidence à Chaumont, lui
avait demandé un texte sur cette ville. C’était un moment
où Céline Milnard se gavait de mangas tout en revisitant Villon. Et là elle se dit, paf, il faut faire Bastard Battle, rencontre
improbable d’un samouraï et d’une shaolin en 1437. A un
moment, l’émulsion prend. Pas de frontières, pas de genres,
la littérature est impure et bâtarde. Son dernier grand coup
en date, c’est d’avoir joué avec brio avec les codes du western. A l’image de son œuvre, Faillir être flingué construit un
territoire avec l’énergie des liens formés, au carrefour de
l’histoire et de la géographie.
De quel bois sera fait son prochain roman ? Céline Minard,
a bien une idée derrière la tête, mais elle ne va pas en parler,
ça non. Comme de sa vie privée, aucun intérêt. En rester au
texte. Elle repart dans une cabane pyrénéenne avec une
caisse de livres. Lesquels? Oui, concède-t-elle, il y a du Wittgenstein, le nom lui a hélas échappé au cours de l’entretien.
Connaît-elle quand même la direction du prochain ? Non.
La caisse réunit un choix éclectique, des constellations. Et
prudence. Un cheval qui traîne dans la plaine et que vous avez
envie d’attraper, mieux vaut ne pas se précipiter droit sur lui.
Céline Minard, qui a oublié son Patricia Highsmith dans le
train, repart pour créer un nouvel espace dans le monde. •