Jérôme Bazin, Université Créteil Val de Marne

Transcription

Jérôme Bazin, Université Créteil Val de Marne
L’ÉCRITURE DOCUMENTAIRE DE L’HISTOIRE : LE MONTAGE EN RÉCIT
Colloque international
3 − 4 novembre 2015, INHA
Université Paris 1 − Panthéon Sorbonne − HiCSA
—————————————————————————————————————
Jérôme Bazin, Université Créteil Val de Marne (CRHEC)
La restitution : se (re)trouver dans un film ? Synthèse des interventions et des débats
—————————————————————————————————————
Avertissement
Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la
propriété exclusive de l’éditeur.
Les articles figurant sur ce site peuvent être consultés et reproduits sur un support papier ou
numérique sous réserve qu’ils soient strictement réservés à un usage soit personnel, soit
scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra
obligatoirement mentionner l’éditeur, le nom de le revue, l’auteur et la référence du
document.
Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l’éditeur, en dehors des cas
prévus par la législation en vigueur en France.
Référence électronique : Jérôme Bazin, « La restitution : se (re)trouver dans un film ?
Synthèse des interventions et des débats », in RAGARU, Nadège et SZCZEPANSKA, Ania
(dir), L’écriture documentaire de l’histoire : le montage en récit, actes du colloque
international, Paris, 3-4 novembre 2015, mis en ligne avril 2016.
Editeur : HiCSA, Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Tous droits réservés
1
Ce panel est consacré à une phase tardive de la vie d’un film et postérieure à celles
présentées jusqu’à maintenant, à savoir la restitution du documentaire aux enquêtés. Comment
les personnes filmées se voient-elles et comment parlent-elles de l’image qui est donnée
d’elles? Jean-Paul Colleyn, anthropologue à l’EHESS et cinéaste, Jacek Petrycki, chef
opérateur polonais, ont accepté d’en discuter dans le cadre de cette table ronde.
Lors du tournage, se noue entre documentariste et protagoniste un rapport, parfois une
connivence ou même une relation d’intelligence. Or de nombreux protagonistes estiment par
la suite que le film ne leur rend pas justice ou, pire, que leur confiance a été trahie. Ne
disposant pas toujours d’une vision globale du projet filmique, ils ne sont pas non plus
présents dans la salle de montage et ne suivent pas l’élaboration finale du documentaire.
L’œuvre peut dès lors être vécue par les enquêtés comme faisant violence à leur parole. Ces
derniers pourraient par ailleurs souhaiter être consultés avant sa diffusion (de telles aspirations
sont apparues ces dernières décennies, ce qui a pu affecter l’encadrement juridique et les
conditions du métier de documentariste). Le réalisateur coupe, monte, met en parallèle,
rapproche et distingue ; il conduit le propos dans une direction qui peut être différente de celle
imaginée par les protagonistes. Le cinéaste peut parfois même établir une connivence
roublarde dans le but d’obtenir des propos incriminants, comme le réalisateur américain, Errol
Morris, l’a fait dans son enquête sur le rôle de Robert McNamara, ministre américain de la
Défense pendant la guerre du Vietnam, pour le film The Fog of war (2003).
Dans quelle mesure les films « malmènent »-ils les paroles qu’ils sollicitent ? Tous les
créateurs – qu’ils soient cinéastes ou universitaires – connaissent cette expérience, dès
l’instant où il leur faut travailler à partir d’un matériau collecté. Le sociologue en est familier,
tout comme l’historien. Ecrire, filmer engagent un acte de déplacement, parfois même de
déformation dans des limites définies par l’auteur. Il s’agit de « faire parler » le matériau,
quitte à le violenter. Pour analyser sa pratique, l’historien américain Michael Frisch, un des
fondateurs de l’histoire orale, parlait en 1990 d’« autorité partagée » (shared authority) entre
l’historien et ses enquêtés1. Il faut bien entendre les deux sens du mot autorité : ce qui permet
de faire prévaloir un point de vue sur un autre et ce qui constitue une personne en auteur. Le
1
Michael Frisch, A Shared Authority, Essays on the Craft and Meaning of Oral and Public History (New York ;
State University of New York Press, 1990)
2
panel est consacré à ce partage de l’autorité cinématographique et à son évolution entre la
formulation du projet et l’achèvement du film.
