COMMENT L`ESPRIT VIENT-IL AUX TITRES DE PEINTURE ? L

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COMMENT L`ESPRIT VIENT-IL AUX TITRES DE PEINTURE ? L
JoLIE 2:2 (2009)
COMMENT L’ESPRIT VIENT-IL AUX TITRES DE PEINTURE ?
L’EXPERIENCE MAGRITTIENNE
Bernard Bosredon
University of Sorbonne Nouvelle, Paris, France
Abstract
When titles say what paintings are about they are seriously and properly related to what is
being watched: words and images fit together. Magritte made other choices. He does not
duplicate images with their definition (A Mountain as a title for a mountain) nor illustrate a
legend by a proper image adequately related to the title; Prisonnier does not name a
prisoner. His titles can even deny what is actually seen on the painting (Ceci n’est pas une
pipe) so that the names of the paintings and the images they contain never match. Humour
is the colour and the style of these paintings. In an apparent way of following the classical
titling tradition, Magritte handles images and words so that they convey altogether new
images and make the spontaneous way of seeing and naming images uncertain and
puzzling.
Key words: Humour; Magritte; Paintings; Semantics; Titling; Semantics.
Introduction
Pour la plupart des peintres occidentaux (les tableaux sont nés en occident),
intituler une toile c’est écrire une légende explicative: quel titre donner à une
peinture représentant une montagne, un cheval au galop ou un peintre et son
modèle sinon une légende descriptive Montagne / La montagne, Cheval au galop /
Le cheval au galop ou Peintre et son modèle / Le peintre et son modèle. Ou bien on
répète le « sujet » (une montagne, la course d’un cheval, le modèle dans l’atelier de
l’artiste), ou bien on répète la « dépiction », c’est-à-dire la « représentation du sujet
pictural ». Or si le comique peut être de répétition, l’humour ne l’est jamais.
L’humour est bien au contraire une forme d’esprit qui rompt avec le conformisme
et les représentations spontanées et convenues.
Avec les Surréalistes, et notamment avec René Magritte, l’intitulation de la
peinture devient non conformiste. Un portrait de femme dont le visage est balafrée
d’un tonitruant « montagne » a pour titre « Le paysage fantôme » (Toile de
Magritte de 1928), La peinture magritienne « joue » par conséquent de son rapport
avec des mots. Elle est l’occasion de casser cette représentation spontanée d’ellemême comme celle, précisément, d’une « représentation » ce qui permet de ranger
les titres en deux familles. La première ne contient plus des légendes descriptives
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mais des commentaires, des plaisanteries, des jeux de mots en rapport avec
l’image. Certains peintres se prennent ainsi au jeu des dessinateurs humoristes.
Magritte, lui, apporte à cette distanciation la dimension propre de l’humour.
A partir d’images communes du quotidien, il s’agit en effet de basculer
dans le non-quotidien, à partir de l’attendu aller vers l’inattendu, l’imprévu ; à
partir du banal aller vers de l’extraordinaire. Ainsi, Magritte part-il du sens
commun pour déplacer ses repères, aller à la rencontre d‘un sens nouvau. Son but?
subvertir le « bon sens » le plus partagé en collant à une image un titre qui,
visiblement, ne lui correspond pas. Ce faisant il recherche une réalité cachée en
créant, comme il le dit lui-même, une double « surprise », chez celui qui regarde
ses toiles d’abord, chez lui-même qui les peint ensuite. Titres et peintures
constituent alors un ensemble composé de deux éléments indissociables dont la
signification ou l’absence de signification est décalée comme, par ecemple, ce
tableau ci-dessous (« La durée poignardée ») représentant une locomotive sortant
fumante de la cheminée d’un intérieur bourgeois :
Fig. 1 La durée poignardée
Nous nous proposons d’analyser cette forme d’humour qui fait du titre un mot
d’esprit en relation avec une peinture. Nous commencerons par présenter quelques
formes simples de relations humoristiques entre les titres et la peinture. Puis nous
verrons comment le déplacement du sens inhérent au fonctionnement de l’humour
ouvre chez René Magritte à une conception très ambitieuse d’un lien poétique
intime entre le tableau et son titre.
