Frog - Heart Of Glass, Heart Of Gold

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Frog - Heart Of Glass, Heart Of Gold
Chronique
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division et soustraction : droites, tranchées,
volumes composent le vocabulaire premier
du jeu. Tout le répertoire du playground
contemporain (corde, échelle, cabane) est
éliminé. Une aire de jeu à l’orthodoxie
radicale, proche de la sculpture janséniste, à
l’opposée de la joyfullness (malade) et de
l’esthétique Toys’R Us d’un Franz West.
Sans transition je me dirige au K21
Ständehaus pour la rétrospective de
Wolfgang Tillmans. Il est toujours un peu
délicat de commenter le travail de ce
photographe, l’impression persistante
d’écrire sur une somme de fantasmes
juvéniles. Des corps émaciés pris dans le
Berlin des années 90 jusqu’à ses
expérimentations sur papier
photographique, sa surexposition fashion
avait tendance à me lasser. Organisée autour
de la série Venus, collection de clichés
astronomiques, l’exposition tombe
progressivement dans le détail
biographique. Des relations stylistiques et
intimes se dessinent à partir du creux d’un
sexe ou la surface d’un dos. D’autres
s’isolent, repoussent la mythologie
personnelle comme Kopierer, photographie
presque médicale d’une imprimante en
cours de fonctionnement. Soldier – The
nineties sature l’espace de coupures de
journaux. Panoptique des conflits
modernes, le militaire est tantôt sculptural,
érotique, effrayant ou héroïque. Pris dans
l’étau de CNN, le soldat devient le
protagoniste sacrifié sur l’autel du
storytelling. On croise deux vidéos : 14th
Street et Body Lights. La première est un
plan séquence sur une avenue New Yorkaise
que Wolfgang Tillmans a filmé depuis son
appartement. La seconde est installée dans
une pièce qui reproduit les traits primitifs
d’un club. La vidéo se résume à un plan fixe
sur les luminaires multicolores dont le hors
champ laisse suggérer des corps plongés
dans la fumée. La playlist se limite au remix
de Don’t be light d’Air par The Hacker. Je
danse un peu.
Munich
Après avoir traversé trois Landers et passé
une nuit dans une auberge de jeunesse dont
j’épargnerai au lecteur le récit, je me rends
à Door Between Either And Or à la
Kunstverein de Munich. Dernier chapitre
d’une série comprenant un symposium et
une publication. L’exposition examine les
pratiques artistiques féminines, réflexion
imprégnée de gender studies, terrain
glissant sinon impraticable tant ce champ
est l’objet de fantasmes nourris. Mais au
didactisme attendu les curatrices Judith
Hopf et Marlie Mul lui préfèrent des
amorces esthétiques qui s’étendent de la
sculpture moderniste au cyber-féminisme
des années 90. Rien n’est explicatif, seuls
subsistent des sous-textes : le domestique
critique d’Henri Lefebvre se couple au
manifeste Sci-Fi de Donna Haraway, plus
loin on croit apercevoir le fantôme de
Martha Rosler. Dans ce jeu technoformaliste, des armatures métalliques
maintiennent les pièces en suspension, Pilvi
Takala devient un pokerplayer tandis que le
fœtus de Josephine Pryde flottent dans un
bain acide photoshopé. Les visages sculptés
de Jeanne Mammen rythment l’espace sur
des monolithes blancs. Ils ont quelque
chose du cyborg – leurs traits oscillent entre
le technique et la défiguration. Trois corps
émasculés de Jana Euler reposent dans le
coin d’une pièce. Des écrans se substituent
à leurs orifices sur lesquels défilent des
formes abstraites équivalentes à des
spasmes numériques. Réduits à l‘état
d’interface, leurs muscles sont atrophiés par
la circulation incessante des lignes de codes.
Mais de cette iconographie digitale subsiste
le sentiment d’une technologie déjà
obsolète. Des dissonances techno-utopiques
qui résonnent comme une version dégradée
du contemporain.
Vienne
Munich est reliée à Vienne par la
compagnie autrichienne OBB. Toutes les
facilités du voyageur moderne y sont
satisfaites. Des écrans plats renseignent le
passager sur l’heure exacte de chaque arrêt,
calculant avec précision le différentiel entre
l’estimation et l’heure réelle d’arrivée, de
l’acajou contreplaqué parsème chaque rame
façon berline allemande et des films Pixar
maintiennent les plus jeunes d’entre nous
dans un calme religieux.
Je fais l’économie de Rossella Biscotti –
Robert Irwin au Sécession pour le golden boy
de la scène berlinoise, Simon Denny.
