Frog - Heart Of Glass, Heart Of Gold
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Frog - Heart Of Glass, Heart Of Gold
Chronique 296 division et soustraction : droites, tranchées, volumes composent le vocabulaire premier du jeu. Tout le répertoire du playground contemporain (corde, échelle, cabane) est éliminé. Une aire de jeu à l’orthodoxie radicale, proche de la sculpture janséniste, à l’opposée de la joyfullness (malade) et de l’esthétique Toys’R Us d’un Franz West. Sans transition je me dirige au K21 Ständehaus pour la rétrospective de Wolfgang Tillmans. Il est toujours un peu délicat de commenter le travail de ce photographe, l’impression persistante d’écrire sur une somme de fantasmes juvéniles. Des corps émaciés pris dans le Berlin des années 90 jusqu’à ses expérimentations sur papier photographique, sa surexposition fashion avait tendance à me lasser. Organisée autour de la série Venus, collection de clichés astronomiques, l’exposition tombe progressivement dans le détail biographique. Des relations stylistiques et intimes se dessinent à partir du creux d’un sexe ou la surface d’un dos. D’autres s’isolent, repoussent la mythologie personnelle comme Kopierer, photographie presque médicale d’une imprimante en cours de fonctionnement. Soldier – The nineties sature l’espace de coupures de journaux. Panoptique des conflits modernes, le militaire est tantôt sculptural, érotique, effrayant ou héroïque. Pris dans l’étau de CNN, le soldat devient le protagoniste sacrifié sur l’autel du storytelling. On croise deux vidéos : 14th Street et Body Lights. La première est un plan séquence sur une avenue New Yorkaise que Wolfgang Tillmans a filmé depuis son appartement. La seconde est installée dans une pièce qui reproduit les traits primitifs d’un club. La vidéo se résume à un plan fixe sur les luminaires multicolores dont le hors champ laisse suggérer des corps plongés dans la fumée. La playlist se limite au remix de Don’t be light d’Air par The Hacker. Je danse un peu. Munich Après avoir traversé trois Landers et passé une nuit dans une auberge de jeunesse dont j’épargnerai au lecteur le récit, je me rends à Door Between Either And Or à la Kunstverein de Munich. Dernier chapitre d’une série comprenant un symposium et une publication. L’exposition examine les pratiques artistiques féminines, réflexion imprégnée de gender studies, terrain glissant sinon impraticable tant ce champ est l’objet de fantasmes nourris. Mais au didactisme attendu les curatrices Judith Hopf et Marlie Mul lui préfèrent des amorces esthétiques qui s’étendent de la sculpture moderniste au cyber-féminisme des années 90. Rien n’est explicatif, seuls subsistent des sous-textes : le domestique critique d’Henri Lefebvre se couple au manifeste Sci-Fi de Donna Haraway, plus loin on croit apercevoir le fantôme de Martha Rosler. Dans ce jeu technoformaliste, des armatures métalliques maintiennent les pièces en suspension, Pilvi Takala devient un pokerplayer tandis que le fœtus de Josephine Pryde flottent dans un bain acide photoshopé. Les visages sculptés de Jeanne Mammen rythment l’espace sur des monolithes blancs. Ils ont quelque chose du cyborg – leurs traits oscillent entre le technique et la défiguration. Trois corps émasculés de Jana Euler reposent dans le coin d’une pièce. Des écrans se substituent à leurs orifices sur lesquels défilent des formes abstraites équivalentes à des spasmes numériques. Réduits à l‘état d’interface, leurs muscles sont atrophiés par la circulation incessante des lignes de codes. Mais de cette iconographie digitale subsiste le sentiment d’une technologie déjà obsolète. Des dissonances techno-utopiques qui résonnent comme une version dégradée du contemporain. Vienne Munich est reliée à Vienne par la compagnie autrichienne OBB. Toutes les facilités du voyageur moderne y sont satisfaites. Des écrans plats renseignent le passager sur l’heure exacte de chaque arrêt, calculant avec précision le différentiel entre l’estimation et l’heure réelle d’arrivée, de l’acajou contreplaqué parsème chaque rame façon berline allemande et des films Pixar maintiennent les plus jeunes d’entre nous dans un calme religieux. Je fais l’économie de Rossella Biscotti – Robert Irwin au Sécession pour le golden boy de la scène berlinoise, Simon Denny. L’artiste est connu pour son traitement de la télévision à la fois