Jean-Paul Colleyn, chercheur en anthropologie à l’EHESS, réalisateur de films
documentaires et programmateur à la télévision belge et française, a été régulièrement
confronté à ces questions. Il estime que le droit et la multiplication des règlements ne sont pas
d’une grande utilité pour traiter ces enjeux, qui sont plutôt affaire de négociations
permanentes. Il est par ailleurs rare que les personnes-personnages se retournent contre le
réalisateur ou les producteurs du film ; il leur est en outre difficile de faire interdire des
œuvres. Dans son intervention, Jean-Paul Colleyn est revenu sur un cas particulier, celui des
chercheurs convoqués comme experts, à savoir d’individus supposés se réclamer d’une
autorité du savoir et non du vécu. Il a évoqué plusieurs instances d’incompréhension et de
méprise entre chercheurs et cinéastes.
Les universitaires, heureux d’être sollicités et de pouvoir partager leur savoir avec un
public excédant leur communauté scientifique, sont souvent désenchantés face à ce qu’ils
estiment être une simplification de leur propos ; cette désillusion les conduit parfois jusqu’à
demander le retrait de tout ou partie des entretiens qu’ils ont accordés. Ils se plaignent que des
extraits de phrases soient isolés de leur contexte, juxtaposés à d’autres interventions qui en
altèreraient le sens. Ils regrettent de ne pouvoir choisir le lieu ou la manière dont ils sont
filmés (souvent dans des bibliothèques et des laboratoires, appelés à accréditer l’autorité du
sachant). Ils peuvent avoir le sentiment de servir de simple caution scientifique.
De leur côté, les cinéastes peuvent être gênés par la méconnaissance, parmi les
chercheurs, des règles et contraintes relatives à la présence d’un micro et d’une caméra. Les
documentaristes ne prisent guère les hésitations, les digressions et préfèrent que les énoncés
ne semblent pas émaner directement d’une question. Jean-Paul Colleyn rappelle que le
cinéaste est libre de façonner, à sa convenance, le propos de ses enquêtés. Un film n’est pas le
fruit d’un partage démocratique, mais l’œuvre d’un réalisateur qui garde le final cut. La
question essentielle est celle de la simplification. Paradoxale est l’exigence fréquente
d’énoncés dits simples, alors même qu’une des qualités premières des documentaires pourrait
être de tendre vers ces « thick descriptions » que l’anthropologue Clifford Geertz appelait de
ces vœux. Le public actuel a appris, en regardant certaines des séries télévisuelles récentes, à
suivre des intrigues complexes. Discours scientifiques, documentaires, films de fiction et
3
séries ne produisent pas les mêmes ordres de complexité ; pour autant, la simplicité ne saurait
être le seul horizon du documentaire.
Jacek Petrycki, chef opérateur et réalisateur polonais, est notamment l’auteur de Moje
zapiski z podziemia (Mon journal clandestin), film monté en 2010 à partir d’images tournées
auprès des membres de Solidarność dans les mois qui suivirent l’interdiction du syndicat
indépendant et l’instauration de la loi martiale par Jaruzelski en décembre 1981. La question
de la confiance a donc été primordiale dans l’élaboration de ce film qui montre des personnes
vivant cachées, ainsi que leurs actions clandestines (impression et distribution de tracts,
accrochage de banderoles, etc.).