I. Jeu de mots / jeux d’images
Il y a chez Magritte un goût naturel pour apparier un jeu sur les mots avec un jeu
sur l’image dans la tradition des rébus. Cela peut tenir de la plaisanterie décalée par
rapport à la tradition de l’intitulation picturale comme ce titre Pom’po pom’po pom
pop pom pon d’une gouache représentant deux lapins dont l’un joue du tambour.
Comment l’esprit vient aux titres de peinture : l’expérience magrttienne
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Fig. 2 Pom’po pom’po pom pop pom pon »
Ce décalage peut prendre la forme plus sophistiquée du calembour au plan
linguistique, doublée pour les deux premières toiles d’un rébus au plan visuel
avec :
Le Faux Baron
-- (le faux bas rond) représentant un bas couvrant une
jambe invisible
Maintenant
-- (main tenant) représentant une main qui tient un oiseau
Dessin secret
-- (des seins)
Le Son désagréable (Magritte 1979 :373) -- (Leçon des agréables)
Une œuvre de 1937 s’appelle La Solution des Rébus. Le rébus peut être, comme
l’on sait, à la fois iconique ou linguistique la suite de dessins, de mots, de chiffres,
de lettres évoquant par homophonie le mot ou la phrase qui en est la solution. C’est
là un jeu sémiotique qui peut lier indifféremment des mots ou des images. Pour
cette raison, le rébus constitue une forme humoristique parfaitement adéquate à la
recherche magrittienne d’une forme poétique complexe qui ne dissocie pas le titre
de l’image. Un travail reste à faire à ma connaissance : débusquer les rébus et jeux
homophoniques dans l’intitulation magrittienne.
Cet intérêt pour les rébus procède d’une interrogation proprement
magrittienne concernant la pensée et les images. Même si la confrontation des
peintures et de leur titre conforte en apparence la distinction des deux registres —
la pensée-langage d’une part, la pensée-image d’autre part —, on touche à une
« substance pensée », un complexe unique qui reste pour le peintre une image
fondamentale. Le langage, pas moins que les images peintes, constitue de l’image.
C’est pourquoi d’ailleurs il peut aller jusqu’à se figurer comme une image. « Le
titre La durée poignardée », écrit-il, est lui-même une image (avec des mots)
réunie à une image peinte ». C’est pourquoi les « images-mots » entrent en relation
avec des images peintes.
II. Le jeu spécial de Magritte
Pour mettre en scène cette relation le peintre conçoit le produit de toute intitulation
comme le résultat d’un jeu particulier. Sans l’intention d’un jeu en effet, sans la
volonté ludique de construire un lien spécial voulu entre la peinture et le titre, la
confrontation du spectateur à une peinture mystérieuse serait portée par un autre
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sentiment que celui du décalage intentionnel. La présence du peintre est donc
nécessaire dans la perception que nous avons de ces objets mixtes peintures / titres.
Cette présence est à la fois forte dans ses effets et légère dans sa manifestation
comme l’humour lui-même, faite du tout venant ou du quotidien. En côtoyant le
Pop Art (Cf la toile « Hommage à Eric Von Strohein »), Magritte accrédite
l’importance cruciale qu’il accorde au banal. Avec fantaisie, il se consacre à une
activité incessante de décalage et de recalage de la relation images – mots pour
associer l’observateur de la toile à sa propre expérience du caractère intrigant de
cette relation. Cela passe évidemment par l’humour noir au service d’une satire
mordante en écho à Manet, comme ces familles bourgeoises travesties dans ce que
leur destin annonce :
Fig. 3 Perspective II 1950
Fig. 4 Le balcon (Manet)
III. Humour et transgression: les limites
L’humour magrittien confronte le lecteur-observateur du complexe titre-peinture à
deux « dérangements ». Le premier dérangement l’amène à s’interroger sur le
statut classique du titre comme interprétant de la dépiction. Dans la tradition
occidentale en effet, le titre est une légende qui désigne, parfois décrit ou explicite
ce que la peinture donne à voir. Cette fonction identifiante à la fois désignative et
descriptive est structurante de l’accès à la toile : il n’est pas de peinture sans
dépiction et il n’y a pas de peinture qui ne nécessite un titre ainsi conçu, dans
l’espace public qui est aujourd’hui le sien à savoir les musées, les galeries, les
ventes et d’une façon plus générale la circulation marchande de la peinture
(Bosredon 1997). Le deuxième dérangement lié au premier concerne la mise en
question de l’hétérogénéité image / texte (Bosredon 1997:257-260). Si, comme
nous venons de le rappeler, la séquence linguistique qui constitue le titre est
classiquement l’interprétant linguistique d’un objet non-linguistique, il suit qu’il ne
peut y avoir confusion de deux zones sémiotiquement hétérogènes : d’une part, la
dépiction, dont aucun détail ne peut tenir à soi seul de titre et d’autre part, le cartel,
qui porte le titre à l’extérieur de la peinture (sur le cadre autrefois, à côté de la toile
le plus souvent aujourd’hui).