comme objet formel et média malmené par les avant-gardes américaines. Hébergé par le Mumok, The Personal Effects of Kim Dotcom fait l’inventaire des objets saisis lors de l’arrestation du fondateur de Megaupload dans son manoir de Coastesville. Ils alternent entre appareillage nerd (écrans plats, ordinateurs, serveurs), reliques geek (une statue de Predator, visage de manga) et un arsenal de jantes chromées. Un alignement de notices dévoile l’origine des différents comptes de Kim tandis que des articles disposés sur un pan de mur retracent son arrestation. La description racoleuse dérive progressivement vers l’analyse psychologique du personnage. Kim Dotcom est la figure exhumée d’une fiction sur l’Asie Pacifique peuplé de Heart of Glass / Heart of Gold. transactions obscurs, de ports-franc et de comptes offshores. En guise de fond sonore, le spectateur à droit au titre promotionnel de la firme. Un refrain limité à quelques mots est asséné sur une world pop lancinante. La fascination succède à l’irritation. Le titre gagne en amplitude, génère une euphorie proche des campagnes publicitaires HSBC. Les fascinations régressives du milliardaire alimentent le web d’images scénarisées. La plus célèbre d’entre elles met en scène les mains de Kim, l’une tendue sur le corps d’une fille allongée sur le sable, l’autre dirigée vers un yacht en arrière plan. Le sujet n’apparaît que postérieurement, lorsque ayant identifié la destination de chaque doigt, l’œil remonte le bras et trouve en son centre le sourire malicieux de son propriétaire. Retour Après ces quelques jours passés à Vienne, je prends le train du retour. Changement par Basel, direction Paris. Assis dans le wagon bar, je regarde alternativement le paysage s’assombrir, mon livre et mes camarades de voyage. Pendant ce moment de vague ennuie, un geste brusque, une conversation enflammée devient l’ébauche d’un récit qui sort chaque témoin de la torpeur générale. Micro-fiction qui ne mit pas longtemps à apparaître. Une femme, assise au début du wagon bar, reçoit une amende. De cette malencontreuse formalité, s’entame une négociation passionnée sur la légalité de l’amende, son coût, puis le coût de la vie, puis la vie elle même. Tous les registres de défense circulent. Mais dans ce jeu, qui implique trois protagonistes (l’accusée, son amie qui endosse le rôle de l’avocate et le procureur) une révélation de dernière minute vint bouleverser la donne. Un twistending si l’on veut. L’accusée en question n’était autre que Marlène Duval, candidate malheureuse de Loft Story 2 et responsable de la reprise d’Un enfant de toi avec Phil Barney. L’amende ayant été délivrée, le contrôleur se retira, mais dans un dernier geste, l’avocate rattrapa son bras et chanta à voix basse le refrain de la chanson. Par un renversement que je n’explique pas, l’agent fit mine de se ressaisir, comme si l’ignorance du statut de l’accusé fut en soi un dommage qui nécessitait réparation. Il revint, diminua considérablement le montant de l’amende et cette guerre d’usure prit fin instantanément. La valeur n’attend pas le nombre des années. ——— Dans son récent livre Le nouveau luxe, le philosophe – et ancien directeur de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris – Yves Michaud défend l’idée de l’apparition 5509 signes d’une nouvelle forme de par luxe, qui ne reposerait Eric Troncy, plus, comme c’était photographies traditionnellement le cas, Pierre Even. sur la possession, mais sur la possibilité d’accès à l’expérience rare. En clair : il ne s’agirait plus tant de s’offrir une Rolex que d’avoir l’opportunité de faire un voyage privé dans l’espace, ou d’assister dans des conditions privilégiées, à tel ou tel événement. Il s’agit toujours d’une affaire de distinction mais qui n’est plus nécessairement fondée sur l’acquisition simple. L Le festival Heart of Glass/Heart of Gold (HoG/HoG) émarge à l’évidence à cette catégorie, dont la première singularité est de s’adresser résolument à peu de monde. Un peu comme si, à l’heure où les biennales comme les expositions racolent vraiment partout pour attirer les foules et afficher des chiffres de fréquentation en hausse permanente, quelqu’un disait : « Non, nous, vous voyez, on n’a pas très envie d’attirer beaucoup de monde. La nature de cette expérience repose au contraire sur son petit nombre de participants. » Une seule