Pier Ugo Calzolari

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Pier Ugo Calzolari
Le sens de l’héritage
Par Pier UGO CALZOLARI, recteur de l’Université de Bologne
« Souvenez-vous du passé et vous perdrez un œil. Oubliez le passé et vous perdrez les deux yeux » :
c’est ce qu’affirme un vieux proverbe russe, qui entend souligner la perte d’identité qui frappe celui
qui s’exile du passé et s’abandonne à l’amnésie de l’histoire.
Rarement, au cours de l’histoire de l’humanité, il est apparu aussi urgent qu’aujourd’hui d’interroger
notre passé afin qu’il nous dise encore une fois qui nous sommes et où nous allons. Depuis des années,
deux barbares (au sens grec du terme bien entendu) frappent à la porte de notre civilisation
européenne : d’une part, la mondialisation qui efface les catégories du temps, de la distance et de la
différence et impose le règne arrogant du présent ; d’autre part, le contact étroit avec de nouvelles
cultures historiquement autres.
La tempête de la mondialisation des cultures assaille désormais tous les aspects de la vie, sans
épargner les plus intimes et les plus secrets, et induit d’impressionnants phénomènes d’assimilation, de
normalisation, d’homogénéisation et de dissolution d’anciennes et glorieuses cultures locales (que l’on
pense au cas du Japon).
Beaucoup montrent du doigt le développement des nouvelles et puissantes technologies de
l’information et accusent la technique, mais on ne saurait lui imputer ce que nous-mêmes lui avons
demandé. En effet, ce ne peut être une faute que de s’être acquitté, avec trop de zèle, du devoir de faire
communiquer les hommes entre eux, et nous ne devons pas être surpris si l’homologation est identifiée
comme un danger immanent au processus de l’interaction culturelle, non à l’instrument qui la rend
possible. Alain Touraine affirme qu’en définitive les technologies sont des supports, non des moules
culturels1.
Cela n’empêche pas que l’on doive effectivement se demander si ces processus de nivellement des
différences ne peuvent être à l’origine de cette société cauchemardesque, évoquée par Marcuse, dans
laquelle le progrès se manifestait comme une confortable, lisse, raisonnable et démocratique nonliberté2 ?
Reste-t-il un espoir ? Pourrons-nous échapper au danger que nous avons nous-mêmes créé ?
Oui, si nous savons affirmer, avant tout, la diversité essentielle de l’homme par rapport aux choses, par
rapport au monde et par rapport aux processus mêmes qu’il a mis en mouvement.
Ensuite en honorant les différences : le futur n’est concevable que dans un cadre de « nonhomogénéité » car aucune évolution n’est imaginable si ce n’est à partir de la différence.
Là réside – me semble-t-il du moins – le sens profond de la défense de notre héritage historique et
culturel. Un grand écrivain italien récemment disparu, Giuseppe Pontiggia, notait que « rendre flou le
passé ne peut que dilater le vide du présent ».
Le tourbillon de la mondialisation et la fascination qu’exercent les technologies semblent inviter à
rejeter, sans discrimination, les clés du passé. La menace concerne surtout les plus jeunes tentés,
chaque jour davantage, de « débrancher les fils » du passé, une fois pour toutes3, et de se laisser aller à
1
A. Touraine, “Dall’economia di mercato agli attori della produzione”, in “La tecnologia per il XXI secolo”, a
cura di P. Ceri e P. Borgna, Einaudi, 1998, page. 36.
2
H. Marcuse, “L’homme unidimensionnel”, Editions de Minuit, 1989.
3
Aldo Schiavone, Storia di Roma, 1° vol.; présentation sur Il Sole-24 Ore, 6/11/88.
la dérive d’une actualité despote et omnivore. Comme si les fragiles équilibres de l’intelligence
humaine pouvaient tolérer, sans en compromettre la fraîcheur et la créativité, cette amputation brutale
de la dimension du temps et de la durée. « L’autosuffisance du présent est toujours et de toute façon
une tromperie perverse »4.
Tout programme d’opposition à la normalisation s’appuie nécessairement sur le trésor culturel hérité
de l’histoire de l’Europe, et non seulement parce qu’il est fascinant ou pour la dévotion due aux
ancêtres, mais parce qu’il est la seule composante originaire, distinctive de notre être le plus profond.
