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EMMANUEL LAURENT
MADEMOISELLE V.
JOURNAL D’UNE INSOUCIANTE
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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M. Manet me portait beaucoup d’intérêt, et
disait souvent que s’il vendait ses tableaux il me
réserverait une gratification. J’étais toute jeune
alors et insouciante… Je partis pour l’Amérique.
VICTORINE MEURENT
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À Alice, Julie et Camille
et à Rose, une autre fille du vent.
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À PROPOS DU JOURNAL DE MADEMOISELLE V.
Le journal a été retrouvé en novembre 1993 dans
une vieille valise. Quand elle me fut remise cette valise recelait également plusieurs livres de poésie, dont
un volume de Sagesse de Paul Verlaine, un grand
châle ou « indienne » très défraîchi, et divers objets
sans valeur, à mes yeux, mis à part une belle plume
montée sur un bandeau semblable à ceux que portaient les Indiens d’Amérique, une boîte de pastille
Giraudel contenant des émaux peints, un délectable
menu signé Brébant, et, dans une boîte à biscuits
métallique « Olibet », une pile de cartes imprimées
représentant, en noir et blanc, l’Olympia d’Édouard
Manet. Le recoin du grenier où l’on s’était débarrassé de la valise, condamné par un mur de briques
depuis de nombreuses années, coiffait un chétif pavillon posé dans un petit enclos au fond d’une impasse verdoyante qu’on appelle encore avenue
Marie-Thérèse, elle-même blottie dans un quartier
résidentiel de Colombes, à quelques kilomètres au
nord-ouest de Paris.
Les deux cahiers composant le journal qu’on va
lire ont été écrits, de toute évidence, entre 1871 et
1879. Le premier, un épais volume au format de po11
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che, fut amputé vers son milieu d’une centaine de
feuilles, comme on va le constater, et j’en ai éliminé
moi-même les cent premières pages, malgré les beaux
croquis de visages féminins dont elles s’ornaient, jetés
entre des noms de villes des États-Unis – New York,
Philadelphie, Charleston, Baltimore… – qui n’appartenaient pas, à mon sens, au journal proprement dit. À
la dernière page du second cahier (d’un format ordinaire avec une couverture lie-de-vin gaufrée) on trouve
l’énigmatique signature MADEMOISELLE V.
Quand je me suis décidé à lire les cahiers il s’est
passé peu de temps avant que je ne m’attache à
l’auteur, la mystérieuse « Mademoiselle V. » et à
« Édouard », qu’elle mentionne sans cesse. Grâce aux
cartes imprimées d’Olympia trouvées dans la valise
je me suis tout de suite plu à rêver qu’il existait une
relation entre Mademoiselle V. et Édouard Manet.
Intuition de néophyte qui m’a entraîné dans une enquête interminable, tel un La Pérouse qui redécouvre
le monde après d’illustres prédécesseurs. L’une des
toiles du maître s’intitule Mademoiselle V. en costume d’espada (Metropolitan Museum of Art, New
York). Les historiens d’art ont établi depuis longtemps
que Mademoiselle V. en espada n’était autre que
Victorine Meurent. Ainsi, ce qui n’était d’abord qu’un
jeu devint vite une conviction, comme pour un orpailleur amateur qui trouve par hasard une pépite
avant le filon : Victorine Meurent avait signé son journal de cette manière en hommage à son mentor bienaimé.
À la fin du journal, Jacques Offenbach en personne confirme cette relation. Mademoiselle V. y décrit une fête que donne le compositeur dans sa
propriété d’Étretat à laquelle elle est indirectement
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conviée. L’hôte reconnaît en elle au premier regard
l’Olympia de Manet et s’amuse à la confondre avec
la poupée animée des Contes d’Hoffmann, dont il
préparait alors une adaptation musicale pour la scène.
Sans doute une certaine fraternité professionnelle unissait-elle le peintre et le compositeur depuis l’opéra
bouffe d’Offenbach, La Belle Hélène, qui sous couvert
de mythologie grecque, s’attaque lui aussi frontalement
aux mœurs bourgeoises du Second Empire. La mordante satire connut un succès monstre dès sa création,
avec dans le rôle titre Hortense Schneider, qui pour
incarner une Hellène n’en était pas moins rousse,
comme Victorine. On a rapporté que Manet avait intitulé son tableau Olympia après avoir vu la comédie
musicale aux Variétés, en décembre 1864, et non
d’après le plat poème d’Alexandre Astruc qu’il aura
finalement fait imprimer dans le catalogue du Salon.
De fait la toile fut peinte en 1863 – Manet l’appelait
dans l’atelier Le Chat noir – mais ne sera baptisée
Olympia que pour sa première présentation en public au Salon de 1865. Vraie ou fausse, cette hypothèse a le mérite de raviver le côté farce et potache
de la toile, parodie du Titien, que les spectateurs
modernes ne voient plus, voilée qu’elle est sous
d’épaisses couches de vernis culturels en passe de
recouvrir définitivement l’œuvre, comme ce fut le cas,
en d’autres temps, pour la malheureuse Mona Lisa.
Olympia, comme La Belle Hélène, connut elle aussi
un succès monstre, mais à l’envers : elle cristallisa
tout ce qu’il convenait de haïr.