chose permet aujourd’hui d’échapper à cette règle unique de l’audimat, qui fit qu’on put mépriser TF1 dans les années 90 mais qui légitime aujourd’hui des biennales médiocres, des documenta sinistres et des expositions aux chiffres de fréquentation mémorable mais au contenu rapidement oublié. Il faut pour cela n’avoir de compte à rendre qu’à soi-même, personne n’étant aujourd’hui vraiment capable de comprendre les bénéfices d’une autre logique, y compris dans sa dimension économique. Voilà donc un festival sans subventions publiques – non pas parce qu’elles ne furent pas acceptées mais parce qu’elles ne furent tout simplement pas sollicitées –, et sans vraiment de partenaire commercial. Pas de logos au bas des belles affiches de Huz et Bossard, pas de banderoles sur le site – et les seules obligations de résultat que les organisateurs, ayant investi leurs propres fonds et 297 uniquement cela, se sont fixées à euxmêmes. Et une expérience qui, aussi parce qu’elle demandait un certain engagement, relève du nouveau luxe. Pour HoG/HoG, l’engagement, c’était quand même de partir trois jours à Ruoms, en Ardèche, fin septembre, à une heure à peu près de la première gare de TGV, et de laisser au vestiaire les a priori qui d’ordinaire vous interdisent de RSVP deux nuits dans un camping, dans des mobil homes. Sauf que ces mobil homes (on dit pudiquement « Bungalow » et le truc devient illico plus swag) dernier cri organisés en village sous les pins face aux montagnes donnaient au camping en question un air de Portmeiron pour Bobos CSP+++ qui, ne s’y trompant pas, savouraient leurs terrasses privées face au soleil couchant sur la montagne, et leur proximité avec celles, parfaitement identiques, des gugusses de Zombie Zombie ou des nymphettes en blouse Saint Laurent et talons hauts de Au revoir Simone. Parce qu’il était obligatoire de s’inscrire pour la totalité du week end et de ses vingt concerts, parce que le prix était en rapport et la difficulté aussi (à ceux venant de Paris 300 301 Heart of Glass / Heart of Gold. 302 par exemple), la population de HoG/HoG avait l’allure de la pub que APC n’a jamais osé réaliser, on allait y tapoter sa cigarette électronique dans les cendriers pour être bien sur de ne rien polluer, on mangeait des salades « en chaîne courte », tandis que des jeunes gens bénévoles sensibilisaient les festivaliers à la disparition de l’aigle Boreli dans la région. C’était clean, calme, cool. Pas fâchés d’échanger la boue du festival de Benicassim contre les piscines et terrasses de Ruoms et son ambiance de club de vacances déployant sans compter un impressionnant réseau de piscines interconnectées, spectateurs et artistes logés à la même enseigne, fabriquant ensemble un moment différent. Lorsque Connan Mockasin se produit en première partie de Radiohead (dates) c’est face à 30000 spectateurs, dans le cadre de HoG/HoG c’est à peine 700. D’ailleurs il arriva la veille au soir du jour prévu, plus exactement à 4h du matin, trouva naturel que tout le monde soit debout, et fila très naturellement au Karaoké se goinfrer Purple Rain de Prince avec le chanteur de Pegase et les quelques festivaliers ayant (une fois de plus) bravé leurs a priori et ayant compris qu’ici, un karaoké n’est peut-être pas une punition. Car le projet de HoG/HoG est avant tout de redessiner une expérience connue, la designer autrement, de la penser différemment. Les règles du jeu, a prori contraignantes, sont finalement les moteurs de cette expérience curieuse, qui s’attache à dessiner autrement tous les impératifs d’un festival de musique – où les ignore superbement : en oubliant les nécessités supposées, par exemple, d’une tête d’affiche, pour distiller au contraire une programmation uniformément exigeante. (Au Revoir Simone, Fuck Buttons, Efterklang, Connan Mockasin, Aline, Arnaud Rabotini, Zombie Zombie, Motorama, Fairmont, Pegase, Camera, The Revival Hour, Sean Nicolas Savage, Etienne Jaumet, Piano Chat, La Dame Noir, Gramme, I.R.O.K., Action Beat, Summer Camp, Cold Pumas, Commandant Koko). On peut avoir ses préférences. La mienne va sans hésitation à la réapparition de Gramme, groupe anglais légendaire des années 90 qui paya au prix fort ses choix esthétiques et disparut, avant que, s’imposant comme une référence majeure pour Hot Chip ou LCD Soundsystem, ils s’attèlent à leur propre résurrection. ——— 303