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In memoriam
Thierry WANEGFFELEN
(1965-2009)
Historien du fait religieux et professeur d’histoire de la première modernité à l’Université de
Toulouse-Le Mirail, Thierry Wanegffelen s’est éteint le 20 avril 2009, à l’âge de quarante-quatre
ans, des suites du cancer dont il souffrait depuis bientôt trois années. Il laisse derrière lui son
épouse, Isabelle Cani, professeure de classes préparatoires et comparatiste, connue pour ses livres
sur les fortunes du mythe du Graal dans la fiction du XXe siècle et sur Harry Potter, « l’anti-Peter
Pan », et trois jeunes enfants nés respectivement en 1995, 1997 et 2001. L’œuvre scientifique de
Thierry Wanegffelen, qui compte plus de dix livres et de cinquante articles, est dominée par le
magistral Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe siècle, l’ouvrage issu de sa
thèse, qui proposa en 1997 une histoire déconfessionnalisée et renouvelée du siècle des Réformes.
De Thierry Wanegffelen deux souvenirs me frappent aujourd’hui avec une particulière acuité.
Quinze années les séparent. Le premier remonte à Laon à l’été 1994 ; le second, tout récent, d’une
visite à Clermont-Ferrand en février 2009. Le premier tout d’harmonie et de paix heureuse ; le
second d’harmonie encore, mais par-delà la douleur traversée et dans la lutte titanesque avec le
mal.
Je me souviens des derniers jours de juillet 1994 que je passai à Laon dans le silence de la ville
haute, à l’ombre des tours de la cathédrale, où l’on aperçoit d’en bas les bœufs de pierre passant à
travers les ogives. Au rez-de-chaussée tout en vitres que Thierry et son épouse Isabelle habitaient
sur une cour ancienne, la conversation se prolongeait fort avant dans le soir d’été. Nos entretiens
d’alors devaient porter sur nos sujets de prédilection, qui étaient au croisement de la théologie et
de l’histoire, la présence réelle et corporelle, la question du martyre, le témoignage, la vie secrète
des âmes dans le carcan des institutions. Même si je suis incapable d’en rapporter le détail, il m’en
demeure aujourd’hui une impression d’intelligence féconde et chaleureuse, de calme et de sérénité
que j’ai rarement goûtée à ce degré par la suite lors de conversations entre amis.
L’hiver 2009, un dimanche de neige et de soleil du mois de février, je revis pour la dernière fois
Thierry à l’Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand, où il venait d’être admis en urgence. La souffrance le
soulevait de son lit de malade, tandis que la porte sans cesse rouverte battait à tous les vents. On
l’avait transporté sans ménagement dans une chambre vide, où il y avait à peine deux sièges pour
s’asseoir, nulle table, aucun confort. La baie vitrée donnait sur le mur de brique d’une bâtisse toute
proche que, par bonheur, cet après-midi d’hiver, le soleil éclaira. Isabelle et moi nous tenions près
de son lit, nos sacs, nos livres sur le sol. Dans les intermittences de la crise, Thierry parlait avec
gravité de son livre en cours, entrepris dans la phase ultime de sa maladie et conçu dans le dialogue
avec sa femme. Ce livre, il n’eut que le temps de l’écrire aux trois quarts, laissant à Isabelle le soin
de le terminer pour lui. Ouvrage à quatre mains, ce livre-testament se plaçait résolument sous
l’invocation de Pascal : Le Roseau pensant constituait une enquête sur le sujet moderne, lequel
s’affirme en tant qu’individu alors même qu’il se découvre enchaîné. Une dernière fois la réflexion
anthropologique puisait chez Thierry sa force et sa nécessité de l’expérience personnelle et de
l’épreuve endurée. Nul désespoir, pourtant, dans ce bilan amer d’une modernité qui est encore la
nôtre : la résignation devant l’inexorable n’empêchait pas Thierry Wanegffelen d’être jusqu’à son
dernier souffle historien et témoin : historien de l’humaine condition, témoin d’une vérité qui
dépasse l’homme.
Quand je pense à Thierry, je revois sa haute taille et ce grand corps si magnifiquement et si
douloureusement habité, l’inclinaison attentive qu’il prenait quand il vous parlait, cette voix chaude
et familière qui était celle de l’ami, empreinte d’une autorité naturelle que tempéraient l’intelligence
d’autrui et une extrême douceur.
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Né le 21 mars 1965 à Asnières, Thierry Wanegffelen passa son enfance dans le XX e
arrondissement de Paris, puis son adolescence à Bois-Colombes, avant de retrouver la capitale
pour une terminale et une prépa Chartes au lycée Henri IV. Il poursuivit ses études supérieures en
fac d’histoire à Paris I : la première période de la vie de Thierry Wanegffelen est parisienne ou
circum-parisienne, avant que les caprices de l’Éducation nationale, puis le hasard des postes
universitaires mis au concours n’élargissent le cercle géographique de ses parcours et de ses
activités.