Comment le spectateur moderne lirait-il des signes comme le chat noir aux pieds d’Olympia, ou
l’indienne sur laquelle elle s’allonge, s’il n’est érudit ou historien ? Pour les contemporains ces signes
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étaient lisibles immédiatement, un peu comme nous
savons déchiffrer une nouvelle publicité. Le chat noir,
symbole érotique et de mauvais augure, les faisait
bondir et crier au scandale et l’indienne, cotonnade
imprimée à bon marché imitant le cachemire des Indes, soulignait pour tout un chacun l’origine populaire du personnage et sans doute du modèle. Quant
à la minceur de la jeune femme, qui choqua si fort
elle aussi, même un Théophile Gautier, c’est celle de
la femme nouvelle, moderne, à laquelle Manet et
Victorine Meurent donnent naissance. Peinte la même
année qu’Olympia, La Naissance de Vénus d’Alexandre Cabanel remporta une médaille d’honneur au
Salon de 1863 et fut achetée par l’empereur en personne. Cette Vénus, c’est la beauté canon du XIXe
telle que la désiraient les hommes d’alors : grasse et
épilée, languide et offerte. Olympia, c’est la femme à
venir, mince et nature, consciente et indépendante. Il
ne faut pas oublier bien entendu le faire de Manet,
qui « peint plat » en se jouant du sacro-saint modelé
d’un Cabanel, lui préférant résolument le non finito,
ou dans son langage la « note juste », auquel nous
nous sommes depuis, accoutumés. Manet, dans une
ultime provocation, peint la main gauche de Victorine,
celle qui cache son sexe, en un modelé académique
irréprochable, mais uniquement cette main !
Ainsi Victorine Meurent est restée l’inconnue la
plus célèbre de la peinture moderne. Olympia, idole
haïe, l’a dévorée tout entière. Manet présenta au Salon de 1865 une autre toile, Jésus insulté par les soldats, mais c’est Olympia qu’on voulut lapider : la toile
dut être placée en hâte hors d’atteinte des cannes et
des ombrelles, et des éclats de rire, plus blessants
encore. On en parlait encore un demi-siècle plus tard.
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En 1932, Paul Valéry découvre le tableau lors de la
grande rétrospective du centenaire de Manet à
l’Orangerie, et écrit, offusqué comme au premier
jour : « Vestale bestiale vouée au nu absolu, elle
donne à rêver à tout ce qui se cache et se conserve de
barbarie primitive et d’animalité rituelle dans les
coutumes et les travaux des grandes villes. » Singulièrement, pour Émile Zola, elle restait « cette exquise
Olympia », quand il la revit en 1884, à l’exposition
organisée à l’École des Beaux-Arts par les proches
du peintre, pour le premier anniversaire de sa mort.
Que le lecteur se rassure, je ne vais pas énumérer ici
les écrits consacrés à Olympia. Il faudrait dix volumes comme celui-ci. Toutefois je reviendrai dans la
biographie critique, après le journal, sur les rapports
complexes d’Émile Zola avec le tableau et avec le
modèle, rapports qui pesèrent sans doute très lourd
sur l’interprétation des historiens, sinon sur le destin
de Victorine elle-même. La toile de Manet rendit célèbre la jeune fille, au moins dans le cercle des peintres, et sans doute au-delà : Alfred Stevens, peintre à
succès ami de Manet et dont il sera beaucoup question dans le journal, prit souvent Victorine pour modèle lui aussi, et, dans deux cas que nous avons pu
identifier avec une quasi-certitude, il la surnomme
« Le Sphinx parisien » ; ces portraits, qui furent largement montrés à l’époque, aux expositions universelles en particulier, nous autorisent peut-être à
penser que la jeune fille avait acquis une véritable
aura de mystère aux yeux des Parisiens contemporains ?
Victorine Meurent est âgée de dix-neuf ans au
moment où elle prête son corps à Olympia, et Manet
de trente et un. Le peintre a découvert la jeune fille
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au début de l’année précédente, dans l’atelier de Stevens sans doute. Elle est la complice qu’il attendait.
Après plusieurs toiles avec elle, et de multiples rôles, dont l’autre nu du Déjeuner sur l’herbe peint la
même année, il fait d’elle une « fille », prostituée
des boulevards fort éloignée de son « chaste » modèle, la belle extraterrestre qu’est la Vénus d’Urbin,
du Titien. Le rôle lui colle à la peau. Qu’il s’agisse
d’un rôle saute aux yeux en regardant les autres toiles de Manet pour lesquelles elle a posé dans ces
années d’avant-guerre : Mademoiselle V. en costume
d’espada, La Chanteuse des rues, Le Déjeuner sur
l’herbe, Jeune Dame en 1866, La Joueuse de guitare
sans oublier le merveilleux petit portrait dont la date
et l’origine restent très mystérieuses (mystère sur lequel la biographie lève un coin du voile). Ces toiles,
qui sont derrière elle au moment où elle entreprend
de rédiger son journal, proposent toutes, petit portrait mis à part, des jeux complexes, bourrés de citations aux maîtres anciens ou encore à Courbet, et
montrent autant de facettes du même modèle et de
son extraordinaire talent à incarner des personnages divers, sur lesquels elle conserve l’entière maîtrise grâce à cette distance qu’elle met toujours entre
elle et le monde (et pas seulement chez Manet, comme
on le supposait jusqu’ici, mais également chez Stevens). Paul Jamot supposa même qu’elle posa pour
Le Fifre de Manet, garçon de troupe de la garde impériale ! Et ce n’est pas impossible, même si sa démonstration est un peu tirée par les sourcils !
Le journal, avec ses manques et sa fin abrupte
que rien n’empêche vraiment de considérer comme
une intention littéraire, est un peu comme une jolie
statuette que l’on regretterait d’abord d’avoir trouvé
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mutilée mais qui finalement, en ayant permis à notre
imagination de vagabonder, nous touche plus ainsi
que sa sœur jumelle découverte complète, quelques
instants plus tard. Il s’ouvre fin mai 1871, au retour
du voyage en Amérique de la jeune fille, mystérieuse
échappée en solitaire dont on ne saura rien, ou pas
grand-chose. En France la guerre civile s’achève à
peine. Victorine a vingt-sept ans.
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© SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2003.
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