Et encore parce que c’est sur ce terrain que reposent encore aujourd’hui les fondations de notre
architecture intellectuelle et sentimentale. Parce qu’il représente, en définitive, le seul terrain
authentiquement nôtre à partir duquel nous pouvons affronter le risque de la reductio ad unum.
C’est sur ce terrain que repose ce que Paul Ricœur appelle « le noyau créateur d’une civilisation »5 et
qui se nourrit de cet ensemble d’images et de symboles qui constituent les représentations de base d’un
peuple. Dans ce noyau créateur se cache l’identité cuturelle européenne et son extraordinaire
originalité. Elle est confiée, comme Edgar Morin6 a observé avec finesse, non seulement à la
complémentarité active entre les héritages judaïque, chrétien, grec ou latin, mais ainsi à la
conflictualité permanente entre eux. Dès la Renaissance, cette dialogique culturelle se diversifiera et se
canalisera dans des dialogiques diversifiées mais interférantes entre la foi, la raison, le doute et
l’empirisme. C’est un processus continu de refondation et de problématisation, de conflit et de crise
entre les idées maîtresses (christianisme, humanisme, raison, science) et leurs contraires. L’identité
européenne ne repose pas seulement sur la pluralité et le changement, mais surtout sur le dialogue et le
contraste qui est la source du changement. L’outil du dialogue et du conflit est la parole et, pour cela,
la civilisation européenne peut être identifiée avec la civilisation de la parole.
Mais quelque chose d’extraordinaire est arrivé pendant les dernières décennies, quelque chose qui
graduellement nous éloigne de nos racines. C’est encore Paul Ricœur7 qui décrit ce phénomène
d’usure et d’érosion que l’unique civilisation mondiale exerce sur les grandes civilisations du passé et
« qui, entre autres effets inquiétants, se traduit par la diffusion sous nos yeux d’une civilisation de
pacotille qui est la contrepartie dérisoire de ce que j’appelle la culture élémentaire ».
Cela vaut non seulement pour l’immense patrimoine artistique mais aussi pour l’héritage immatériel,
auquel appartient, par exemple, la culture classique. Sous de multiples formes et de façon parfois «
souterraine », il a continué, pendant des siècles, à fournir la forme de nos traditions culturelles,
survivant et se renouvelant avec une adaptabilité protéiforme à l’évolution de la sensibilité. Quelqu’un
a écrit qu’Homère semble être un contemporain, tandis que le journal de ce matin est déjà
irrémédiablement daté.
Mais une fracture, profonde et irréductible, s’est ouverte dans la culture européenne au cours de la
seconde moitié du XXème siècle. Un enchaînement irrésistible d’événements a désormais repoussé la
culture classique dans un tout petit coin. Elle est de surcroît assiégée par le démon de la modernité qui
en souligne l’étrangeté par rapport aux connaissances vives et productives, et l’expose au public
comme dans un zoo, les animaux exotiques.
C’est avec fermeté que les institutions culturelles doivent s’opposer à cette tendance, car être capable
de vivre pleinement sa propre époque est autre chose que devenir complice de ses inclinations les plus
obscures.
Comment oublier que la civilisation classique repose sur la parole ? Socrate confesse dans le Phèdre
qu’il est « tourmenté de la maladie d’entendre des discours » (νοσουντι περι λογων ακοην).
Comment oublier aussi qu’on ne pourra renoncer à cette prodigieuse leçon sans renoncer aussi à suivre
le destin naturel de la parole, qui est celui des possibles, infini et imprévisible ? Le règne de la parole
est celui de la variété et du doute et ces derniers, à leur tour, engendrent le règne du choix. C’est dans
4
Id.
Paul Ricœur, Civilisation universelle et cultures nationales, in Histoire et Vérité, Editions du Seuil, 1967.
6
Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, 1990.
7
Id.
5
le règne de la parole que prend la liberté donc source et c’est grâce à la liberté que s’épanouit la
science, lieu privilégié du débat.
« L’essence des mathématiques, c’est la liberté », écrivait il y a un siècle de cela Georg Cantor, le père
des ensembles abstraits ; et c’est la liberté de concevoir des théories et de les développer selon leur
logique « interne », indépendamment des applications possibles.
Certes, la modernité s’appuie, en grande partie, sur le développement des sciences, mais il ne peut y
avoir opposition entre ces dernières et la civilisation humaniste et classique qui les a générées.