Dans son intervention, Jacek Petrycki a rappelé l’objectif de la majorité des cinéastes
polonais des années 1970-1980 : montrer les maux du système communiste à travers des
expériences individuelles. A une époque où les propos et images pouvaient être utilisés contre
leur auteur, il insiste sur les précautions prises par les documentaristes. Le film ne devait pas
faire mal pour reprendre le titre de l’œuvre de Marcel Łoziński, Żeby nie bolało (Pour que ça
ne fasse pas mal). Ce film de 1998 part à la rencontre de la protagoniste d’un documentaire de
1978, Wizyta (La visite). La visite relatait l’installation d’une intellectuelle polonaise en milieu
rural et ses difficultés d’insertion dans la communauté locale. A rebours de l’image offerte par
les pouvoirs publics de cette figure promue comme exemplaire, il donnait à voir des rapports
de méfiance, d’incompréhension et de désillusion. Jacek Petrycki rappelle d’ailleurs
l’habitude qu’avaient ses collègues de projeter leurs films à des connaissances et à certains
protagonistes avant de les présenter aux commissions délivrant les visas d’exploitation.
Le cas du film de Krzysztof Kieślowski, Z punktu widzenia nocnego portiera (Du point
de vue d’un gardien de nuit) de 1979 est instructif. Le documentaire montre un homme
odieux, qui applique les règlements à la lettre et n’hésite pas à avoir recours à la délation (il se
déclare également en faveur de l’exécution capitale en public, garante de la paix dans une
nation). Kieślowski décida de ne pas diffuser son film, déclarant que ce n’était pas par égard
pour cet homme (d’ailleurs satisfait de se voir en représentant de l’ordre), mais pour ses
enfants présents à l’écran. Les négociations sur la restitution des images peuvent également
être menées dans la conscience du cinéaste.
Jacek Petrycki a évoqué un autre documentaire tourné pendant la guerre de BosnieHerzégovine en 1994, afin de montrer le caractère labile de la confiance au moment même du
4
tournage. Une séquence était consacrée à un enterrement de soldats serbes morts au combat.
Les documentaristes avaient demandé et obtenu l’autorisation de filmer ces funérailles
chargées d’émotions. Mais, au cours du repas qui a suivi les funérailles, la colère est montée
dans l’audience et s’est retournée contre l’équipe de tournage. La confiance, d’abord prêtée,
s’est soudainement évaporée et convertie en agressivité, si bien que l’équipe a dû fuir sous la
menace des balles. Une fois le film terminé et diffusé, Serbes et Bosniaques l’ont dénoncé - ce
qui constitue peut-être un indice de sa pertinence. N’est-ce pas parfois vertueux que les
protagonistes ne se retrouvent pas dans un film ?
La discussion qui a suivi a porté sur quatre points. Premièrement, la perception du film
par les protagonistes n’est ni unique, ni immuable. Par exemple, lorsque Frederick Wiseman a
présenté son documentaire Titicut Follies (1967) au personnel de l’hôpital psychiatrique du
Massachusetts qu’il avait filmé, ces derniers ont d’abord considéré que le film reflétait
fidèlement leur vie professionnelle. Puis, dans un second temps, quand les médias ont
présenté le film comme un brûlot contre l’inhumanité du monde psychiatrique, le regard du
personnel sur le film a changé et il s’est considéré attaqué. De façon similaire, lorsque
William Karel a montré Le Journal commence à 20h (1999) à la rédaction du journal télévisé
dont il avait suivi le travail, ses membres se sont amusés de voir leurs travers ainsi croqués.
Mais quand le film a été diffusé et a été présenté comme une satire de l’incompétence
journalistique, ils se sont sentis offensés et ont porté plainte.