L’artiste est connu pour son traitement de
la télévision à la fois comme objet formel et
média malmené par les avant-gardes
américaines. Hébergé par le Mumok, The
Personal Effects of Kim Dotcom fait
l’inventaire des objets saisis lors de
l’arrestation du fondateur de Megaupload
dans son manoir de Coastesville. Ils
alternent entre appareillage nerd (écrans
plats, ordinateurs, serveurs), reliques geek
(une statue de Predator, visage de manga) et
un arsenal de jantes chromées. Un
alignement de notices dévoile l’origine des
différents comptes de Kim tandis que des
articles disposés sur un pan de mur
retracent son arrestation. La description
racoleuse dérive progressivement vers
l’analyse psychologique du personnage.
Kim Dotcom est la figure exhumée d’une
fiction sur l’Asie Pacifique peuplé de
Heart of Glass / Heart of Gold.
transactions obscurs, de ports-franc et de
comptes offshores. En guise de fond sonore,
le spectateur à droit au titre promotionnel
de la firme. Un refrain limité à quelques
mots est asséné sur une world pop
lancinante. La fascination succède à
l’irritation. Le titre gagne en amplitude,
génère une euphorie proche des campagnes
publicitaires HSBC. Les fascinations
régressives du milliardaire alimentent le
web d’images scénarisées. La plus célèbre
d’entre elles met en scène les mains de Kim,
l’une tendue sur le corps d’une fille allongée
sur le sable, l’autre dirigée vers un yacht en
arrière plan. Le sujet n’apparaît que
postérieurement, lorsque ayant identifié la
destination de chaque doigt, l’œil remonte
le bras et trouve en son centre le sourire
malicieux de son propriétaire.
Retour
Après ces quelques jours passés à Vienne, je
prends le train du retour. Changement par
Basel, direction Paris. Assis dans le wagon
bar, je regarde alternativement le paysage
s’assombrir, mon livre et mes camarades de
voyage. Pendant ce moment de vague
ennuie, un geste brusque, une conversation
enflammée devient l’ébauche d’un récit qui
sort chaque témoin de la torpeur générale.
Micro-fiction qui ne mit pas longtemps à
apparaître. Une femme, assise au début du
wagon bar, reçoit une amende. De cette
malencontreuse formalité, s’entame une
négociation passionnée sur la légalité de
l’amende, son coût, puis le coût de la vie,
puis la vie elle même. Tous les registres de
défense circulent. Mais dans ce jeu, qui
implique trois protagonistes (l’accusée, son
amie qui endosse le rôle de l’avocate et le
procureur) une révélation de dernière
minute vint bouleverser la donne. Un twistending si l’on veut. L’accusée en question
n’était autre que Marlène Duval, candidate
malheureuse de Loft Story 2 et responsable
de la reprise d’Un enfant de toi avec Phil
Barney. L’amende ayant été délivrée, le
contrôleur se retira, mais dans un dernier
geste, l’avocate rattrapa son bras et chanta à
voix basse le refrain de la chanson. Par un
renversement que je n’explique pas, l’agent
fit mine de se ressaisir, comme si
l’ignorance du statut de l’accusé fut en soi
un dommage qui nécessitait réparation. Il
revint, diminua considérablement le
montant de l’amende et cette guerre
d’usure prit fin instantanément. La valeur
n’attend pas le nombre des années.
———
Dans son récent livre Le
nouveau luxe, le
philosophe – et ancien
directeur de l’Ecole
Nationale Supérieure des
Beaux-Arts de Paris –
Yves Michaud défend
l’idée de l’apparition
5509 signes
d’une nouvelle forme de
par
luxe, qui ne reposerait
Eric Troncy, plus, comme c’était
photographies traditionnellement le cas,
Pierre Even. sur la possession, mais sur
la possibilité d’accès à
l’expérience rare. En clair : il ne s’agirait
plus tant de s’offrir une Rolex que d’avoir
l’opportunité de faire un voyage privé dans
l’espace, ou d’assister dans des conditions
privilégiées, à tel ou tel événement. Il s’agit
toujours d’une affaire de distinction mais
qui n’est plus nécessairement fondée sur
l’acquisition simple.
L
Le festival Heart of Glass/Heart of Gold
(HoG/HoG) émarge à l’évidence à cette
catégorie, dont la première singularité est
de s’adresser résolument à peu de monde.