Comme la poésie, les mathématiques aussi parlent directement de l’homme et de son regard sur le
monde, de ce qu’il peut connaître et des limites imposées à l’esprit humain pour formaliser des vérités
sur le monde extérieur : tout comme le théorème de Gödel, dont on a (le philosophe d’Oxford John
Lucas et, plus récemment, le physicien et mathématicien Roger Penrose8) déduit l’impossibilité pour
une machine de simuler le fonctionnement du cerveau humain.
En conclusion, cette défense de la culture humaniste et de celle classique en particulier ne doit pas être
confondue avec une sorte d’opposition à la nécessité de laisser toute leur place à la modernité et aux
sciences. Nous ne voulons certes pas imiter ce professeur de langues mortes qui se tua pour parler les
langues qu’il connaissait9. L’empire de la modernité met également à risque les langues européennes,
peut-être le don le plus précieux et le plus fragile de notre histoire. Ici, l’empire des nouvelles mœurs
se superpose à celui de la politique ; il n’est alors peut-être pas inutile de rappeler une différence
importante dans l’attitude culturelle : les Romains apprenaient la langue des vaincus, bien que les
appelant « graeculi », ce qui n’était pas exactement une expression élogieuse, tandis que non
seulement nous apprenons la langue du vainqueur, ce qui est normal, mais qu’avec les langues
anciennes nous archivons aussi, en Italie du moins, notre propre langue.
De nouveaux problèmes, opposés si l’on veut, émergent dès que l’on considère le cas de la tutelle et de
la conservation des biens culturels matériels. Depuis longtemps, ils ont soulevé la question des
« services culturels » et de leur apport fondamental à la formation continue des individus dans un
climat historique qui attribue à la culture personnelle une valeur sociale prééminente et une
opportunité unique de promotion individuelle.
D’ailleurs, cette réflexion sur la culture à travers les services publics ou organisés est aujourd’hui
stimulée par le phénomène, impressionnant et uniforme dans toute l’Europe, des foules qui se pressent
à l’entrée des grandes expositions ou de l’importante fréquentation qui caractérise de nombreux
musées.
Quelles sont les composantes d’un phénomène qui, en France, a fait évoquer une sorte de « ruée vers
l’art » ? Est-ce un repli sur le passé pour fuir un présent en crise de valeurs ou une ouverture sur le
monde ? Une métamorphose du musée, de temple sacré réservé aux initiés en un lieu plus familier
pour profanes ? Ou encore est-ce un rôle nouveau – ou perçu aujourd’hui seulement avec clarté –
visant à distinguer dans l’avalanche quotidienne des images éphémères, parues dans la presse ou sur
les écrans, celles devant être considérées comme mémorables et permanentes ?
Le fait est que, quelles que soient les intentions – pédagogiques, purement rationnelles ou d’insouciant
vagabondage – le voyage dans un musée est toujours une initiation à la découverte de sa propre réalité
personnelle comme mystérieux point de rencontre des chemins de tant d’autres hommes.
Et puis, il faut aussi rappeler que la culture concerne l’éducation de l’esprit, qu’en jouir est un acte
éducatif et, qu’en conséquence, la culture partage avec l’école le devoir de faire naître dans la société
ces mouvements ascensionnels dans lesquels se manifeste l’authentique démocratisation d’une
communauté.
Ceci est d’autant plus important pour un pays comme le mien qu’à une identité politique vacillante.
On ne peut qu’opposer le sentiment profond d’une importante contribution à l’identité européenne
8
John L. Casti, Five Golden Rules. Great Theories of 20th - Century Mathematics - and Why they Matter, John
Wiley, New York, 1995.
9
Aphorisme de Leo Longanesi
dans le passé, quand, pour reprendre les paroles de Gabriele D’Annunzio10, « la vie italienne fut
l’ornement du monde » et enseigna à admirer « l’empreinte de l’homme sur les choses, l’outil fait
vivant, les pierres réunies par un décret de gloire, la puissance publique exprimée par l’édifice, la cité
sculptée comme un simulacre ».