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III.1 Déranger les plans de référence
Magritte dans un grand nombre d‘œuvres rompt avec le principe d’extériorité qui
rend incertaine la relation sémiotique entre la figuration et ce qui la désigne. On
observe en effet souvent une circulation inédite qui fait migrer les titres de leur lieu
naturel (cadre ou cartel) pour les loger dans la peinture elle-même. Figurations de
choses et figurations de mots constituent dans ces conditions des objets de même
nature : des choses peintes tout simplement. Du coup, elles sont très facilement
substituables. Les deux toiles ci-dessous montrent des taches , de vagues formes,
des nuées en contiguïtés avec les mots arbre, nuage, village à l’horizon, cheval,
chaussée de plomb pour la première toile ; personnage éclatant de rire, horizon,
cris d’oiseau, armoire pour la deuxième.
Fig. 5 Le miroir vivant
Fig. 6 L’espoir rapide
L’humour chez Magritte est aussi ce « pas de côté » qui dérègle en quelque sorte le
protocole rassurant de la chose peinte étiquetée comme peinture. C’est aussi
parallèlement cette porosité des limites séparant l’ordre des choses peintes de celui
des choses dites (On devrait plutôt dire « écrites ») qui s’observe dans un chassécroisé intrigant entre le titre de la peinture et les figurations de mots qu’elle
contient. L’intitulation de la peinture ci-dessous est un excellent exemple de cette
porosité.
Fig. 7 Sans titre
On oublie souvent que le titre primitif de cette toile est Sans titre. Cette peinture
porte cependant un autre titre dans l’ouvrage de Jacques Meuris (Meuris, 1990), un
titre composite qui incorpore à la fois l’élément verbal interne (La pipe) et le titre
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primitif (Sans titre) : Sans titre (la pipe). Il y a bien rupture de la règle qui répartit
titre et figuration. Ce pas de côté, nous le constatons également dans un transfert
analogue avec La trahison des images de 1928/29 et Les deux mystères de 1966 ;
les deux toiles se voyant traditionnellement conférer un titre « métonymique »,
littéralement extrait d’une phrase peinte dans la toile, Ceci n’est pas une pipe comme nous pouvons l’observer ci-dessous pour la peinture de 1966 :
Fig. 8 Les deux mystères
III.2 L’intitulation énigmatique
L’intitulation magrittienne est une expérience légère de la profondeur énigmatique
du sens. Sans peser, et dans l’apparence d’une rencontre insolite des mots et des
choses, elle s’exerce à la confrontation de l’inhabituel, à la manifestation
énigmatique de l’inédit. En tissant des mises en relation images/textes non
conformes aux dispositifs habituels de leurs appariements possibles, en rompant
avec la convenance attendue des choses et de leur nomination, Magritte donne à
lire et à voir, presque à sentir et à toucher, de nouvelles distributions entre le
monde et le langage. Conventions du langage, habitudes perceptives sont les unes
et les autres, les unes avec les autres, plaisamment bouleversées.
L’humour léger et presque au degré zéro de sa possible perception est
précisément lisible et visible d’une part dans la position adoptée par le peintre,
d’autre part dans la forme des titres dans laquelle cet humour trouve à s’exprimer.
Position du peintre d’abord. L’humour de Magritte n’a rien d’involontaire. Il est le
produit d’une recherche au terme de laquelle le peintre à délibérément construit
l’énigme et produit l’effet de surprise attendu (Magritte 1979:110). Les objets et les
mots pris séparément ne sont pas dérangeants. C’est la rencontre d’un langage sans
mystère et de figurations sans mystères qui peut mettre en valeur l’insolite ou
l’absurde. Le peintre met en place la scène de cette rencontre qui ne doit rien au
hasard mais tout à la fantaisie de l’artiste (Magritte 1979:110). L’humoriste se love
dans le banal pour en extraire une rareté. Cela exige un contrepied et un refus de
prendre pour argent comptant ce que cache l’habitude. « Je ne puis douter que le
monde soit une énigme », écrit Magritte (Magritte 1990: 153).