La carrière d’enseignant-chercheur de Thierry Wanegffelen le conduisit successivement de Paris
à Laon, puis à Clermont-Ferrand, et de là à Toulouse. Allocataire moniteur, puis assistant d’histoire
moderne à l’Université Panthéon-Sorbonne, enfin assistant à l’Université Picardie-Jules-Verne
d’Amiens, il effectua ensuite le passage obligé par le secondaire, comme professeur stagiaire, puis
titulaire au lycée de Laon. Il avait obtenu l’agrégation d’histoire en 1989. C’est au lycée de Laon
qu’il rencontra sa future épouse, Isabelle Cani, qui était sa collègue de français. En 1992 Thierry
Wanegffelen fut baptisé à la veillée pascale au couvent des dominicains de Saint-Jacques à Paris. Le
baptême fut suivi du mariage en septembre de la même année. De cette union allaient naître en
l’espace de six années leurs trois enfants, Myriam-Ève, Jean-David et Sibylle-Esclarmonde.
L’essentiel de la carrière de Thierry Wanegffelen se déroula ensuite à l’Université Blaise-Pascal
de Clermont-Ferrand, où il fut nommé dès 1995 maître de conférences, puis en 2000 professeur
d’histoire moderne, après une habilitation soutenue en janvier de la même année. Nommé à la
chaire d’histoire de la première modernité à l’Université de Toulouse Le Mirail à la rentrée 2006, il
apprit quelques semaines plus tard qu’il était atteint du cancer qui devait l’emporter.
Thierry Wanegffelen s’était très vite imposé comme un protagoniste de l’histoire de la Réforme.
Moins de la doctrine ou des grands acteurs que du « fait religieux », une réalité beaucoup plus
difficile à saisir, et combien plus fuyante et multiforme. Ce qui passionnait Thierry Wanegffelen, en
effet, c’était la manière dont les chrétiens vivaient concrètement leur foi en un siècle d’intolérances
adverses, où il était aussi difficile de résister aux appareils en cours de constitution ou de
reconstruction, que d’échapper aux dogmes désormais fixés, pour ne pas dire pétrifiés dans leur
antagonisme. En d’autres termes, comment fut-il possible, en ce siècle d’intolérances, de vivre au
jour le jour la liberté chrétienne, condition indispensable de la vive foi et du salut qui en découle ?
Sa thèse soutenue en Sorbonne en novembre 1994 sous la présidence de Jean Delumeau et
devenue livre trois ans plus tard, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe
siècle1, témoigne tout à la fois de la hauteur de vues de l’historien et de l’engagement de l’homme.
Cet imposant travail qui a fait date dans l’histoire des Réformes protestantes et catholique est une
tentative magistrale pour arracher l’histoire des religions à l’histoire confessionnelle. Le propos de
Thierry Wanegffelen est d’arpenter et de définir ce qu’il a appelé « le plat pays de la croyance », une
utopie ecclésiologique en réalité très peuplée. Ce qui intéresse ici, ce ne sont pas les hommes
d’appareil, non plus que ceux qui ont trouvé réponse à leurs questions une fois pour toutes, mais
les inquiets, les insatisfaits, ceux qui hésitent et balancent entre les confessions concurrentes, sans
pouvoir trouver leur lieu, leur place, leur identité, à la recherche, non tant d’une place dans la
société ou dans l’Église, que « dans le sein d’Abraham », où « fleuriront nos désirs », pour parler
comme d’Aubigné. On les appela tantôt « nicodémites » pour leur reprocher leur dissimulation, et
tantôt « moyenneurs », en raison d’une prudence que l’on jugeait toute politique. Les premiers
comptèrent dans leurs rangs Marguerite de Navarre, la protectrice du jeune Calvin, et les seconds
le chancelier Michel de L’Hospital, mais aussi le cardinal de Lorraine, auquel les huguenots firent
une bien sinistre réputation. C’étaient pour la plupart des iréniques, épris de paix et de concorde,
alors que le mot d’ordre était à la guerre sainte. L’indifférence dont on les taxa était de confession,
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Paris, Champion, 1997.
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non de religion. Sans doute, parmi ces indécis, ne figurent pas que des esprits désintéressés, de
pures brebis assoiffées de salut et comptant pour rien les nourritures de ce monde ou dédaignant
les grandeurs d’établissement pour les seules jouissances célestes. Il y eut les arrivistes, les
opportunistes, les attentistes, comme ce Nicolas Durand de Villegagnon, l’éphémère lieutenant
d’une France Antarctique du Brésil, dont il est peut-être difficile de faire un saint ou même un
esprit libre en quête de vérité. Qu’importe au demeurant, puisque Thierry Wanegffelen prend la
question de haut, interprétant les choix et les conduites à plus haut sens, non tant d’après les
calculs et les combinaisons au jour le jour, que du point de vue de l’éternité, qui les transcende.
