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EMMANUEL LAURENT MADEMOISELLE V. JOURNAL D’UNE INSOUCIANTE roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Mlle V.25.11.p65 5 25/11/02, 15:50 M. Manet me portait beaucoup d’intérêt, et disait souvent que s’il vendait ses tableaux il me réserverait une gratification. J’étais toute jeune alors et insouciante… Je partis pour l’Amérique. VICTORINE MEURENT Mlle V.25.11.p65 7 25/11/02, 15:50 Mlle V.25.11.p65 8 25/11/02, 15:50 À Alice, Julie et Camille et à Rose, une autre fille du vent. Mlle V.25.11.p65 9 25/11/02, 15:50 Mlle V.25.11.p65 10 25/11/02, 15:50 À PROPOS DU JOURNAL DE MADEMOISELLE V. Le journal a été retrouvé en novembre 1993 dans une vieille valise. Quand elle me fut remise cette valise recelait également plusieurs livres de poésie, dont un volume de Sagesse de Paul Verlaine, un grand châle ou « indienne » très défraîchi, et divers objets sans valeur, à mes yeux, mis à part une belle plume montée sur un bandeau semblable à ceux que portaient les Indiens d’Amérique, une boîte de pastille Giraudel contenant des émaux peints, un délectable menu signé Brébant, et, dans une boîte à biscuits métallique « Olibet », une pile de cartes imprimées représentant, en noir et blanc, l’Olympia d’Édouard Manet. Le recoin du grenier où l’on s’était débarrassé de la valise, condamné par un mur de briques depuis de nombreuses années, coiffait un chétif pavillon posé dans un petit enclos au fond d’une impasse verdoyante qu’on appelle encore avenue Marie-Thérèse, elle-même blottie dans un quartier résidentiel de Colombes, à quelques kilomètres au nord-ouest de Paris. Les deux cahiers composant le journal qu’on va lire ont été écrits, de toute évidence, entre 1871 et 1879. Le premier, un épais volume au format de po11 Mlle V.25.11.p65 11 25/11/02, 15:50 che, fut amputé vers son milieu d’une centaine de feuilles, comme on va le constater, et j’en ai éliminé moi-même les cent premières pages, malgré les beaux croquis de visages féminins dont elles s’ornaient, jetés entre des noms de villes des États-Unis – New York, Philadelphie, Charleston, Baltimore… – qui n’appartenaient pas, à mon sens, au journal proprement dit. À la dernière page du second cahier (d’un format ordinaire avec une couverture lie-de-vin gaufrée) on trouve l’énigmatique signature MADEMOISELLE V. Quand je me suis décidé à lire les cahiers il s’est passé peu de temps avant que je ne m’attache à l’auteur, la mystérieuse « Mademoiselle V. » et à « Édouard », qu’elle mentionne sans cesse. Grâce aux cartes imprimées d’Olympia trouvées dans la valise je me suis tout de suite plu à rêver qu’il existait une relation entre Mademoiselle V. et Édouard Manet. Intuition de néophyte qui m’a entraîné dans une enquête interminable, tel un La Pérouse qui redécouvre le monde après d’illustres prédécesseurs. L’une des toiles du maître s’intitule Mademoiselle V. en costume d’espada (Metropolitan Museum of Art, New York). Les historiens d’art ont établi depuis longtemps que Mademoiselle V. en espada n’était autre que Victorine Meurent. Ainsi, ce qui n’était d’abord qu’un jeu devint vite une conviction, comme pour un orpailleur amateur qui trouve par hasard une pépite avant le filon : Victorine Meurent avait signé son journal de cette manière en hommage à son mentor bienaimé. À la fin du journal, Jacques Offenbach en personne confirme cette relation. Mademoiselle V. y décrit une fête que donne le compositeur dans sa propriété d’Étretat à laquelle elle est indirectement 12 Mlle V.25.11.p65 12 25/11/02, 15:50 conviée. L’hôte reconnaît en elle au premier regard l’Olympia de Manet et s’amuse à la confondre avec la poupée animée des Contes d’Hoffmann, dont il préparait alors une adaptation