De façon presque absurde, ce rappel au sens originel, moral et politique, de la culture et de ses
institutions devient d’autant plus nécessaire qu’on se trouve en présence de certaines rigidités
culturelles et de certaines intransigeances, qui relèvent plus du fétichisme de la conservation que du
culte de la mémoire. En effet, quand on perd les motivations profondes, les comportements se replient
sur eux-mêmes dans une répétition frénétique et maniaque. Alors, ce n’est pas la mémoire d’un peuple
qui se fait musée, mais une sorte de dérive nostalgique prête à accorder un crédit illimité seulement au
passé, qui accumule sans plus savoir pourquoi, qui s’exprime par cette « boulimie de thésaurisation »
comme on l’a dit11, qui accumule les signes du passé au lieu de les organiser. Dans beaucoup de
musées européens, on perçoit clairement cet effet dû à la frénésie d’accumulation et surtout on perçoit
l’absence de sens intérieur et profond.
Le musée court alors le risque de devenir le mausolée d’une société impuissante qui espère pouvoir
découvrir ce qu’elle est actuellement, uniquement à travers les signes de ce qu’elle a été et sans l’effort
d’imaginer ce qu’elle pourrait être. Emporté par le flot de la mémoire, on peut perdre le sens même de
la mémoire et, avec le sens, s’évanouissent les prémisses de la motivation sociale. L’excès de mémoire
tue l’éducation, ce qui n’est qu’une paraphrase de Nietzsche affirmant qu’il existe un niveau de sens
historique qui nuit à l’existence.
Je voudrais enfin évoquer un risque grave qui menace la jouissance des collections historiques, dans
mon pays du moins, et c’est le crédit illimité accordé aux chiffres. Le nombre des visiteurs est devenu
la préoccupation dominante des musées, comme l’audimat pour les responsables des émissions
télévisées.
Nous devons nous demander si, aux augmentations quantitatives enregistrées ces dernières années,
correspondent bien des modifications du comportement culturel profondes, réelles et permanentes. Et
nous demander également si cette hausse numérique ne masque pas une inégalité sociale et
géographique qui perdure parmi les visiteurs des musées, comme le montrent les analyses effectuées
dans certains pays.
En général, les analyses sociologiques relatives à la culture sont, dans mon pays, extrêmement
limitées, voire inexistantes : rien de comparable, certainement, à l’attention, pressante jusqu’à
l’obsession, accordée aux critères de rendement économique et aux impératifs financiers.
Or, face à ce déferlement des orientations commerciales sur la scène des institutions culturelles, nous
devons affirmer le principe que transformer le public des institutions culturelles en consommateur est
impropre. Ce qui se produit lors de la rencontre entre un individu et les documents de l’histoire, c’està-dire ce qui est évoqué dans l’espace silencieux qui entoure le visiteur et les objets de l’histoire, tout
cela ne saurait être réduit ni enfermé dans les cadres étroits de la plus banale distribution commerciale.
Il faut vaincre la pudeur qui nous retient et affirmer que c’est une affaire très particulière qui regarde
l’esprit.
Sans sous-évaluer la nécessité d’utiliser aussi les dernières techniques de marketing pour favoriser
l’affluence du public vers les institutions culturelles, nous devons affirmer deux choses en
contrepartie.
La première est notre méfiance envers un projet de relance de la culture qui passerait uniquement par
une augmentation de la consommation et notre hostilité à cette logique d’hypermarché culturel qui
aujourd’hui déjà menace nos institutions, avec l’adoption de méthodes et lexiques commerciaux, aussi
ingénus qu’inefficaces, avec son cortège obligatoire d’advertising ou de merchandising, parfois
seulement « naïf » mais généralement assez agressif.
La seconde est que, de toute façon, avant de se demander comment élargir le public, il faut trouver une
réponse aux questions fondamentales, à savoir : « Pour qui ? » et « Pourquoi ? ». On est toujours
surpris de constater, en effet, la prudence avec laquelle on évoque alors les principes de base : à
10
11
Gabriele D’Annunzio, Carta del Carnaro.
Jean-Philippe Pierro, Voyage au centre de la mémoire, Le Monde de l’Education, novembre 1997.
commencer par celui de la culture comme service public et de ses lieux (les musées, les théâtres,
etc.) comme lieux des valeurs partagées, consensuelles, pré-politiques où, à côté des liens établis par
l’histoire, affleurent les identités originelles.
Mais ici, comme on le voit, le discours nous ramène à des concepts déjà évoqués au début : signe
certain de la nécessité d’y mettre fin.

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