La démarche de l’historien, chez Thierry Wanegffelen, épousait la démarche d’une vie. Esprit
en quête de sa vérité, Thierry Wanegffelen s’était converti adulte au catholicisme avant de se
tourner quelques années plus tard vers la Réforme. Sa foi inquiète et fervente, qui n’ignorait ni les
questions ni le doute, n’était pas séparable chez lui de l’enquête intellectuelle. Le livre le plus
révélateur à cet égard est sans conteste Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France (XVIeXVIIe siècles), publié aux PUF en 1999. Ce livre bref et incisif, qui tient tout à la fois de l’essai et du
pamphlet, et où la rigueur n’interdit pas l’humour, est en quelque sorte l’explication personnelle
apportée après coup à Ni Rome ni Genève, dont il constitue le prolongement et l’actualisation. La
question est toujours celle de la conciliation problématique de la foi et du dogme, de la vie
chrétienne et de l’institution qui tend, par un réflexe de défense et de conservation, à se raidir et à
se figer, au détriment des forces d’innovation montées de ses profondeurs. C’est vers cette époque
que Thierry, sans rien renier de ses croyances ni de son exigence de lucidité, se tourna vers l’Église
réformée, dont il était devenu un membre des plus actifs. Prédicateur laïc de l’Église réformée de
Clermont-Auvergne, il dirigeait depuis 2004 Foi et vie. Revue de culture protestante. Il était membre
depuis 2007 du groupe théologique du Conseil national de l’Église réformée de France.
Ses livres ultérieurs, comme sa biographie de Catherine de Médicis (Payot, 2005) tablent de la
même manière sur le passé au bénéfice du présent. L’histoire lucide, l’histoire consciente de ses
tâches et de ses devoirs est en effet celle qui prend en compte la situation d’énonciation ;
l’anachronisme, c’est au contraire l’histoire aveugle sur le présent. L’histoire étant « fille de son
temps », selon le mot fameux de Lucien Febvre, Thierry Wanegffelen se proposait d’écrire « une
histoire pour aujourd’hui », consciente de ses devoirs et de ses règles, mais aussi de sa marge de
liberté et d’interprétation vis-à-vis des siècles révolus. Son Catherine de Médicis est de ce point de vue
exemplaire : cette relecture, à travers l’exemple d’une reine, de la condition féminine, l’amenait à
traiter la Saint-Barthélemy « comme un symptôme de la difficulté que pouvait éprouver à la
Renaissance une femme pour exercer réellement le pouvoir »2. La thèse de Thierry Wanegffelen
était en effet que Catherine de Médicis, la fameuse nuit du 24 août 1572, avait été mise devant le
fait accompli et forcée non seulement d’accepter le crime, mais de le cautionner au nom de la
raison d’État. Le « machiavélisme » dont on taxa la reine « florentine », celle que les protestants
surnommèrent très vite « la nouvelle Jézabel », fut plutôt, en vérité, « le sens de la temporisation, de
l’adaptation au temps, aux circonstances et à la conjoncture »3. L’originalité de la démarche du
biographe consiste ici à raconter une vie tout en lui donnant sens à l’intérieur d’une réflexion sur la
femme au pouvoir. Biographie à thèse, dira-t-on, comme on parle de roman à thèse ? — Sans
doute, mais l’on voit par là même que l’historien chez Thierry ne renonçait ni à penser ni à prendre
position, tirant d’un passé revivifié des enseignements pour le présent.
C’est ainsi que doivent se lire également ses ouvrages sur L’Édit de Nantes. Une histoire européenne
de la tolérance (Livre de Poche, 1998) ou encore Naissance et affirmation de la Réforme (PUF, « Nouvelle
Clio », 1997), refonte substantiellement augmentée et mise à jour de l’ouvrage classique de Jean
Delumeau, que ce dernier, dans un esprit d’équité, voulut qu’il cosignât. Il ne s’agit pas seulement,
dans le premier cas, d’une synthèse suggestive destinée au public cultivé de notre temps, et dans le
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3
Thierry Wanegffelen, Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin, Paris, Payot, « Biographie Payot », 2005, p. 40.
Ibid., p. 364.
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second, du parfait manuel à l’usage des agrégatifs d’histoire, mais ici et là d’une réflexion actualisée
sur la leçon que le siècle des Réformes continue de porter jusqu’à nous. Le volume sur L’Édit de
Nantes élargit le propos jusqu’au concile de Vatican II et aux décisions du Conseil d’État sur le port
du voile islamique dans les écoles. De cette manière, sur la notion de tolérance, les vues du XVIe
siècle et du nôtre se trouvent confrontées, donnant au lecteur le moyen de mesurer la distance
parcourue et de percevoir les inflexions successives d’une notion à géométrie variable, au contenu
d’abord restrictif, puis de plus en plus ouvert, jusqu’à admettre la réalité sociale, religieuse et
culturelle, du pluralisme.
Thierry Wanegffelen s’était vu honorer à trois reprises par l’Institut de France, en 1998 pour
son opus magnum avec le Prix Monseigneur Marcel de l’Académie-Française et le Premier Prix
Gobert de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 2000 avec le Prix Gabriel-Monod de
l’Académie des Sciences morales et politiques.
Frank LESTRINGANT
Université de Paris-Sorbonne
Référence : « In memoriam Thierry Wanegffelen (1965-2009) », Bibliothèque d’Humanisme et
Renaissance, t. LXXI, 2009, n° 3, p. 559-563.

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