musicale pour la scène. Sans doute une certaine fraternité professionnelle unissait-elle le peintre et le compositeur depuis l’opéra bouffe d’Offenbach, La Belle Hélène, qui sous couvert de mythologie grecque, s’attaque lui aussi frontalement aux mœurs bourgeoises du Second Empire. La mordante satire connut un succès monstre dès sa création, avec dans le rôle titre Hortense Schneider, qui pour incarner une Hellène n’en était pas moins rousse, comme Victorine. On a rapporté que Manet avait intitulé son tableau Olympia après avoir vu la comédie musicale aux Variétés, en décembre 1864, et non d’après le plat poème d’Alexandre Astruc qu’il aura finalement fait imprimer dans le catalogue du Salon. De fait la toile fut peinte en 1863 – Manet l’appelait dans l’atelier Le Chat noir – mais ne sera baptisée Olympia que pour sa première présentation en public au Salon de 1865. Vraie ou fausse, cette hypothèse a le mérite de raviver le côté farce et potache de la toile, parodie du Titien, que les spectateurs modernes ne voient plus, voilée qu’elle est sous d’épaisses couches de vernis culturels en passe de recouvrir définitivement l’œuvre, comme ce fut le cas, en d’autres temps, pour la malheureuse Mona Lisa. Olympia, comme La Belle Hélène, connut elle aussi un succès monstre, mais à l’envers : elle cristallisa tout ce qu’il convenait de haïr. Comment le spectateur moderne lirait-il des signes comme le chat noir aux pieds d’Olympia, ou l’indienne sur laquelle elle s’allonge, s’il n’est érudit ou historien ? Pour les contemporains ces signes 13 Mlle V.25.11.p65 13 25/11/02, 15:50 étaient lisibles immédiatement, un peu comme nous savons déchiffrer une nouvelle publicité. Le chat noir, symbole érotique et de mauvais augure, les faisait bondir et crier au scandale et l’indienne, cotonnade imprimée à bon marché imitant le cachemire des Indes, soulignait pour tout un chacun l’origine populaire du personnage et sans doute du modèle. Quant à la minceur de la jeune femme, qui choqua si fort elle aussi, même un Théophile Gautier, c’est celle de la femme nouvelle, moderne, à laquelle Manet et Victorine Meurent donnent naissance. Peinte la même année qu’Olympia, La Naissance de Vénus d’Alexandre Cabanel remporta une médaille d’honneur au Salon de 1863 et fut achetée par l’empereur en personne. Cette Vénus, c’est la beauté canon du XIXe telle que la désiraient les hommes d’alors : grasse et épilée, languide et offerte. Olympia, c’est la femme à venir, mince et nature, consciente et indépendante. Il ne faut pas oublier bien entendu le faire de Manet, qui « peint plat » en se jouant du sacro-saint modelé d’un Cabanel, lui préférant résolument le non finito, ou dans son langage la « note juste », auquel nous nous sommes depuis, accoutumés. Manet, dans une ultime provocation, peint la main gauche de Victorine, celle qui cache son sexe, en un modelé académique irréprochable, mais uniquement cette main ! Ainsi Victorine Meurent est restée l’inconnue la plus célèbre de la peinture moderne. Olympia, idole haïe, l’a dévorée tout entière. Manet présenta au Salon de 1865 une autre toile, Jésus insulté par les soldats, mais c’est Olympia qu’on voulut lapider : la toile dut être placée en hâte hors d’atteinte des cannes et des ombrelles, et des éclats de rire, plus blessants encore. On en parlait encore un demi-siècle plus tard. 14 Mlle V.25.11.p65 14 25/11/02, 15:50 En 1932, Paul Valéry découvre le tableau lors de la grande rétrospective du centenaire de Manet à l’Orangerie, et écrit, offusqué comme au premier jour : « Vestale bestiale vouée au nu absolu, elle donne à rêver à tout ce qui se cache et se conserve de barbarie primitive et d’animalité rituelle dans les coutumes et les travaux des grandes