Cependant la position du peintre ne peut suffire. Encore faut-il que d’autres
conditions soient réunies pour que la volonté d’exprimer l’insolite, l’absurde ou un
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sens caché niché dans les formes lisses de la banalité puisse trouver à s’exprimer
pleinement. Nous trouvons cette expression dans un jeu de langage paradoxal. A
quelques exceptions près bien connues (« Ceci n’est pas une pipe », etc), les titres
de Magritte présentent tous les traits d’une facture linguistique classique, celle de
syntagmes nominaux désignatifs comme par exemple, La fenêtre (1925), Le
modèle rouge (1937), etc. Quelques phrases apparaissent ici ou là comme Le ciel
passe dans l’air ou le rabattu Ceci n’est pas une pipe. Mais on les compte sur les
doigts de la main et on trouve des titres hapax comme ceux-là déjà chez Boucher
(Sylvie guérit Philis de la piqûre d’une abeille), Gauguin (La petite s’amuse ou
Bonjour M. Courbet) ou encore chez quelques Surréalistes.
Ces titres légendes exprimant une désignation d’objet (figuration réaliste
ou idée dont la dépiction est comme la métaphore) sont conformes à la conception
occidentale traditionnelle de la peinture comme re-présentation, le rapport de
désignation construisant classiquement une isomorphie entre le référent pictural et
ce qui le légende : Nature morte : avec statue et plâtre (Van Gogh), Famille au
bord de la mer (Picasso). Tel est le conformisme de l’intitulation picturale
(Bosredon 1997:244-266). Tel est l’usage établi de la relation titre/toile. En
perturbant cette relation sémiotico-sémantique qui construit une relation
d’identification spontanée, Magritte produit le fameux décalage surprenant qui
porte sa marque et réveille le spectateur /lecteur en l’écartant d’une interprétation
convenue. C’est donc bien dans les limites spécifiques de l’intitulation classique
que le peintre s’interroge sur le rapport entre les images et les mots. Classiques en
effet, en ce qu’ils nomment des objets, les titres sont surréalistes en ce qu’ils
nomment des objets inédits, des objets “autres“.
Conclusion
Magritte manie et nomme les images qui constituent ses toiles comme d’autres
manient le mot d’esprit dans la sphère du langage. Mais l’humour prend ici son
essor dans la tension entre d’une part la forme linguistique apparemment sérieuse
de l’intitulation et d’autre part la production d’une énigme qui casse en quelque
sorte l’attente produite soit par le titre, soit par la dépiction. En apparence
respectueuse dans sa forme discursive au rapport de représentation - conventions
esthétiques obligent - l’intitulation magrittienne en dénonce finalement les pièges
pour ouvrir au rêve et à la réflexion.
References
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Bosredon, B. (1996). Titre et légende: absence de marque et marque d`absence, in Absence
de marques et représentation de l'absence, Travaux linguistiques du CERLICO, no 9,
Rennes ; les Presses universitaires de Rennes, pp. 349-367.
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Bernard BOSREDON
Bosredon, B. (1997). Les titres de tableaux, une pragmatique de l’identification. Paris:
Presses universitaires de France.
Foucault, M. (1973). Ceci n'est pas une pipe. Paris: Fata Morgana.
Hofstadter, D. (1985). Gödel, Escher, Bach. Les brins d'une guirlande éternelle. Paris:
InterEditions.
Pérec, G. (1999). Un cabinet d’amateur. Paris: Librairie Générale Française, Livre de
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Magritte, R. (1979). Ecrits complets. Paris: Flammarion.
Magritte, R. (1990). Lettres à André Bosmans. Bruxelles: Seghers Isy Brachot.
Meuris, J. (1990). René Magritte. Cologne: Taschen.
Nougé, N. (1943). René Magritte ou les images défendues. Bruxelles: Auteurs associés.
Poli, M.-S. (1992). Le parti pris des mots dans l’étiquette: une approche linguistique.
Publics et musées, 1, PUL.

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