Une deuxième série d’interventions a porté sur la question de la dignité prêtée par un
film à un protagoniste. Zderzenie czołowe (Collision frontale) est un documentaire tourné par
que Marcel Łoziński en 1975 et consacré à un conducteur de train qui, peu avant de partir en
retraite, a provoqué une collision et perdu le droit à une cérémonie de départ. Le documentaire
redonnait une dignité à ce travailleur déchu. D’une part, en montrant la dureté des conditions
de travail, à l’origine de l’erreur professionnelle et de la collision ; d’autre part, et de façon
plus originale, en mettant en scène un faux départ à la retraite. L’épisode était ambivalent,
parce que factice et parce qu’il révélait l’adhésion du travailleur à un rituel socialiste, la quête
d’une dignité proclamée, mais souvent bafouée dans le socialisme d’Etat. Le cinéma accorde
une forme de reconnaissance et fait alors œuvre de réparation. Dans Pierwsza miłość(Premier
amour), Kieślowski filme en 1974 un couple de jeunes gens de 17 ans, la grossesse de la jeune
fille, leurs combats permanents contre leurs proches et l’administration. Après avoir filmé
5
l’accouchement et l’explosion de joie des adolescents, Kieślowski hésite à inclure ces scènes
dans le film, dans la mesure où elles pouvaient paraître trop intrusives ; il a cependant fait le
choix de les garder car le véritable sujet du film est l’opposition entre l’émotion intense du
couple et l’indifférence des infirmiers, contraste qui met en valeur la pugnacité et la dignité
des adolescents.
La troisième question concernait la rémunération éventuelle des enquêtés. À la
question de savoir ce que le caractère marchand est susceptible de modifier à la relation
cinématographique, la réponse a été qu’en règle générale les documentaristes ne payent pas
leurs personnes-personnages. Le but est de ne pas influencer la performance devant la caméra.
En revanche, différentes formes de rétribution, matérielles et symboliques, peuvent être
proposées une fois le film achevé. Deux exceptions ont été mentionnées. D’une part,
l’exigence par l’ancien ministre britannique des Affaires étrangères, Anthony Eden, de
recevoir une rétribution financière pour sa participation au documentaire de Marcel Ophüls,
Le chagrin et la pitié (1971). D’autre part, la fréquence de l’usage de rémunérations dans les
films ethnographiques britanniques et américains. Le sens d’un rituel peut être profondément
modifié si les participants l’envisagent comme une performance offerte à leur commanditaire.
Enfin, la discussion est revenue sur le moment du tournage et les occasions où un
protagoniste hésite à parler, reste silencieux, ou dit qu’il ne voit pas l’intérêt de s’exprimer.
Que ces fragments soient gardés ou non, ils soulèvent maintes questions. Comment interpréter
ces réticences ? Elles révèlent parfois une difficulté à exprimer une expérience douloureuse ou
traumatique, un désir de ne partager certaines informations. On peut également entendre les
déclarations de personnes déclarant n’avoir rien à dire. Quand Alan Berliner, le réalisateur de
Nobody’s business (1996), interroge son père sur sa vie et que ce dernier déclare obstinément
qu’il n’a rien à en dire, comment comprendre cette opiniâtreté ?
Plus généralement, la violence du documentaire n’est-elle pas à rechercher dans cette
manière d’obliger chacun à se constituer en personnage et à faire récit de chaque vie ? La
situation de l’entretien filmé peut être replacée dans une histoire de l’invitation contrainte à
parler, qui repose sur des postulats relatifs à l’existence d’une intériorité et au supposé rôle
libérateur de la parole. De cette longue histoire du devoir de retour sur soi et d’expression de
l’intériorité, les régimes communistes ont d’ailleurs été les héritiers les plus appliqués ; ils ont
certainement été les dictatures qui ont le plus obligé leurs citoyens à se raconter.
6
Certes il ne faudrait pas exagérer la violence de la relation cinématographique. Le
contrat peut être rompu, le protagoniste a toujours la liberté d’arrêter l’entretien. De plus, si au
départ peut exister une violence symbolique, l’entretien n’est fructueux que si la relation
évolue. Par ailleurs, les documentaires ne recueillent pas seulement la parole, mais peuvent
aussi saisir les gestes, les pratiques. Ils peuvent travailler la délimitation entre le dit et le nondit. Le « bon personnage » n’est pas nécessairement le plus bavard.
Jérôme Bazin
7