villes. » Singulièrement, pour Émile Zola, elle restait « cette exquise Olympia », quand il la revit en 1884, à l’exposition organisée à l’École des Beaux-Arts par les proches du peintre, pour le premier anniversaire de sa mort. Que le lecteur se rassure, je ne vais pas énumérer ici les écrits consacrés à Olympia. Il faudrait dix volumes comme celui-ci. Toutefois je reviendrai dans la biographie critique, après le journal, sur les rapports complexes d’Émile Zola avec le tableau et avec le modèle, rapports qui pesèrent sans doute très lourd sur l’interprétation des historiens, sinon sur le destin de Victorine elle-même. La toile de Manet rendit célèbre la jeune fille, au moins dans le cercle des peintres, et sans doute au-delà : Alfred Stevens, peintre à succès ami de Manet et dont il sera beaucoup question dans le journal, prit souvent Victorine pour modèle lui aussi, et, dans deux cas que nous avons pu identifier avec une quasi-certitude, il la surnomme « Le Sphinx parisien » ; ces portraits, qui furent largement montrés à l’époque, aux expositions universelles en particulier, nous autorisent peut-être à penser que la jeune fille avait acquis une véritable aura de mystère aux yeux des Parisiens contemporains ? Victorine Meurent est âgée de dix-neuf ans au moment où elle prête son corps à Olympia, et Manet de trente et un. Le peintre a découvert la jeune fille 15 Mlle V.25.11.p65 15 25/11/02, 15:50 au début de l’année précédente, dans l’atelier de Stevens sans doute. Elle est la complice qu’il attendait. Après plusieurs toiles avec elle, et de multiples rôles, dont l’autre nu du Déjeuner sur l’herbe peint la même année, il fait d’elle une « fille », prostituée des boulevards fort éloignée de son « chaste » modèle, la belle extraterrestre qu’est la Vénus d’Urbin, du Titien. Le rôle lui colle à la peau. Qu’il s’agisse d’un rôle saute aux yeux en regardant les autres toiles de Manet pour lesquelles elle a posé dans ces années d’avant-guerre : Mademoiselle V. en costume d’espada, La Chanteuse des rues, Le Déjeuner sur l’herbe, Jeune Dame en 1866, La Joueuse de guitare sans oublier le merveilleux petit portrait dont la date et l’origine restent très mystérieuses (mystère sur lequel la biographie lève un coin du voile). Ces toiles, qui sont derrière elle au moment où elle entreprend de rédiger son journal, proposent toutes, petit portrait mis à part, des jeux complexes, bourrés de citations aux maîtres anciens ou encore à Courbet, et montrent autant de facettes du même modèle et de son extraordinaire talent à incarner des personnages divers, sur lesquels elle conserve l’entière maîtrise grâce à cette distance qu’elle met toujours entre elle et le monde (et pas seulement chez Manet, comme on le supposait jusqu’ici, mais également chez Stevens). Paul Jamot supposa même qu’elle posa pour Le Fifre de Manet, garçon de troupe de la garde impériale ! Et ce n’est pas impossible, même si sa démonstration est un peu tirée par les sourcils ! Le journal, avec ses manques et sa fin abrupte que rien n’empêche vraiment de considérer comme une intention littéraire, est un peu comme une jolie statuette que l’on regretterait d’abord d’avoir trouvé 16 Mlle V.25.11.p65 16 25/11/02, 15:50 mutilée mais qui finalement, en ayant permis à notre imagination de vagabonder, nous touche plus ainsi que sa sœur jumelle découverte complète, quelques instants plus tard. Il s’ouvre fin mai 1871, au retour du voyage en Amérique de la jeune fille, mystérieuse échappée en solitaire dont on ne saura rien, ou pas grand-chose. En France la guerre civile s’achève à peine. Victorine a vingt-sept ans. 17 Mlle V.25.11.p65 17 25/11/02, 15:50 © SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2003. Mlle V.25.11.p65 4 25/11/02, 15:50