Un peu comme si, à l’heure où les biennales
comme les expositions racolent vraiment
partout pour attirer les foules et afficher des
chiffres de fréquentation en hausse
permanente, quelqu’un disait : « Non, nous,
vous voyez, on n’a pas très envie d’attirer
beaucoup de monde. La nature de cette
expérience repose au contraire sur son petit
nombre de participants. » Une seule chose
permet aujourd’hui d’échapper à cette règle
unique de l’audimat, qui fit qu’on put
mépriser TF1 dans les années 90 mais qui
légitime aujourd’hui des biennales
médiocres, des documenta sinistres et des
expositions aux chiffres de fréquentation
mémorable mais au contenu rapidement
oublié. Il faut pour cela n’avoir de compte à
rendre qu’à soi-même, personne n’étant
aujourd’hui vraiment capable de
comprendre les bénéfices d’une autre
logique, y compris dans sa dimension
économique. Voilà donc un festival sans
subventions publiques – non pas parce
qu’elles ne furent pas acceptées mais parce
qu’elles ne furent tout simplement pas
sollicitées –, et sans vraiment de
partenaire commercial. Pas de logos au bas
des belles affiches de Huz et Bossard, pas de
banderoles sur le site – et les seules
obligations de résultat que les organisateurs,
ayant investi leurs propres fonds et
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uniquement cela, se sont fixées à euxmêmes. Et une expérience qui, aussi parce
qu’elle demandait un certain engagement,
relève du nouveau luxe.
Pour HoG/HoG, l’engagement, c’était
quand même de partir trois jours à Ruoms,
en Ardèche, fin septembre, à une heure à
peu près de la première gare de TGV, et de
laisser au vestiaire les a priori qui
d’ordinaire vous interdisent de RSVP deux
nuits dans un camping, dans des mobil
homes. Sauf que ces mobil homes (on dit
pudiquement « Bungalow » et le truc
devient illico plus swag) dernier cri
organisés en village sous les pins face aux
montagnes donnaient au camping en
question un air de Portmeiron pour Bobos
CSP+++ qui, ne s’y trompant pas,
savouraient leurs terrasses privées face au
soleil couchant sur la montagne, et leur
proximité avec celles, parfaitement
identiques, des gugusses de Zombie Zombie
ou des nymphettes en blouse Saint Laurent
et talons hauts de Au revoir Simone. Parce
qu’il était obligatoire de s’inscrire pour la
totalité du week end et de ses vingt
concerts, parce que le prix était en rapport
et la difficulté aussi (à ceux venant de Paris
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Heart of Glass / Heart of Gold.
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par exemple), la population de HoG/HoG
avait l’allure de la pub que APC n’a jamais
osé réaliser, on allait y tapoter sa cigarette
électronique dans les cendriers pour être
bien sur de ne rien polluer, on mangeait des
salades « en chaîne courte », tandis que des
jeunes gens bénévoles sensibilisaient les
festivaliers à la disparition de l’aigle Boreli
dans la région. C’était clean, calme, cool.
Pas fâchés d’échanger la boue du festival de
Benicassim contre les piscines et terrasses
de Ruoms et son ambiance de club de
vacances déployant sans compter un
impressionnant réseau de piscines interconnectées, spectateurs et artistes logés à la
même enseigne, fabriquant ensemble un
moment différent. Lorsque Connan
Mockasin se produit en première partie de
Radiohead (dates) c’est face à 30000
spectateurs, dans le cadre de HoG/HoG
c’est à peine 700. D’ailleurs il arriva la veille
au soir du jour prévu, plus exactement à 4h
du matin, trouva naturel que tout le monde
soit debout, et fila très naturellement au
Karaoké se goinfrer Purple Rain de Prince
avec le chanteur de Pegase et les quelques
festivaliers ayant (une fois de plus) bravé
leurs a priori et ayant compris qu’ici, un
karaoké n’est peut-être pas une punition.
Car le projet de HoG/HoG est avant tout de
redessiner une expérience connue, la
designer autrement, de la penser
différemment. Les règles du jeu, a prori
contraignantes, sont finalement les moteurs
de cette expérience curieuse, qui s’attache à
dessiner autrement tous les impératifs d’un
festival de musique – où les ignore
superbement : en oubliant les nécessités
supposées, par exemple, d’une tête
d’affiche, pour distiller au contraire une
programmation uniformément exigeante.
(Au Revoir Simone, Fuck Buttons,
Efterklang, Connan Mockasin, Aline,
Arnaud Rabotini, Zombie Zombie,
Motorama, Fairmont, Pegase, Camera, The
Revival Hour, Sean Nicolas Savage, Etienne
Jaumet, Piano Chat, La Dame Noir,
Gramme, I.R.O.K., Action Beat, Summer
Camp, Cold Pumas, Commandant Koko).
On peut avoir ses préférences. La mienne va
sans hésitation à la réapparition de
Gramme, groupe anglais légendaire des
années 90 qui paya au prix fort ses choix
esthétiques et disparut, avant que,
s’imposant comme une référence majeure
pour Hot Chip ou LCD Soundsystem, ils
s’attèlent à leur propre résurrection.
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